Mon encrier, Tome 1/Réminiscence classique

Madame Jules Fournier (1p. 37-39).

RÉMINISCENCE CLASSIQUE[1]

Les journaux avaient annoncé que la Cour d’Appel rendrait jugement le mardi 7 décembre dans l’affaire Fournier-Langelier[2]. À la dernière minute, cependant, l’avocat[3] de l’appelant recevait, de Québec, une lettre l’informant que les honorables juges ajournaient leur décision à l’an prochain.

Est-ce à dire que ceux-ci n’ont pas eu le temps, depuis six mois, d’étudier cette fameuse affaire ? Cela nous paraît bien surprenant.

On serait plutôt porté à croire, ou bien qu’ils n’ont pas encore réussi à se mettre d’accord, ou bien que, tous ensemble, ils hésitent également, soit à renvoyer en prison l’ancien directeur du Nationaliste, soit à casser le jugement de M. Langelier.

S’il en est ainsi, il n’y a rien d’impossible à ce que l’on ne connaisse guère avant vingt-cinq ans l’opinion des tribunaux sur cette question. Le fait ne serait pas sans précédent dans les annales judiciaires.

L’histoire ancienne nous offre là-dessus un exemple qui dépasse encore en grandeur les exploits identiques des juges de notre beau pays. Cn. Dolabella, qui fut proconsul en Asie, était un type un peu dans le genre de M. Jetté. Un jour qu’il avait à disposer d’une cause « merveilleusement obscure et difficile », il se trouva dans une telle perplexité " que pour la décision il envoya — nous conte à ce sujet le maître François Rabelais[4] — ès Aréopagites, en Athènes, entendre quel seroit sur ce leur advis et jugement. Et les Aréopagites d’Athènes, qui valaient bien, je pense, ceux de la Cour d’Appel de Québec, — les Aréopagites firent réponse « que cent ans après personnellement on leurs envoiast les parties contendantes, afin de respondre à certains interrogatoires qui n’estaient on (au) procès verbal contenuz. C’estoit à dire que tant grande leurs sembloit la perplexité et obscurité de la matière qu’ilz ne sçavoient qu’en dire ne juger. »

M. François Langelier ne connaît peut-être, pour sa part, aucune objection à un semblable arrangement.

Mais quant à nous, c’est autre chose : pour rien au monde nous ne voudrions nous exposer à faire de la prison passé l’âge de quatre-vingt-dix ans. La Cour d’Appel est donc respectueusement priée, par les présentes, de donner sa décision avant le 12 décembre 1974.

Nous voulons bien retourner en prison, si nous le méritons, mais nous supplions qu’en grâce on épargne cette épreuve à nos cheveux blancs.

  1. Nationaliste, 12 décembre 1909
  2. Où Jules Fournier fut condamné à trois mois de prison, par le juge François Langelier, pour avoir critiqué les jugements du juge François Langelier.
  3. Maître Laflamme.
  4. Pantagruel, Tiers livre, chapitre XLIV.