Mon Salon (1866)/Adieux d’un critique d’art

Mon SalonG. Charpentier et E. Fasquelle, éditeurs (p. 317-323).


ADIEUX D’UN CRITIQUE D’ART




20 mai.

J’ai encore droit à deux articles. Je préfère n’en faire qu’un. Dans mon idée première, Mon Salon devait comprendre seize à dix-huit articles. Puisque, d’après la volonté toute-puissante du peuple, je n’ai pas l’espace nécessaire pour développer nettement mes pensées, je crois bon de terminer brusquement et de tirer ma révérence au public.

Au fond, je suis enchanté. Imaginez un médecin qui ignore où est la plaie et qui, posant çà et là ses doigts sur le corps du moribond, l’entend tout à coup crier de terreur et d’angoisse. Je m’avoue tout bas que j’ai touché juste, puisqu’on se fâche. Peu m’importe si vous ne voulez pas guérir. Je sais maintenant où est la blessure.

Je ne prenais qu’un médiocre plaisir à tourmenter les gens. Je sentais toute ma dureté envers des artistes qui travaillent et qui ont acquis, à grand’peine, une réputation fragile que le moindre heurt briserait. Lorsque je faisais mon examen de conscience, je m’accusais vertement de troubler dans leur quiétude d’excellents hommes qui paraissent s’être imposé le labeur pénible de contenter tout le monde.

J’abandonne volontiers les notes que je suis allé prendre sur M. Fromentin et sur M. Nazon, sur M. Dubuffe et sur M. Gérome. J’avais toute une campagne en tête, je m’étais plu à aiguiser mes armes pour les rendre plus tranchantes. Et je vous jure que c’est avec une volupté intime que je jette là toute ma ferraille.

Je ne parlerai point de M. Fromentin et de la sauce épicée dont il assaisonne la peinture. Ce peintre nous a donné un Orient qui, par un rare prodige, a de la couleur sans avoir de la lumière. Je sais d’ailleurs que M. Fromentin est le dieu du jour ; je m’évite la peine de lui demander des arbres et des cieux plus vivants, et surtout de réclamer de lui une saine et forte originalité, au lieu de ce faux tempérament de coloriste qui rappelle Delacroix comme les devants de cheminée rappellent les toiles de Véronèse.

Je n’aurai aucune querelle à chercher à M. Nazon et aux décors en carton qu’il nous donne pour de vraies campagnes ; ne vous semble-t-il pas, — entre nous, — que c’est ici une apothéose de féerie, lorsque les feux de Bengale sont allumés, et que des lueurs jaunes et rouges donnent à chaque objet une apparence morte ?

Quant à MM. Gérome et Dubuffe, je suis excessivement satisfait de ne pas avoir à parler de leur talent. Je le répète, je suis fort sensible au fond, et je n’aime pas à faire du chagrin aux gens. La mode de M. Gérome baisse ; M. Dubuffe a dû prendre une peine terrible, dont il sera peu récompensé. Je suis heureux de n’avoir pas le temps de dire tout cela.

Je regrette une chose : c’est de ne pouvoir accorder une large place à trois paysagistes que j’aime : MM. Corot, Daubigny et Pissaro. Mais il m’est permis de leur donner une bonne poignée de main, — la poignée de main de l’adieu.

Si M. Corot consentait à tuer une fois pour toutes les nymphes dont il peuple ses bois, et à les remplacer par des paysannes, je l’aimerais outre mesure.

Je sais qu’à ces feuillages légers, à cette aurore humide et souriante, il faut des créatures diaphanes, des rêves habillés de vapeurs. Aussi suis-je tenté parfois de demander au maître une nature plus humaine, plus vigoureuse. Cette année, il a exposé des études peintes sans doute dans l’atelier. Je préfère mille fois une pochade, une esquisse faite par lui en pleins champs, face à face avec la réalité puissante.

Demandez à M. Daubigny quels sont les tableaux qu’il vend le mieux. Il vous répondra que ce sont justement ceux qu’il estime le moins. On veut de la vérité adoucie, de la nature propre et lavée avec soin, des horizons fuyants et rêveurs. Mais que le maître peigne avec vigueur la terre forte, le ciel profond, les arbres et les flots puissants, et le public trouve cela bien laid, bien grossier. Cette année, M. Daubigny a contenté la foule sans trop se mentir à lui-même. Je crois savoir d’ailleurs que ce sont là d’anciennes toiles.

M. Pissaro est un inconnu, dont personne ne parlera sans doute. Je me fais un devoir de lui serrer vigoureusement la main, avant de partir. Merci, monsieur, votre paysage m’a reposé une bonne demi-heure, lors de mon voyage dans le grand désert du Salon. Je sais que vous avez été admis à grand’peine, et je vous en fais mon sincère compliment. D’ailleurs, vous devez savoir que vous ne plaisez à personne, et qu’on trouve votre tableau trop nu, trop noir. Aussi pourquoi diable avez-vous l’insigne maladresse de peindre solidement et d’étudier franchement la nature !

Voyez donc : vous choisissez un temps d’hiver ; vous avez là un simple bout d’avenue, puis un coteau au fond, des champs vides jusqu’à l’horizon. Pas le moindre régal pour les yeux. Une peinture austère et grave, un souci extrême de la vérité et de la justesse, une volonté âpre et forte. Vous êtes un grand maladroit, monsieur, — vous êtes un artiste que j’aime.

Donc, je n’ai plus le loisir de louer ceux-ci et de blâmer ceux-là. Je fais mes paquets à la hâte, sans regarder si je n’oublie pas quelque chose. Les artistes que j’aurais attaqués n’ont pas besoin de me remercier, et je fais mes excuses à ceux dont j’aurais dit du bien.

Savez-vous que ma besogne commençait à devenir fatigante ? On mettait tant de bonne foi à ne pas me comprendre, on discutait mes opinions avec une naïveté si aveugle, que je devais, dans chacun de mes articles, rétablir mon point de départ et faire voir que j’obéissais logiquement à une idée première et invincible.

J’ai dit : « Ce que je cherche surtout dans un tableau, c’est un homme et non pas un tableau. » Et encore : « L’art est composé de deux éléments : la nature, qui est l’élément fixe, et l’homme, qui est l’élément variable ; faites vrai, j’applaudis ; faites individuel, j’applaudis plus fort. » Et encore : « J’ai plus souci de la vie que de l’art. »

Devant de telles déclarations, je croyais qu’on allait comprendre mon attitude. J’affirmais que la personnalité seule faisait vivre une œuvre, je cherchais des hommes, persuadé que toute toile qui ne contient pas un tempérament, est une toile morte. Ne vous êtes-vous jamais demandé dans quels galetas allaient dormir ces milliers de tableaux qui passent par le Palais de l’Industrie ?

Je me moque bien de l’École française ! Je n’ai pas de traditions, moi ; je ne discute pas un pan de draperie, l’attitude d’un membre, l’expression d’une physionomie. Je ne saisis pas ce qu’on entend par un défaut ou par une qualité. Je crois qu’une œuvre de maître est un tout qui se tient, une expression d’un cœur et d’une chair. Vous ne pouvez rien changer ; vous ne pouvez que constater, étudier une face du génie humain, une expression humaine.

Mon éloge de M. Manet a tout gâté. On prétend que je suis le prêtre d’une nouvelle religion. De quelle religion, je vous prie ? De celle qui a pour dieux tous les talents indépendants et personnels ? Oui, je suis de la religion des libres manifestations de l’homme ; oui, je ne m’embarrasse pas des mille restrictions de la critique, et je vais droit à la vie et à la vérité ; oui, je donnerais mille œuvres habiles et médiocres, pour une œuvre, même mauvaise, dans laquelle je croirais reconnaître un accent nouveau et puissant.

J’ai défendu M. Manet, comme je défendrai dans ma vie toute individualité franche qui sera attaquée. Je serai toujours du parti des vaincus. Il y a une lutte évidente entre les tempéraments indomptables et la foule. Je suis pour les tempéraments, et j’attaque la foule.

Ainsi mon procès est jugé, et je suis condamné.

J’ai commis l’énormité de ne pas admirer M. Dubuffe après avoir admiré Courbet, l’énormité d’obéir à une logique implacable.

J’ai eu la naïveté coupable de ne pouvoir avaler sans écœurement les fadeurs de l’époque, et d’exiger de la puissance et de l’originalité dans une œuvre.

J’ai blasphémé en affirmant que toute l’histoire artistique est là pour prouver que les tempéraments seuls dominent les âges, et que les toiles qui nous restent sont des toiles vécues et senties.

J’ai commis l’horrible sacrilège de toucher d’une façon peu respectueuse aux petites réputations du jour et de leur prédire une mort prochaine, un néant vaste et éternel.

J’ai été hérétique en démolissant toutes les maigres religions des coteries et en posant fermement la grande religion artistique, celle qui dit à chaque peintre : « Ouvre tes yeux, voici la nature ; ouvre ton cœur, voici la vie. »

J’ai montré une ignorance crasse, parce que je n’ai pas partagé les opinions des critiques assermentés et que j’ai négligé de parler du raccourci de ce torse, du modelé de ce ventre, du dessin et de la couleur, des écoles et des préceptes.

Je me suis conduit en malhonnête homme, en marchant droit au but, sans songer aux pauvres diables que je pouvais écraser en chemin. Je voulais la vérité, et j’ai eu tort de blesser les gens pour aller jusqu’à elle.

En un mot, j’ai fait preuve de cruauté, de sottise, d’ignorance, je me suis rendu coupable de sacrilège et d’hérésie, parce que, las de mensonge et de médiocrité, j’ai cherché des hommes dans la foule de ces eunuques.

Et voilà pourquoi je suis condamné !


FIN.