Plon (p. 17-32).



II

LES LEÇONS DE MISS


— Monsieur Trott, Miss est là qui vous attend.

Trott fait la sourde oreille et regarde par la fenêtre d’un air détaché.

— Eh bien, Trott, dit maman, tu n’entends pas Jane qui t’appelle ?

Trott lève des yeux candides.

— Si maman. Mais ça m’ennuie un peu, vous savez, de sortir avec Miss.

Maman fronce les sourcils sévèrement, pas trop.

— Allons, mon petit homme, va-t’en vite, et surtout retiens bien les histoires qu’elle te racontera. Tu me les répéteras à déjeuner.

Trott s’en va en traînant les pieds. Il livre mélancoliquement à Jane son torse qu’elle enfouit dans une petite vareuse bleue. Il lui présente son crâne qu’elle surmonte d’un chapeau à rubans. Il songe qu’il va falloir écouter les histoires de Miss. Trop heureux encore que la menace de maman soit vaine ; Trott le sait par expérience, elle aura trop d’autres choses en tête à déjeuner, petite maman, pour penser encore à ce qu’elle a dit ce matin.

Miss est sous les armes. Un voile vert adoucit les couleurs vivaces de son teint. Ses bras immenses sont terminés par une ombrelle écossaise et par un livre broché rouge orange. Son corps noueux présente l’aspect d’un sac de charbon trop mince et trop rempli : sous la serge brune se dressent des aspérités redoutables. Quand on s’y cogne on a des bleus. Devant seulement, depuis le cou jusqu’aux pieds, c’est tout lisse, tout droit, tout plat ; ce qui déroute les observations féministes de Trott, qui se livre tous les matins sur ce sujet à des conjectures aventurées. Miss offre sa main sèche à Trott qui pour l’atteindre allonge le bras. Elle le saisit avec force et s’éloigne dans des foulées puissantes que Trott suit d’un petit galop allongé. On dirait un faucheux très haut sur jambes, escorté d’un tout petit cloporte.

Miss commence par la question habituelle :

— Trott, quel a été hier votre plus grand péché ?

Trott déteste cette manière d’entrer en conversation. Il faut tout de suite se livrer à des efforts de mémoire fatigants et désagréables. Mais force est de s’exécuter. Trott a commis hier beaucoup de péchés. Quel est le plus grand ? Il a renversé son verre à déjeuner, il a laissé ses légumes, puis redemandé trois fois de la crème. Il a versé un peu d’encre dans le café de la vieille Thérèse pour voir sa figure quand elle le boirait ; ça lui a presque donné une attaque. Il a enfermé Puss dans le salon sans y faire attention ; ce qui en est résulté, Trott ne vous le dira pas, il est trop bien élevé, mais maman l’a senti. Sans doute, c’est la faute de Puss, mais c’est bien un peu celle de Trott aussi. Tout cela, c’est bien grave, mais il y a pire encore. Oh ! oui, voilà le grand péché. Hier maman a mené Trott chez le dentiste pour arranger un tout petit trou qu’il avait dans une dent. Quand Trott a senti l’odeur fade de la salle de torture, quand il a vu le dentiste, le grand fauteuil, les instruments d’acier, les roues, les pinces, les limes et tout le reste, il s’est mis à se débattre de toutes ses forces et à braire comme un petit âne, tant et tant que sa maman en a été toute bouleversée, a tiré son mouchoir et s’est mise à pleurer sur le canapé. Quand Trott a vu cela, il a tout de même fini par se laisser faire. Mais c’est égal, il a été bien vilain. Pauvre maman ! pour se remettre, il lui a fallu entrer chez le pâtissier y boire deux verres d’alicante et y croquer trois gâteaux. Trott en a reçu un aussi pour sa récompense.

Trott a terminé sa confession.

Miss dit :

— Vous avez péché hier par manque de courage. Je vais vous donner aujourd’hui des exemples de courage tirés de l’histoire des peuples anciens et de celle des peuples modernes, principalement des Anglais, chez qui cette vertu est si admirablement représentée.

Trott soupire. Il devinait d’avance cette réponse. Tous les matins, après qu’il a dénoncé son péché principal, Miss lui récite des exemples de la vertu qui lui a fait défaut. Ils sont empruntés à l’histoire ancienne et à l’histoire moderne, et surtout à l’histoire d’Angleterre. Il paraît qu’en Angleterre toutes les vertus sont extraordinairement abondantes. Aussi dans l’âme de Trott tous les héros sont plus ou moins munis de casquettes plates, de vestons à carreaux, de knickerbockers et de gros souliers jaunes. Cela leur donne parfois des aspects bizarres. L’autre jour, Trott a révélé à Miss qu’il avait tiré les cheveux de Marie de Milly. Pour lui montrer la beauté de l’amitié, elle lui a raconté l’histoire d’Achille et de Patrocle. Depuis, quoi qu’il en soit, il se les figure sous les traits de deux minstrels nègres qui chantaient et dansaient au cirque, les twings Whillalloo. Socrate est sûrement un vieux monsieur à lunettes d’or, et à figure toute rose, qui tous les jours est assis sur un banc à côté de Xantippe, dont les dents terribles et carnassières attestent le dangereux caractère. Le révérend Webster se trouve représenter saint Louis qui était si pieux. Mais les rôles les plus singuliers sont attribués à un gros, gras, rouge cocher anglais qui conduit une belle voiture à deux chevaux où est toujours assise une vieille dame avec une petite fille. Il a été successivement François Ier, Ajax, Jules César et Cromwell.

— Vous m’écoutez, Trott, n’est-ce pas ?

Miss, avec des yeux fulgurants, conte comment Léodinas se fit tuer avec trois cents Spartiates pour défendre sa patrie. Puis elle passe à Horatius Coclès ; c’est encore plus beau : un homme qui n’avait qu’un œil a défendu un pont contre toute une armée. Dans l’ardeur de son enthousiasme, Mis. entraîne Trott à une allure redoublée. Elle s’arrête : Mucius Scævola, pour se punir de n’avoir pas tué le méchant roi, s’était fait cuire une main. Miss étend la sienne avec un geste si farouche que Trott se demande si elle n’en a pas fait autant. Malheureusement elle a un gant, on ne voit rien.

Arrivons à l’histoire d’Angleterre. C’est Richard Cœur de Lion qui extermine les Sarrasins en Terre Sainte. L’ombrelle de Miss sabre les Sarrasins, s’enfonce dans les cuirasses, s’agite dans les airs comme l’étendard des Plantagenets. Trott se figure Miss à califourchon sur un cheval tout habillé, comme ceux des chevaliers, et chargeant les infidèles. Elle n’aurait pas eu besoin de cuirasse ; elle est si dure ! toutes les flèches se seraient cassées en la touchant. Pauvres Sarrasins !

— Dans les temps modernes, les traits sublimes ne sont pas moins nombreux. Car les années n’ont rien enlevé à l’héroïsme anglais. Je vous citerai l’amiral anglais Nelson qui, ayant eu un bras enlevé au combat de Trafalgar, continua d’ordonner la manœuvre et ne quitta le commandement qu’avec la vie. Je vous citerai encore…

Mais voilà un magasin de mercerie. Miss a une emplette à faire. Trott va continuer de marcher jusqu’à la promenade qui est tout près ; là il l’attendra. Miss entre dans le magasin, Trott s’éloigne.

Il est un peu étourdi de tous ces héroïsmes. Léonidas, Nelson, Mucius Scævola, Horatius Coclès, Richard Cœur de Lion, s’agitent dans sa tête en une sarabande échevelée. Avec quel feu Miss a raconté leur histoire ! Machinalement Trott se promène en agitant ses bras et en découvrant ses dents, qui malheureusement ne sont ni assez grandes ni assez jaunes. Certes Miss qui sait tant d’histoires sur toutes les vertus doit être joliment vertueuse ! Trott ne l’aime pas beaucoup, mais il se sent plein pour elle d’une respectueuse admiration ! Ce n’est pas lui qui aurait tué trois cents hommes, ou qui aurait fait cuire sa main sur une lampe. Il s’est brûlé une fois à une bougie et il a pleuré. Et tout à l’heure Miss a étendu le bras comme Mucius, Mucius, comment s’appelait-il ? Il n’y avait pas de lampe, c’est vrai. Mais, s’il y en avait eu une, sûrement elle l’aurait fait tout de même. Et elle aurait joliment flambé, sa main, qui est si sèche ! Et comme elle aurait été bien en Nelson ! Trott se figure Miss dans un costume de marin, avec un grand col, n’ayant plus qu’un bras, mais si long, et commandant la manœuvre de sa voix glapissante ! Voici peu à peu que Léonidas, et Coclès, et Scævola, et Nelson, et tout le reste se réunissent pour Trott en une seule figure, et cette figure…

Tiens ! qu’est-ce qu’elle a donc, Miss ? On dirait qu’elle joue ; elle sautille, elle gambade, elle pirouette comme une petite folle. Trott n’a jamais rien vu de pareil. Elle jette des regards en arrière, puis se retourne tout à fait, et marche à reculons en agitant son ombrelle et en poussant des sons bizarres. Qu’est-ce qu’elle peut avoir ? Trott est très intrigué. Enfin il discerne la cause de ces manœuvres. C’est le chien du boulanger, un vilain petit roquet qui gronde et qui aboie après tous les passants. Il a, on ne sait pourquoi, une aversion particulière pour les Anglaises.

Le voilà qui se précipite en grognant. Puis il bat en retraite, se précipite de nouveau en grognant plus fort, se dresse sur ses pattes de derrière, se tapit contre le sol, découvre ses dents dans un sourire inquiétant. Visiblement ce sont les mollets, plus exactement les bas de jambes de Miss qui l’aguichent. Pauvre toutou ! on voit bien qu’il est habitué à ronger des os. Ses attaques deviennent plus pressantes. Il s’est juré de goûter de l’Anglaise. Les joues de Miss ont pâli. Seul son nez reste allumé, comme le fanal d’un navire en détresse. Le roquet l’environne de rondes folles qui se resserrent. Il est aussi insensible aux paroles mielleuses qu’aux menaces de l’ombrelle. Ses pointes hardies effleurent les jupes. Ses dents avides serrent de près les ossements qu’elles convoitent. Miss a des chiens une terreur irraisonnée. Elle sent ses tempes qui battent ; des frissons glacés la parcourent ; une sueur d’angoisse humecte son dos desséché. Elle voudrait pleurer et appeler au secours. Seule sa dignité britannique la soutient. Comme ils riraient, les boutiquiers qui goguenardent sur leurs portes !

Mais voici que, dans une attaque plus impétueuse, les incisives du roquet ont happé l’endroit où devait être le mollet ! L’amour-propre de Miss s’enfuit dans une déroute sans appel. Elle trousse ses jupes et prend ses jambes à son cou avec un galop de méhari. Mais le roquet est plus leste encore. Il bondit et saisit entre ses dents la robe de Miss, une forte robe d’étoffe anglaise. Miss est arrêtée dans son élan. Elle se retourne et demeure immobile, fascinée, brebis pantelante sous les crocs du fauve dévorant. Les boutiquiers se tordent à l’entrée de leurs échoppes.

Mais voici que le toutou s’enfuit en hurlant, la queue entre les jambes, l’oreille basse, une patte en l’air. Trott a trouvé que le jeu durait trop, et d’un geste énergique il a mis sa pelle en contact avec le dos de l’animal… L’ennemi est hors de vue. Miss reprend sa dignité britannique, sa raideur et la main de Trott. Son sang se remet à circuler dans ses veines.

Une voix lui dit :

— Vous devez être joliment courageuse, Miss ? Hein ?

Miss abaisse sur Trott un regard sévère. Se moquerait-il d’elle ? Mais elle rencontre des yeux limpides où l’ironie est absente. D’un geste mécanique elle se baisse et grave l’empreinte de ses incisives sur la petite joue. Trott n’approfondit pas les raisons de cette démonstration, trop absorbé dans ses réflexions.

À table, maman lui demande :

— Eh bien ! t’es-tu amusé ce matin ?

Il répond avec enthousiasme.

— Oh ! oui, maman ! et si tu savais comme Miss est courageuse ! Elle m’a raconté l’histoire de M. Cervelas qui a brûlé trois cents Sarrasins qui étaient Spartiates. Sa main aussi était brûlée sur la lampe, mais avec l’autre bras qui a été emporté il commandait la manœuvre sur le pont ; et puis…

Mais maman n’aime pas les histoires.

— C’est bien, Trott, mange ta soupe.

Et Trott la mange, les yeux rivés sur la statue de l’héroïsme qui porte un voile vert et une robe de serge brune.