V


Quel jour extraordinaire fut ce jeudi !

Les événements ne sont jamais tels qu’on les attend. On imagine, on déduit, on suppose avec des prévisions et l’imprévisible survient avec sa réalité.

Papa avait promis à Léo de se rendre chez les Durand vers 17 heures. Il n’oublia pas sa promesse et s’achemina vers leur demeure.

Il nous est revenu pour le dîner avec un visage si épanoui que j’ai pensé tout de suite que Galiret avait fait amende honorable et que mon cher papa voyait ses ennuis fondre comme du sucre.

Il s’agissait bien de Galiret !

Quand il est entré dans le salon, où nous étions tous les quatre, nous avons compris que quelque chose d’anormal se déroulait, mais un anormal joyeux.

— Quelle est la bonne nouvelle ? interrogea maman.

— Tu es allé chez les Durand ? demanda Léo.

— Ne dis rien avant le dîner, papa ! supplia Vincent, je meurs de faim, et nous allons être retardés si on commente ton histoire.

— Raconte, papa, interrompis-je, sans quoi nous dînerons mal, nous mangerons vite, poussés par la curiosité, et rien n’est si mauvais pour l’estomac.

— Monique a raison, riposta papa, et je vais tout de suite vous narrer mon histoire, comme dit Vincent.

Et il s’enfonça dans un fauteuil.

— Vincent, aie un peu de patience et ne fais pas la moue. Quand tu m’auras entendu, tu auras peut-être un peu perdu l’appétit.

— Cela m’étonnerait, murmura Vincent.

Notre père commença :

— Je suis donc allé chez les Durand. Ce sont de bien braves gens. Leur logis est fort accueillant, et ils m’ont reçu à bras ouverts. Pour des parents heureux, ils l’étaient… C’était aussi un accueil déférent. Ils m’ont beaucoup remercié de l’honneur que je leur faisais en venant demander la main de leur fille.

Je regardais papa, qui semblait s’amuser. Je contemplais maman, que cet exorde assombrissait. Léo laissait paraître quelque nervosité et fronçait les sourcils.

Je me contentais de remarquer que papa parlait avec une certaine désinvolture du ménage Durand, ce qui déplaisait passablement au fiancé.

Père n’y mettait plus cette volonté généreuse qui voulait rapprocher les distances. Cela me gênait, parce que j’eusse aimé voir les beaux-parents de Léo au même niveau que l’oncle Galiret.

Papa poursuivait :

— J’estimais excessive la phrase qui qualifiait d’honneur la demande que je venais de faire de la main de sa fille, parce que je me proposais d’employer le même terme. Cela s’est donc terminé par un duo de congratulations, sans pouvoir démêler qui était le plus honoré de nous deux.

— C’est épatant ! s’écria Vincent.

— Quand ce déploiement d’amabilité fut clos, M. Durand me dit : « Maintenant que nous sommes bien d’accord et que je sais que « votre garçon » fait la cour à Berthe pour le bon motif… »

Ah ! que maman accentuait sa mine un peu hautaine en entendant ce langage ! Que Léo était embarrassé et malheureux ! Je soupçonnais même papa d’inventer, ou tout au moins d’exagérer, la manière de s’exprimer du bon Durand. Pourtant, c’était si peu dans ses habitudes que cela me surprenait.

Il continuait :

— … Maintenant, Monsieur Carade, je dois vous avouer que Berthe n’est pas notre fille.

— Oh ! s’exclama maman.

Léo se rapprocha de papa et s’écria :

— Que dis-tu, père ?

— Je répète ce que Durand m’a confié. Durand est parti d’ici alors qu’il avait 15 ans et qu’il était orphelin. Il s’est rendu à Uzès, où il avait une vieille tante, placée chez la comtesse de Dareuil. Il est entré, lui aussi, au château comme jardinier dès qu’il fut revenu d’un apprentissage. Au bout de quelques années, il épousa la lingère. Durant ce temps la comtesse de Dareuil était morte et son fils unique s’était marié. La jeune comtesse mit au monde une petite fille, alors que son mari se tuait dans un accident de cheval. Elle ne put jamais se remettre de ce tragique épisode et languissait sur sa chaise longue. L’enfant était toujours aux mains de la lingère. Sa mère succomba, le château fut loué par les soins du notaire, et les Durand revinrent à Nîmes. Ils gardèrent l’enfant, que personne ne réclamait et que le notaire leur laissa. Elle avait 1 an… C’est Berthe…

Quelle explosion à la conclusion de papa ! Il n’avait pas été interrompu, mais des yeux angoissés l’observaient tandis qu’il parlait.

Léo s’écria :

— J’ignorais ce roman !

— Ces braves gens n’ont pas éclairé la fiancée à dessein, afin que nulle complication n’entrât dans sa vie. L’existence aurait changé complètement pour eux s’ils s’étaient posés comme les domestiques de Mlle de Dareuil.

— Je comprends mieux, prononça maman, son altitude en face de ses parents adoptifs. Ces bons Durand usaient sans doute envers elle d’une sollicitude légèrement respectueuse. L’enfant, inconsciemment, a pris un ascendant qu’elle ne soupçonnait même pas.

Léo, agité, arpentait le salon en répétant :

— C’est incroyable !

Vincent, lui, ne sentait plus la faim qu’il accusait quelques instants auparavant. Il lançait de temps à autre une exclamation amusée ou admirative à l’adresse des Durand :

— Ça, c’est un coup de théâtre ! Quels braves types que ces Durand !

Moi, j’avoue que cette belle histoire ne me et armait pas du tout. Jean Gouve ne pouvait pas supporter la comparaison avec Berthe de Dareuil, et j’étais précipitée seule dans l’abîme. J’espérais que Léo serait mon compagnon dans la mésalliance et que mon rustre de mari deviendrait le digne pendant de la fille du concierge.

Cela m’assombrissait passablement. Je dus accomplir un prodige d’énergie pour être à l’unisson de la joie générale.

Décidément, la vie devenait lourde pour moi. C’en était fait de cette franchise que j’aimais tant, de cette netteté dans la pensée, de ce primesaut qui était ma force et peut-être mon charme.

Je me révélais une jeune fille à doubles sentiments, un visage heureux avec une âme tourmentée.

Nous finîmes par nous asseoir à table, mais Léo aurait voulu presser le service pour courir chez les Durand.

— Je ne pourrais pas dormir de la nuit si je ne vois pas Berthe ce soir.

— Je comprends ton impatience, répliqua papa, mais tu n’en sauras pas davantage que ce que je t’ai rapporté.

Enfin, Léo partit.

Maman montrait de la gaieté, et elle dit :

— Je n’irai pas me reposer avant que Léo soit rentré. J’ai hâte de savoir ce que sa fiancée lui dira.

J’étais tellement lasse de tout ce qui survenait au cours des jours que j’aurais voulu me tapir dans ma chambre, mais, malgré moi, je

tins compagnie à maman pour attendre mon frère.

Son absence ne fut pas longue et nous vîmes arriver deux êtres rayonnants.

Berthe était transfigurée parce qu’elle se savait l’égale de Léo. Ainsi qu’elle nous l’avoua, elle était gênée d’être une intruse dans notre famille. Elle nous voyait dans une situation si éloignée de celle de ses bons parents Durand, qu’elle craignait qu’un jour mon frère ne fût las de ce mariage. Ce n’était pas qu’elle les reniât, la chère créature n’y songeait nullement, elle appréhendait seulement que son mari n’en fût pas flatté.

C’était uniquement à lui qu’elle pensait, et cela voilait son bonheur, car elle aimait profondément ses bons Durand.

Elle ne connaissait pas encore Léo à fond. Ce n’était pas lui, certes, qui aurait dédaigné qui que ce fût. L’avenir le lui aurait appris.

Cependant, les choses étaient mieux ainsi, et c’était sans arrière-pensée qu’elle venait à nous.

Nous ne nous lassions pas de la contempler, tellement le bonheur sertissait sa beauté. Ses gestes plus aisés augmentaient l’harmonie de sa personne, son regard plus assuré trahissait toute son âme.

Elle nous dit :

— J’effectuais des courses, lors de la visite de M. Carade, et quand je suis revenue, père m’a tout de suite prévenue : « Nous avons une communication à te faire, ta mère et moi. — C’est grave ? — Mais non, mais non », me rassura-t-il. J’avais tout de suite pensé à un obstacle à notre mariage, avoua Berthe en rougissant. Mon père sortit et revint avec quelques papiers dans la main. Il était suivi de mère. « Ma petite Berthe, me dit-il, M. Carade sort d’ici pour demander ta main pour son fils. Tu vas entrer dans une des premières familles de Nîmes. Mme Carade est apparentée à la noblesse de la ville. » Je ne répondis rien. Je me sentais heureuse en pensant à Léo, mais j’étais un peu désolée de savoir que je serais peut-être déplacée dans votre milieu.

Il y eut des protestations spontanées et aimables de nous, et principalement de Léo. Cela lui valut le plus doux regard de sa fiancée.

Après cette interruption, elle poursuivit :

— Il est temps de t’avouer, ma chère Berthe, reprit celui que j’appelais mon père, que tu n’es pas notre fille. — Comment ! » J’étais si ahurie que je ne pus lancer que cette exclamation. Je restais sans un mot, pétrifiée par cette révélation qui me faisait croire à un accès de démence. Je n’osais même pas poser une question. Je reportai les yeux sur ma mère, et je la vis si calme, si attendrie, que je compris que mon père disait la vérité. Il continua son explication : « Mme la comtesse de Dareuil, ta chère maman, était si désespérée par la mort de Monsieur ton père qu’elle n’a pu résister. Ma femme t’a emmenée, sur les conseils de ton notaire, parce qu’elle t’avait toujours soignée et que ta maman l’avait recommandé. Nous ne t’avons jamais parlé de ces choses, sur la défense expresse de Mme la comtesse. Elle ignorait ce que serait ton caractère et voulait que tu sois heureuse entre nous deux. Le notaire a pensé que nous te dévoilerions ta personnalité au moment de ton mariage, ou bien quand tu aurais atteint 21 ans. Tu as trouve un fiancé qui te plaît et qui convient aussi à ton notaire, et nous accomplirons aujourd’hui ce que le devoir nous impose. Tu recevras la visite de Me Bocque, qui t’éclairera sur ta situation financière. » Mon père se tut. J’étais fort émue par ce qu’il me révélait. Je me souviens de leurs bons soins, de leur tendresse et de l’éducation qu’ils essayaient de me donner, en se rappelant celle de ma pauvre maman. Je n’ai pas besoin de vous dire quelle fut ma curiosité concernant mes parents. J’étais avide du moindre détail, et quand Léo est venu, nous déroulions le passé…

Berthe cessa de parler. Nous l’écoutions avec émotion. Maman la plaignit d’être restée orpheline, mais en même temps elle loua les Durand, si sages dans leur conduite et si désintéressés dans leur dévouement.

Léo rayonnait de plus en plus. Il était assis auprès de Berthe et il contemplait sa beauté. Elle était vraiment toute grâce, et ses yeux bruns, si expressifs, étaient une caresse. Ses mains, quoique abîmées par les travaux managers, conservaient leur dessin si pur, et ses doigts effilés jouaient avec les grains d’un tôlier modeste. Son visage éclairait le salon de sa joie lumineuse.

Sauf moi, tout le monde jouissait de cette surprise. Je ne pouvais que déplorer cette nouvelle situation parce qu’elle me précipitait dans un état d’infériorité. Il ne me sembla guère possible de sauter hors du cercle qui se rétrécissait autour de moi.

Maintenant que Berthe se sentait mon égale, elle se rapprocha de moi et eut la gentillesse de me dire combien je lui étais sympathique. J’en fus très touchée. Elle me demanda si je serais libre le lendemain, m’offrant de m’accompagner dans une promenade, car elle savait par Léo que j’aimais arpenter les jardins. Je ne pouvais guère refuser, bien que cela ne me sourit point. J’avais tellement besoin de solitude qu’une présence me contrariait. Faire des frais de politesse me pesait. Cependant, je ne voulus pas montrer de la mauvaise volonté et j’acquiesçai. Il fut entendu que nous ferions une bonne course. Je devais la prendre chez les Durand, qui habitaient rue des Marchands.

J’allai la reconduire avec Léo. Il était tard, bien qu’aucun de nous n’eût sommeil.

Je l’embrassai lorsque nous la quittâmes devant sa porte, mais Léo n’osa que lui baiser la main. Pendant le trajet, il me vanta les qualités de sa fiancée. C’était une antienne commune à tous les amoureux, et je l’écoutai non sans indifférence.

Pendant que mon frère renforçait le panégyrique de celle qu’il aimait, je me disais que j’allais annoncer la nouvelle de mes fiançailles, mais que je ne me perdrais en aucune louange sur mon futur mari.

Léo me demanda :

— Tu t’entendras avec Berthe ?

— Je m’entends avec tout le monde.

— C’est une garantie !

Il y eut une minute de silence et mon frère reprit :

— À propos, et ce monsieur qui t’avait demandé son chemin, tu l’as revu ?

Je ne m’attendais pas à cette question et elle me laissa très décontenancée. Très rapidement, je pensai que si je répondais négativement, Léo, quelques jours après, me taxerait d’hypocrite, et si je disais la vérité ce soir, cela donnerait lieu à des complications. J’eus vite fait de choisir. Il valait mieux pour chacun de nous que j’éludasse cette question, ce que je tentai de faire.

— Nîmes est une ville très étendue, les rencontres sont rares.

Léo me regarda curieusement, mais je restai impassible.

Nous arrivions d’ailleurs à la maison.

Quand nous entrâmes, nos parents étaient encore dans le salon à s’entretenir des fiançailles de leur fils. Maman dit à Léo :

— Tu ne pressentais rien de ces événements ?

— Rien du tout.

— Ces Durand ont été étonnants.

— Remarquables, confirma Léo.

— Ce que je trouve surtout remarquable, m’écriai-je, c’est que l’instinct de Léo l’ait conduit à choisir parmi les jeunes filles de la ville celle dont l’histoire ressemble à un conte de fées. Je suppose que les imaginations de l’endroit vont pouvoir s’exercer. Le faire-part de ton mariage aura du succès, mon cher ! ajoutai-je en souriant à l’intéressé.

Personne n’avait encore pensé à ce détail. Je déclenchai quelques réflexions amusées, puis nous nous séparâmes pour le repos.

Le lendemain, vers 14 heures, je partis pour la promenade que je devais effectuer avec Berthe.

Je trottais dans la rue des Lombards, de mon pas élastique et long. Mes talons sonnaient. Le soleil était clément, nullement dur. J’arrivai sur la place aux Herbes. Là, je crus voir Jean Gouve. Mon cœur s’arrêta. Je le crus du moins, mais je le sentis tout de suite battre de nouveau, ce qui me rassura.

Je m’enfilai vite vers la rue des Marchands, et tant pis pour Jean Gouve, si c’était lui.

Je sonnai à la porte des Durand, et ce fut Mme Durand qui vint m’ouvrir. À voir son visage placide, un peu moutonnier, je devinai tout de suite qu’elle était une brave femme.

— Entrez, Mademoiselle ; Berthe va être prête sans tarder.

Elle m’entraîna dans une pièce demi-salon, demi-bureau, où M. Durand s’occupait de reliure. C’était sa distraction favorite, et elle lui rapportait. De plus, elle l’instruisait aussi, parce qu’il lisait tous les livres qui passaient entre ses mains. Je trouvais cela fort intelligent, parce qu’il n’avait rien à débourser pour lire les bons auteurs, car d’habitude on ne fait pas relier les nullités.

Je le connaissais mieux, lui, et nous nous serrâmes la main, comme de vieux amis.

— Nous sommes bien contents, me dit-il, du bon mariage de Berthe. M. Léo est un homme sérieux, dont on ne pense que du bien, et M. et Mme Carade ont une belle place dans la ville.

J’étais ravie de ces appréciations, bien qu’une ombre noire, projetée par Jean Gouve, les altérât un peu.

— Nous sommes bien heureux, nous aussi, ripostai-je, que Léo ait remarqué Berthe.

— Oui, et heureusement qu’il l’a rencontrée chez Mme de Lorbel, sans quoi il ne serait pas venu la chercher au foyer d’un concierge.

Il rit joyeusement, ce qui me permit de ne pas répondre. Mme Durand murmura :

— Quand un mariage doit se faire, le ciel s’en mêle. Et vous, Mademoiselle Carade, à quand votre tour ? Quand sonnera-t-on pour le vôtre ?

Je frissonnai en songeant que les cloches assisteraient aussi à ma honte.

Berthe survint. Elle était ravissante. Une robe de toile bleu pastel, d’une simplicité qu’elle rehaussait. Une capeline de paille claire ombrageait son front. Sa minceur élégante était d’une distinction que je ne pouvais comparer à nulle autre.

Mme Durand s’écria :

— Comme elle ressemble à Mme la comtesse !

Nous nous en allâmes, et Berthe me dit :

— Depuis que mes parents Durand ont révélé l’énigme de ma vie, nous parlons beaucoup maman. Il semble que mère soit heureuse de s’épancher enfin, car elle ne tarit pas de rappeler ses souvenirs, et si cela m’attendrit, j’éprouve en même temps bien des regrets. Pourtant, ce n’est pas le moment de me montrer triste, puisque je vais avoir une nouvelle famille dans la vôtre.

Je souris en lui répondant :

— Soyez assurée que nous vous aimons beaucoup.

— Merci, ma chère Monique. De mon enfance il y a des faits dont je me souviens. D’abord, je me vois dans une grande maison : un gros chien me suit. Puis une dame en blanc, étendue sur une chaise-longue dans un jardin ; mais, ces choses, je croyais les avoir rêvées.

Berthe devenait mélancolique, et je ne le voulais pas. Je la trouvai fort heureuse, malgré sa situation d’orpheline. Qu’eût-elle dit si elle avait pénétré mes pensées ?

Nous suivions machinalement la rue du Général-Perrier. Devant le théâtre et la rue Molière, nous ne pûmes faire autrement que de parler de cet auteur, ce qui détourna la conversation.

Ce petit intermède nous tint compagnie pendant toute la rue Boissier. Nous atteignîmes le quai de la Fontaine par la place A.-Briand, et nous ralentîmes l’allure. J’aurais voulu maintenant me soustraire à la visite du jardin. Je l’avais décidément pris en grippe depuis mon entretien avec Jean Gouve. Il fallait surmonter cette faiblesse. Si l’on s’enfuyait des lieux où l’on a éprouvé des ennuis, peu d’endroits résisteraient.

Le beau jardin s’ouvrait devant nous. Un recueillement nous saisit. Après les bruits de la rue, c’était soudain le calme bienfaisant Les arbres commençaient déjà à subir les atteintes de la chaleur, mais leur ombre était encore épaisse.

Leurs feuilles dispensaient de la fraîcheur parce qu’une brise légère les agitait. On entendait le faîte des plus élevés bruire mollement. À travers les branches passaient des rayons furtifs, comme des éclairs d’or.

Malgré ces attraits, ce cadre devenait pour moi un paysage de dépression. Je n’avais plus de stabilité. Ordinairement, cette paix me parlait, mais aujourd’hui ce silence était mort. Et pourtant les mêmes amis étaient là : fleurs, arbres, oiseaux, statues, mais je n’entendais et ne voyais rien.

Nous avancions à petits pas, en parlant de toilette. Quel sujet pimpant pour des jeunes filles ! J’oubliai quelque peu mon effrayante aventure et, avec une grande liberté d’esprit, j’exposai mes goûts. Puis, tout à coup, je pensai que ma coquette élégance ne serait appréciée que d’un mari que je détestais, et mon enthousiasme tomba.

Et, en face d’un tournant, je me vis en face de Robert Darèle. Il salua en s’arrêtant, parce que nous étions trop près l’un de l’autre pour ne pas échanger quelques mots.

— Bonjour, Monsieur. Vous vous promenez ?

Quelle banalité dans ces paroles ! Pourquoi interrompre le rêve d’un passant par une question aussi stupide ?

Son visage trahissait la joie de me rencontrer. J’aurais voulu que Jean Gouve passât.

Je présentai mon ami d’enfance à Berthe :

M. Robert Darèle. Mlle Berthe de Dareuil.

Il eut un sursaut. Sans doute reconnaissait-il la fille du bon Durand, et ce nom le déroutait.

J’ajoutai :

Mlle de Dareuil est la fiancée de mon frère.

Il s’inclina en disant :

— Léo ne m’avait pas encore annoncé ses fiançailles.

— Elles datent d’hier, répondis-je.

Pour se convaincre du nom de Berthe, il demanda en hésitant :

— Êtes-vous parente, Mademoiselle, du comte de Dareuil, tué dans un accident de cheval au cours d’une période militaire, il y a une vingtaine d’années ?

— C’était mon père, Monsieur, et je suis née un mois après sa mort. Je sais toutes ces choses depuis peu de temps…

— Je regrette de raviver un tel souvenir, mais, dans ce cas, mon père était condisciple du vôtre, et même petit-cousin.

— Oh ! m’écriai-je, quelle bonne surprise !

— J’en suis ravie, prononça Berthe. C’est la première fois de ma vie que j’entends parler d’une parenté, aussi éloignée fût-elle. J’en suis fort émue.

Le visage de Berthe était bouleversé, celui de Robert manifestait quelque curiosité. Il ne comprenait pas très bien la corrélation qui pouvait exister entre les Dareuil et la fille de Durand. Ce n’était pas le moment de le lui expliquer, en pleine rue, et je me contentai de jouir de l’embarras d’une question qu’il n’osait formuler.

Il dit pourtant avec beaucoup de chaleur :

— Mon père sera heureux de parler de Monsieur votre père, et, pour mon compte, je serai enchanté d’avoir Léo comme cousin. Notre amitié en sera d’autant plus cimentée.

Quel regard me lança cet aimable jeune homme ! Il était tout pétri de joie. Ses traits rayonnaient. Naturellement, mon esprit s’assombrissait à mesure que le sien voyait le rapprochement qui se dessinait entre nos deux familles.

Il s’imaginait, le pauvre, que je l’épouserais ! Ah ! si je l’avais pu, je n’aurais pas hésité, et je lui aurais rendu regard pour regard, mais il fallait être honnête et esquiver la tentation ; mes yeux se détournèrent donc le plus tôt possible. Je pense que je devais avoir un air sournois du plus bel effet.

Robert Darèle, radieux, nous quitta. La poignée de main qu’il me donna fut longue et expressive.

Je fus un moment à me remettre de cette rencontre, et ce fut la question que me posa Berthe qui me réveilla de mes réflexions plus ou moins pénibles.

— Vous paraissez contrariée d’avoir causé avec ce jeune homme ?

— Oh ! détrompez-vous, il m’est fort sympathique. Nous avons renouvelé connaissance ces jours derniers.

— Suis-je indiscrète en vous disant que ce monsieur vous contemplait avec extase ?

— Vous croyez ? Cela ne veut rien dire. C’est toujours une contenance que prennent les jeunes gens, répondis-je avec une indifférence qui me prouvait mon hypocrisie.

— Je suis très sûre que c’était autre chose qu’une simple contenance, repartit gaie Berthe.

— Il est vrai que vous avez l’expérience ces états du cœur, répliquai-je en riant.

J’étais furieuse en pensant que je scandaliserais ma famille, tous nos amis, en repoussant une alliance avec les Darèle. Au lieu de fusionner avec Berthe et Léo, j’allais prendre un chemin ridicule, effroyable, où je sentais déjà les épines et les pierres.

— Quelle curieuse coïncidence, reprit Berthe, que mon père et M. Darèle aient été bons amis ! Me voici nantie de cousins inattendus.

— Votre notaire vous a entourée d’énigmes.

— C’était sans doute le vœu de maman. Les bons Durand, dont elle connaissait le cœur, se sont contentés de m’aimer comme leur maîtresse le désirait. Ils n’auraient eu garde de prendre l’initiative de rechercher une parenté, de peur que l’on ne m’arrachât à eux. J’ai vécu sous le nom de Berthe Durand, et les compagnes du cours que j’ai fréquenté ont été vite abandonnées, parce que mère ne tenait pas du tout à ce que je me lie avec d’autres jeunes filles. Cela m’étonnait parfois, mais je le comprends mieux maintenant. La pensée de maman les dirigeait. Enfin, Mme de Lorbel m’a invitée à venir chez elle pour faire partie des chœurs de la cathédrale. Jusque-là, jamais je n’étais entrée dans une famille.

— C’est bien heureux que Léo vous ait vue là !

J’avais beaucoup de mal à ne pas me montrer nerveuse. Je trouvais que tout allait bien pour tout le monde, excepté pour moi.

Le beau jardin me parut encore une fois désespérant. Je n’y découvrais plus aucun charme, et pourtant quelles délices j’y avais ressenties à m’y promener en des temps plus calmes.

Jamais je ne me lassais d’en faire le tour, admirant tous les coins en détail, les miroirs d’eau répétant le ciel, les arbres penchés vers les promeneurs, les statues ressortant sur la verdure. Il se dégageait une telle paix de cette féerie que le rêve venait spontanément vous escorter.

Que de fois aurais-je voulu m’endormir au milieu de ces clairs bosquets où les oiseaux, sans crainte, vous accompagnaient de leur ramage !

— Comme vous êtes silencieuse, Monique !

Je me redressai. J’étais dans un merveilleux jardin qui devait inciter à la grâce, au sourire, à la sérénité.

Je répondis :

— Le calme qui règne ici appelle le silence.

— C’est vrai, convint Berthe, mais il est agréable aussi d’échanger des points de vues. Nous avons à faire connaissance, et, de plus, je suis un peu grisée d’avoir une amie de mon âge. J’ai tant de choses à vous dire sans pouvoir les formuler ! Il est vrai que les idées se chevauchent un peu dans mon cerveau, parce que, depuis hier, tant d’événements sont survenus.

Elle parla. Je l’écoutais mal. Depuis que j’avais rencontré Robert, je n’étais plus à mon aise. Un voile gris m’entourait, et je ne voyais plus la vie qu’à travers ce brouillard terne. Tout à coup, je dis :

— Il est temps que je rentre. J’allais oublier que je dois aller voir une amie souffrante. Elle habite rue Titus. Reprenons le même chemin, si cela ne vous ennuie pas.

Berthe n’éleva aucune objection. Après un dernier regard aux charmants bosquets La Fontaine, nous prîmes la voie du retour.

J’essayai de paraître pleine d’entrain, ne voulant pas passer pour fantasque aux yeux de ma future belle-sœur.

Mes efforts furent pénibles. Enfin, je gagnai la rue Titus, et je quittai Berthe après des adieux tendres entre elle et moi. Elle poursuivit sa route en pressant le pas, et je sonnai à la porte de mon amie, plutôt pour l’acquit de ma conscience que pour ma satisfaction. Je n’avais aucun désir de voir quelqu’un, et, heureusement pour moi, elle n’était pas là.

La domestique m’assura que Mademoiselle regretterait bien, et, du bout des lèvres, je prononçai la même formule de politesse.

Avec soulagement, je me dirigeai vers la maison par des rues détournées.

Maman était dans le salon, et j’y entrai pour m’installer avec accablement dans un fauteuil.

— Tu parais lasse ?

— Je suis morte, et cependant nous avons eu une surprise qui devrait me ressusciter.

— Quoi donc ?

— Les Darèle ont une parenté avec Berthe.

— Est-ce possible ? s’écria maman. Raconte-moi cela tout de suite.

J’entamai le récit de notre rencontre, et maman en fut vivement intéressée.

— Cela situera tout de suite la femme de Léo. Quelles bizarres circonstances ! J’envisageais le mariage de ton frère avec effroi, et aujourd’hui je suis enchantée qu’il ait remarqué cette charmante jeune fille.

Il y eut un silence, et maman me dit :

— Tu es contente aussi ?

— Assurément.

— Tu n’as pas l’air enthousiaste ?

— Je pensais qu’il faudrait que j’aie le numéro en mari équivalent à Berthe, et cela ne sera pas commode.

— Mais si ! La ville fourmille de jeunes gens très bien…

— Voire !

— Tu es donc si difficile ?

— Moi ?

Que dire, mon Dieu ? Je ressemblais à un agneau. J’avais la tête du sacrifice. Oh ! ce Jean Gouve avec l’oncle Galiret ! Quel écrasement j’aurais voulu faire d’eux !

Je me demandais si je ne devais pas tout avouer à maman. L’heure était propice. Mais je prévis une scène si pathétique que je reculai.

Maman me serrerait sur son cœur en pleurant et me défendrait de me sacrifier. Je résisterais, et papa serait tourmenté au plus haut degré, tout en essayant de le cacher.

Non, il fallait me taire, et non pas marchander avec mes sentiments filiaux.

— Je ne suis pas difficile du tout, dis-je avec fermeté. Je dirai même que le genre distingué ne me plaît pas beaucoup. Un homme un peu fruste ne me fait pas peur. Il ferait même quelques fautes de langage, que cela m’amuserait. Tu vois que je ne vise pas le snob. Dans la vie, il faut bien s’étudier, afin de savoir avec qui l’on peut être heureux, et je sens que le bonheur, pour moi, serait au un être sans manières, tu sais, un de ces messieurs qui dit : « Vot’ demoiselle » ou bien encore qui sourit dans le récepteur du téléphone en répondant : « Je vais dire à Mme Carade qu’elle vienne vous causer. » Au moins ainsi, on est à l’aise, et on n’a pas besoin de se surveiller, alors…

Maman m’interrompit en gémissant :

— Tu es folle !… Que signifie ce verbiage incohérent ?

— Comment, incohérent ? Je dis les choses telles que je les pense. Crois-tu donc que les conventions mondaines soient toujours intéressantes ? Je ne puis m’en accommoder. Je force ma nature à tout instant, et celui que j’épouserai sera un primitif, un bon garçon au nez en l’air, avec des mains peu soignées… Il sera brun et il aura…

— Ma petite fille, j’aimerais bien que cette plaisanterie cessât. Tu me fais un peu peur.

— Pauvre petite maman ! Je réponds bien mal à la peine que tu as prise pour m’élever ! Je relève sans doute d’une hérédité que tu ignores. J’ai le don de vulgarité.

— Oh !

— Il faut parler franc…

— Toi qui avais tant de répulsion pour les choses communes, comment as-tu pu te transformer à ce point ? Je ne te reconnais plus.

— La vie, maman, la vie. Quand on avance en âge, on s’observe, et puis, un jour, on se voit telle que l’on est, et je suis vraiment trop franche pour te dissimuler ma pensée.

Je me tus, effarée devant mes horribles mensonges. Maman m’examinait avec des yeux angoissés, et, le deuil dans le cœur, je me disais que j’avais bien travaillé pour préparer ma pauvre maman à ce qui se passerait.

Sur ces entrefaites, mon frère rentra, et je lui racontai sans tarder la rencontre de son ami Darèle et la surprise qui avait suivi. Léo restait abasourdi, sans comprendre d’abord. Puis, quand il saisit la vérité, il s’écria :

— Que je suis content pour Berthe !