Calmann-Lévy (p. 357-363).
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XCV

20 octobre 1882.

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Je me souviens de ce jour passé en Bretagne. Nous trois, courant sous le ciel gris, dans ces bois de Toulven, Marie, Anne et moi.

Ma tête encore toute pleine de soleil et de mer bleue, et cette Bretagne revue tout à coup et si vite pour quelques heures, absolument comme dans les rêves que nous en faisions à la mer… Il me semblait comprendre son charme pour la première fois.

Et Yves resté là-bas, lui, dans le Grand-Océan. Le sentir si loin, et me retrouver seul dans ces sentiers de Toulven !

Nous courions comme des fous tous les trois dans les chemins verts, sous le ciel gris, elles avec leurs grandes coiffes au vent. La nuit allait bientôt venir, et c’était pour faire pendant cette dernière heure de jour la moisson de fougères et de bruyères bretonnes que je devais, le lendemain matin, emporter avec moi à Paris. Oh ! ces départs, toujours rapides, changeant tout, jetant leur tristesse sur les choses qu’on va quitter, et nous lançant après dans l’inconnu !

Cette fois encore, c’était la grande mélancolie de l’arrière automne : l’air resté tiède, la verdure admirable, presque l’intensité de vert des tropiques, mais toujours ce ciel breton tout gris et sombre, et déjà des senteurs de feuilles mortes et d’hiver…

Nous avions laissé petit Pierre à la maison pour courir plus vite. En route, nous cueillions les dernières digitales, les derniers silènes roses, les dernières scabieuses.

Dans les chemins creux, dans la nuit verte, nous rencontrions les vieillards à longue chevelure, les femmes au corselet de drap brodé de rangées d’yeux.

Il y avait des carrefours mystérieux au milieu de ces bois. Au loin, on voyait les collines boisées s’étager en lignes monotones, toujours cet horizon sans âge du pays de Toulven, ce même horizon que les Celtes devaient voir, les derniers plans de la vue se perdant dans les obscurités grises, dans les tons bleuâtres qui passaient au noir.

Oh ! mon cher petit Pierre, comme je l’avais embrassé fort en arrivant sur cette route de Toulven ! De très loin, j’avais vu venir ce petit bonhomme, que je ne reconnaissais pas, et qui courait à ma rencontre en sautant comme un cabri. On lui avait dit : « C’est ton parrain qui arrive là-bas », et alors il avait pris sa course. Il était grandi et embelli, avec un certain air plus entreprenant et plus tapageur.

Ce fut à ce voyage que je vis pour la première et la dernière fois la petite Yvonne, une fille d’Yves qui était née après notre départ, et qui ne fit sur la terre qu’une courte apparition de quelques mois. Elle était toute pareille à lui ; mêmes yeux, même regard. Étrange ressemblance que celle d’une si petite créature avec un homme.

Un jour, elle s’en retourna dans les régions mystérieuses d’où elle était venue, rappelée tout à coup par une maladie d’enfant, à laquelle ni la vieille sage-femme ni la grande penseuse de Toulven n’avaient rien compris. Et on l’emporta là-bas au pied de l’église, ses yeux semblables à ceux d’Yves fermés pour jamais.

Dans ces bois, nous avions passé nos deux heures de jour. Après souper seulement, nous étions allés, Marie et moi, voir au clair de lune où en était leur nouveau logis.

À la place du champ d’avoine que nous avions mesuré en juin de l’année précédente s’élevaient maintenant les quatre murailles de la maison d’Yves ; elle n’avait encore ni auvent, ni plancher, ni toiture, et, au clair de lune, elle ressemblait à une ruine.

Nous nous assîmes au milieu, sur des pierres, nous trouvant seuls tous deux pour la première fois.

C’est d’Yves que nous parlions, cela va bien sans dire. Elle m’interrogeait anxieusement sur lui, sur son avenir, pensant que je connaissais plus profondément qu’elle ce mari qu’elle adorait avec une espèce de crainte, sans le comprendre. Et moi, je la rassurais, car j’espérais beaucoup : le forban avait pour lui son bon et brave cœur ; alors, en le prenant par là, nous devions à la fin réussir.

Anne apparut tout à coup, venue sans bruit pour écouter, et nous fit peur :

— Oh ! Marie, dit-elle, change de place bien vite ; si tu voyais derrière toi comme c’est vilain, ton ombre !

En effet, nous n’y avions pas pris garde. Sa tête seule éclairée par la lune, avec les ailes de sa coiffe qui remuaient au vent, donnait derrière elle, sur le mur tout neuf, l’image d’une chauve-souris très grande et très laide. C’est assez pour nous porter malheur.

Dans Toulven, les binious sonnaient. Pour rentrer à l’auberge, où elles venaient toutes deux me reconduire, il nous fallut traverser une fête inattendue, éclairée par la lune. C’était une noce de riches et on dansait en plein air, sur la place. Je m’arrêtai, avec Anne et Marie, pour regarder la longue chaîne de la gavotte tournoyer et courir, menée par la voix aigre des cornemuses. La belle lune rendait plus blanches les coiffes des femmes, qui passaient devant nous comme envolées dans le vent et la vitesse ; on voyait sur la poitrine des hommes briller rapidement les gorgerins brodés, les paillettes d’argent.

À l’autre bout de Toulven, encore du monde. Cela ne semblait pas naturel, cette animation dans le village, la nuit. Encore des coiffes qui couraient, qui se pressaient pour mieux voir. C’était une bande de pèlerins qui revenaient de Lourdes et faisaient leur entrée en chantant des cantiques.

— Il y a eu deux miracles, monsieur, on l’a su ce soir par le télégraphe.

Je me retournai et vis Pierre Kerbras, le fiancé d’Anne, qui me donnait ce renseignement.

Les pèlerins passèrent, ayant au cou leurs grands chapelets ; derrière, il y avait deux vieilles femmes infirmes qui n’avaient pas été guéries, elles, et que des jeunes hommes rapportaient dans leurs bras.

Le lendemain matin, le vieux Corentin, Anne et le petit Pierre, en habits de dimanche, vinrent me reconduire dans le char à bancs de Pierre Kerbras, jusqu’à la station de Bannalec.

Dans le compartiment où je montai, deux vieilles dames anglaises étaient déjà installées.

On me fit passer petit Pierre, sa bonne figure couleur de pêche dorée, à embrasser par la portière, et lui éclata de rire en apercevant un petit chien bull que les ladies portaient dans leur sac de voyage armorié. Il avait pourtant du chagrin parce que je m’en allais ; mais ce petit chien dans ce sac, il le trouvait si drôle, qu’il n’en pouvait plus revenir. Et les vieilles ladies souriaient aussi, disant que petit Pierre était a very beautiful baby.

Et puis ce fut fini de la Bretagne pour longtemps ; j’y avais passé vingt heures, et, le lendemain matin, elle était déjà bien loin de moi…