Mon encrier, Tome 1/Franc-maçon
Le Pays, dans un entrefilet sans signature, insinue que je suis franc-maçon.
Lequel des rédacteurs de ce journal a cru devoir prendre sur lui d’écrire cela ?
Serait-ce M. Gonzalve Desaulniers ? M. Gaston Maillet songerait-il à délaisser la pince du dentiste pour la plume du journaliste ? Mon ami le docteur Marcil aurait-il décidé, pour mieux désormais purger ses clients, de joindre au séné classique le sel raffiné de sa prose ?… Ou plutôt, ces lignes ne viendraient-elles pas tout simplement de M. Godfroy Langlois ?
En ce cas, je m’incline. M. Langlois, chacun sait cela, possède en ces matières une compétence indiscutable ; et, s’il dit que je suis franc-maçon, c’est apparemment que je dois l’être… En fait de maçonnerie ce n’est pas moi qui aurai jamais l’outrecuidance de vouloir lui en remontrer.
⁂ Tout de même, je dois l’avouer, ce n’est pas sans une profonde surprise que j’ai lu le dernier numéro du Pays.
Il y a bien aujourd’hui sept ou huit ans que j’écris dans les gazettes. Pauvre métier, mais qui m’a permis de connaître d’assez près un nombre considérable d’hommes politiques, c’est-à-dire, tous les plus vils coquins de l’État — sans compter le collaborateur du Pays — ou en le comptant, comme vous voudrez… La fréquentation de cette espèce m’a amené graduellement à n’être plus sûr d’à peu près rien dans le domaine des faits, et à ne jamais m’étonner, quoi qu’il arrive et quoi que j’apprenne. — Pourtant, on a beau avoir acquis une forte dose de scepticisme, on ne laisse pas d’écarquiller encore les yeux, de temps en temps, devant certaines révélations…
Ainsi, à moins de supposer qu’on puisse être maçon sans le savoir — comme on est imbécile ou gâteux, — comment expliquer que je sois de la Loge sans m’en être jamais douté ?
Et pourquoi, du reste, le serais-je ?…
⁂ Oui, pourquoi serais-je maçon ?
A-t-on jamais entendu dire que je voulais à toute force me faire nommer juge ?
Est-ce que j’ambitionne un rond de cuir quelque part ?
L’espoir d’une place au Conseil municipal ou au Conseil législatif hante-t-il à ce point mes rêves ?
Suis-je intéressé dans des spéculations louches ?
L’influence de la Loge m’est-elle nécessaire pour faire éclore et mûrir des schemes ?
M’a-t-on jamais vu faire la coulisse à la « Législature » avec l’appui des F… ?
Est-ce que j’aurais sur la conscience certaines opérations — financières et autres — qui d’ordinaire conduisent tout droit au pénitencier ?
Enfin, serais-je tout simplement l’un de ces deux ou trois cents Homais qui, en sachant tout juste assez pour lire la Presse ou le Pays, vous soutiennent froidement, en pleine rue Saint-Jacques, des thèses sur l’éternité de la matière, et qui s’imaginent avoir mené le monde lorsqu’ils ont procuré une job à Godfroy Langlois ?
Non, non, je ne suis rien et je n’ai rien fait de tout cela. Alors, je ne suis pas maçon, c’est clair !
⁂ Et puis, vous savez, le jour où je le serais, je me demande si les gens du Pays seraient aussi pressés de le crier sur les toits. Avez-vous remarqué que le Pays n’a pas encore accusé de maçonnerie M. Langlois ?…
- ↑ Paru dans le Devoir du 10 février 1910 et faisant partie d’une série de billets du soir.