XXI

Un dernier festin.

Monsieur Minxit avait une de ces constitutions antédiluviennes qui semblent faites d’une matière plus solide que les nôtres. C’était une de ces plantes vivaces qui conservent encore une végétation vigoureuse, alors que les autres sont flétries par l’hiver. Les rides n’avaient pu entamer ce front de granit ; les années s’étaient accumulées sur sa tête sans y laisser aucune trace de décadence. Il était resté jeune jusqu’au delà de sa soixantième année, et son hiver, comme celui des tropiques, était encore plein de sève et de fleurs ; mais le temps et le malheur n’oublient personne.

La mort de sa fille venant après sa fuite et après la révélation de sa grossesse, avait frappé d’un coup mortel cette organisation puissante ; une fièvre lente le minait sourdement. Il avait renoncé à ses goûts bruyants qui avaient fait de sa vie une longue partie de fête. Il avait mis de côté la médecine comme un embarras inutile. Les compagnons de longue jeunesse respectaient sa douleur, et, sans cesser de l’aimer, ils avaient cessé de le voir. Sa maison était muette et fermée comme une tombe ; et à peine, par quelques persiennes entr’ouvertes, jetait-elle à la dérobée quelques regards sur le village. Les cours ne retentissaient plus du bruit des allants et des venants ; les premières herbes du printemps s’étaient emparées de l’avenue, de hautes plantes domestiques croissaient le long des murs et formaient à l’entour comme un lambris de verdure. Cette pauvre âme en deuil n’avait plus besoin que d’obscurité et de silence. Il avait fait comme une bête fauve qui se retire, lorsqu’elle veut mourir, dans les profondeurs les plus sombres de sa forêt. La gaieté de mon oncle venait échouer contre cette incurable mélancolie. M. Minxit ne répondait à ses joyeusetés que par un morne et triste sourire, comme pour lui dire qu’il avait compris, et qu’il le remerciait de sa bonne intention. Mon oncle avait compté sur le printemps pour le ramener à la vie ; mais ce printemps, qui revêt toute terre aride de fleurs et de verdure, n’a rien à faire reverdir dans une âme désolée, et tandis que tout renaissait, le pauvre homme se mourait lentement.

C’était un soir du mois de mai. Il se promenait dans sa prairie, appuyé sur le bras de Benjamin. Le ciel était limpide, la terre était verte et parfumée, les rossignols chantaient dans les peupliers, les demoiselles voltigeaient avec un harmonieux frôlement de leurs ailes entre les roseaux du ruisseau, et l’eau toute couverte de fleurs d’aubépine murmurait sous les racines des saules.

— Voilà une belle soirée, dit Benjamin, cherchant à tirer M. Minxit de cette sombre rêverie qui enveloppait son esprit comme un linceul.

— Oui, répondit celui-ci, une belle soirée pour le pauvre paysan qui va entre deux haies fleuries, sa pioche sur l’épaule, vers sa chaumière qui fume, et où l’attendent ses enfants ; mais, pour le père qui porte le deuil de sa fille, il n’y a plus de belles soirées.

— Et à quel foyer, dit mon oncle, n’y a-t-il pas une place vide ? Qui n’a pas au champ de repos un tertre de gazon où, tous les ans, à la Toussaint, il vient verser de pieuses larmes ? Et dans les rues de la cité, quelle foule, si rose et si dorée qu’elle soit, n’est tachée de noir ? Quand les fils vieillissent, ils sont condamnés à mettre leurs vieux parents dans la tombe ; quand ils meurent au milieu de leur âge, ils laissent une mère désolée, à genoux auprès de leur cercueil. Croyez-moi, les yeux de l’homme ont été faits bien moins pour voir que pour pleurer, et toute âme a sa plaie, comme toute fleur a son insecte qui la ronge. Mais aussi, dans le chemin de la vie, Dieu a mis l’oubli qui suit à pas lents la mort, qui efface les épitaphes qu’elle a tracées et répare les ruines qu’elle a faites. Voulez-vous, mon cher monsieur Minxit, suivre un bon conseil ; croyez-moi, allez manger des carpes sur les bords du lac de Genève, du macaroni à Naples, boire du vin de Xérès à Cadix, et savourer des glaces à Constantinople ; dans un an vous reviendrez aussi rond et aussi joufflu que vous l’étiez avant.

M. Minxit laissa pérorer mon oncle tant qu’il voulut, et quand il eut fini :

— Combien ai-je encore de jours à vivre, Benjamin ? lui dit-il.

— Mais, fit mon oncle, abasourdi de la question, et croyant avoir mal entendu, que dites-vous, monsieur Minxit ?

— Je te demande, répéta M. Minxit, combien de jours il me reste encore à vivre ?

— Diable, dit mon oncle, voici une question qui m’embarrasse fort ; d’un côté, je ne voudrais pas vous désobliger ; de l’autre, je ne sais si la prudence me permet de satisfaire votre désir. On n’annonce au condamné la nouvelle de son exécution que quelques heures avant d’aller au supplice, et vous…

— C’est, interrompit M. Minxit, un service que j’impose à ton amitié, parce que toi seul peux me le rendre. Il faut bien que le voyageur sache à quelle heure il doit partir, afin qu’il puisse faire son portemanteau.

— Le voulez-vous donc franchement, sincèrement, monsieur Minxit ; ne vous effraierez-vous pas de l’arrêt que je vais prononcer, m’en donnez-vous votre parole d’honneur ?

— Je t’en donne ma parole d’honneur, dit M. Minxit.

— Eh bien ! alors, dit mon oncle, je vais faire comme pour moi-même.

Il examina la face pâlie du vieillard, il interrogea sa prunelle terne et dépolie, où la vie reflétait à peine quelques lueurs, il consulta son pouls comme s’il en eût écouté les battements avec ses doigts, et il garda quelque temps le silence ; puis :

— C’est aujourd’hui jeudi, dit-il ; eh bien ! lundi il y aura une maison de plus en deuil à Corvol.

— Très bien diagnostiqué, dit M. Minxit ; ce que tu viens de dire, je le pensais ; si tu trouves jamais l’occasion de te produire, je prédis que tu feras une de nos célébrités médicales ; mais, le dimanche m’appartient-il tout entier ?

— Il vous appartient, pourvu que vous ne fassiez rien qui avance le terme de vos jours.

— Je n’en veux pas plus, dit M. Minxit ; rends-moi encore le service d’inviter nos amis pour dimanche à un dîner solennel ; je ne veux pas m’en aller fâché avec la vie, et c’est le verre à la main que je prétends lui faire mes adieux. Tu insisteras auprès d’eux pour qu’ils acceptent mon invitation, et tu leur en feras, s’il le faut, un devoir.

— J’irai moi-même les inviter, dit mon oncle, et je me fais fort qu’aucun d’eux ne nous fera défaut.

— Maintenant, passons à un autre ordre d’idées. Je ne veux pas être enterré dans le cimetière de la paroisse ; il est dans un fond, il est froid et humide, et l’ombre de l’église s’étend sur toute sa face comme un crêpe, je serais mal en cet endroit, et tu sais que j’aime mes aises. Je désire que tu m’ensevelisses dans ma prairie, au bord de ce ruisseau dont j’aime l’harmonieuse chanson. – Il arracha une poignée d’herbe et dit : – Tiens, voici le lieu où je veux qu’on creuse mon dernier gîte. Tu y planteras un berceau de vigne et de chèvrefeuille, afin que la verdure en soit entremêlée de fleurs, et tu iras quelquefois y rêver à ton vieil ami. Afin que tu y viennes plus souvent, et aussi, pour qu’on ne dérange pas mon sommeil, je te laisse ce domaine et toutes mes autres propriétés ; mais c’est à deux conditions : la première, c’est que tu habiteras la maison que je vais laisser vide, et la seconde, que tu continueras à mes clients les soins que depuis trente ans je leur donnais.

— J’accepte avec reconnaissance ce double héritage, dit mon oncle, mais je vous préviens que je ne veux pas aller aux foires.

— Accordé, dit M. Minxit.

— Quant à vos clients, ajouta Benjamin, je les traiterai en conscience et d’après le système de Tissot, qui me paraît fondé sur l’expérience et la raison. Allez, le premier qui s’en ira là-bas vous donnera de mes nouvelles.

— Je sens le froid du soir qui me gagne ; il est temps de dire adieu à ce ciel, à ces vieux arbres qui ne me reverront pas, à ces petits oiseaux qui chantent, car nous ne reviendrons plus ici que lundi matin.

Le lendemain, il s’enferma avec son ami le tabellion ; le jour suivant il s’affaissa de plus en plus et garda le lit ; mais le dimanche venu, il se leva, se fit poudrer et mit son plus bel habit. Benjamin, ainsi qu’il l’avait promis, était allé à Clamecy faire lui-même ses invitations ; pas un de ses amis n’avait manqué à ce funèbre appel, et à quatre heures ils se trouvaient tous réunis dans le salon.

M. Minxit ne tarda pas à paraître, chancelant et appuyé sur le bras de mon oncle ; il leur serra à tous la main et les remercia affectueusement de s’être conformés à son dernier désir qui était, disait-il, le caprice d’un moribond.

Cet homme qu’ils avaient vu, il y avait quelque temps, si gai, si heureux, si plein de vie, la douleur l’avait brisé et la vieillesse était venue pour lui tout d’un coup. À sa vue, tous versaient des larmes, et Arthus lui-même sentit subitement s’évanouir son appétit.

Un domestique annonça que le dîner était servi. M. Minxit se plaça comme à l’ordinaire au haut bout de la table.

— Messieurs, dit-il à ses convives, ce dîner est pour moi un dîner suprême ; je veux que mes derniers regards ne s’arrêtent que sur des verres pleins et des visages riants ; si vous voulez me faire plaisir, c’est de donner un libre cours à votre gaieté accoutumée.

Il se versa quelques gouttes de bourgogne et tendit son verre à ses convives.

— À la santé de M. Minxit ! dirent-ils tous ensemble.

— Non, dit M. Minxit, pas à ma santé ; à quoi sert un souhait qui ne peut s’exaucer ? mais à votre santé, à vous tous, à votre prospérité, à votre bonheur, et que Dieu garde ceux d’entre vous qui ont des enfants de les perdre.

— M. Minxit, dit Guillerand, a aussi pris les choses trop à cœur ; je ne l’aurais pas cru susceptible de mourir de chagrin. Moi aussi j’ai perdu une fille, une fille que j’allais mettre en pension chez les religieuses. Cela m’a fait de la peine pour le moment ; mais je ne m’en suis pas plus mal porté pour cela, et quelquefois, je l’avoue, je songeais que je n’avais plus de mois d’école à payer pour elle.

— Une bouteille cassée dans ta cave, dit Arthus, ou un écolier retiré de ta pension t’aurait causé plus de chagrin.

— Il t’appartient bien, dit Millot, de parler ainsi, toi, Arthus, qui ne crains d’autre malheur que de perdre l’appétit.

— J’ai plus d’entrailles que toi, faiseur de noëls, répondit Arthus.

— Oui, pour digérer, dit le poète.

— Cela sert à quelque chose de bien digérer, répliqua Arthus ; au moins, quand vous allez en voiture, vos amis ne sont pas obligés de vous attacher aux ridelles de peur de vous perdre en route.

— Arthus, dit Millot, point de personnalités, je t’en prie.

— Je sais, répondit Arthus, que tu me gardes rancune parce que je suis tombé sur toi dans le chemin de Corvol. Mais chante-moi ton grand noël, et nous serons quittes.

— Et moi je soutiens que mon noël est un beau morceau de poésie ; veux-tu que je te montre une lettre de Mgr l’évêque qui m’en fait compliment ?

— Oui, mets ton noël sur le gril, et tu verras ce qu’il vaudra.

— Je te reconnais bien là, Arthus ; toi, tu n’estimes que ce qui est rôti ou bouilli.

— Que veux-tu ? ma sensibilité, à moi, réside dans les houppes de mon palais ; et j’aime autant qu’elle soit là qu’ailleurs. Un appareil digestif organisé solidement vaut-il moins, pour être heureux, qu’un cerveau largement développé ? voilà la question.

— Si nous nous en rapportions à un canard ou à un pourceau, je ne doute pas qu’ils ne la décidassent en ta faveur ; mais je prends Benjamin pour arbitre.

— Ton noël me convient beaucoup, dit mon oncle :

À genoux, chrétiens, à genoux !

C’est superbe. Quel chrétien pourrait refuser de s’agenouiller quand tu lui en fais deux fois l’invitation dans un vers de huit syllabes ? mais je suis de l’avis d’Arthus, j’aime encore mieux une côtelette en papillote.

— Une plaisanterie n’est pas une réponse, dit Millot.

— Eh bien ! crois-tu qu’il y ait une douleur morale qui fasse autant souffrir qu’une rage de dents et qu’un mal d’oreille ? Si le corps souffre plus vivement que l’âme, il doit également jouir avec plus d’énergie ; cela est logique ; la douleur et le plaisir résultent de la même faculté.

— Le fait est, dit M. Minxit, que si j’avais le choix entre l’estomac de M. Arthus et le cerveau suroxygéné de J.-J. Rousseau, j’opterais pour l’estomac de M. Arthus. La sensibilité est le don de souffrir ; être sensible, c’est marcher pieds nus sur les cailloux tranchants de la vie, c’est passer à travers la foule qui vous heurte et vous coudoie, une plaie vive au côté. Ce qui fait le malheur des hommes, ce sont les désirs non satisfaits. Or, toute âme qui sent trop, c’est un ballon qui voudrait monter au ciel et qui ne peut dépasser les limites de l’atmosphère. Donnez à un homme une bonne santé, un bon appétit, et plongez son âme dans une somnolence perpétuelle, il sera le plus heureux de tous les êtres. Développer son intelligence, c’est semer des épines dans sa vie. Le paysan qui joue aux quilles est plus heureux que l’homme d’esprit qui lit dans un beau livre.

Tous les convives se turent à ce propos.

— Parlanta, dit M. Minxit, où en est mon affaire avec Malthus ?

— Nous avons obtenu une contrainte par corps, dit l’huissier.

— Eh bien ! tu jetteras au feu toute cette procédure, et Benjamin te remboursera les frais. Et toi, Rapin, où en est mon procès avec le clergé relativement à ma musique ?

— L’affaire est remise à huitaine, dit Rapin.

— Alors ils me condamneront par défaut, répondit M. Minxit.

— Mais, dit Rapin, il y aura peut-être une forte amende ; le sacristain a déposé que le sergent avait insulté le vicaire lorsqu’il l’avait sommé d’évacuer la place de l’église avec sa musique.

— Cela n’est pas vrai, dit le sergent ; j’ai seulement ordonné à la musique de jouer l’air : Où allez-vous, monsieur l’abbé ?

— En ce cas, dit M. Minxit, Benjamin bâtonnera le sacristain à la première occasion ; je veux que ce drôle ait de moi un souvenir.

On était arrivé au dessert. M. Minxit fit faire un punch et mit dans son verre quelques gouttes de la liqueur enflammée.

— Cela vous fera du mal, monsieur Minxit, lui dit Machecourt.

— Et quelle chose peut maintenant me faire du mal, mon bon Machecourt ? il faut bien que je fasse mes adieux à tout ce qui m’a été cher dans la vie.

Cependant, ses forces diminuaient rapidement, et il ne pouvait plus s’exprimer qu’à voix basse.

— Vous savez, messieurs, dit-il, que c’est à mon enterrement que je vous ai conviés ; je vous ai fait préparer à tous des lits, afin que vous vous trouviez tout prêts demain matin à me conduire à ma dernière demeure. Je ne veux point que ma mort soit pleurée ; au lieu de crêpes, vous porterez une rose à votre habit, et, après l’avoir trempée dans un verre de champagne, vous l’effeuillerez sur ma tombe ; c’est la guérison d’un malade, c’est la délivrance d’un captif que vous célébrez. Et, à propos, ajouta-t-il, qui de vous se charge de mon oraison funèbre ?

— Ce sera Page, dirent quelques-uns.

— Non, répondit M. Minxit ; Page est avocat, et il faut dire la vérité sur les tombes. Je préférerais que ce fût Benjamin.

— Moi ? dit mon oncle ; vous savez bien que je ne suis pas orateur.

— Tu l’es assez pour moi, répondit M. Minxit. Voyons, parle-moi comme si j’étais couché dans mon cercueil ; je serais bien aise d’entendre vivant ce que dira de moi la postérité.

— Ma foi, dit Benjamin, je ne sais trop ce que je vais dire.

— Ce que tu voudras, mais dépêche-toi, car je sens que je m’en vais.

— Eh bien ! dit mon oncle : « Celui que nous déposons sous ce feuillage laisse après lui d’unanimes regrets. »

— « Unanimes regrets » ne vaut rien, dit M. Minxit ; nul homme ne laisse après lui d’unanimes regrets. C’est un mensonge qu’on ne peut débiter que dans une chaire.

— Aimez-vous mieux « des amis qui le pleureront longtemps » ?

— C’est moins ambitieux, mais ce n’est pas plus exact. Pour un ami qui nous aime loyalement et sans arrière-pensée, nous avons vingt ennemis cachés dans l’ombre, qui attendent en silence, comme le chasseur en embuscade, l’occasion de nous faire du mal ; je suis sûr qu’il y a dans ce village bien des gens qui se trouveront heureux de ma mort.

— Eh bien ! « laisse après lui des amis inconsolables », dit mon oncle.

— « Inconsolables » est encore un mensonge, répondit M. Minxit. Nous ne savons, nous autres médecins, quelle partie de notre organisation affecte la douleur, ni comment elle nous fait souffrir ; mais c’est une maladie qui se guérit sans traitement et bien vite. La plupart des douleurs ne sont au cœur de l’homme que de légères escarres qui tombent presque aussitôt qu’elles sont formées ; il n’y a d’inconsolables que les pères et les mères qui ont des enfants dans le cercueil.

— « Qui garderont longtemps son souvenir », cela vous conviendrait-il mieux ?

— À la bonne heure ! dit M. Minxit ; et pour que ce souvenir reste plus longtemps dans votre mémoire, je fonde à perpétuité un dîner qui aura lieu le jour de l’anniversaire de ma mort, et où vous viendrez tous assister tant que vous serez dans le pays ; Benjamin est chargé de l’exécution de ma volonté.

— Cela vaut mieux qu’un service, fit mon oncle ; et il continua en ces termes : « Je ne vous parlerai point de ses vertus ! »

— Mets « qualités », dit M. Minxit, cela sent moins l’amplification.

— « Ni de ses talents ; vous avez tous été à même de les apprécier. »

— Surtout Arthus, à qui j’ai gagné, l’an passé, quarante-cinq bouteilles de bière au billard.

— « Je ne vous dirai pas qu’il fut bon père ; vous savez tous qu’il est mort pour avoir trop aimé sa fille. »

— Hélas ! plût au ciel que cela fût vrai ! répondit M. Minxit, mais une vérité déplorable que je ne puis me dissimuler, c’est que ma fille est morte parce que je ne l’ai pas assez aimée. J’ai agi envers elle comme un exécrable égoïste, elle aimait un noble et je n’ai pas voulu qu’elle l’épousât, parce que je détestais les nobles ; elle n’aimait pas Benjamin, et j’ai voulu qu’il devînt mon gendre, parce que je l’aimais. Mais j’espère que Dieu me pardonnera. Ce n’est pas nous qui avons fait nos passions et nos passions dominent toujours notre raison. Il faut que nous obéissions aux instincts qu’il nous a donnés, comme le canard obéit à l’instinct qui l’entraîne vers la rivière.

— « Il fut bon fils, » poursuivit mon oncle.

— Qu’en sais-tu ? répondit M. Minxit. Voilà pourtant comme se font les épitaphes et les oraisons funèbres. Ces allées de tombes et de cyprès qui s’étalent dans nos cimetières, ce ne sont que des pages pleines de mensonges et de faussetés comme celles d’une gazette. Le fait est que je n’ai jamais connu ni mon père, ni ma mère, et il n’est pas bien démontré que je sois né de l’union d’un homme et d’une femme ; mais je ne me suis jamais plaint de l’abandon où on m’avait laissé ; cela ne m’a pas empêché de faire mon chemin, et si j’avais eu une famille, je ne serais peut-être pas allé si loin : une famille vous gêne, vous contrecarre de mille façons ; il faut que vous obéissiez à ses idées et non aux vôtres ; vous n’êtes pas libre de suivre votre vocation, et dans la voie où elle vous jette, souvent dès le premier pas vous vous trouvez embourbé.

— Il fut bon époux, dit mon oncle.

— Ma foi ! je n’en sais trop rien, dit M. Minxit ; j’ai épousé ma femme sans l’aimer, et je ne l’ai jamais beaucoup aimée ; mais elle a fait avec moi toutes ses volontés : quand elle voulait une robe, elle s’en achetait une ; quand un domestique lui déplaisait, elle le renvoyait. Si à ce compte on est bon époux, tant mieux ; mais je saurai bientôt ce que Dieu en pense.

— Il a été bon citoyen, fit mon oncle : vous avez été témoins du zèle avec lequel il a travaillé à répandre parmi le peuple des idées de réforme et de liberté.

— Tu peux dire cela maintenant sans me compromettre.

— Je ne vous dirai pas qu’il fut bon ami…

— Mais alors, que diras-tu donc ? fit M. Minxit.

— Un peu de patience, dit Benjamin. Il a su, par son intelligence, s’attacher les faveurs de la fortune.

— Pas précisément par mon intelligence, dit M. Minxit, quoique la mienne valût bien celle d’un autre ; j’ai profité de la crédulité des hommes : il faut avoir plutôt de l’audace que de l’intelligence pour cela.

— Et ses richesses ont toujours été au service des malheureux.

M. Minxit fit un signe d’assentiment.

— Il a vécu en philosophe, jouissant de la vie et en faisant jouir ceux qui l’entouraient, et il est mort de même, entouré de ses amis, à la suite d’un grand festin. Passants, jetez une fleur sur sa tombe !

— C’est à peu près cela, dit M. Minxit. Maintenant, messieurs, buvons le coup de l’étrier, et souhaitez-moi un bon voyage.

Il ordonna au sergent de l’emporter dans son lit. Mon oncle voulut le suivre, mais il s’y opposa et exigea qu’on restât à table jusqu’au lendemain. Une heure après il fit appeler Benjamin. Celui-ci accourut à son chevet ; M. Minxit n’eût que le temps de lui prendre la main, et il expira.

Le lendemain matin, le cercueil de M. Minxit, entouré de ses amis et suivi d’un long cortége de paysans, allait sortir de la maison. Le curé se présenta à la porte et ordonna aux porteurs de conduire le corps au cimetière.

— Mais, dit mon oncle, ce n’est pas au cimetière que M. Minxit a l’intention d’aller, il va dans sa prairie, et personne n’a le droit de l’en empêcher.

Le prêtre objecta que la dépouille d’un chrétien ne pouvait reposer que dans une terre bénite.

— Est-ce que la terre où nous portons M. Minxit est moins bénite que la vôtre ? est-ce qu’il n’y vient point de l’herbe et des fleurs comme dans le cimetière de la paroisse ?

— Voulez-vous donc, dit le curé, que votre ami soit damné ?

— Permettez, dit mon oncle : M. Minxit est depuis hier devant Dieu, et à moins que la cause n’ait été remise à huitaine, il est maintenant jugé. Au cas où il serait damné, ce ne serait pas votre cérémonie funèbre qui ferait révoquer son arrêt ; et, au cas où il serait sauvé, à quoi servirait cette cérémonie ?

M. le curé s’écria que Benjamin était un impie et ordonna aux paysans de se retirer. Tous obéirent, et les porteurs eux-mêmes étaient disposés d’en faire autant ; mais mon oncle tira son épée et dit :

— Les porteurs ont été payés pour porter le corps à son dernier gîte, et il faut qu’ils gagnent leur argent. S’ils s’acquittent bien de leur besogne, ils auront chacun un petit écu ; si au contraire l’un d’eux refusait d’aller, je le battrai du plat de mon épée, tant qu’il ne sera pas sur le carreau.

Les porteurs, plus effrayés encore des menaces de Benjamin que de celles du curé, se résignèrent à marcher, et M. Minxit fut déposé dans sa fosse avec toutes les formalités qu’il avait indiquées à Benjamin.

À son retour du convoi, mon oncle avait une dizaine de mille francs de revenu. Peut-être verrons-nous plus tard quel usage il fit de sa fortune.



FIN