Plon (p. 117-126).



IX

L’ESCARGOT


Maman est absente pour toute la journée. Elle est partie ce matin avec une foule de messieurs et de dames dans une grande voiture : M. de Veler conduisait, et M. de Thilanges soufflait dans une grande trompette. C’était très joli. Naturellement Trott est resté à la maison. Il est trop petit. On a prié Miss de venir passer la journée avec lui, afin qu’il ne s’ennuie pas. Trott aurait mieux aimé rester seul avec Jane, mais on ne lui a pas demandé son avis.

Miss est assise sur un banc au fond du jardin. Elle lit un livre anglais. Ses lunettes surmontent son nez imposant. Aucun muscle de sa figure ne tressaille. Elle tourne les pages avec une régularité automatique. Trott a essayé de faire pas mal de choses ; mais rien ne l’amuse beaucoup. Enfin il va à son petit coin de jardin afin de le passer en revue. Il est assez en désordre, ce jardin. Il y a un mélange de cailloux, d’épluchures, de gazon maigre et de morceaux de bois épars, qui ne rend pas son aspect engageant. Mais tout de même il est bien beau, grâce au rosier qui pousse au milieu. Ce rosier, Trott ne l’a pas planté ; il est superbe ; quelquefois il y pousse des roses. Et justement aujourd’hui il y en a une tout épanouie. Trott la contemple sous toutes ses faces avec orgueil et ravissement. Elle est joliment belle, cette rose…

Tout à coup les yeux de Trott s’arrondissent et deviennent fixes. Il reste bouche bée et devient tout rouge. Qu’est-ce que c’est que ça ? En voilà une horreur ! Sur la rose il y a un colimaçon qui se promène, un vilain colimaçon qui laisse derrière lui une trace baveuse. Il tourne la tête à gauche, à droite, rentre ses cornes, les ressort… Il ne se gêne pas vraiment !

Trott l’examine un instant, puis il appelle d’une voix perçante :

— Oh ! Miss, venez voir !

Miss lève son grand nez de dessus son livre. Elle met le livre sous son bras et en quatre enjambées elle est auprès de Trott.

— Qu’y a-t-il ?

Trott montre du doigt avec dégoût. Il a horreur de ces bêtes-là.

Miss abaisse son regard et fixe l’escargot.

— C’est un escargot.

Trott s’en doutait.

— Ce mollusque est nuisible à la végétation, vous pouvez le détruire.

Trott est touché de cette permission, mais il a une vraie répulsion à saisir l’animal.

— Miss, vous ne voulez pas le prendre ?

Miss le regarde sévèrement :

— Pourquoi serait-ce moi qui le prendrais, et non vous ? Il est sur votre bien. C’est à vous de défendre votre bien.

Trott soupire. Il sait que, quand Miss a parlé, il est inutile de protester. Il avance sa main, la retire… Enfin il pose le doigt sur la coquille. Quelle chance ! L’escargot a eu peur. Il s’est recroquevillé tout entier au fond de sa maison. Plus rien ne passe. Trott respire plus librement. Mais, c’est égal, il n’aime pas ces bêtes, non, vraiment, pas du tout. Qu’est-ce qu’il faut en faire ? Ah ! quelle bonne idée ! il va le jeter par-dessus le mur dans le jardin de Mme Ducrieux. Trott ramène son bras en arrière…

Mais Miss le saisit au vol. Elle dit d’une voix austère :

— Il est défendu de chercher votre bien dans le mal d’autrui. Ce mollusque dévorerait les plantes de la voisine. Il est injuste que vous le jetiez chez elle.

— Alors, qu’est-ce qu’il faut faire ?

Miss dit :

— Écrasez-le sous votre pied.

Trott contemple l’escargot avec perplexité. L’écraser sous son pied ? pouah ! rien que l’idée d’entendre craquer la coquille, puis de sentir sous sa semelle la chair molle de la bête lui donne mal au cœur. On pourrait le tuer autrement ; par exemple, le jeter dans le puits. Oui, cela vaudrait beaucoup mieux.

Trott se prépare à mettre son idée à exécution. Pourtant il n’est pas satisfait. Après tout, le pauvre escargot n’a rien fait de bien mal. Est-ce que ça n’est pas méchant de le tuer comme cela ? il se promenait tout tranquillement et était peut-être très gai à faire son petit tour et son dîner sur le beau rosier, au beau soleil. Oui, mais il l’abîmait. Il le mangeait. Il doit être puni. Eh ! pourquoi le punir ? il faut bien qu’il mange, lui aussi. Il mange ce qu’il peut. Ce n’est pas pour abîmer la rose, par méchanceté, qu’il rampait dessus ; c’était parce qu’il avait faim, parce qu’il en avait besoin pour se nourrir. Est-ce que vraiment on peut le tuer pour cela ?

Bah ! est-ce qu’on ne tue pas les bœufs, et les moutons, et les veaux, et les pauvres petits agneaux qui bêlent si tristement, et les jolis oiseaux des bois qui sifflent de si joyeuses chansons ? Ils sont plus intéressants qu’un escargot et pas plus méchants que lui. Pourtant on les tue bien. Donc !… Trott lève le bras pour précipiter l’escargot… Mais il le ramène doucement. Sa main tient toujours la coquille.

Oui, c’est vrai, on tue toutes ces bêtes. Mais c’est pour les manger, parce qu’on en a besoin. Sans ça c’est très mal de les tuer. Trott se souvient qu’une fois son papa a tiré les oreilles à un méchant gamin qui avait abattu un oiseau à coups de pierres. Il était très en colère, papa ! Et pourtant les oiseaux picorent les fruits ; les bœufs et les moutons broutent l’herbe et les jolies fleurs. Trott a vu l’autre jour une vache arracher au moins cinquante marguerites d’un coup de dent. Malgré ça, ç’aurait été très vilain de la tuer et l’escargot n’est pas plus coupable qu’elle.

Trott, à force d’agiter ces problèmes, se sent très mal à son aise. Il commence à avoir un peu envie de pleurer. Il lui semble maintenant qu’il commettrait un très grand péché en immolant l’escargot à sa colère. Et pourtant, vraiment, non, il ne peut pas laisser abîmer et déchiqueter ses fleurs par cette vilaine bête. Que faire ? Il se torture le cerveau.

Des raisonnements s’ébauchent vaguement dans sa tête. C’est mal de tuer un mouton. Mais, si on le mange, ce n’est pas mal. C’est mal de tuer un escargot, mais…

Il fixe l’animal avec des yeux épouvantés. Non, vraiment, c’est impossible. Miss de loin le regarde d’un air moqueur. Elle a posé son livre sur ses genoux, et ses lèvres retroussées découvrent les débris d’un vieux jeu de dominos. Elle sourit des perplexités de Trott. Comment cela finira-t-il ?

Tout à coup Miss se lève comme si on lui avait piqué une épingle quelque part. Elle pousse un cri strident et se précipite, faisant glisser à terre le livre précieux.

Que s’est-il passé ? D’un geste précis, rapide et inattendu, Trott s’est fourré l’escargot au fond du gosier, et, fermant les yeux, il l’a avalé.

— Oh ! Trott ! for shame ! comment pouvez-vous ! comme c’est malsain ! naughty boy ! quelle horreur !

Des syllabes éperdues et polyglottes s’entre-choquent sur ses lèvres.

Trott laisse tomber l’averse avec calme. Il est plus préoccupé de ce qui se passe dans son intérieur. Il a un peu d’inquiétude pour son estomac. Ça gargouille drôlement ; sans doute l’escargot se promène. Cette idée lui donne un petit haut-le-cœur.

Mais non. C’est fini. Il doit être digéré. Alors Trott retourne à son jardin ; il contemple la rose avec un redoublement de tendresse et se sent fier d’avoir protégé sa beauté sans avoir sacrifié inutilement la vie de son humble agresseur.