Madame Jules Fournier (2p. 162-195).

LA LANGUE FRANÇAISE AU CANADA

PREMIÈRE LETTRE[1]


Mon cher confrère,

En refermant, tantôt le livre que vous venez de consacrer aux maladies du parler canadien-français, je songeais involontairement à ce chapitre de Maria Chapdelaine, le roman déjà fameux de Louis Hémon, où l’auteur met tour à tour en scène, au chevet de la mère Chapdelaine mourante, le médecin de Mistook et le rebouteur de Saint-Félicien.

Cela se passe, comme sans doute vous le rappelez-vous, dans les régions de colonisation, tout au fond des forêts du lac Saint-Jean. Depuis quatre jours, la pauvre vieille est au lit ; depuis quatre jours, elle souffre horriblement. Il faut faire vingt-deux milles pour trouver le plus proche médecin, et l’on ne s’est décidé que ce matin à l’aller chercher. Enfin, le voici qui arrive.

Le père Chapdelaine, ayant dételé et soigné son cheval, rentra dans la maison à son tour. Il s’assit à distance respectueuse avec ses enfants pendant que le médecin remplissait ses rites. Ils pensaient tous :

« Maintenant on va savoir ce que c’est, et il va lui donner de bons remèdes… »


Mais quand l’examen fut fini, au lieu d’avoir recours de suite aux philtres de son sac, il resta hésitant et se mit à poser des questions sans fin. Comment cela avait commencé, et de quoi elle se plaignait surtout… Si elle avait déjà souffert du même mal… Ses réponses ne semblèrent pas l’éclairer beaucoup ; alors il s’adressa à la malade elle-même, mais n’obtint d’elle que des indications vagues et des plaintes.

— Si ça n’est rien qu’un effort qu’elle s’est donné, fit-il à la longue, elle guérira toute seule : elle n’a qu’à rester au lit sans bouger. Mais si c’est une lésion dans le milieu du corps, aux rognons ou ailleurs, ça peut être méchant. Il sentit confusément que le doute où il restait plongé désappointait les Chapdelaine, et voulut rétablir son prestige.

— Des lésions internes, c’est grave, et on ne peut rien y voir. Le plus grand savant du monde ne pourrait pas vous en dire plus long que moi. (P. 201 et 202.)

Mécontente du médecin, la famille fait appeler un rebouteur.

C’était un petit homme maigre à figure triste, avec des yeux très doux. Comme toutes les fois qu’on l’appelait au chevet d’un malade, il avait mis ses vêtements de cérémonie, de drap foncé, assez usés, qu’il portait avec la gaucherie des paysans endimanchés. Mais les fortes mains brunes qui saillissaient des manches avaient des gestes qui imposaient la confiance. Elles palpèrent les membres et le corps de la mère Chapdelaine avec des précautions infinies, sans lui arracher un seul cri de douleur, et après cela il resta longtemps immobile, assis près du lit, la contemplant comme s’il attendait qu’une intuition miraculeuse lui vînt.

Mais quand il parla, ce fut pour dire :

— Vous avez-t-y appelé le curé ? Il est venu… Et quand c’est qu’il doit revenir ? Demain… C’est correct.

Après un nouveau silence, il avoua simplement :

— Je n’y peux rien… C’est une maladie dans le dedans du corps, que je ne connais pas. Si ç’avait été un accident, des os brisés, je l’aurais guérie. Je n’aurais rien eu qu’à sentir ses os avec mes mains, et puis le Bon Dieu m’aurait inspiré quoi faire, et je l’aurais guérie. Mais ça c’est un mal que je ne connais pas. (P. 209 et 210.)

Le médecin de Mistook et le rebouteur de Saint-Félicien ! Je ne dirai jamais assez combien, pour ma part, j’aime leurs figures candides et raisonnables, combien je suis touché de leur bon sens et de leur modestie. Ils ne possédaient, je crois bien, l’un et l’autre qu’une science assez médiocre. Du moins savaient-ils en apercevoir les limites et s’y tenir ; en quoi l’on avouera qu’ils ne faisaient point preuve d’une médiocre sagesse. Ayant pu dès longtemps mesurer tout ce que présente de difficile et d’incertain, d’obscur et de mystérieux, l’étude des phénomènes même les plus ordinaires, ils y avaient gagné, avec le doute salutaire, une heureuse défiance d’eux-mêmes et de leurs moyens. C’est le premier et le plus précieux éloge qu’on puisse leur adresser, c’est malheureusement, je crains, le dernier qu’on puisse faire de vous à l’occasion de votre récent travail.

J’ai beau chercher, en effet, parmi les écrivains et les savants de tout genre, du plus humble au plus illustre, je ne trouve personne qui, en présence d’un problème aussi grave et aussi complexe, ait jamais marqué moins d’embarras, ait eu jamais l’affirmation plus volontiers et plus facilement tranchante. Non jamais, je l’atteste, jamais auteur, à ma connaissance, n’avait encore montré, en un pareil sujet, autant de calme assurance et de tranquille certitude. Foin du docteur de Mistook et de son rival le rebouteur ! Appelés tous deux à guérir la mère Chapdelaine, loin de la sauver ils n’avaient même pas su lui dire de quel mal elle se mourait. Au chevet d’une autre malade, qui s’appelle la Langue française au Canada, et dans un cas non moins obscur s’il n’est pas tout à fait aussi grave, vous allez, vous, leur apprendre ce que c’est qu’un véritable guérisseur. En un clin d’œil, vous aurez non-seulement pénétré à fond le mal qui mine sourdement la malheureuse, — sa nature, ses causes, — mais encore vous y aurez, c’est bien simple, trouvé d’infaillibles remèdes.

I. — Et tout d’abord, la langue française en ce pays souffre d’un certain nombre d’affections aiguës ou chroniques, — surtout chroniques, — telles que « barbarismes, solécismes, anglicismes, provincialismes, rusticismes, plébéïanismes, décadentismes », etc. (p.40), dont la plus développée comme la plus pernicieuse est bien incontestablement l’anglicisme. (Voir, notamment, pp. 47 et suivantes.)

II. — Quelles causes ont pu produire tous ces monstres à noms étranges, il n’est pas plus difficile de l’imaginer. C’est d’abord et surtout le contact journalier du français avec l’anglais, (pp. 53 et suivantes) ; ensuite le peu de surveillance que nous exerçons sur notre langage (pp. 33 et suivantes) ; enfin, notre ignorance à peu près complète de la littérature française contemporaine (pp. 90 et suivantes).

III. — Conclusion : Voulons-nous parler moins mal le français, apprenons-le mieux (p. 54). — Oui, mais encore, comment l’apprendrons-nous mieux ? — Ce sera : 1° par un commerce plus assidu des auteurs français, classiques et surtout contemporains (pp. 80 et suivantes) ; 2° par le soin plus attentif que nous apporterons à notre conversation (p. 45) ; 3° et surtout — surtout ! — par la pratique intensive des Corrigeons-nous (pp. 62 et suivantes). Tout le secret est là, tout le secret du bon et respectable langage français.

Tel est, brièvement mais fidèlement résumé, votre avis dûment motivé sur le cas qui nous occupe. Les amis de la langue française au Canada peuvent maintenant dormir tranquilles : moyennant les trois remèdes sus-indiqués, non-seulement elle vivra, mais encore nous aurons la joie prochaine de saluer son complet retour à la santé, cela vous nous le garantissez.

Pourtant, mon cher confrère, si vous vous trompiez ? Voyez-vous, vous aurez beau faire ; il y a plus de choses, confrère, dans le ciel et sur la terre que n’en contient votre philosophie !

Et il y a plus de choses aussi, dans cette question du parler canadien-français, que n’en explique votre système. Oui : beaucoup plus de choses vraiment, je vous assure.

Je vois que vous en doutez ; alors faites-moi, je vous prie, la grâce de m’écouter quelques instants. Averti par votre exemple, je me garderai bien d’opposer des théories à vos théories. Les miennes ne vaudraient peut-être pas plus cher que les vôtres, et je préfère, à vous parler franchement, ne pas prendre un tel risque. Je voudrais seulement, par un rapide examen de votre thèse, essayer ici de semer, s’il est possible, quelques doutes utiles dans votre esprit, en vous faisant voir que le problème auquel vous vous êtes attaqué, et que vous avez si facilement résolu, n’est peut-être pas, au fond, tout à fait aussi simple que vous l’imaginez. Je reprends l’une après l’autre chacune de vos trois propositions.

I

Commençons par la première.

Justement alarmé du dépérissement de la langue française au Canada, vous avez donc voulu tout d’abord, ainsi que je viens de le rappeler, vous rendre exactement compte du mal qui en est cause. Pour le découvrir, ce mal, vous n’avez épargné ni votre temps, ni vos peines ; et vous êtes bien sûr aujourd’hui, à ce qu’il paraît, de l’avoir effectivement découvert. J’ai transcrit ci-dessus le diagnostic qu’après toutes vos recherches vous avez cru pouvoir en établir : si le français chez nous se porte si mal, c’est tout simplement qu’il est rongé par le barbarisme, le solécisme, le provincialisme, et, bien davantage encore, par l’anglicisme. Oui, je ne me trompe pas, c’est bien ainsi que vous entendez le problème, c’est bien ainsi que vous raisonnez, très sérieusement. « Et voilà comment il se fait que votre fille… »

Ô docteur, docteur de Montigny, que vous donnez de singulières consultations, et qu’il est heureux pour nos corps que vous borniez votre pratique aux maladies du langage ! Je vous vois un peu d’ici, au chevet d’un anémique ou d’un tuberculeux, par exemple :

— Mon ami, diriez-vous au premier, votre cas est très simple et je vois clairement ce qui en est : vous souffrez de vertiges et, peut-être plus encore, de mauvais teint. Mais soyez sans crainte : ce sont des affections qui se guérissent.

Et au second vous diriez :

— Ho ho ! mon bonhomme, vous n’avez pas mal fait de me faire appeler… D’abord vous êtes atteint de sueurs froides et de cent quatre degrés de fièvre. Bien vilaines maladies comme vous savez. Mais ce n’est pas tout : vous en avez encore une autre, et qui ne sera peut-être pas moins difficile à traiter : c’est la maigreur.

Je vous entends vous récrier ; mon hypothèse vous révolte, vous ne pouvez admettre qu’un seul instant je vous suppose capable de raisonnements pareils.

Mais, malheureux ! comment ne voyez-vous vous pas que vous n’en tenez guère d’autres, précisément, quand vous tentez de nous expliquer comme vous faites le triste état de notre parler national ? Comment ne comprenez-vous pas que tout ce fourmillement de barbarismes, solécismes, anglicismes, etc., en quoi réside pour vous le foyer même du mal, n’en est en réalité que la manifestation ? que ces défauts de notre langage ne sont que les effets, tout superficiels, de causes profondes ? — et qu’enfin ils n’ont, avec le trouble caché qu’ils trahissent, ni plus ni moins de rapport que les sueurs du poitrinaire avec le désordre intérieur dont elles sont le symptôme ?

Symptômes, en effet, que tout cela, mon pauvre docteur, et rien que symptômes. Le mal est ailleurs. Il est en nous. Il est à la racine même de notre être, et l’incorrection de notre langage n’est que l’une de ses manifestations, entre combien d’autres ! Nous en sommes pénétrés tout entiers et de toutes les façons : intellectuellement, moralement, physiquement. Marquant de son signe tous les gestes de notre activité, il déforme à la fois notre démarche et notre pensée, notre langage et notre conscience, notre conception du savoir-vivre et notre religion. C’est le grand mal canadien, c’est le mal de l’à peu près.

Considérons-en tout d’abord, pour mieux fixer ma pensée, l’effet sinon le plus apparent, du moins le plus concret, — je veux dire ce mélange singulier de nonchalance, de gaucherie, de relâchement, qui dans notre maintien, notre attitude, nos gestes et tout notre extérieur, ne manque jamais de frapper l’étranger même le moins attentif. Nous en sommes d’habitude moins frappés nous-mêmes, et pour cause. Qu’il nous arrive pourtant d’apercevoir un jour par hasard, se faisant vis-à-vis, un Français ordinaire et un Canadien de la moyenne, nous serons tout de suite saisis du contraste. Malgré nous, la comparaison s’établira dans notre esprit entre l’allure dégagée, nette, précise, de l’Européen, et celle de notre compatriote ; entre la parole aisée, distincte, du premier, et l’élocution pâteuse du second ; entre la correction de l’un, enfin, et le débraillé de l’autre.

— Est-ce à dire que nous représentions physiquement, par rapport à nos cousins d’outre-mer, un type de Français dégénéré ? Non sans doute, s’il est vrai, comme je le crois, que nous ne sommes ni moins bien portants qu’eux, ni moins bien « bâtis ». Non sans doute, nous n’avons pas dégénéré. Seulement, nous avons épaissi. Issus de la race la plus vive qui soit au monde, la plus nerveuse, la plus souple, la moins indolente, nous sommes devenus… ce que nous sommes, hélas ! L’isolement, le climat, l’éducation, mille causes obscures, ont fini par faire de nous un peuple d’engourdis, de lymphatiques, — des êtres lents, mous et flasques ; sans contour, en quelque sorte, et sans expression ; tout en muscle, nuls par le nerf ; dans toute leur personne, enfin, vivantes images de l’insouciance, du laisser-aller, de l’à peu près.

C’est une première forme sous laquelle se manifeste le mal qui nous domine, et la plus immédiatement apercevable. D’avance elle annonce et suppose toutes les autres, non moins prononcées et non moins révélatrices. À notre extérieur nous ayant tout de suite jugés sur le reste, l’étranger qui nous étudie trouvera désormais tout naturel de voir à l’état habituel, chez nous, de bons artisans bâcler leur ouvrage ; des hommes de bonne éducation s’excuser à peine d’avoir manqué par négligence à leur propre rendez-vous ; de bonnes et braves gens, enfin, par ailleurs irréprochables et même scrupuleux, se livrer en toute tranquillité d’âme à mille forfaits petits ou grands… Le contraire l’étonnerait plutôt, et que, relâchés et abandonnés comme nous le sommes dans notre allure physique, nous fussions davantage capables d’exactitude dans le travail, de ponctualité dans les relations sociales, ou de rigueur dans la conscience.

Encore moins comprendrait-il qu’étant ainsi faits quant à tout le reste, nous ne portions pas dans notre langage également les marques de la même insouciance, du même laisser-aller, du même à peu près toujours…

C’est qu’en effet le langage n’est pas seulement l’expression plus ou moins exacte, le miroir plus ou moins fidèle, de notre personnalité. Il est pour chacun de nous, et à la lettre, ainsi que Buffon le disait du style, « l’homme même », avec toutes les qualités et tous les défauts de son esprit, de son tempérament, de ses nerfs et de sa sensibilité.

Il est l’homme même, et voilà pourquoi, mon pauvre Montigny, le mal dont souffre notre parler national n’est point du tout où vous l’avez cru voir, c’est-à-dire sur nos lèvres. Purs symptômes, en effet et encore une fois, que tous ces « anglicismes », et tous ces « barbarismes », et tous ces « solécismes », et tous ces autres ismes ! Le mal est en nous, et tous ces « solécismes », et tous ces « barbarismes », et tous ces « anglicismes », ne font que le révéler. Il est en nous, c’est le grand mal canadien, c’est le mal de l’à peu près.

II

Ne m’accusez pas, je vous prie, de trahir votre pensée, ou de la forcer seulement. N’allez pas me dire que, pour avoir noté ces symptômes au-dehors, vous n’en avez pas moins aperçu au-dedans le mal lui-même ; que, ce que je tiens pour le mal, il vous est seulement arrivé de le tenir pour la cause du mal, et que c’est entre nous deux toute la différence ; bref et en définitive, que je ne vous ferais en tout ceci qu’une mauvaise querelle de mots. Sans anticiper sur l’examen de vos conclusions (lequel fera voir si ce sont bien, oui ou non, les symptômes ou le mal que vous avez prétendu aussi traiter), je n’aurais dès ici qu’à vous opposer cette partie de votre thèse où vous vous appliquez à définir, précisément, les causes de notre mauvais langage.

Ces causes, je l’ai rappelé déjà, seraient selon vous au nombre de trois :

a) Et tout d’abord vous écrivez — sans rire — que si notre langage est tellement infesté d’anglicismes, c’est que, de par nos conditions particulières de vie, nous sommes obligés pour la plupart de parler journellement l’anglais ; et vous vous arrêtez là, bien convaincu apparemment d’avoir résolu la question. Vous étonnerai-je beaucoup si je vous dis que pareille explication en réalité n’explique rien — ou autant dire rien ? Voyons plutôt.

Que l’usage fréquent de l’anglais porte à l’anglicisme, certes ! rien de plus indiscutable. Qu’il ait presque toujours pour résultat de pervertir à un certain degré le langage des “ « non-Anglais », la chose est, je pense, également évidente. On a vu, même, des écrivains considérables — Henri Rochefort, entre autres, — ne point se mettre en peine d’autres raisons pour justifier leur ignorance des langues étrangères. Ce que je nie, par exemple, c’est que l’usage de l’anglais constitue, en soi, une cause de dépérissement pour les autres langues ; surtout, c’est qu’il suffise, indépendamment de toute autre influence, à expliquer l’extraordinaire degré de deformation auquel, du fait de l’anglicisme, le français en est dès longtemps arrivé chez nous. Si, en effet, cela était, s’il n’y avait d’autre cause à ce débordement effroyable d’anglicismes sur nos lèvres, que notre usage journalier de l’anglais, il en faudrait conclure que tous les hommes qui parlent d’habitude, comme nous, deux langues en même temps, défigurent comme nous, et non moins que nous, leur parler maternel. Or nous voyons clairement par l’exemple de la Suisse, nous voyons aussi (quoique moins bien) par l’exemple de la Belgique, que tel n’est pas le cas. Non que le français en ces pays ait échappé à toute contamination. Loin de là, et l’on sait assez quel inépuisable sujet de plaisanteries c’était pour les Parisiens, avant le mois d’août 1914, que le parler du bon peuple de Bruxelles, par exemple. En comparaison de celui de Montréal, pourtant, quel français idéal ! Et quel horrible mélange (pardon, Racine !), en comparaison du français de Bruxelles, que le français de Montréal ! — J’en induis, je demande la permission d’en induire, que, si notre langage est devenu ce qu’il est, la seule ni la principale cause, mon cher Montigny, n’en est pas celle que vous dites. Non accrue par d’autres influences, tombant dans un peuple français normal, cette cause eût produit chez nous le mal qu’elle a produit ailleurs chez des peuples français normaux, — ni plus ni moins. Si elle en a produit davantage, c’est que d’autres causes — nous verrons lesquelles tout à l’heure — lui avaient d’avance préparé un terrain où pussent librement germer tous ses mauvais effets, — le propice et mou terrain, si accueillant à toute mauvaise graine, et si bien détrempé et si bien ameubli, le merveilleux terrain de nos cerveaux de nonchalance, de nos cerveaux d’à peu près.

b) Que ce fait vous ait échappé, que vous ayez pu écrire tout un livre sur la déformation du français au Canada sans une seule fois signaler cet aspect essentiel, cet aspect capital de tout le problème, je m’en étonne, pour ma part, et le regrette d’autant plus qu’un instant au moins vous m’aviez semblé ne plus pouvoir enfin ne pas l’apercevoir, je ne me trompe pas, en effet : c’est bien vous qui dénoncez encore, entre autres causes de notre mauvais langage, le peu de souci que nous prenons de nous bien exprimer. Oui c’est bien vous, et même je vois qu’à ce sujet vous vous plaignez, en toutes lettres, de l’« irréflexion », du « laisser-aller », du « relâchement total », enfin, dont témoigne la conversation d’on peut dire à peu près tout le monde chez nous… — Enfin, me disais-je en vous lisant, enfin il va nous apprendre quelque chose. On n’en peut douter : s’il se met en peine de telles constatations, cent fois faites avant lui et qui déjà sous l’Union des Deux-Canadas commençaient à manquer de nouveauté, ce ne peut être qu’un point de départ. Il n’en restera pas là. — Hélas ! Montigny, vous en êtes resté là. Après tous les autres, comme tous les autres, vous avez constaté la négligence que nous apportons dans notre langage ; et puis vous vous êtes arrêté, croyant de très bonne foi avoir dit quelque chose qui eût un sens. — Sur la nature et les causes de cette négligence, rien. Pas un instant vous ne vous demandez d’où peut bien venir, à la fin, un défaut si étrangement enraciné, si invraisemblablement répandu, et en effet, à ne le considérer qu’en soi, absolument et totalement inexplicable. Pas un instant vous n’avez l’air à vous douter que vous vous trouvez là en présence d’un mal qui se marque non-seulement dans notre langage, mais dans notre esprit, mais dans notre tempérament, dans notre personne physique et dans notre être tout entier ; — d’une affection non point locale et indépendante, mais au contraire qui n’est que le prolongement, sur un point particulier, du trouble profond dont souffre tout l’organisme ; — d’un état général, enfin, d’une diathèse, comme disent les médecins, et non point d’un désordre partiel et isolé. Hé non ! pas un instant cette pensée ne fait hésiter votre plume ou n’effleure seulement votre esprit… Je trouve que c’est admirable !

c) Enfin, une troisième cause du dépérissement de notre langage, non moins importante et non moins « explicatrice » résiderait, selon vous, dans notre indifférence à l’égard de la littérature française, surtout la contemporaine.

Même erreur de votre part ici que toujours, même erreur et pareille méprise sur la nature vraie du problème… Ayant aperçu, cette fois comme les précédentes, deux faits voisins l’un de l’autre — à savoir, en l’espèce ; 1° que nous lisons fort peu les auteurs français contemporains, et 2° que nous parlons incorrectement, — cette fois comme les précédentes vous vous hâtez de conclure, sans plus chercher, que le premier est cause du second. Moi je vous dis au contraire que c’est le second qui est cause du premier. Je vous dis qu’au lieu de prétendre, comme vous le faites, que c’est parce que nous lisons peu les bons auteurs que nous parlons mal, on doit au contraire tenir que c’est parce que nous parlons mal que nous lisons peu les bons auteurs. — Non que je songe à nier, mon cher confrère, un seul instant, l’influence de nos lectures sur notre langage. Influence considérable, certes, s’il en est, influence immense… Je dis seulement que, telle qu’elle puisse être, et si puissante et si profonde la supposiez-vous, elle n’en est pas moins tout d’abord subordonnée tout entière à la qualité de notre esprit — et donc de notre langage. C’est qu’en effet l’on n’a jamais, en littérature comme dans la vie, que les fréquentations que l’on mérite. C’est qu’entre tous les écrivains l’homme qui lit va toujours, par une pente proprement invincible, à ceux en qui il retrouve, à un degré quelconque, le plus de soi-même et de sa propre personnalité. C’est qu’il n’est rien enfin de plus nécessaire que nos lectures, si je puis ainsi dire, rien qui nous soit davantage imposé par la nature même de notre esprit et la constitution même de notre être intellectuel. En d’autres termes, je dis qu’il n’est pour un même homme ou pour un même peuple, dans le même temps, qu’un seul genre de lectures possible. En d’autres termes encore et pour revenir au point précis qui nous occupe, je dis qu’étant faits comme nous sommes, pensant comme nous pensons, parlant comme nous parlons, il est non-seulement naturel, mais encore et en quelque sorte fatal, que nous lisions ce que nous lisons, hélas ! et ne puissions lire autre chose.

Ainsi retrouvons-nous invariablement, à l’origine des différentes circonstances par quoi vous pensez rendre compte de la corruption de notre langage, le grand fait capital qui les domine toutes et dont toutes elles dérivent, — je veux dire cette incompréhensible déformation de l’esprit français en nous, cette déformation et cet affaissement général en nous de tous les caractères essentiels de la race… Comment n’avez-vous pas vu cela, et que là véritablement est le mal, le mal dont vos prétendues causes ne sont au fond que les effets, quelque aggravation d’ailleurs qu’à leur tour, et par une manière de cercle vicieux, elles lui puissent apporter et lui apportent effectivement ? Comment avez-vous pu ne pas apercevoir, tout au moins, le lien par quoi se rattachent à ce fait primordial ces faits secondaires, et le caractère particulier de nocivité qu’ils en tirent ? Comment enfin, dans tout le cours de votre travail, cette donnée fondamentale a-t-elle pu vous échapper, hors de laquelle toute votre interprétation du problème demeure non-seulement incomplète, mais encore et proprement inintelligible ? Encore une fois, je trouve que c’est admirable !

Quant à prétendre définir moi-même, maintenant, avec quelque précision, les causes de ce mal mystérieux, plus facile je l’avoue à constater qu’à expliquer, c’est une témérité, — n’ayant point pris, mon cher Montigny, envers le lecteur le même engagement que vous, — dont je puis heureusement me garder. Aussi, malgré mon profond désir de vous être agréable, me contenterai-je prudemment d’en indiquer quelques-unes, — les principales que je puisse en ce moment apercevoir…

a) De toutes les circonstances qui contribuèrent à transformer ainsi que j’ai dit, de corps et d’âme et de toutes les façons, le type français transplanté en terre canadienne, la première et la plus importante me paraît être inconstestablement le climat. Tel climat, en effet, tel peuple. Écrivant pour des personnes cultivées, je n’ai pas besoin, je pense, d’insister sur cette vérité, depuis longtemps banale, que le climat change tout ce qu’il touche d’étranger, les hommes aussi bien que les plantes. Au Siam et en Cochinchine, le Français en peu de temps dégénère. Au Canada, il s’empâte, tout simplement. b) C’est là d’abord une conséquence directe du climat. Et c’en est ensuite une conséquence indirecte. Outre l’action que par lui-même il produit sur les hommes, le climat en effet a cet inconvénient encore, en notre beau pays, de leur imposer comme on sait des conditions de vie aussi défavorables que possible au développement d’une véritable civilisation. Une de ces conditions est l’isolement auquel sont condamnés, six mois sur douze, les habitants de nos campagnes — et qui de nous ne vient de la campagne ? Une autre est cette oisiveté à laquelle de même la longueur et la rigueur de l’hiver donnent occasion, et que dénonçait, précisément en ces termes, le bon intendant Hocquart dès l’an de grâce 1757. Isolement, oisiveté : faut-il s’étonner que ces deux causes aient eu sur nous les effets qu’elles ont toujours eus sur tous les hommes dans tous les pays, et n’est-il pas au contraire naturel que, condamnés par la force des choses à vivre sous leur influence, nous soyons devenus les êtres amortis, nonchalants et relâchés que nous sommes ?… — c) Joignez-y, s’il vous plaît, un fait bien à tort négligé, selon moi, par toutes les solutions qu’on jusqu’ici proposées de l’énigme canadienne, — c’est à savoir l’absence à peu près complète de tout service militaire en notre pays, pendant un siècle et demi. Circonstance d’une portée incalculable, en effet, et dont on ne saurait s’exagérer l’importance, si rien, comme je le crois, n’est plus inconstestable que l’influence du physique sur le moral et de l’attitude sur le caractère, s’il n’est pour ainsi dire pas un trait de notre mentalité que n’annonce et que ne prépare un trait semblable de notre démarche ou de notre maintien. — d) Joignez encore, avec les conséquences infinies qui en découlent, notre éloignement de la mère-patrie… — e) Joignez enfin, en donnant à ce mot son sens le plus large, l’éducation, œuvre chez nous, depuis toujours et exclusivement, d’un clergé tout-puissant, qui, pour les fins de sa domination s’accommodant à merveille de notre paresse et de notre inertie, et d’ailleurs lui-même incliné par les mêmes circonstances aux mêmes habitudes, loin de songer à nous en tirer ne demanda toujours qu’à nous y pousser davantage encore et le plus profondément possible. Que ce calcul, pour inhumain qu’il paraisse dès l’abord, n’ait pas moins servi, en définitive, l’intérêt de la nationalité que l’intérêt du clergé lui-même ; que nous n’ayons précisément échappé à la conquête totale que pour être ainsi devenus des êtres passifs et en quelque sorte paralysés sous la main de nos pasteurs ; que ceux-ci, enfin, avec raison, n’aient vu d’autre moyen d’assurer la survivance du nom français en ce pays que d’immoler ainsi à la race une dizaine de générations, il se peut… Le fait que je constate n’en est pas plus niable pour cela, je pense.

Je vous disais tout à l’heure, confrère, que ce problème n’est pas aussi simple que vous le paraissiez croire. Commencez-vous maintenant à vous en douter ?

III

Voyons cependant si, par un heureux illogisme, vos conclusions ne vaudraient pas mieux peut-être que vos prémisses, et votre traitement que votre diagnostic.

Contre les incorrections et les défauts de toute sorte qui défigurent notre parler, trois remèdes, selon vous, seraient donc à prescrire, trois remèdes d’une efficacité entière et non douteuse. — Trois, pas plus, pas moins, et c’est-à-dire que pour parler désormais le français avec pureté, il nous suffirait, à votre avis :

1o De cultiver avec amour et constance les grands écrivains qui en sont les modèles ;

2o De viser toujours, dans nos conversations, à la plus grande justesse possible de langage ;

3o De nous acharner sans répit à l’étude des Corrigeons-nous et autres traités d’« épuration ».

Solution commode, je l’avoue, et, par son extrême simplicité, admirablement à la portée d’esprit des primaires. Si jamais homme pourtant, hors de ce pays, s’est aventuré à traiter de la sorte et sérieusement une question sérieuse, je demande à savoir son nom. — Car je vous ai bien lu, n’est-il pas vrai, confrère, et je ne me trompe pas ? Voilà bien ce que vous dites et ce que vous avez voulu dire ?

I. — Non je ne me trompe pas, et, tout d’abord, c’est bien sérieusement que vous nous suggérez comme une chose toute simple, à nous, Canadiens de l’an de grâce 1917, d’aller ainsi prendre intérêt, du jour au lendemain et sans nulle conversion préalable de notre mentalité, à une littérature qui ne « dit » plus rien, précisément, à notre esprit qu’indifférence ou ennui. C’est bien sérieusement que vous compteriez nous voir, tels que nous sommes et sans plus de préparation, absorber ainsi du jour au lendemain, au lieu de la maigre nourriture familière à nos esprits débilités, ces aliments nouveaux et trop riches pour eux qui s’appellent les œuvres du génie français. — Oui véritablement, voilà bien comme vous raisonnez ; et, vous lisant, on ne peut malgré soi s’empêcher de penser (pardonnez-moi !) à quelque personnage de vaudeville, à quelque bon médecin de Labiche ou de Courteline qui, mandé près d’un malade à moitié mort de dyspepsie, ne trouverait rien de mieux, pour le guérir, que de le faire passer, sans transition aucune, de la diète à la suralimentation et du lait de beurre aux viandes saignantes… Très bon, mon cher Montigny, les viandes saignantes pour la santé du corps ! Et très bon aussi, pour la santé de l’esprit, les beaux livres français ! À une condition cependant : c’est que l’on ait, d’abord, l’estomac voulu pour digérer les unes, le cerveau voulu pour digérer les autres.

II. — C’est bien sérieusement aussi, en second lieu, que vous venez nous inviter sans plus de façon, — comme si la chose également, ne dépendait que d’un tout petit acte de notre volonté, — à nous montrer dans nos conversations tout à coup soucieux d’exactitude et de précision, les deux qualités qui jusqu’ici nous ont toujours fait et qui nous font encore le plus manifestement défaut en toute chose… Hé oui ! et, pour moi, c’est comme si je continuais seulement de voir se jouer sous mes yeux la pièce que j’imaginais il y a un instant. Cette fois, c’est en présence d’un malheureux impotent — goutteux ou rhumatisant — que nous retrouvons notre original docteur. Le pauvre homme (c’est du malade que je parle), empoisonné des pieds à la tête par les humeurs mauvaises, à peine peut-il remuer un membre. L’autre lui tâte le pouls, l’ausculte, le palpe, se prend la tête entre les mains, réfléchit longuement, et finit par dire à peu près ces mots, non sans solennité : « C’est votre bras… oui c’est bien votre bras droit qui est souffrant. Vous avez là du rhumatisme, c’est incontestable. Avec de la prudence et de l’attention, cependant, cela passera. Prenez, monsieur Durand, prenez toujours bien soin de votre bras droit, et, je vous le garantis, cela passera. »

III. — Enfin, nous voyons que c’est de même sans l’ombre encore d’une intention plaisante ou même d’un doute, et avec toute la gravité du monde, que vous nous promettez, de la pratique assidue des Corrigeons-nous, le relèvement rapide et certain de notre langage.

Troisième remède et qui, j’ai le regret de vous le dire, n’évoque encore à mon esprit qu’une scène de comédie-bouffe… Sur un lit de malade, le théâtre représente cette fois une pauvre femme à la figure exsangue et décharnée, la peau couverte d’innombrables pustules. De toute évidence, la malheureuse est anémique, anémique au dernier degré ; de toute évidence, ou ne pourrait la sauver qu’à condition de lui refaire d’abord un peu de sang. Elle s’appelle, disons, madame Dupont : faut-il dire qu’elle pourrait tout aussi bien s’appeler la Langue française au Canada, et ses pustules, selon leur nature, des anglicismes, des solécismes, des barbarismes, etc. ? Survient le toujours même délirant docteur. — « Madame, prononce-t-il après l’avoir examinée, votre cas est certes grave, et je n’ai pas à vous cacher que tous ces boutons vous défigurent un peu beaucoup. Heureusement qu’il existe un moyen de les faire disparaître. Vous voyez bien, n’est-ce pas, ce petit instrument ? C’est une vraie merveille ! On l’appelle, du nom de son inventeur, la pince de l’abbé Blanchard. Il y aussi la pince Sylva Clapin, la pince Oscar Dunn, la pince Tardivel. Mais celle-ci, qui est la plus récente, est aussi de beaucoup la plus pratique. Vous la prenez entre le pouce et l’index, et, en appuyant légèrement, — comme ceci, tenez, — vous vous enlevez chaque jour quelques boutons. Rien n’est plus simple, comme vous voyez. Suivez, madame, suivez bien mon conseil, et, aussi vrai que je vous parle, d’ici trois mois votre visage à nouveau brillera de toutes les couleurs de la santé. » — Franchement, confrère, que penseriez-vous d’un médecin qui dans la vraie vie parlerait de la sorte à ses malades ?…

Entendons-nous bien pourtant, et n’allez pas là-dessus, je vous prie, vous méprendre sur ma pensée : ce que je trouve en tout cela de divertissant, ce n’est point, comme peut-être seriez-vous tenté de le croire, les remèdes mêmes que vous proposez, — mais bien seulement l’extraordinaire et bizarre application que vous en prétendez faire.

En de certains cas, et pour de certains malades, rien de mieux au contraire, à mon avis, que ces remèdes-là. Ainsi vous entendrais-je aujourd’hui pour demain recommander à d’autres qu’à nous, en vue du perfectionnement de leur langage, le commerce des grands écrivains, — vous entendrais-je même plus tard, les circonstances ayant changé, nous donner à nous-mêmes le même conseil, — que, bien loin de m’en amuser, je ne pourrais sans doute qu’y applaudir… Conseil, en effet, non-seulement utile, selon moi, à qui le peut suivre, mais encore essentiel, et de tous peut-être le plus précieux.

Sans attacher, je l’avoue, la même importance aux deux autres préceptes que vous nous tracez, je ne songerais pas davantage — hors du cas présent ou d’un cas semblable — à les trouver risibles. L’un (surveiller son langage) me semblerait très propre au moins à consolider des progrès déjà acquis, et l’autre (étudier les Corrigeons-nous) à en susciter de nouveaux. Je viens de dire ce que je pense, pour nous et au moment actuel, de l’emploi de ce dernier procédé : que l’on puisse néanmoins, à l’occasion, trouver profit à combattre directement les pustules (s’il m’est permis de reprendre cette comparaison plus juste que poétique), je n’en discouviens pas. Ce genre de médication a parfois du bon, et, s’il est essentiel de s’attaquer au mal d’abord, il n’est pas toujours inutile, quoiqu’on en ait dit, de traiter ensuite et auxiliairement les symptômes.

Et donc, ce n’est pas à vos remèdes en eux-mêmes que j’en ai : des trois, l’un selon moi est de première qualité, les deux autres plus que passables. Ce que je soutiens seulement, c’est que vous leur assignez ici l’emploi le plus fantaisiste du monde et le plus étrange, les gens à qui vous les prescrivez n’étant « taillés », pour vous emprunter votre langage, ni de les assimiler, ni de les digérer, ni même la plupart du temps de les absorber.

De ceci, j’ai déjà suffisamment, je crois, marqué les raisons, pour n’avoir pas ici à les reprendre tout au long. Une phrase de trois lignes, écrite il y a bien trente ans passés, les résume toutes parfaitement à mon gré. C’est celle-ci d’Arthur Buies, que vous citez — comme tant d’autres, hélas ! — sans en avoir un instant soupçonné le sens, et que je cite à mon tour d’après vous (vous permettez ?) : « Pour pouvoir se servir avec fruit des dictionnaires, il faut posséder le génie de la langue. »

Il faut posséder le génie de la langue pour pouvoir se servir avec fruit des dictionnaires, dit Arthur Buies. Il ne dit pas qu’à plus forte raison encore il faut posséder le génie de la langue pour pouvoir lire avec fruit les grands écrivains. Il ne dit pas non plus qu’il faut posséder le génie de la langue pour pouvoir exercer sur ses discours une surveillance fructueuse. — Il ne le dit pas, mais s’il ne le dit pas il l’a pensé, il n’a pas pu ne pas le penser, et moi je le dis à sa place, bien assuré que, delà les sombres bords, son ombre m’approuvera.

Tout est là, en effet : nous ne possédons plus depuis longtemps, nous avons depuis longtemps perdu à peu près complètement le génie de la langue, et par là je veux dire, — s’il faut en vérité, confrère, vous expliquer ces choses, — nous avons perdu non-seulement telles ou telles qualités de la langue, mais bien cette forme même d’intelligence qui les conditionne toutes et que rien ne saurait suppléer, — nous avons perdu cette aptitude même et cette tendance même de l’esprit qui font que, dans un cerveau de France, les idées (et c’est-à-dire les mots) tout naturellement ne se présentent, ni ne se joignent, ni ne s’ordonnent, de la même manière que dans un cerveau d’Allemagne, par exemple, ou d’Angleterre. Sous l’empire des circonstances que j’ai rappelées, et parallèlement à la transformation pareille de notre tempérament, de notre allure, de tout notre être physique enfin, c’est notre esprit lui-même qui s’est transformé, c’est le mode même de notre activité mentale qui a changé.

Entendez bien cela, s’il vous plaît, confrère ! et vous aussi abbé Blanchard avec tous les fabricants de Corrigeons-nous ! et toi aussi, gris fantôme de Tardivel ! entendez bien cela que vous criait de son temps déjà Arthur Buies. Redonnez-nous d’abord, s’il est en votre pouvoir, le sens du français, redonnez-nous d’abord le génie de la langue, et ensuite… ensuite (ah ! très-bien !) ensuite (ah ! bravo !), vous pourrez y aller tout à votre aise de vos fameux remèdes. — En attendant, vous ne perdriez pas beaucoup plus risiblement votre temps, je vous en avertis, à vouloir enseigner la course à des paralytiques ou la danse à des culs-de-jatte.

Je me suis longuement demandé, durant que je parcourais votre ouvrage, comment pareille confusion avait pu s’établir dans votre esprit. Je crois le pouvoir dire maintenant. C’est qu’à votre âge, et pour grand que puisse être votre savoir en d’autres matières, vous en êtes évidemment encore, touchant le langage humain, à l’idée que nous nous en pouvions tous deux former à quinze ans, — je veux dire celle d’une chose tout extérieure à l’homme et toute distincte de lui, absolument comme sa coiffure, par exemple, ou son vêtement. Voilà qui explique votre erreur et nous livre enfin la clef de toute votre pensée : vous faisant du style une telle conception, comment douteriez-vous que les défauts du langage ne soient corrigibles de la même manière que les défauts de la toilette, et c’est-à-dire indépendamment de l’individu qui le parle ? On chasse bien d’un chapeau de feutre, pensez-vous, les taches de graisse par un simple traitement local : pourquoi en irait-il autrement des barbarismes dans la conversation ? Ils sont peut-être un peu plus tenaces, mais le procédé pour les enlever est le même. Il ne s’agit que de connaître la bonne recette et de l’appliquer. Ainsi des autres imperfections du langage, et en particulier du solécisme : puisque de simples reprises, aux endroits endommagés, suffisent à restaurer nos chemises, pourquoi de simples Corrigeons-nous n’auraient-ils pas le même effet sur notre syntaxe ?

Le seul malheur, pour votre thèse, c’est que le langage, comme j’ai déjà eu l’honneur de vous le dire, n’est pas du tout ce que vous imaginez. C’est qu’il n’est rien, au contraire et encore une fois, qui nous soit plus intime et, en quelque sorte, plus consubstantiel, rien qui tienne davantage à la nature particulière de notre être pensant, ni qui en dépende plus étroitement. C’est qu’enfin, tout de même et aussi nécessairement que tel fruit pousse sur tel arbre et non sur tel autre, le langage — le vôtre, le mien, celui du voisin — ne saurait, en dernière analyse et malgré qu’on en eût, que reproduire, jusque dans les plus infimes nuances, les qualités et défauts d’esprit de l’homme qui le parle. Vous voulez, mon cher Montigny, changer mon langage ? Commencez donc par me changer le cerveau !

Il n’y a pas en effet à sortir de là, et, de cerveaux paresseux, nonchalants, relâchés. — tels que les nôtres, — de cerveaux à moitié noyés et dissous dans l’à peu près, vous ne tirerez pas plus, quoique vous fassiez, un langage précis, correct, français, en un mot, que vous ne ferez pousser des pommes excellentes sur un vieux pommier tout branlant et tout rabougri. En vain, vous armant des gaules formidables des Corrigeons-nous, taperez-vous à grands coups sur tous les fruits flétris du solécisme et du barbarisme, en vain même attacherez-vous de force aux branches — aux branches de notre arbre mental, — par ci par là, quelques fruits dérobés aux lointains vergers du bon langage, vous n’empêcherez pas que votre récolte, en somme, ne soit pitoyable. Non ! confrère, croyez-moi, ce ne sont pas les fruits qu’il faut soigner : c’est l’arbre ; ce n’est pas notre langage : c’est la mentalité qui le produit.

Ne me dites pas que voilà qui est trop ambitieux, et qu’en attendant le grand remède que je réclame on n’en doit pas moins accepter de plus modestes ; ne me dites pas que les vôtres sont en tout cas bien inoffensifs et que, s’ils ne font pas de bien, ils ne sauraient du moins faire de mal. Je vous réponds que tout remède qui ne fait pas de bien fait du mal, immanquablement, si, leurrant le malade d’une confiance trompeuse, il le détourne d’en rechercher d’efficaces. C’est par où tant de médicaments en eux-mêmes anodins — Émulsion Toute-Puissante du docteur X… ou Pilules Souveraines du professeur Z… souvent viennent à nous paraître dangereux après ne nous avoir semblé que plaisants, et c’est même ce qui donne à de tels que les vôtres, dans la mesure, heureusement infime, de leur action, un caractère, à mes yeux, presque aussi pernicieux que divertissant.

Demandez-moi maintenant tant que vous voudrez, si vous espérez pouvoir par là m’embarrasser, de proposer, à mon tour, une solution certaine au grand problème qui nous occupe, de définir les infaillibles moyens par quoi se pourrait, selon moi, régénérer notre langage. Je vous avouerai sans plus de façon que je n’en connais point de tels. Tout au plus, si j’en avais le temps, me permettrai-je, et encore sous toutes réserves, de signaler celui de tous qui, à mon sens, offrirait les moins douteuses garanties de succès… Mais je m’aperçois que cette lettre est déjà bien longue, et, avec votre permission, ce sera pour une autre fois.

Aussi bien ne me proposais-je autre chose aujourd’hui que de marquer, le plus clairement qu’il serait en mon pouvoir, ce fait essentiel : à savoir, que contrairement à l’opinion courante en ce pays, et par définition même, toute réforme du langage — d’abord, avant et pardessus tout, — implique au préalable, chez l’individu en qui elle se manifeste, une réforme correspondante de la mentalité tout entière. Puis-je une flatter de vous en avoir convaincu ?

Je le souhaite sans trop, comme dit l’autre, l’espérer, et, tout pantelant encore des émotions dont je suis redevable à vos 220 pages, vous prie de croire, mon cher confrère, à l’assurance de mon profond ahurissement.

  1. Lettre inédite, écrite à Ottawa, en janvier 1917.