Mon berceau/La bibliothèque du Théâtre Français

Bellier (p. 163-171).

LA BIBLIOTHÈQUE

DU THÉÂTRE FRANÇAIS

ENTASSEMENT DE RICHESSES ARTISTIQUES — DÉBUTS MODESTES — BÊTISE MINISTÉRIELLE — LE FEU, VOILA L’ENNEMI — MOLIÈRE EST TOUJOURS VIVANT !

On entend généralement sous le nom de musée de la Comédie-Française toutes les merveilles artistiques et tous les souvenirs littéraires et historiques qu’elle renferme ; mon pauvre ami René Delorme, enlevé si jeune et en plein talent, a même publié sous ce titre un volume bien curieux — un inventaire des richesses des comédiens — en 1878, chez Ollendorff, et ledit bouquin aujourd’hui est introuvable.

Suivant les grandes divisions qui se trouvent indiquées par l’état même de la Comédie, on peut dire qu’il y a le musée des auteurs, celui qui est public et qui comprend toutes les statues, tous les bustes et tableaux que la foule peut admirer dans le grand vestibule, l’escalier et le foyer, puis celui des comédiens, qui est privé, et qui se trouve un peu partout, dans leur foyer, dans leur escalier, dans le bureau de l’administrateur et dans toutes les autres pièces de la maison de Molière.

Puis, viennent les archives, la bibliothèque, les accessoires, le garde-meuble renfermant des tableaux, aquarelles, dessins, gravures, marbres, plâtres, bronzes, terres cuites, biscuits de Sèvres, etc., qui représentent une valeur inestimable, non seulement au point de vue artistique, mais encore, mais surtout parce qu’ils sont tous les souvenirs vivants et tangibles de la vie intellectuelle de la France dans le passé.

Mais ce malheureux musée ou plutôt cette suite de musées ainsi éparpillés, n’existe pas à proprement parler ; les comédiens n’osent même plus rien accepter en don, il y a des œuvres d’art jusque dans les greniers, enfouies, perdues, oubliées, c’est navrant, et c’est pourquoi je ne veux pas en parler aujourd’hui.

Aussi bien tout ce qui est public est familier aux Parisiens, et pour le surplus je dirai tout à l’heure quelle est la seule solution qui s’impose à un état de chose intolérable et indigne d’un grand pays, car il s’agit bien là au premier chef d’un patrimoine de gloires nationales, dont nous devons nous montrer fiers ajuste titre.

Je reviens donc tout uniment à la bibliothèque. Le 11 mai 1763. Palissot envoyait ses ouvrages à MM. les Comédiens ordinaires du roy, accompagnés d’une lettre qui est restée célèbre, car il y marquait son désir de voir son exemple suivi. Il a bien été le premier initiateur de la bibliothèque de la Comédie-Française, aussi reçut-il en réponse une lettre fort courtoise de remercîments, signée de tous les comédiens et de toutes les comédiennes de la maison. Treize ans plus tard, l’espérance de Palissot devenait une réalité, et la bibliothèque était définitivement formée.

Cependant, sous la Révolution, elle n’avait pas encore une bien grande valeur ; mais on pense que les comédiens avaient emporté beaucoup de volumes chez eux pour les préserver de toutes mésaventures, car en l’an vii elle était estimée, à dire d’experts, 25 francs, et comme ils trouvèrent probablement le prix trop modeste, ils le surchargèrent pour le porter à 75 francs, ce qui était encore bien peu de chose.

Durant ce siècle elle s’est enrichie régulièrement, et un jour elle pouvait devenir la première bibliothèque dramatique du monde… si un ministre idiot ne s’y était pas opposé !

Des amateurs aussi intelligents que généreux offrirent de leurs deniers le fonds dramatique de la fameuse vente de Soleinnes, à la condition qu’il serait classé et conservé, ce qui était tout naturel ; les comédiens, enchantés, ne demandèrent pas mieux que d’accepter ce cadeau précieux, mais les malheureux avaient compté sans le ministre compétent, qui opposa son veto formel pour éviter une dépense de personnel !

Voilà comme quoi la destinée commet des bévues : elle aurait dû faire de ce ministre un vidangeur.

M. Léon Guillard est le véritable père de la bibliothèque, telle qu’elle existe aujourd’hui, et du reste ses traditions sont suivies avec le même dévoûment et la même érudition à l’heure actuelle par Georges Monval, qui est tout à la fois le bibliothécaire et l’archiviste de la Comédie-Française.

Entre temps, on avait nommé Coppée bibliothécaire ; il venait de temps en temps fumer d’excellents cigares avec des amis, et la Comédie, qui avait tout simplement voulu lui être agréable, n’a point jugé à propos de remplacer ce bibliothécaire par trop décoratif par un autre du même acabit, et voilà pourquoi Monval, — un travailleur, est aussi devenu un cumulard, ce qui prouve que la vertu est parfois récompensée ici-bas.

Parmi les 30 000 volumes que renferment les rayons, on en trouve des plus curieux, il y a par exemple 32 éditions de Molière, depuis la fameuse édition de 1682, une collection complète des ' almanachs des spectacles de Paris et de toute la France, depuis 1752, et, ce que l’on ignore généralement dans le public, ce sont les services énormes et quotidiens que rendent ces 30 000 volumes aux artistes pour l’étude du répertoire, la mise en scène, les traditions, les caractères historiques, couleurs locales, etc. Tout cela est bien vieux jeu, bien rococo, me direz-vous, c’est possible, mais c’est grâce à cette patiente étude de leur métier, qu’ils aiment et connaissent — je souligne intentionnellement le mot — que les comédiens du Théâtre-Français arrivent à cette perfection d’exécution impeccable qui en fait la première scène du monde.

Un rayon particulier est réservé aux partitions musicales des pièces jouées à la Comédie.

Les archives sur l’art dramatique ne sont pas moins intéressantes que la bibliothèque et l’on peut affirmer hautement qu’elles sont uniques au monde ; on y retrouve depuis le xviiie siècle les correspondances échangées entre les comédiens, les auteurs, les journaux, les ministres ; les procès-verbaux du Comité, les affiches, les gravures de modes, les modèles d’ameublement, les mises en scène, les maquettes des décors, de nombreux manuscrits, le fameux registre original de La Grange, le contemporain et l’ami de Molière.

Mais voilà, il faut, en historiographe sincère, que je dise la vérité jusqu’au bout : vous voyez bien tout cet entassement de merveilles littéraires et artistiques, dont je viens à peine de vous indiquer les grandes lignes ? oui, n’est-ce pas, eh bien, tout cela est lettre morte, tout cela ne sert presque pas et je vais vous dire pourquoi.

1° La Bibliothèque, les archives et tout le reste sont à la merci du feu ; car malgré l’électricité remplaçant le gaz, on sait combien un incendie est à craindre dans un théâtre ;

2° Les livres placés dans d’étroites galeries au quatrième étage sont sur trois rangées d’épaisseur sur les rayons, ce qui rend le travail et les recherches presque impossibles ;

3° La bibliothèque et les archives sont privées, mais très galamment les comédiens permettent à un homme de lettres, à un journaliste d’y faire des recherches, or, comme il n’y a pas de place, il travaille à côté de Monval, dans son cabinet, ce qui est fort gênant pour ce dernier, qui a souvent à recevoir des auteurs dramatiques et à traiter des intérêts qui ne regardent pas un tiers.

Tout cela est bas de plafond, trop haut d’étage, étriqué et dangereux et l’on arrive à une série de conclusions absurdes en maintenant ce statu quo désastreux, puisque l’on a une bibliothèque et des archives uniques dont on ne peut pas se servir utilement et puisque l’on possède un musée si bien éparpillé, répandu, émietté, que ce n’est plus un musée.

Et que l’on ne l’oublie pas, ce n’est pas seulement l’intérêt de la Comédie-Française que je défend là, mais bien l’intérêt artistique supérieur de la France, car nulle part on ne saurait retrouver une collection aussi riche, aussi palpitante, témoin vivant et réel de nos mœurs et de nos goûts artistiques d’autrefois.

Une solution s’impose, mais elle s’impose impérieusement ; réunir de suite la bibliothèque, les archives et toutes les œuvres d’art dont la nomenclature serait si longue, de la maison de Molière, et en faire un grand et seul musée-bibliothèque, digne de la Comédie, digne de Paris.

J’entends d’ici les objections, je les connais, elles sont de deux sortes et j’y répond victorieusement.

On me dit : 1o Vous ne pouvez pas séparer tout cela du théâtre ; 2o Il n’y a pas de place. Ce à quoi je réponds : il y a de la place et je ne sépare rien, puisque j’installe mon dit musée-bibliothèque de la Comédie-Française en plein Palais-Royal, dans les bâtiments occupés par la Cour des comptes qui, d’ailleurs, ne peut rester là dans des locaux insuffisants pour elle.

Je le répète, il y a là urgence et il suffit d’un bon mouvement de M. le Ministre des Beaux-Arts pour obtenir cette heureuse solution, ce sera un bon moyen de faire oublier la folie du ministre qui n’a pas voulu accepter la bibliothèque de Soleinnes.

Et maintenant, quand vous irez visiter la bibliothèque du Théâtre-Français, qui n’est pas publique, vous reculerez stupéfait : un gentilhomme, Molière lui-même s’animant, n’étant plus en pierre, avec sa fine moustache et ses grands cheveux bouclés, vous fera les honneurs de sa maison.

Si vous vous hasardez à lui faire des compliments sur son éternelle jeunesse, il sourira discrètement ; si vous lui dites : Mais je vous croyais mort depuis longtemps, cher Maître.

Tranquillement le grand Molière vous répondra : — Pardon, je suis la seconde incarnation, Georges Monval, archiviste de la Comédie-Française pour vous servir.

Si cet aimable bibliothécaire est le directeur du Moliériste et s’il habile la maison de Molière, certes, c’est bien par destination et prédestination, il ne pouvait pas être autre chose !

P. S. — Deux oublis à réparer dans le chapitre sur l’hôtel du Prince d’Orléans (page 30) : 1° Les quatre décors du grand plafond de Coypel représentant l’Olympe, sont le portrait fidèle des quatre maîtresses du Régent, ce qui peint curieusement les mœurs de débauche raffinée de cette époque ; 2° Le plafond représentant les dieux désarmés par les amours, fait après coup, est de Lebrun et non pas de Coypel.