Maurice Barrès
Mon Grand Père
Revue des Deux Mondes7e période, tome 11 (p. 481-492).
MON GRAND PÈRE

Trois cahiers cartonnés, qui viennent de chez « Wiener, papetier, rue des Dominicains, 53 à Nanci, » et leurs nombreux feuillets couverts d’une écriture paisible et claire, déjà bien pâlie par le temps : ce sont les recueils où mon grand père Barrès, officier de la Grande Armée, ayant pris sa retraite à Charmes-sur-Moselle, transcrivit soigneusement les douzaines de petits carnets, souillés et déchirés, qu’il avait, durant vingt ans, promenés dans son havre-sac sur toutes les routes de l’Europe. « Itinéraire, » voilà le titre exact qu’il donnait à ses étapes ; « Itinéraire et souvenirs d’un soldat devenu officier supérieur (Barrès, Jean-Baptiste Auguste) né à Blesle (Haute-Loire), le 25 juillet 1784, ou tableau succinct des journées de marche et de séjour dans les villes et villages de garnison et de passage, dans les camps et les cantonnements, tant en France qu’en Allemagne, en Pologne, en Prusse, en Italie, en Espagne et en Portugal, depuis mon entrée au service le 21 juin 1804, jusqu’au 6 juin 1835, époque de mon admission à la solde de retraite. »

Je les ai toujours vus, ces cahiers olivâtres, couleur de l’uniforme des chasseurs de la garde, et couleur aussi des lauriers d’Apollon que j’admirai, il y a huit ans, au vallon de Daphni, près d’Antioche de Syrie. Quand j’étais enfant, mon père me les a montrés, et, grand garçon, j’ai obtenu de les lire. S’il faut tout dire, je me penchais dessus avec plus de bonne volonté que de plaisir. Je sentais que j’avais là dans mes mains, quelque chose qui intéressait religieusement mon père et qu’à sa mort je recevrais comme son legs le plus précieux, quelque chose entre lui, ma sœur, moi, et nul autre. Mais alors je n’allais pas plus loin : je ne sentais pas ma profonde parenté avec mon grand père. Il faut du temps pour que nous discernions le fond de notre être. A cette heure, la reconnaissance est complète ; je ne me distingue pas de ceux qui me précédèrent dans ma famille, et certainement leurs meilleurs moments me sont plus proches qu’un grand nombre des jours et des années que j’ai vécus moi-même et qui ne m’inspirent que l’indifférence la plus dégoûtée.

Aujourd’hui, dimanche matin, qui est le premier matin de mon séjour annuel à Charmes, je viens de faire au long de la Moselle le tour de promenade qu’y faisaient mon père et mon grand père. La jeunesse du paysage était éblouissante et son fond de silence, tragique. Près de la rivière, quelques cris d’enfants effrayaient les poissons ; les oiseaux chantaient sans auditoire ; les cloches des villages sonnaient à toute volée et semaient à tout hasard leurs appels séculaires. J’ai achevé ma matinée en allant au cimetière causer avec mes parents.

Les inscriptions de leurs tombes me rappellent que mon grand père est mort à soixante-deux ans et tous les miens en moyenne à cet âge ; elles m’avertissent qu’il est temps que je règle mes affaires. « Que nous serons bien là ! » disait avec bon sens ce charmant fol de Jules Soury, quand il allait à Montparnasse visiter la tombe de sa mère. Mais ce profond repos ne sourit pleinement qu’à ceux qui ont rempli toute leur tâche et exécuté leur programme. Or je commence à me sentir un peu pressé par le temps.

Je désirerais avant de mourir donner une idée de toutes les images qui m’ont le plus occupé. A quoi correspond cet instinct qui est la chose du monde la plus répandue ? C’est, je crois, l’effet d’une sorte de piété qui nous pousse à attester notre gratitude envers ce que nous avons reconnu de plus beau au long de notre existence On veut se définir, payer ses dettes, chanter son action de grâce. Explication bien incertaine, mais il s’agit du plus vague désir de vénération et d’une espèce d’hymne religieux murmuré au seuil du tombeau. J’ai toujours projeté d’établir pour moi-même, sous ce titre Ce que je dois, un tableau sommaire des obligations qu’au cours de ma vie j’ai contractées envers les êtres et les circonstances. Si je suis un artiste, un poète, je n’ai fait qu’exécuter la musique qui reposait dans le cœur de mes parents et dans l’horizon où j’ai, dès avant ma naissance, respiré, tout ce que je connais de mon père et de ma mère m’assure dans cette conviction. Qu’est-ce que mes livres ? J’ai raconté un peu d’Espagne et d’Asie ; j’ai travaillé à la défense de l’esprit français contre le germanisme ; j’ai magnifié la Lorraine. Eh bien ! j’ai vu mon père s’enchanter à Charmes, toute sa vie, des images qu’il avait rapportées d’un voyage qu’il fit, vers 1850, en Algérie, en Tunisie et à Malte. Ma piété pour l’armée, pour le génie de l’Empereur et pour la gloire, semble prolonger les émotions qu’a connues mon grand père et l’éblouissement que lui laissèrent, au milieu de ses misères de soldat, certaines matinées d’Espagne et de Portugal. Ses expériences demeurent la racine maîtresse qui a nourri mes livres d’une sève dont le romantisme latent était d’avance résorbé par son robuste sens de la vie. Enfin, si j’ai tant parlé, peut-être avec excès (du moins parfois mes meilleurs amis m’en ont plaisanté), des choses que j’ai vues dans l’horizon de Charmes, je répétais l’exemple de mon arrière-grand père Barrès (le père de l’auteur de ces Souvenirs), qui a publié une monographie du canton où lui-même vivait [1]. De toutes les idées auxquelles je me suis voué, aucune n’est plus ancrée en moi que la sensation de ma dépendance familiale et terrienne. J’ai ma vie propre, certes, mais limitée dans mes quatre saisons et attachée à une collectivité plus forte.

Ainsi je songe au cimetière, près de la tombe de mes parents. Quelques hauts peupliers décorent ce champ du repos, et je les regarde frissonner sous le vent. Dans la campagne au loin, le même coup de vent met en émoi les bois des côtes et les vergers de mirabelliers. Chacun de nous est pareil à l’une quelconque de leurs feuilles. Ardeur pour conquérir un surcroit de sève et de lumière, et puis, soudain, le détachement et la mort.

Je publie les Mémoires de J.-B. Barrès pour qu’ils servent de préface et d’éclaircissement à tout ce que j’ai écrit. Un jeune homme est arraché, déraciné par les secousses de la Révolution, d’une petite ville où les siens vivaient à leur connaissance depuis cinq siècles. Il parcourt le monde, il amasse des thèmes qui devaient d’autant plus le frapper qu’il appartenait à une race immobile, et puis, pour finir, il vient se réenraciner au sein d’une famille lorraine et dans une petite ville toutes pareilles à sa propre famille et à sa ville natale. Voilà mon grand père, voilà les origines de la poignée d’idées et de sentiments où je me tiens avec tant de monotonie.


Né à Blesle en Auvergne, en 1784, mon grand père J.-B. Barres repose à Charmes, en Lorraine, sous une pierre de grès vosgien, datée de 1849. C’est le seul déplacement que je sache que ma famille ait accompli depuis le XVe siècle. De père en fils, nous avons voulu « naitre, vivre et mourir dans la même maison, » dans cette petite ville de Blesle où, notaires et médecins, nous remontons jusqu’à un Pierre Barrès dont le savant M. Le Blanc possède un titre daté de 1489. Avant ce Pierre Barrès, nous étions à Saint-Flour où un autre Pierre-Maurice Barrès joue un rôle durant la guerre de Cent ans et, loin dans le temps, nous venions de ce vieux « pays de Barrès, » le pagus Barrensis, des cartulaires mérovingiens, que jalonnent Murrat-de-Barrès, Lacapelle-Barrès, Mur de Barrès, Lacroix Barrès, et dont vraisemblablement nous avons reçu notre nom [2]. Ce gîte séculaire, ce réduit du Plateau Central, mon grand père l’a échangé contre un abri non moins ancien, quand il est venu prendre place au foyer d’une famille lorraine aussi sédentaire que la sienne. Ah ! « du temps que les Français ne s’aimaient pas, » quand mes jeunes camarades de la Revue blanche demandaient à Herr, le fameux bibliothécaire de l’École Normale, qu’il rédigeât en leur nom contre moi une bulle d’excommunication, ils eurent bien de la divination de me flétrir comme le produit typique des petites villes françaises. J’ai le bonheur d’être cela.

Je n’ai pas connu mon grand père. Il est mort treize années avant ma naissance, mais beaucoup de vieilles personnes m’ont parlé de lui, dans Charmes, qui se rappellent ses manières, aimables, un peu sévères et cérémonieuses.

Nos petites villes de l’Est regorgeaient alors d’anciens officiers de la Grande Armée. À Charmes, dans le même temps, je me vois un autre aïeul, le grand père de ma mère, qui, lui aussi, avait fait les guerres de l’Empire, mais qui n’a pas laissé de Mémoires. C’est avec de tels hommes que causaient les Erckmann-Chatrian. Je suis sûr que, pour écrire leur Conscrit de 1813, les deux romanciers lorrains ont eu à leur disposition des documents semblables à celui que je publie. Ils n’auraient eu qu’à prendre les premiers feuillets de J. -B. Barrès, ses étapes de jeune engagé du Puy à Paris, sa première vision du général Bonaparte dans la cour du Louvre et son installation à la caserne de Rueil, pour ajouter un chef-d’œuvre à leur série nationale.

Ces retraités de la Grande Armée étaient très bien vus de la population lorraine. Elle les adoptait sans réserve. Né à Charmes d’un père qui y était né, tout entouré des parents de ma mère et de ma grand mère, qui appartenaient de temps immémorial à cette petite ville, je n’ai jamais soupçonné durant mon enfance que je fusse relié à un autre terroir, et je ne vois pas non plus que mon grand père, devenu veuf, ait songé, un instant, à regagner le pays de son père. Il avait fait sien le pays de sa femme, et une fois la copie de son Itinéraire achevée, il se mit à écrire successivement une histoire de la province d’Auvergne et une histoire du Duché de Lorraine.

C’était un homme qui avait plus d’éducation que d’instruction, mais une très vive curiosité d’esprit. J’ai passé mes premières années de lecture à feuilleter ses livres et ceux qu’il achetait à son petit garçon, son fils unique, mon père. J’ai été formé par leur Walter Scott et leur Fenimore Cooper. Jadis, je pensais que son « Itinéraire » manquait de talent littéraire. Ce n’est plus mon avis. Mon grand père raconte avec une parfaite clarté ce qu’il a vu, et parfois des choses charmantes. On croirait son attention tout enfermée dans les soins du service et dans l’horizon de son étape, mais ça et là une note nous révèle ce qu’il avait en outre dans l’esprit. J’aime sa gaieté quand, jeune soldat de vingt ans, au soir de la bataille d’Iéna, le hasard loge son escouade dans un pensionnat de demoiselles : « Les oiseaux s’étaient envolés, en laissant leurs plumes : les pianos, les guitares, une partie de leurs bardes, de charmants dessins, des gravures et des livres... » J’aime le souvenir qu’il garde d’une minute en Allemagne, au lendemain des jours effroyables de Leipzig : « J’ai vu dans le village d’Ober-Thomaswald, pour la seule fois de ma vie, une espèce de rosier dont le bois et la feuille sentaient la rose, comme la fleur elle-même qui était fort belle. » Et cela me plait que, vieil homme, il ait maintenu dans sa rédaction de Charmes, ce trait naïf qu’il trouvait dans son carnet de Friedland. un trait de l’éternel désir de paraître d’un jeune Français : « Nos bonnets à poil étaient devenus laids et hideux. On nous les remplaça. J’eus la satisfaction de tomber sur un oursin qui était aussi beau que ceux des officiers ! » Et il n’a pas que la sensibilité de l’imagination, mais la plus profonde, la plus noble, celle du cœur. A Lutzen il écrit : « Nos jeunes conscrits se conduisirent très bien. Pas un ne quitta les rangs et il y en eut qu’on avait laissés derrière parce qu’ils étaient malades, qui arrivèrent pour prendre leurs places. Un de nos clairons, enfant de seize ans, fut de ce nombre. Il eut une cuisse emportée par un boulet et expira derrière la compagnie. Ces pauvres enfants, quand ils étaient blessés, à ne pouvoir marcher, venaient me demander à quitter la compagnie pour aller se faire panser. C’était une abnégation de la vie, une soumission à leur supérieur, qui affligeait plus qu’elle n’étonnait. »


Je m’arrête. Il ne s’agit pas que j’analyse cet Itinéraire, puisqu’on va en lire les parties essentielles. C’est le Mémorial de toute une existence : forcé d’en rayer une multitude de journées, j’en laisse assez pour que le lecteur accompagne J. -B. Barrès dans ses principales étapes. On verra le joyeux départ du jeune homme quand il s’éloigne de la maison paternelle, à l’âge des plus vives curiosités ; on s’intéressera aux visions nombreuses qu’un chasseur de la Garde impériale eut nécessairement du Grand Homme dont il lui fut donné en outre de recevoir à plusieurs reprises la parole directe ; on l’entendra raconter ses batailles et ses fatigues ; on connaîtra son profond sentiment du devoir et de l’honneur, un sentiment dont l’expression n’a jamais rien de lyrique ni de théâtral, mais si clair et si vrai ! En 1815, on le verra en demi-solde. La morgue des émigrés à leur retour et les offenses que certains d’entre eux avaient la folie de prodiguer à des hommes dont la noblesse et la vertu venaient de conquérir des titres aussi beaux que ceux ides croisades, mon grand père les décrit, dans une multitude de petits traits qu’il n’était pas dans le programme de Balzac de recueillir, mais dignes de ce grand historien des mœurs, et qui font toucher du doigt l’extrême difficulté où se heurte chez nous une restauration monarchique. Le Roi est revenu en 1815 avec un titre et un prestige certains : il représentait l’autorité dont tous avaient besoin. Mais à quelle utilité répondait cette multitude de nobles, réduits à reconquérir un à un, par leur fierté, et leur savoir-faire, le rang que dans leur imagination seule ils continuaient d’occuper ? Le chef, c’est l’homme dont chacun a besoin, et il est d’autant plus le chef que chacun se sent plus incapable de le remplacer. J. -B. Barrès nous aide à comprendre que les Français de 1815 n’avaient aucune idée de l’emploi qu’ils pouvaient faire de ducs, de marquis, de comtes et de vicomtes, et c’est bien cet embarras de leur propre personnage qui invitait ceux-ci à des actes insupportables de fierté dont ils n’auraient pas eu l’idée, j’imagine, au milieu d’un consentement unanime et dans une réelle activité. La Révolution de 1830 fut moins un soulèvement de la France contre son roi que de chaque Français contre un ci-devant. Enfin arrivent son mariage, puis sa retraite et son installation dans la famille de sa femme, et alors nous recueillons ses dernières paroles, sa philosophie de la vie et la morale de la fable. C’était un soldat de la Grande Armée, un de ces hommes grandioses et simples, un éternel trésor pour notre race.

Voilà quel exemplaire humain mettaient au jour les petites villes de France, à la fin du dix-huitième siècle. On n’a jamais possédé un instrument plus solide et plus efficace pour les œuvres de la grande civilisation. Tandis que la haute société, Versailles et Paris avaient perdu leur équilibre intérieur, quel beau type d’homme produisaient encore nos provinces, un type où les énergies physiques et morales sont toujours prêtes à se déployer sans violence ! Nulle inquiétude, nulle attente, jamais d’ennui, aucun mal du siècle, mais une plénitude de force paisible. Personne, à moins de lire de telles pages, ne peut imaginer qu’on ait vécu une vie si variée, si dangereuse, si voisine du plus grand génie et qu’on soit demeuré cet esprit exact, sensible et sévère, d’une harmonie parfaite.

Ce n’est pas que J. -B. Barrès se soustraie au don que l’Empereur possédait d’enlever les âmes. Lisez son récit de la scène qu’il vit, la veille d’Austerlitz, quand, au bivouac où son bataillon sommeillait, soudain Napoléon apparut dans la nuit, tenant à la main une lettre. « Un de nous prit une poignée de paille et l’alluma pour faciliter sa lecture. De notre bivouac, il fut à un autre. On le suivit avec des torches allumées en criant : Vive l’Empereur ! Ces cris d’amour et d’enthousiasme se propagèrent dans toutes les directions comme un feu électrique ; tous les soldats, sous-officiers et officiers se munirent de flambeaux improvisés, en sorte que sur des lieues en avant, en arrière, ce fut un embrasement général et que l’Empereur dut en être ébloui. » Voilà ce que vit mon grand père : le génie enveloppé par les flammes de l’enthousiasme et de l’amour. Et le lendemain, alors qu’avec ses camarades de la Garde, J. -B, Barrès gravissait les hauteurs du plateau pour entrer dans la bataille au cri de « Vive l’Empereur ! » l’Empereur lui-même les aborda. « Après nous avoir fait signe de la main qu’il voulait parler, il nous dit d’une voix claire et vibrante qui électrisait : « Chasseurs, mes gardes à cheval viennent de mettre en déroute la Garde impériale russe. Colonels, drapeaux, canons, tout a été pris. Rien n’a résisté à leur intrépide valeur. Vous les imiterez. » Il partit aussitôt, pour aller faire la même communication aux autres bataillons. » De telles minutes marquent de leur sceau toute une race. Mais cet enfant de vingt ans, ce soldat de la Garde impériale prend le contact de ce Multiplicateur de l’enthousiasme sans se laisser entamer par aucun désordre. Il nous raconte des scènes qui sont le lieu de naissance du romantisme et dépose leur souvenir sans un mot théâtral dans le sanctuaire de son cœur. Tous sont émus jusqu’au fond de l’âme, mais dans leur premier étonnement ils ne brisent pas leur réserve native, et la moisson lyrique ne naîtra que plus tard. C’est au long du dix-neuvième siècle, que ces instants inouïs viendront comme des revenants agiter les fils des héros et les empêcheront de dormir. Quel mystique aliment, quelles riches épargnes bien dosées, quelle préparation de chaleur et d’éclat ! De quel sacrement nos pères participaient !

Ainsi naquit le romantisme (que j’ai essayé, pour ma faible part, de juger et de mettre au point, sans jamais cesser de respecter ses ardeurs originaires), ou du moins voilà ses premières préparations. Fait remarquable, mon grand père et ses frères de gloire, tandis qu’ils introduisent dans le monde les éléments essentiels de cette fièvre, n’en présentent aucun symptôme. Stendhal a dit le grand mot : Napoléon faisait travailler toute cette jeunesse. L’action l’absorbait au point de supprimer toute nostalgie. Dans les périls et les effroyables fatigues de la guerre, le soldat de l’épopée peut quelquefois se replier sur lui-même, et éprouver un étonnement, douloureux si quelque injure est faite à des héros ; mais, à l’ordinaire, ces nobles gens vivaient coude à coude dans un même songe, dans la haute satisfaction d’être des vainqueurs, couronnés de lauriers. Ils se détournaient de la réalité quotidienne, parfois éclairée d’une lumière si triste, pour s’enivrer du sentiment de l’honneur. Ils avaient leur haute conscience d’eux-mêmes, le témoignage retentissant de leur gloire dans les Bulletins de l’Empereur, et l’admiration de tous quand ils rentraient à Paris et dans leurs familles. La mélancolie et l’isolement, ces conditions indispensables du romantisme, n’apparaissent qu’après Waterloo et sous la Restauration, quand, devenus « les brigands de la Loire » et les demi-soldes, ils subissent avec stupeur des humiliations qu’ils savaient n’avoir pas méritées. Le sentiment de ne pas recevoir leur dû, un désaccord cruel avec la société, troublent profonilément, après 1815, les soldats de la Grande Armée, et les choses prennent alors pour eux une vibration tragique, toute nouvelle. Ils connaissent la solitude morale. De grands souvenirs, un cœur humilié et isolé : cette fois, le romantisme est doté de ses deux raisons principales. Mais pour que ses fleurs apparussent, il fallut encore que le temps fît son œuvre et que le recul créât des mirages.

Ces nobles soldats de la Grande Armée, ces grands paysans, si je les vois bien, étaient des esprits à enthousiasme circonscrit. Pas un mot sur l’au-delà dans les souvenirs de mon grand père. Aucune préoccupation religieuse. La Garde impériale avait-elle des aumôniers ? Je n’en sais rien après l’avoir lu. Il semble que le baron Larrey, le célèbre chirurgien, ait été chargé de suffire à toutes les fins de vie de ces héros. Ces initiateurs de grands rêves sont prodigieusement affermis dans le réel. Le désir d’avancement de mon grand père est très sage. L’avancement se donne à l’ancienneté, aux blessures, aux occasions de se distinguer que le hasard de la guerre peut offrir et que les protections favorisent. C’est plus tard que les dynamismes déchainés se sont aimantés sur cette époque où tous les mérites, s’est-on figuré, recevaient du Maître une récompense immense et immédiate. Ce lucide Stendhal, lui-même, dans sa vie de fonctionnaire de l’Empire, ne nous laisse voir que des désirs de carrière courts et grossiers : il voudrait quatre mille livres de rente et toutes les femmes. Ce n’est pas le programme d’une grande vie. Il est tout entier dans ses petites sensualités commodes, dans ses joies de garnisons, dans les curiosités et les ennuis de ses changements de résidence. Nous sommes loin du temps où son Julien Sorel, privé d’un cadre social et projeté dans l’infini du désir, fera du Mémorial de Sainte-Hélène un livre d’excitation, un bréviaire d’énergie. Vigny parle encore avec répugnance d’un sentiment qui s’était développé autour de Napoléon et qu’il appelle le séidisme : l’idée que tout irait bien, si l’on était fidèle au chef, qu’on serait alors favorisé de grades, de croix, de dotations, de titres. Senancour compare l’Empereur à un conquérant asiatique qui tient à ce que tout le monde soit à son rang, les chevaux, les chars d’assaut, les guerriers, les prêtres, etc. Pour les ouvriers mêmes de l’incomparable épopée, la réalité compte seule, et s’il y a du frémissement, ce n’est que dans le danger affronté, dans la discipline acceptée, dans l’accomplissement de la tâche quotidienne. Vingt ans après, c’est autre chose. Vers 1827, le mirage est formé et le passé prend une valeur d’excitation. Le prestige est établi. Le soleil romantique a monté dans le ciel des imaginations, avec son efficace et toutes ses nuisances.

Eux-mêmes, les fils des soldats, ne divinisent pas immédiatement le César. Leur premier regard fut plutôt un peu scandalisé. L’intermède venait d’être si cruel : la France saignée à blanc, les Alliés lui imposant une loi qu’elle semblait avoir oubliée ! Voyez quel retard mettent à se romantiser dans l’imagination de Victor Hugo les états de service de son père ! Il vit d’abord des images de sa mère. Il s’offre à relever la statue d’Henri IV, il célèbre Quiberon, la Vendée. Son père a capturé Fra Diavolo, a été l’aide de camp du roi Joseph en Espagne, s’est promené glorieusement en Prusse, en Autriche ; eh bien ! le jeune poète se prête plus volontiers à l’influence de son beau-frère, M. Foucher, simple rond de cuir, chef de bureau au Ministère de la Guerre, un embusqué. Il ne voit pas ce que les hommes d’Après la Bataille et du Cimetière d’EyIau peuvent lui offrir, jusqu’au moment où le général Hugo lui fait passer ses Mémoires et l’invite à venir causer avec lui à Blois. Alors il s’enflamme, et dans le même temps toute sa génération. Cependant les combattants, il semble que le goût de l’action et un positivisme avant la lettre les maintinrent éloignés jusqu’au bout de toute espèce de transfiguration.

Que ces vues nous éclairent sur les origines spirituelles des générations avec lesquelles nous avons fait le voyage de la vie, et qu’elles nous donnent un pressentiment de la mystérieuse influence que pourra exercer, dans dix ans, sur l’esprit français la Grande Guerre dont nous venons d’être les témoins ! Des ferments, qui n’ont pas encore affleuré, se préparent pour nos fils dans les tranchées recouvertes.


Je publie ces Mémoires à l’âge où mon grand père acheva de les mettre au net. J’en corrige les épreuves dans le lieu où il les recopiait. A Charmes, il achevait, il y a un siècle, son Itinéraire, et dans ce même horizon, je commence l’histoire de ma vie, mon itinéraire intellectuel. J’édite ses étapes, écrites à l’aube du XIXe siècle, pour les placer comme une préface en tête de tout ce que j’ai fait. Cependant ce n’est pas dans une préoccupation étroitement personnelle ; je suis rassasié de moi-même, et j’ai cessé de m’intéresser à mes manières de sentir qui me donnent du désagrément et m’emprisonnent depuis soixante ans : j’ai l’idée de publier ici un document qui appartient à la vie nationale. Ces sortes de mémoires constituent une pierre de la maison française. En les examinant avec un siècle de recul, je m’émeus de sentir ce modeste soldat en parfait accord avec tant d’âmes nobles qu’il n’a pas connues, qu’il n’était pas dans sa destinée de rencontrer, et qui pensaient à lui, elles et lui se coudoyant à leur insu. Quand je lis ce que mon grand père raconte de sa journée du Sacre, où il faisait la haie sur le passage de l’Empereur, je songe à ce que André-Marie Ampère écrivait, le même soir, après avoir vu le cortège impérial. La vue d’un drapeau tout en lambeaux, déchiré dans les guerres ; et le « froid moins rude ce jour-là pour ceux qui sont sous les armes, » voilà ce qui Frappe ce grand homme d’un si beau génie et d’une si noble sensibilité. Il a une pensée, d’inconnu à inconnu, pour mon grand père ; et moi, après cent ans, j’éprouve pour André-Marie Ampère et son fils Jean-Jacques un mouvement d’amitié. Ainsi se forme la patrie dans les âmes.

Et puis de tels Mémoires constituent un élément excellent pour comprendre ce qu’est une famille française, pour suivre la courbe de l’esprit national et pour distinguer le vrai dessein politique de la France. Qu’y voyons-nous essentiellement ? Je le répète : un enfant du Plateau Central, arraché par la grande secousse révolutionnaire du gisement dont il faisait partie depuis des siècles, où tous les siens s’abritaient depuis la période gallo-romaine, et qui devient pour de longues années un défenseur de la France une et indivisible, jusqu’à ce que les événements l’amènent à se fixer aux confins mêmes de la patrie qu’il a servie, dans cette Lorraine où il fait souche.

Dans mon esprit, cette publication, si le temps le permet, sera éclairée par d’autres qui viendront ensuite la compléter. J’ai à commenter avec mes souvenirs d’enfance des lettres que je possède de mon père et de ma mère sur les Prussiens à Charmes, en 1870 et jusqu’au paiement des cinq milliards. Il se peut que mon fils, quelque jour, comme tant de ses camarades, raconte ses quatre années de la Grande Guerre, qu’il a terminées dans un bataillon de chasseurs du recrutement des Vosges.

De telles publications, à la fois glorieuses et communes, dont il n’est pas de famille française qui n’en puisse fournir de pareilles, rendent évidents et tangibles le péril éternel auquel la France est exposée et la nécessité de maintenir notre antique conception de l’honneur.


MAURICE BARRES.


Charmes sur-Moselle, 17 août 1922.

  1. Description topographique du ci-devant centon de Blesle, au Puy, an IX.
  2. Les Ancêtres auvergnats de Maurice Barrès, par Ulysse Rouchon, chez Champion ; Bulletin historique et scientifique de l’Auvergne, 1907. n° 7 et 8, discours de M. Marcellin Boudet, pour la réception de M. Maurice Barrès à l’Académie de Clermont-Ferrand ; les Origines auvergnates de Maurice Barrès, dans Paris-Auvergne du 4 février 1906.