Bellier (p. 408-413).

LA BOURSE


ŒUVRES D’ART ENFUMÉES — TERRAIN DE CULTURE POUR LES MICROBES — UNE ÉTRANGE AVENTURE — UNE BONNE LESSIVE NE FERAIT PAS DE MAL.

Nous allons encore nous promener dans le deuxième arrondissement — deux fois n’est pas coutume — pour visiter la Bourse de Paris ; aussi bien ce joli monument grec, aux formes sévères, appartient à la France entière tout comme la Bourse du Commerce, et c’est le monde entier qui chaque jour lui tâte le pouls avec un intérêt des plus visibles.

Le monument élevé par l’architecte Brongniart, auquel on a consacré un méchant bout de rue long comme le bras, derrière son œuvre, fut inauguré en 1826, un an même avant qu’il fut achevé, tant était grande l’impatience des Parisiens de posséder une bourse des valeurs sérieuse.

Ces belles colonnades s’élèvent à l’emplacement exact du couvent des Filles de Saint Thomas d’Aquin, et les jeux chers à Mercure remplacèrent les jeux secrets de ces demoiselles, tant il est vrai qu’un mal guérit l’autre.

Le parallélogramme a 69 mètres de long sur 41 mètres de large et couvre environ 3.000 mètres superficiels, ce qui est déjà respectable. Élevé sur un soubassement de 2 mètres 60 centimètres de hauteur, on accède au premier étage, à la grande salle, par un escaber de 16 marches — on appelle ça des degrés dans les monuments, soyons poli — sur la face et sur le derrière ; c’est de ce dernier côté, sur la rue Notre-Dame-des-Victoires, que se tiennent les journalistes financiers, depuis que la presse financière existe ; on y potine, on y fait des calembours, quelquefois un peu de finance, et les plus callés, après avoir arpenté gaîment les 16 degrés dans le jour, dînent le soir au grand 16, ce qui prouve que le chemin est parfois très étroit pour les malheureux représentants de la presse.

Maintenant pénétrons dans la salle intérieure, dans le hall, comme disent les Anglais, après avoir franchi les colonnades extérieures ; la dite salle a 37 mètres 68 centimètres de long sur 24 mètres 68 centimètres de large, elle a 25 mètres de hauteur et peut contenir 2,000 personnes, c’est évidemment très suffisant pour ratiboiser toutes les économies de la famille Gogo.

Ces dimensions sont singulièrement diminuées aujourd’hui par l’épaisseur de crasse et de poussière qui recouvre les murailles, on a dit que les galeries intérieures étaient trop étroites, que la baie du haut éclairait approximativement, que la salle était sombre, noire et triste, c’est faux : la Bourse de Paris est simplement salle, immonde, gluante et noire, elle est simplement la plus dégoûtante du monde, parce qu’elle n’a jamais été nettoyée depuis son inauguration, en 1826.

La voussure de la voûte est ornée de superbes grisailles peintes par Abel de Pujol et Meynier ; à l’origine elles se détachaient en reliefs puissants, c’est à peine aujourd’hui si on les devine en cherchant bien avec une longue-vue, tant elles sont noircies par le temps, culotées, perdues, anéanties, et l’on ne fume qu’à partir du coup de cloche de 3 heures, à peine quelques minutes, zuzez un peu, disent les Marseillais de la coulisse, si l’on fumait de midi à 3 heures dans le monument !

Du reste, il y a des fatalités pour les noms prédestinés, quand les œuvres de Meynier ne blanchissent pas, elles noircissent en vieillissant.

En bas, au-dessus des hautes plinthes en marbre rouge, à la hauteur de la tête, les murailles et les colonnes, noires comme de l’encre, sont couvertes d’une couche de graisse et de pommade fétides, gluantes et grouillantes de microbes capillaires qui s’échappent de toutes les têtes de levantins, et le doigt, le long des parois, enfonce dans cette matière fétide et innommée ; quant à l’atmosphère, n’en parlons pas, elle est putride et pestilentielle, tous les relents infects vous empoignent à la gorge et les pieds secs des agents de change n’ont rien à envier aux pieds humides ; les belles allégories relatives au commerce ou à l’industrie d’Abel Pujol et de Meynier, là-haut, dans le plafond, sont invisibles et cachées aux yeux des profanes, d’autant plus cachées, que sous prétexte d’éviter le soleil et la chaleur, la moitié de la baie vitrée du toit est encore couverte de paillassons ou de volets.

Autrefois on appelait par mépris agents marrons les coulissiers timides qui se tenaient en dehors des agents sacro-saints de la corbeille, aujourd’hui c’est tout le monde qui est marron…. pardon, marri de se trouver ainsi dans l’obscurité puante, dans la pénombre sale, dans la nuit louche, et la première fois qu’un étranger ou qu’un provincial pénètre dans notre Bourse, il reste suffoqué, terrifié, scandalisé et renversé.

On raconte à ce propos des histoires bien typiques : un jour une jeune et romanesque Américaine, folle d’amour, voulant se suicider, s’est jetée du haut des galeries supérieures dans la salle, au risque d’écraser deux ou trois princes de la finance, — de ceux qui font les cent pas dans le carré, devant l’horloge, et que l’on appelait les joncs à pomme d’or sous la Restauration.

La malheureuse avait compté sans les toiles d’araignées, tissées, durcies, métallisées par la poussière depuis 60 ans, elle tomba donc dans ces filets bien moins légendaires que ceux de Saint-Cloud et resta ainsi suspendue sans le moindre mal au-dessus des têtes effarouchées des bons boursiers.

L’histoire ajoute que l’un d’eux, chatouillé par la vue d’un bas provocateur et suggestif au premier chef, lui offrit sa main, son cœur, ses millions et… ah ! non, je me trompe, il y a longtemps qu’il ne pouvait plus ; ils se marièrent, furent heureux et n’eurent point d’enfants, ce qui prouve que le vaudeville est l’envers du drame.

Les salles du premier étage de la Bourse furent longtemps occupées par le Tribunal de commerce de la Seine, c’était navrant, enfin en 1866 on transporta le dit Tribunal dans son logis actuel, boulevard du Palais.

Puis, en 1871, c’est là que l’on installa les bureaux pour la reconstitution des actes de l’état civil, brûlés pendant la guerre.

Aujourd’hui il y a le télégraphe, le téléphone et pour quarante sous vous pouvez causer avec votre ami de Bruxelles : Allo, allo, Léiopold, as-tu déjeuné, savez-vous !

Allons, monsieur l’architecte de la Bourse, monsieur le conservateur, monsieur le commissaire spécial, monsieur le gardien du jardin de la Bourse (ce palais est le nid des sinécures, le fromage des rats, ce qui prouve qu’il n’y en a pas qu’à l’Opéra), allons messieurs les agents de change, messieurs les coulissiers, un bon mouvement, cotisez-vous, remuez-vous et pour l’amour de Dieu ou du diable, un bon coup de lessive, un fort nettoyage, la Bourse en a besoin, vos crânes chauves sont déjà rongés par les microbes et ressemblent à des écumoirs.