Mon encrier, Tome 1/Franc-maçon

Madame Jules Fournier (1p. 64-66).

FRANC-MAÇON[1]

Le Pays, dans un entrefilet sans signature, insinue que je suis franc-maçon.

Lequel des rédacteurs de ce journal a cru devoir prendre sur lui d’écrire cela ?

Serait-ce M. Gonzalve Desaulniers ? M. Gaston Maillet songerait-il à délaisser la pince du dentiste pour la plume du journaliste ? Mon ami le docteur Marcil aurait-il décidé, pour mieux désormais purger ses clients, de joindre au séné classique le sel raffiné de sa prose ?… Ou plutôt, ces lignes ne viendraient-elles pas tout simplement de M. Godfroy Langlois ?

En ce cas, je m’incline. M. Langlois, chacun sait cela, possède en ces matières une compétence indiscutable ; et, s’il dit que je suis franc-maçon, c’est apparemment que je dois l’être… En fait de maçonnerie ce n’est pas moi qui aurai jamais l’outrecuidance de vouloir lui en remontrer.

Tout de même, je dois l’avouer, ce n’est pas sans une profonde surprise que j’ai lu le dernier numéro du Pays.

Il y a bien aujourd’hui sept ou huit ans que j’écris dans les gazettes. Pauvre métier, mais qui m’a permis de connaître d’assez près un nombre considérable d’hommes politiques, c’est-à-dire, tous les plus vils coquins de l’État — sans compter le collaborateur du Pays — ou en le comptant, comme vous voudrez… La fréquentation de cette espèce m’a amené graduellement à n’être plus sûr d’à peu près rien dans le domaine des faits, et à ne jamais m’étonner, quoi qu’il arrive et quoi que j’apprenne. — Pourtant, on a beau avoir acquis une forte dose de scepticisme, on ne laisse pas d’écarquiller encore les yeux, de temps en temps, devant certaines révélations…

Ainsi, à moins de supposer qu’on puisse être maçon sans le savoir — comme on est imbécile ou gâteux, — comment expliquer que je sois de la Loge sans m’en être jamais douté ?

Et pourquoi, du reste, le serais-je ?…

Oui, pourquoi serais-je maçon ?

A-t-on jamais entendu dire que je voulais à toute force me faire nommer juge ?

Est-ce que j’ambitionne un rond de cuir quelque part ?

L’espoir d’une place au Conseil municipal ou au Conseil législatif hante-t-il à ce point mes rêves ?

Suis-je intéressé dans des spéculations louches ?

L’influence de la Loge m’est-elle nécessaire pour faire éclore et mûrir des schemes ?

M’a-t-on jamais vu faire la coulisse à la « Législature » avec l’appui des F… ?

Est-ce que j’aurais sur la conscience certaines opérations — financières et autres — qui d’ordinaire conduisent tout droit au pénitencier ?

Enfin, serais-je tout simplement l’un de ces deux ou trois cents Homais qui, en sachant tout juste assez pour lire la Presse ou le Pays, vous soutiennent froidement, en pleine rue Saint-Jacques, des thèses sur l’éternité de la matière, et qui s’imaginent avoir mené le monde lorsqu’ils ont procuré une job à Godfroy Langlois ?

Non, non, je ne suis rien et je n’ai rien fait de tout cela. Alors, je ne suis pas maçon, c’est clair !

Et puis, vous savez, le jour où je le serais, je me demande si les gens du Pays seraient aussi pressés de le crier sur les toits. Avez-vous remarqué que le Pays n’a pas encore accusé de maçonnerie M. Langlois ?…

  1. Paru dans le Devoir du 10 février 1910 et faisant partie d’une série de billets du soir.