VI

M. Minxit.


Monsieur Minxit accueillit très bien mon oncle et ma grand’mère. M. Minxit était médecin, je ne sais pourquoi. Il n’avait pas, lui, passé sa jeunesse dans la société des cadavres. La médecine lui était poussée un beau jour dans la tête comme un champignon : s’il savait la médecine, c’est qu’il l’avait inventée. Ses parents n’avaient jamais songé à lui faire faire ses humanités ; il ne savait que le latin de ses bocaux, et encore, s’il s’en fût rapporté à l’étiquette, il aurait souvent donné du persil pour de la ciguë. Il avait une très belle bibliothèque, mais il ne mettait jamais le nez dans ses livres. Il disait que depuis que ses bouquins avaient été écrits, le tempérament de l’homme avait changé. Aucuns même prétendaient que tous ces précieux ouvrages n’étaient que les apparences de livres figurés avec du carton, sur le dos desquels il avait fait graver, en lettres d’or, des noms célèbres dans la médecine. Ce qui les confirmait dans cette opinion, c’est que toutes les fois qu’on demandait à M. Minxit à voir sa bibliothèque, il en avait perdu la clef. M. Minxit était du reste un homme d’esprit ; il était doué d’une bonne dose d’intelligence, et à défaut de science imprimée, il avait beaucoup de savoir des choses de la vie. Comme il ne savait rien, il comprit que pour réussir il fallait persuader à la multitude qu’il en savait plus que ses confrères, et il s’adonna à la divination des urines. Après vingt ans d’étude dans cette science, il était parvenu à distinguer celles qui étaient troubles de celles qui étaient limpides, ce qui ne l’empêchait pas de dire à tout venant qu’il reconnaîtrait un grand homme, un roi, un ministre, à son urine. Comme il n’y avait ni rois, ni ministres, ni grands hommes dans les environs, il ne craignait pas qu’on le prît au mot.

M. Minxit avait le geste incisif. Il parlait haut, beaucoup et sans arrêter ; il devinait les mots qui devaient faire effet sur les paysans et savait les mettre en saillie dans ses phrases. Il avait le talent d’en imposer à la foule, talent qui consiste dans un je ne sais quoi insaisissable, qu’il est impossible de décrire, d’enseigner ou de contrefaire ; talent inexplicable qui, chez le simple opérateur, fait tomber des averses de gros sous dans sa caisse ; qui, chez le grand homme, gagne des batailles et fonde des empires ; talent qui, à plusieurs, a tenu lieu de génie, que Napoléon a possédé entre tous les hommes à un degré suprême, et que pour tous j’appellerai charlatanisme. Ce n’est pas ma faute, à moi, si l’instrument avec lequel on débite du thé de Suisse est le même avec lequel on se fait un trône. Dans tous les environs, on ne voulait mourir que par la main de M. Minxit. Celui-ci, du reste, n’abusait pas de ce privilège, il n’était pas plus meurtrier que ses confrères, seulement il gagnait plus d’argent avec ses fioles de toutes couleurs qu’eux avec leurs aphorismes. Il s’était acquis une très belle fortune ; il avait, d’ailleurs, le talent de dépenser à propos son argent ; il avait l’air de donner tout, comme si cela n’eût rien coûté, et les clients qui accouraient chez lui y trouvaient toujours table ouverte.

Du reste, mon oncle et M. Minxit devaient être amis aussitôt qu’ils se rencontreraient. Ces deux natures d’hommes se ressemblaient parfaitement, elles se ressemblaient comme deux gouttes de vin, ou, pour me servir d’une expression moins désobligeante pour mon oncle, comme deux cuillers jetées dans le même moule. Ils avaient les mêmes appétits, les mêmes goûts, les mêmes passions, la même manière de voir, les mêmes opinions politiques. Ils se souciaient peu, tous deux, de ces mille petits accidents, de ces mille catastrophes microscopiques dont, nous autres sots, nous nous faisons de si grandes infortunes. Celui qui n’a point de philosophie au milieu des misères d’ici-bas, c’est un homme qui va tête nue sous une averse. Le philosophe, au contraire, a sur le chef un bon parapluie qui le met à l’abri de l’orage. Telle était leur opinion. Ils regardaient la vie comme une farce, et ils y jouaient leur rôle le plus gaiement possible. Ils avaient un souverain mépris pour ces gens malavisés qui font de leur existence un long sanglot. Ils voulaient que la leur fût un éclat de rire. L’âge n’avait mis de différence entre eux que quelques rides. C’étaient deux arbres de même espèce, dont l’un est vieux et l’autre dans toute la vigueur de sa sève, mais qui se parent tous deux des mêmes fleurs et qui produisent les mêmes fruits. Aussi le beau-père futur avait-il pris son gendre dans une prodigieuse amitié, et le gendre professait-il pour le beau-père une haute estime, ses fioles exceptées. Cependant, mon oncle n’acceptait l’alliance de M. Minxit qu’à son corps défendant, par un effort de raison et pour ne pas désobliger sa chère sœur.

M. Minxit, parce qu’il aimait Benjamin, trouvait tout naturel qu’il fût aimé par sa fille. Car tout père, si bon qu’il soit, s’aime lui-même dans la personne de ses enfants ; il les regarde comme des êtres qui doivent contribuer à son bien-être ; s’il se choisit un gendre, c’est d’abord beaucoup pour lui et ensuite un peu pour sa fille. Quand il est avare, il la met entre les mains d’un fesse-mathieu ; quand il est noble, il la soude à un écusson ; s’il aime les échecs, il la donne à un joueur d’échecs, car il faut bien, sur ses vieux jours, qu’il ait quelqu’un pour faire sa partie. Sa fille, c’est une propriété indivise qu’il possède avec sa femme. Que la propriété soit enclose d’une haie fleurie ou d’un vilain grand mur à pierres sèches, qu’on lui fasse produire des roses ou du colza, cela ne la regarde pas. Elle n’a pas d’avis à donner à l’agronome expérimenté qui la cultive. Elle est inhabile à choisir les graines qui lui conviennent le mieux. Pourvu que ces bons parents trouvent, dans leur âme et conscience, leur fille heureuse, cela suffit. C’est à elle à s’arranger de sa condition. Chaque soir la femme en faisant ses papillotes, et le bonhomme en mettant son bonnet de coton, s’applaudissent d’avoir si bien marié leur enfant. Elle n’aime pas son mari, mais elle s’habituera à l’aimer : avec de la patience on vient à bout de tout. Ils ne savent pas ce que c’est, pour une femme, qu’un mari qu’elle n’aime pas : c’est un fétu ardent qu’elle ne peut chasser de son œil ; c’est une rage de dents qui ne lui laisse pas un moment de repos. Quelques-unes se laissent mourir à la peine, d’autres vont chercher ailleurs l’amour qu’elles ne peuvent se procurer avec le cadavre auquel on les a attachées. Celles-ci glissent doucettement à cet époux fortuné une pincée d’arsenic dans son potage et font écrire sur sa tombe qu’il laisse une veuve inconsolable. Voilà ce que produisent l’infaillibilité prétendue et l’égoïsme déguisé des bons parents.

Si une jeune fille voulait épouser un singe naturalisé homme et Français, le père et la mère n’y voudraient pas consentir, il faudrait bien certainement que le jocko leur fît des sommations respectueuses. Vous dites, vous : Voilà de bons parents ; ils ne veulent pas que leur fille se rende malheureuse. Moi je dis : Voilà de détestables égoïstes. Rien n’est plus ridicule que de mettre votre manière de sentir à la place de celle d’un autre : c’est vouloir substituer votre organisation à la sienne. Cet homme veut mourir, c’est qu’il a de bonnes raisons pour cela. Cette demoiselle veut épouser un singe, c’est qu’elle aime mieux un singe qu’un homme. Pourquoi lui refuser la faculté d’être heureuse à sa fantaisie ?

Qui a le droit, quand elle se trouve heureuse, de lui soutenir qu’elle ne l’est pas ? Ce singe l’égratignera en la caressant. Qu’est-ce que cela vous fait, à vous ? C’est qu’elle aime mieux être égratignée que caressée. Si, d’ailleurs, son mari l’égratigne, ce n’est pas à la joue de sa maman qu’elle saignera. Qui trouve mauvais que la demoiselle des marais voltige le long des roseaux plutôt qu’entre les rosiers des parterres ? Le brochet reproche-t-il à l’anguille, sa commère, de se tenir sans cesse au fond de la vase plutôt que de venir à l’eau courante qui bouillonne à la surface du fleuve ?

Savez-vous pourquoi ces bons parents refusent leur bénédiction à leur fille et à son jocko ? Le père, c’est qu’il veut un gendre qui soit peut-être électeur, avec lequel il puisse parler littérature ou politique ; la mère, c’est qu’il lui faut un beau jeune homme qui lui donne le bras, qui la mène au spectacle, et qui la conduise à la promenade.

M. Minxit, après avoir décoiffé, avec Benjamin, quelques-unes de ses meilleures bouteilles, le conduisit dans sa maison, dans sa cave, dans ses granges, dans ses écuries ; il le promena dans son jardin et le força à faire le tour d’une grande prairie arrosée d’une source vive et plantée d’arbres, qui s’étendait derrière l’habitation, et à l’extrémité de laquelle le ruisseau formait un vivier. Tout cela, c’était très convoitable ; malheureusement la fortune ne donne rien pour rien, et en échange de tout ce bien-être il fallait épouser Mlle Minxit.

Au demeurant, Mlle Minxit en valait bien une autre ; elle n’était trop longue que de 20 lignes ; elle n’était ni brune, ni blanche, ni blonde, ni rousse, ni sotte, ni spirituelle. C’était une femme comme sur trente il y en a vingt-cinq ; elle savait parler très pertinemment de mille petites choses insignifiantes, et faisait très bien les fromages à la crème ; c’était bien moins elle que le mariage en général qui répugnait à mon oncle, et si, au premier abord, elle lui avait déplu, c’est qu’il l’avait vue sous la forme d’une grosse chaîne.

— Voilà ma propriété, dit M. Minxit ; quand tu seras mon gendre, elle sera à nous deux, et, ma foi, quand je n’y serai plus…

— Entendons-nous, fit mon oncle, êtes-vous bien sûr que Mlle Arabelle n’a aucune répugnance à m’épouser ?

— Et pourquoi en aurait-elle ? Tu ne te rends pas justice, Benjamin. N’es-tu pas joli garçon entre tous ? n’es-tu pas aimable quand tu le veux et autant que tu le veux ? et n’es-tu pas homme d’esprit par-dessus le marché ?

— Il y a du vrai dans ce que vous dites, M. Minxit ; mais les femmes sont capricieuses, et je me suis laissé dire que Mlle Arabelle avait une inclination pour un gentilhomme de ce pays, un certain de Pont-Cassé.

— Un hobereau, dit M. Minxit ; une espèce de mousquetaire qui a mangé, en chevaux fins et en habits brodés, de beaux domaines que lui avait laissés son père. Il m’a, à la vérité, demandé Arabelle ; mais j’ai rejeté sa proposition d’une lieue. En moins de deux ans, il eût dévoré ma fortune. Tu conçois que je ne pouvais donner ma fille à un pareil être. Avec cela c’est un duelliste forcené. Par compensation, un de ces jours, il eût débarrassé Arabelle de sa noble personne.

— Vous avez raison, M. Minxit ; mais, enfin, si cet être est aimé d’Arabelle…

— Fi donc ! Benjamin, Arabelle a dans les veines trop de mon sang pour s’amouracher d’un vicomte. Ce qu’il me faut à moi, c’est un enfant du peuple, un homme comme toi, Benjamin, avec lequel je puisse rire, boire et philosopher ; un médecin habile qui exploite avec moi ma clientèle, et supplée, par sa science, à ce que n’aura pu nous révéler la divination des urines.

— Un instant, dit mon oncle, je vous préviens, monsieur Minxit, que je veux pas consulter les urines.

— Et pourquoi, monsieur, ne voulez-vous pas consulter les urines ? Va, Benjamin, c’était un homme d’un grand sens, cet empereur qui disait à son fils : Est-ce que ces pièces d’or sentent l’urine ? Si tu savais tout ce qu’il faut de présence d’esprit, d’imagination, de perspicacité et même de logique pour consulter les urines, tu ne voudrais faire d’autre métier de ta vie. On t’appellera charlatan peut-être ; mais qu’est-ce qu’un charlatan ? un homme qui a plus d’esprit que la multitude. Et, je te le demande, est-ce la bonne volonté ou l’esprit qui manque à la plupart des médecins pour tromper leurs clients ? – Tiens, voilà mon fifre qui vient probablement m’annoncer l’arrivée de quelques fioles. Je vais te donner un échantillon de mon art.

» Eh bien ! fifre, dit M. Minxit au musicien, qu’y a-t-il de nouveau ?

— C’est, répondit celui-ci, un paysan qui vient vous consulter.

— Et Arabelle l’a-t-elle fait jaser ?

— Oui, monsieur Minxit ; il vous apporte de l’urine de sa femme qui est tombée sur un perron et a roulé quatre ou cinq marches. Mlle Arabelle ne se rappelle pas au juste le nombre.

— Diable ! dit M. Minxit, c’est bien maladroit de la part d’Arabelle ; c’est égal, je remédierai à cela. Benjamin, va m’attendre dans la cuisine avec le paysan ; tu sauras ce que c’est qu’un médecin qui consulte les urines.

M. Minxit rentra dans sa maison par la petite porte du jardin, et cinq minutes après il arrivait dans sa cuisine, harassé, courbaturé, une cravache à la main, et revêtu d’un manteau crotté jusqu’au collet.

— Ouf ! dit-il en se jetant sur une chaise, quels abominables chemins ! je suis brisé ; j’ai fait ce matin plus de quinze lieues, qu’on me débotte bien vite et qu’on me bassine mon lit.

— M. Minxit, je vous en prie ! lui dit le paysan lui présentant sa fiole.

— Va-t-en au diable avec ta fiole ! dit M. Minxit ; tu vois bien que je n’en peux plus. Voilà comme vous êtes tous ; c’est toujours au moment où j’arrive de campagne que vous venez me consulter.

— Mon père, dit Arabelle, cet homme aussi est fatigué ; ne le forcez pas à revenir demain.

— Eh bien ! voyons donc la fiole, dit M. Minxit d’un air extrêmement contrarié, et s’approchant de la fenêtre : Cela, c’est de l’urine de ta femme, n’est-ce pas ?

— C’est vrai, monsieur Minxit, dit le paysan.

— Elle a fait une chute, ajouta le docteur, examinant de nouveau la fiole.

— Voilà qui est on ne peut mieux deviné.

— Sur un perron, n’est-il pas vrai ?

— Mais vous êtes donc sorcier, monsieur Minxit ?

— Et elle a roulé quatre marches.

— Cette fois, vous n’y êtes plus, monsieur Minxit ; elle en a roulé cinq.

— Allons donc, c’est impossible ; va recompter les marches de ton perron, et tu verras qu’il n’y en a que quatre.

— Je vous assure, monsieur, qu’il y en a cinq et qu’elle n’en a pas évité une.

— Voilà qui est étonnant, dit M. Minxit, examinant de nouveau la fiole ; cependant il n’y a bien là dedans que quatre marches. À propos, m’as-tu apporté toute l’urine que ta femme t’avait remise ?

— J’en ai jeté un peu par terre, parce que la fiole était trop pleine.

— Je ne suis plus surpris si je ne trouvais pas mon compte ; voilà la cause du déficit ; c’est la cinquième marche que tu as renversée, maladroit ! Alors nous allons traiter ta femme comme ayant roulé cinq marches d’un perron. Et il donna au paysan cinq ou six petits paquets et autant de fioles, le tout étiqueté en latin.

— J’aurais cru, dit mon oncle, que vous auriez d’abord pratiqué une abondante saignée.

— Si c’eût été une chute de cheval, une chute d’arbre, une chute sur la route, oui ; mais une chute sur un perron, voilà toujours comme cela se traite.

Une jeune fille vint après le paysan.

— Eh bien ! comment va ta mère, lui dit le docteur.

— Beaucoup mieux, monsieur Minxit ; mais elle ne peut reprendre ses forces, et je venais vous demander ce qu’elle doit faire.

— Tu me demandes ce qu’il faut lui faire, et je parie que vous n’avez pas le sou pour acheter des remèdes !

— Hélas ! non, mon bon monsieur Minxit, car mon père n’a plus d’ouvrage depuis huit jours.

— Alors pourquoi diable ta mère s’avise-t-elle d’être malade ?

— Soyez tranquille, monsieur Minxit, aussitôt que mon père travaillera vous serez payé de vos visites ; il m’a bien chargée de vous le dire.

— Bon ! voilà encore une autre sottise ! il est donc fou ton père de vouloir me payer mes visites quand il n’a pas de pain !… Pour qui me prend-il donc, ton imbécile de père ?… Tu iras ce soir, avec ton âne, chercher un sac de mouture à mon moulin, et tu vas emporter un panier de vin vieux avec un quartier de mouton ; voilà, pour le moment, ce qu’il faut à ta mère. Si d’ici à deux ou trois jours ses forces ne reviennent point, tu me le feras dire. Va, mon enfant.

— Eh bien ! dit M. Minxit à Benjamin, comment trouves-tu la médecine des urines ?

— Vous êtes un brave et digne homme, monsieur Minxit ; voilà ce qui vous excuse ; mais, diable ! vous ne me ferez toujours pas traiter une chute de perron autrement que par la saignée.

— Alors, tu n’es qu’un conscrit en médecine ; tu ne sais donc pas qu’il faut des drogues aux paysans, sinon ils croient que vous les négligez ?

» Eh bien donc, tu ne consulteras pas les urines ; mais c’est dommage, tu aurais fait un joli sujet.