Mon berceau/La Maison de la rue Radziwill

Bellier (p. 47-52).

La MAISON de la RUE RADZIWILL


LA PLUS HAUTE MAISON DE PARIS — UNE FAMILLE DE POLONAIS ILLUSTRES — ESCALIER À DOUBLE VIS — FEMMES À VICES RAFFINÉS — DERNIERS VESTIGES.

Être le premier arrondissement de la première ville du monde, voilà de quoi faire battre d’orgueil le cœur de Paris qui renferme aussi le ventre, si j’en crois Zola et, certes, suivant la volonté et le désir de mes chers concitoyens et concitoyennes, c’est avec joie que je serai le chroniqueur du premier de la Une, suivant l’inspiration du moment ou les besoins de l’actualité.

Ceci dit, parlons un peu de la plus haute maison de Paris qui va bientôt disparaître sous la pioche des démolisseurs ; eh oui, la plus haute avec ses neuf étages, de hauteurs diverses et bizarres, ce qui pouvait justifier le mot de l’aimable personne qui disait : — Oh, ma chère, j’habite un charmant petit entre-sol… au dessus du quatrième !

La maison en question donne d’un côté sur la rue de Valois, où elle porte le no 48 et de l’autre côté sur la rue de Radziwill, où elle a deux entrées portant les numéros 33 et 35.

Elle fût bâtie vers la fin du siècle dernier par Charles Radziwill, palatin de Vilna, qui, exilé par Stanislas Poniatowski, le protégé de l’impératrice Catherine, dut venir se réfugier à Paris en 1767, après avoir vu confisquer ses biens qui montaient à plus de 5 millions, jolie somme, pour le temps surtout. La maison en question a donc plus de 100 ans, puisque ledit Charles mourut en 1790, à l’âge de 64 ans ; à cette époque le Palais-Royal était le centre le plus vivant de Paris et la maison du Palatin était une telle merveille, que ce fût par un sentiment de juste reconnaissance que l’on donna son nom à la rue qui était derrière sa haute construction. Et d’ailleurs ces Radziwill n’étaient pas les premiers venus ; l’un d’eux, l’Hercule Lithuanien, tint tête longtemps aux Moscovites et fut bien le rempart de la Pologne dans plus de trente combats épiques et la belle Barbe Radziwill, qui devint reine de Pologne et mourut empoisonnée tragiquement, fut bien une des plus curieuses figures de ce pays pour lequel la France en général et Paris en particulier, se sont toujours sentis un faible, puisque l’on disait encore il y a quelque dix ans qu’il suffisait d’être Polonais pour devenir conseiller municipal !

Enfin le dernier des Radziwill, Dominique, s’est battu vaillamment dans la grande armée, sous les trois couleurs, il était à Moscou et périt en 1813, mortellement blessé à la bataille de Hanau ; Napoléon, qui se l’était attaché, l’aimait beaucoup.

Voilà bien des titres capables, certes, de nous faire regarder ces braves gens comme étant des nôtres : être Polonais et être mort au service de la France, que demander de plus ?

Mais je reviens à mes moutons, c’est-à-dire à Charles et à sa maison, elle a deux entrées sur chaque rue et un étage de plus du côté de la rue de Valois, car du côté de la rue Radziwill elle est en contre-haut pour racheter la différence de niveau qui sépare le Palais-Royal de la Banque de France.

Au milieu, rond, circulaire, immense, lumineux avec sa coupole de verre, affaissé par un long siècle d’usage, mais grandiose encore, se trouve l’escalier légendaire qui, d’un jet, s’élève au neuvième étage, par une double évolution qui permet à deux personnes de monter jusqu’en haut sans se rencontrer, c’est Chambord en petit, mais non sans élégance, c’est un télescope gigantesque braqué sur le ciel, ou si vous voulez, un puits, avec, au fond, une vieille portière au lieu de la vérité.

C’est au bas que se trouve le passage qui mène entre les rues de Valois et Radziwill, au premier du côté de la première, il est de plein pied du côté de la seconde, et ces doubles entrées de chaque côté, et ces escaliers du rez-de-chaussée sont pleins de mouvement, de vie, de passants et de boutiques ; la concierge a l’air suspendue au-dessus des dernières marches, et les marchands de vins, les fruitiers et un imprimeur vivaient encore dernièrement en bonne intelligence dans ce petit coin historique de la ville de Paris.

Aujourd’hui, la Banque de France possède l’immeuble, elle a prié poliment les locataires de déguerpir au 15 avril de l’année dernière ; elle va démolir cette respectable maison et construire à la place des bureaux annexes pour son personnel.

C’est ainsi que va disparaître une des deux plus hautes maisons de Paris, l’autre se trouve, comme l’on sait, rue Chabanais, dans le deuxième arrondissement, à côté de chez nous.

Encore un mot — bien délicat — sur ce coin si curieux du Paris qui s’en va ; du côté de la rue de Valois, à un étage bas, l’entresol au-dessus du premier, chose unique et vraie pourtant, dans cette maison toute pleine de l’incessante activité des petites industries parisiennes, on pouvait remarquer des rideaux très blancs, trop blancs, relevés d’une façon provocante ou provocatrice, comme il vous plaira, par des rubans ponceau ou bleu de ciel.

C’est là qu’allaient se reposer un instant les respectables vieillards qui avaient fait les cent pas dans la galerie d’Orléans, en quête d’un minois de bonne composition.

De jeunes nymphes en chemises de soie rose leur rappelaient, par une conversation animée ou par une chanson de gestes, les souvenirs lointains des galeries de bois, disparues depuis longtemps, et lorsque la dernière locataire en était partie, elle était venue se réfugier là, emportant avec elle sa clientèle favorite et voilà comme cette maison de commerce, aussi tolérante que tolérée, s’était transmise de mains en mains jusqu’à nos jours et comment les derniers vestiges des galeries de bois vont enfin disparaître du Palais-Royal.

Comme on sait que la vertu fait de grands progrès en ce moment, personne ne s’en plaindra.

Avec ses doubles escaliers, ses portes basses et dissimulées à mi-flanc des étages, cette diable de maison était parfois cruelle aux octogénaires, coureurs d’aventure, ils se trompaient d’escalier et les appels désespérés se faisaient entendre de l’autre côté de la rampe circulaire, mais il fallait redescendre, puis remonter, quel supplice pour ces derniers représenlants d’une époque disparue.

Tout passe, tout lasse, tout casse, ainsi les vieux souvenirs, l’amour à l’heure ou à la course, les traces de plusieurs générations de travailleurs, tout va disparaître sous les coups redoublés des maçons et la Banque de France remplacera par son travail méthodique et régulier de grande administration moderne tout ce fouillis de vices et de vertus, d’orgies et de labeurs ignorés que j’ai voulu fixer, ici, en cette courte notice nécrologique, pendant qu’il en est temps encore.