Madame Jules Fournier (2p. 44-52).

POURQUOI PAS UN CANADIEN ?[1]



Le nouveau professeur de littérature à Laval vient d’inaugurer ses cours.

Nous ne voulons pas le juger ici. Quelle que soit l’impression qu’il ait produite lundi dernier, on n’en saurait évidemment tirer de conclusion rigoureuse.

Disons pourtant que nous n’avons rien observé, dans sa première leçon, qui fût de nature à nous faire douter de sa compétence. La chaire de littérature de Laval — ainsi que la chose, du reste, est naturelle — n’a pas encore connu un seul professeur de premier ordre ; mais elle n’a jamais, par contre, été le refuge de sujets entièrement médiocres ou inférieurs. Elle a toujours eu pour titulaires des hommes instruits, d’un esprit méthodique et largement compréhensif ; quelques-uns d’entre eux avaient l’avantage d’un style brillant, tous s’exprimaient avec élégance et clarté. Nous n’avons nulle raison de croire que M. du Roure viendra interrompre une aussi remarquable série.

Cette déclaration nous met singulièrement à l’aise pour transcrire ici une réflexion que nous nous faisions l’autre soir tout en écoutant disserter le nouveau professeur. C’est à savoir que l’on ne dira jamais assez jusqu’à quel point il est regrettable que cette chaire, à Laval, ne soit pas occupée par un Canadien au lieu de l’être par un Français.

Vous connaissez trop les sympathies du Nationaliste à l’endroit de la France et des Français pour pouvoir penser que cette idée, chez nous, provienne du moindre sentiment gallophobe. Encore moins supposerez-vous qu’elle s’inspire d’une confiance exagérée dans la valeur de nos compatriotes.

Nous demandons seulement — laissant de côté toute préoccupation chauvine et tout préjugé — s’il ne serait pas préférable que notre unique chaire de littérature eût pour titulaire un homme de notre pays.

Pour nous, au seul point de vue, encore une fois, de la qualité de l’enseignement, nous croyons qu’homme pour homme, science pour science et talent pour talent, c’est le Canadien qui vaudrait le mieux.

S’il s’agissait de mathématiques, sans doute le professeur étranger, toutes choses étant égales d’ailleurs, serait-il aussi utile que le professeur de chez nous.

Mais il en va autrement pour la littérature, qui est un art bien plus qu’une science, et dont l’enseignement ne saurait ignorer, sans d’énormes inconvénients, le pays où il se pratique.

On peut fort bien enseigner l’algèbre ou la trigonométrie sans autre appoint que des notions de science pure ; on ne saurait professer convenablement la littérature à moins de connaître — outre les conditions générales du pays — le développement intellectuel et, surtout, le tempérament, la mentalité et ce que nous oserions appeler la « psychologie » du public auquel on s’adresse.

Il y a là, dans ce dernier point seulement, pour le Français qui pour la première fois met les pieds sur nos rives, un problème effroyablement complexe, et qu’en dépit de tous ses efforts il ne pourra peut-être jamais débrouiller tout-à-fait. Ayant vécu jusque-là dans une société différente, fait à des manières différentes de voir et de sentir, il est, par certains côtés de son organisation cérébrale et nerveuse, infiniment éloigné de nous. Il l’est tellement que, malgré toute son intelligence et toute sa pénétration psychologique, il ne parviendra jamais à nous comprendre. Jamais un homme, quoi qu’il fasse, ne pourra « s’extérioriser » au point d’imaginer avec exactitude des sentiments ou des états d’âme qu’il n’a pas ressentis lui-même, au moins à un certain degré.

Il y a un siècle et demi que nous sommes séparés de la France. Au cours de cette période, combien d’événements n’avons-nous pas traversés auxquels les Français de France sont forcément restés étrangers ! Combien de choses nous ont passionnés dont ils ne pouvaient même pas soupçonner l’existence ! L’histoire, un climat différent, un autre gouvernement, une autre civilisation, les mille causes diverses, les mille influences mystérieuses qui pendant ces cent cinquante ans ont pesé sur la race, tout cela nous a façonné une mentalité spéciale, qui peut être bonne ou mauvaise, mais qui n’est plus, dans tous les cas, la mentalité des Français de France.

Le même enseignement ne saurait donc s’appliquer exactement, et avec les mêmes fruits, en France et au Canada, et c’est là, pour le professeur étranger, un premier obstacle.

Ce n’est pas le seul.

⁂ Même plusieurs mois après son arrivée, il n’a encore qu’une idée infiniment vague des connaissances et de la culture générale de son public, et c’est pourquoi il est si souvent obligé, dans ses dissertations, d’avancer pour ainsi dire à tâtons, partagé entre la crainte de n’être pas compris et celle d’insister ridiculement sur des détails connus.

⁂ Et — troisièmement et enfin — c’est surtout dans les cours que cette faiblesse s’accusera.

M. du Roure donnait l’autre jour à ses élèves le sujet de devoir que voici : — Un correspondant vous écrit que d’après lui la langue française perd du terrain tous les jours et qu’elle est sûrement à la veille de disparaître tout à fait dans le monde. Réfuter cette opinion.

Vous imaginez d’avance les travaux que les élèves pourront bien remettre là-dessus. Généralités, lieux communs archifanés, développement pompeux, voilà tout ce qu’ils vont accumuler dans leur devoir de la semaine prochaine. On aurait mauvaise grâce à le leur reprocher. Les sujets comme ceux-là sont un encouragement à l’écriture banale et prud’hommesque, une prime à la nullité solennelle et redondante. Il n’y a pas de plus sûrs poisons pour tuer dans un esprit toute idée personnelle et toute originalité.

Supposez au contraire un professeur au fait des choses du pays et qui aurait dicté le canevas suivant :

Un Français de France, après avoir séjourné quelques semaines à Montréal, vous écrit que d’après lui la langue française au Canada est complètement corrompue, et qu’elle est même à la veille de disparaître tout à fait. Réfuter cette opinion.

On admettra qu’un canevas comme celui-ci serait bien plus que le premier de nature à provoquer chez l’élève un effort fructueux. Avec un sujet aussi circonscrit, portant sur des faits qui sont pour lui d’étude facile, celui-ci courrait beaucoup moins de risques de se perdre dans les déclamations nuageuses.

Il pourrait par exemple, dans son plaidoyer en faveur du parler canadien-français, d’abord concéder les fautes réelles ; puis justifier certaines expressions créées ou adoptées pour exprimer des choses qui n’existent pas en France ; enfin rappeler les circonstances difficiles malgré lesquelles le français a pu se maintenir ici et la situation relativement florissante qu’il occupe aujourd’hui dans le pays. Ce sont là toutes choses qu’il connaît, auxquelles il est capable de s’intéresser, et qui, loin d’être à ses yeux de vagues abstractions, lui représentent au contraire des réalités concrètes, et pour ainsi dire tangibles.

Voilà deux sujets de composition. Dites maintenant lequel vous paraîtrait le plus propre à développer chez l’élève la réflexion personnelle, c’est-à-dire le travail qui est en même temps à la base, au centre et au sommet de toute formation littéraire sérieuse.

⁂ L’Université Laval compléterait utilement son œuvre le jour où elle pourrait enfin installer dans cette chaire un titulaire canadien. Les professeurs qu’elle y a appelés depuis dix ans ont sans doute fait un grand bien, et nous ne saurions trop rendre hommage à leur mérite. Nous croyons cependant qu’il n’y aura jamais qu’un homme de chez nous pour nous donner, à Montréal, non pas un cours ou une conférence qui conviendrait à un auditoire de Paris ou de Lyon, mais un travail parfaitement adapté aux exigences particulières de notre esprit.

On ne connaît personne parmi les nôtres qui pourrait entreprendre aujourd’hui cet enseignement difficile. Il ne tient qu’à nous, cependant, de modifier à notre avantage cette situation. Il est tels de nos publicistes qui auraient pu faire des professeurs distingués. Il ne leur a manqué pout cela que la formation des grandes universités. La plupart, sinon tous, sont engagés aujourd’hui trop profondément dans d’autres voies pour songer à s’orienter vers la carrière des lettres.

Par contre, on n’aurait pas à chercher bien longtemps parmi les jeunes hommes d’aujourd’hui pour en trouver quelques-uns qui soient à la hauteur de cette ambition, et, de plus, disposés à y consacrer leur vie.

Qu’on les envoie aux sources de l’enseignement, et nous aurons en eux, quand ils nous reviendront, des professeurs dont nous aurons lieu d’être fiers. Ils nous donneront alors ce que nous n’avons pas encore connu, c’est-à-dire un enseignement littéraire parfaitement conforme à nos besoins.

Ce seul espoir vaudrait que nous tentions l’entreprise.

⁂ Mais il y a plus.

Quoi qu’il arrive, nous savons d’avance que nos cousins d’outre-mer ne feront jamais à l’Université Laval de Montréal le cadeau d’un homme de très haute valeur. Or, cet homme, ne pourrions-nous pas le trouver peut-être un jour parmi ceux des nôtres que nous aurions envoyés étudier là-bas ?

Aussi bien doués, par ailleurs, que les Européens, nos compatriotes se seraient fait, selon toute vraisemblance, par leur contact avec deux civilisations, par leur plus vaste expérience des hommes et des choses, un esprit à la fois plus ouvert et plus positif. Rien n’empêcherait donc que ne se révélât un jour parmi eux un esprit réellement supérieur, qui illustrerait non-seulement la modeste chaire de Laval, mais toute la race canadienne-française.

Et du reste, quand nous n’aurions réussi qu’à former un certain nombre d’hommes instruits et cultivés, nous n’aurions perdu ni notre temps ni nos peines. Car ces hommes, au contraire des professeurs actuels, ne nous quitteraient pas au bout de deux ou trois ans pour retourner en Europe. Ils resteraient chez nous. Ils continueraient de nous faire profiter de leur science et de leurs talents. Ils répandraient de plus en plus dans notre population le goût des choses de l’esprit, les préoccupations intellectuelles. Ils créeraient ici, enfin, le foyer de culture qui nous manque, et dont tous les bons patriotes rêvent depuis si longtemps la naissance…

  1. Nationaliste, 21 novembre 1909.