CHAPITRE V

Influence des idées féministes
sur le Mariage contemporain.


Indiscutablement cette influence est malheureuse pour le présent. La faute en revient-elle à ces idées mêmes ou aux cerveaux qui se les assimilent de travers ? Et convient-il, pour la faute de ceux-ci, de les refuser à une élite à laquelle elles s’adaptent parfaitement ?

Je ne le crois pas.

Toute révolution politique, sociale ou religieuse possède invariablement sa genèse dans le petit nombre. Seule l’exception est chargée de préparer les voies : seule elle contient et condense les principes de force par lesquels elle triomphera.

Les plus grands crimes de la terre ont été commis au nom de Dieu. S’ensuit-il que Dieu soit fautif ?

La mauvaise influence que le Féminisme exerce sur la majorité de nos contemporaines vient de ce qu’en son nom celles-ci considèrent comme licites les pires indépendances !

Le mariage étant devenu l’antichambre du divorce, la Femme monte sans émoi à l’autel : c’est pour elle un banal incident de sa vie. Comme elle n’a pas été instruite, ni, au vrai sens de ces mots, davantage éduquée, ces deux syllabes sacrées, « amour », ne signifient pour elle que chiffons, bijoux, émancipation. Elle accomplira donc l’acte de la création sans tendresse au cœur, sans passion, sans idéal.

Pleine de curiosité pour l’inconnu malsain, elle consacrera son temps à des lectures qu’elle devrait à tout jamais ignorer. Et sous le fallacieux prétexte de « retenir » et de « garder » son mari, elle l’accompagnera partout, le jour à bicyclette, en automobile (quand sonnera l’heure du ballon ?), et le soir dans les mauvais lieux.

Il faut que sa cervelle soit aussi vide que naïve et corrompue à la fois pour qu’elle puisse croire un instant que son influence de camarade bon garçon retiendra ce mari. Celui-ci, au fond, n’estime ni ne respecte ce gros compagnon, qui sait tout, lit tout, voit tout, et cependant est incapable de l’aider dans sa carrière, d’élever ses enfants, de lui faire un intérieur d’affection et de charme. Pourtant, il apprécierait d’autant plus la pureté de son foyer qu’il serait plus las des plaisirs grossiers du dehors.

Quand nous avons affaire à ce qu’on est convenu d’appeler les « classes dirigeantes » (probablement parce qu’elles ne dirigent plus rien du tout), l’influence de la Femme est néfaste ! Dans sa folie de plaisirs (qu’elle appelle une vie remplie !), dans sa rage de « paraître », la femme du monde rançonne sans merci époux et enfants, rafle la fortune. Elle détourne le premier de ses devoirs politiques et sociaux ; elle confie l’instruction et l’éducation des seconds à des professeurs variés, absolument comme son mari remet la gérance de ses terres à des fermiers ; elle dilapide par ses goûts de luxe sans frein une fortune qui, bien employée, eût empêché la déchéance politique et sociale de sa classe. Affolée de liberté, passionnée de puissance, affamée d’or, la Femme estime ces biens de façon à détourner ses regards de la fleur bleue des légendes. Si par hasard l’une de celles-ci fleurit sur sa route, la raison du jour lui soufflant de passer son chemin, elle s’en écarte à jamais. Aussi, la puissance de l’épouse actuelle à Filtre familial n’existe pas ; la femme moderne ne sait qu’en éparpiller les cendres…

La corruption de l’esprit est infiniment plus néfaste à un peuple que celle des sens : elle le conduit à une chute irrémédiable : en développant l’élasticité des idées malsaines, elle rétrécit inévitablement le sentiment de la conscience.

Si le Féminisme a son apport dans la catastrophe matrimoniale contemporaine, il faut se souvenir que nous sommes en pleine gestation de son avènement. Gestation accidentée, pénible, parfois répugnante, cependant indispensable aux futurs résultats de la délivrance.

« Toute folie de la Femme est une sottise de l’homme[1]. » Ce dernier a donc sa part de responsabilité dans la faillite du mariage moderne, Au lieu de surveiller la culture de l’intelligence de sa compagne, qu’a-t-il fait pour elle à notre époque ?

Il l’a conduite loin de tout ce qui était sa grâce ; il l’a encouragée à tous les « sports » pouvant anéantir sa féminité ; il a développé, dans ce qui était la paisible gardienne de son foyer, un besoin incessant, fiévreux, maladif, de mouvement et d’excitation ; il ne lui a refusé ni les tréteaux orduriers, ni les spectacles avilissants, ni les livres obscènes. Bref, il a jeté l’idole à bas de son piédestal. L’ayant laissée choir à son niveau, l’homme a eu vite fait de l’entraîner hors du temple pour lui faire prendre une large part de ses besoins vulgaires, de ses grossières aspirations.

Sans instruction, mal éduquée, sa curiosité plus forte que son dégoût, elle a pris la coupe offerte par son compagnon. Elle y a bu à longs traits ; elle y a dégusté « l’élixir de pourriture ». Ensemble, ils ont fait étalage de ce qui les relie le plus à l’animalité. Ils ont élevé un édifice maudit dont l’athéisme est la base, la volupté le sommet. La Femme est ainsi devenue la « désolation du juste ». Les faits condamnent l’homme en même temps qu’ils le châtient ; si un peuple a les gouvernants qu’il mérite, les hommes ont les femmes dont ils sont dignes. Refoulons donc nos gémissements. Nous avons fondé un siècle aux besoins impérieux, aux facilités brutales. Ce siècle ne nous doit que des citoyennes envisageant le mariage comme la fusion légale de deux sociétés financières, comme une banale association qu’on dissout lorsqu’elle a cessé de plaire à l’une des parties contractantes.

Le Féminisme « rationnel » désavoue hautement cette facile camarade de l’homme aux allures « d’union libre », Marianne casquée qu’il fait passer par toutes les écuries d’Augias… avant le curage d’Hercule ! Elle en gardera longtemps le relent. Comme elle possède une merveilleuse faculté d’assimilation, elle s’est vite imprégnée de matérialité. Elle ne peut désormais que continuer à s’abreuver aux sources grossières, voire impures.

Si une culture intellectuelle ne lui rendait pas un jour les ailes de la poésie du cœur, elle ne serait bientôt plus que la digne femelle de son mâle, sombrant avec lui dans la nuit épaisse de la bestialité.

Pour différente qu’elle soit de la crise que subit l’influence des idées féministes sur le mariage contemporain à l’étranger, celle que nous traversons ici n’en est pas moins instructive. Le mariage est considéré comme une association avantageuse et agréable pour les deux contractants : l’homme a ses intérêts qui lui sont propres, la Femme a également les siens. Les enfants s’élèvent-ils sans inconvénient, dans cette atmosphère où l’unité, seul principe d’union et de beauté du lien conjugal, est brisée ? Nous avons vu qu’ils devenaient des êtres trempés pour les difficultés de la vie. Mais pendant les haltes inhérentes aux luttes, ne leur manquera-t-il pas tout ce qu’un foyer différent leur eût donné ?

Ce qui tend à diviser les intérêts, les devoirs, les plaisirs, les croyances, les affaires des époux, va à l’encontre du but matrimonial. Chez les femmes très cultivées, mais dont l’éducation n’a pas été à la hauteur de l’instruction, un certain mépris se perçoit à l’égard du mari brasseur de guinées ou de dollars. Il est propre à parer l’idole, à lui faire un cadre somptueux, à l’entourer de toutes les recherches du luxe. Mais comme il est incapable de commenter Platon (où et quand, grands dieux ! en prendrait-il le temps ?), il est traité intellectuellement de quantité négligeable. Et cependant son intelligence spéciale a su édifier une fortune, ce qui n’est pas non plus à la portée de tous.

Il y a là un manque grave de culture du cœur : plus une femme sera instruite avec le développement d’âme correspondant à son instruction, plus elle sera apte à aimer, à apprécier son compagnon, dont elle devra priser très haut le labeur, ne fût-ce qu’à cause de son résultat. Car en se livrant à ses propres goûts intellectuels, elle se souviendra que c’est par le travail de son mari — travail constant, dont elle ne devra jamais se désintéresser — que l’existence lui est faite douce et heureuse.

Nous avons vu, plus haut, les ravages causés dans les rangs par le Féminisme « sectaire ». Il serait équitable de constater le contingent que le Féminisme « rationnel » peut fournir à l’armée de salut afin de réorganiser les cadres et de compenser les pertes.

Il impose avant tout à ses adeptes une haute culture morale, autrement essentielle que n’importe quelle science, tant et si bien que celle-ci devra toujours céder le pas à celle-là.

Si la femme moderne s’ennuie, c’est, disent les psychologues mâles, à cause de l’indigence de sa nature (et voilà en vérité une sentence nullement désobligeante pour leur sexe, sans compter la gloire qu’un tel jugement fait rejaillir sur eux !). Ainsi l’ennui existerait chez la Femme de par la pauvreté naturelle de ses sensations. Alors la Féministe a un quadruple mérite à se libérer de son ennui, qualifié par l’ennemi de « constitutionnel » et de « traditionnel ».

Nous ne sommes qu’au crépuscule, à peine au début de l’ère féminine nouvelle. Les femmes — sauf un petit nombre — ne savent pas, ne peuvent savoir encore, comment guérir leur mal : dans la majorité des cas, elles ne peuvent même pas le constater. Si les femmes riches de notre époque recherchent — nous l’avons vu — avec une furieuse avidité des occupations absurdes et des distractions malsaines ; si, indiciblement lasses de la déplorable inutilité dans laquelle elles passent leur vie, fatiguées de ces visites insipides, écœurées du vide qu’elles se sentent à l’âme après avoir passé leur journée à dire des riens, à entendre beaucoup de sottises et encore plus de calomnies ; si, dis-je, elles sont devenues la plaie de la société, la pourriture de notre civilisation actuelle, c’est que les oisives (dont une des aberrations est de se croire les êtres les plus surmenés de la création) souffrent au tréfonds d’elles-mêmes d’un malaise vague, indéfinissable (nommons-le, comme plus haut, l’ennui, pour le mieux préciser), et dont leur « Moi » est la source unique et inconsciente. L’ayant fait ce « Moi » l’axe d’une vie creuse, frivole, moralement grotesque (beaucoup, dirai-je, à cause des lois et des coutumes, qui leur enlèvent l’intérêt de la vie), elles ne peuvent démêler ni un pourquoi ni un but dans l’existence. Le mécontentement causé par cette peine inconnue est une souffrance qui n’est que trop réelle. Elles en accusent la monotonie de la vie, comme si celle-ci n’abondait pas en incidents, en événements, en catastrophes ! Au lieu de les aider à réagir contre leur excès de nervosité, on a accentué le mal en exaspérant leur sensitivité naturelle ; on a ébranlé leurs nerfs au lieu de les fortifier par une saine réaction physique ; on a applaudi à leur timidité, raillé leur courage, et l’éducation négligée qu’elles ont reçue a étouffé en elles la faculté de penser exactement. Pour guérir radicalement ce mal, il faut (en réformant des mœurs qui changeront les lois) apprendre à la Femme qu’elle est la vaillance, le réconfort moral et physique, la consolation de l’homme, qui, lui, représente le labeur, la lutte, la douleur : « La Femme est le Dimanche de l’homme, » disait un paysan poète-philosophe. Pliant son esprit aux exigences nouvelles, l’Eve de demain renoncera aux plaisirs creux ou démoralisants, simplement parce qu’elle en découvrira d’autres si précieux qu’en lui donnant l’oubli d’elle-même ils lui enlèveront son mal !

Elle comprendra alors, la Femme nouvelle, que la recherche de la richesse et de ses jouissances ne peut rien fonder. Elle comprendra que s’étant assuré par son effort une table saine, une demeure simple et confortable, ses sens étant ainsi satisfaits, elle doit consacrer son loisir à chercher son perfectionnement parmi les meilleurs livres, dans les enseignements utiles aux devoirs de l’Humanité, dans la jouissance du Beau qu’offrent la Nature et l’Art. Ainsi, par de nobles conquêtes, elle s’élèvera sagement au-dessus de ses voisins au lieu de les envier. Pour une vaine apparence, la femme oisive se condamne à l’ignorance, à la stérilité de l’intelligence et de l’imagination, à l’infécondité de l’esprit, au renoncement des jouissances les plus pures, les plus élevées, les seules qui apportent un peu de bonheur ou beaucoup de paix. Une femme ignorante, oisive, de petite éducation, ne fera jamais le travail d’une femme instruite dont l’esprit judicieux sait coordonner l’emploi de son temps.

« Ce n’est pas assez de penser avec justesse, de s’exprimer avec agrément, de fouler aux pieds les préjugés de tant de pauvres femmes et même de tant de sots hommes, de connaître bien le monde et, par conséquent, de le mépriser : mais se retirer de la foule pour faire du bien, encourager les arts nécessaires, être supérieure à son rang par ses actions comme par son esprit, n’est-ce pas là la véritable philosophie[2] ? »


Ces lignes se synthétisent par la vieille devise gauloise, toujours vraie : « Bien penser et bien dire, ce n’est rien sans bien faire. »

À l’instar de Jonas, le Féminisme « rationnel » jette perpétuellement son cri d’alarme qui, pour n’être pas le même que celui du prophète, est tout aussi pressant : « Il faut que la Femme soit instruite et éduquée. » Seule une éducation masculine, doublée d’une éducation de raison, améliorera les conditions du mariage, par suite, celles de l’état social. Lentement, trop lentement, cette idée fait son chemin chez nous, dans la classe de la société la plus récalcitrante à l’influence du Féminisme : j’ai nommé encore une fois la bourgeoisie. Voici trois faits authentiques qui prouvent combien on est encore arriéré sur une question de si capitale importance.

Mlle X…, âgée de vingt-cinq ans, de bonne famille bourgeoise, perdit en un jour toute sa fortune. Avec une rare vaillance, elle obtenait, après quelques mois de travail assidu, ses diplômes de dactylo-sténographe. Le lendemain de son examen, une place de secrétaire à 6, 000 francs par an lui fut offerte… Elle la refusa ! Pourquoi ? Parce qu’il fallait travailler dans une pièce commune avec un caissier et des commis. Or, les préjugés de sa classe n’admettent pas le labeur quotidien d’une jeune fille hors de son toit, en compagnie d’hommes. Mlle X…, sous peine de se « déclasser », dut donc céder aux jugements étroits d’un monde dont elle dépendait. À l’ombre de l’aile maternelle, elle fait de la copie en chambre, copie trop maigrement rétribuée, exploitation honteuse si justement nommée de l’autre côté du détroit le Sweating system. Ce monde qui, par d’absurdes préventions, immobilise entre les mains de la femme l’arme qui pourrait la sauver, que fait-il pour elle ? Au jour de l’inévitable chute, froidement il la lapide.

Voilà un fait. En voici un autre :

Mlle Z…, appartenant au même monde que Mlle X…, subit inopinément, comme elle, l’effondrement de sa fortune (notre époque abonde en ces subites catastrophes). Bravant les préjugés, elle se mit dans le commerce. Quatre demandes en mariage lui furent successivement adressées. Elle les déclina : les prétendants ne gagnaient pas assez pour deux, et pourtant ils exigeaient qu’elle renonçât à son emploi. Pourquoi ? Parce que toute occupation mercantile n’est pas admise pour une fille de la bourgeoisie.

Oh ! comme les temps que nous traversons vont mettre à néant ces idées d’une autre époque !

Mlle Z… est restée commerçante, décidée à demeurer célibataire ou à n’épouser qu’un garçon de son monde dont la famille n’aura pas honte pour elle d’une occupation rémunératrice. Et voilà une jeune fille qui a échappé à quatre imbéciles.

J’ai gardé pour terminer (ces faits véridiques sont innombrables) une anecdote parfaitement authentique, qui recèle un trait comique au fond de son amertume. Mme Y…, veuve, sans enfants, sans fortune, mais possédant une belle voix, a l’idée de s’en servir pour vivre. Son réel talent lui attire des élèves et des soirées payantes qui lui permettent, à elle et à ses parents âgés, une existence des plus honorables. Un oncle fort riche, très humilié de voir sa nièce chanter « pour de l’argent », n’a d’abord jamais trouvé le moyen de s’éviter cette humiliation… toute personnelle ! Ensuite, quand il donne une soirée, il met à contribution sa nièce. Mais pour rien au monde il ne lui offrirait (sans doute par ténacité à ses principes) la moindre compensation !

Ces idées de la bourgeoisie française ressemblent à ces loques hors d’usage, fripées et déteintes, dans lesquelles on fait entrer de force un corps qui, n’étant plus à leur taille, les fait craquer à chaque couture : oripeaux de la pensée, elles seront remplacées par des conceptions neuves, adaptées à des besoins et à des sentiments nouveaux.

Il est étrange que la lutte la plus âpre que le Féminisme « rationnel » ait à soutenir soit suscitée par cette bourgeoisie qui, ô ironie ! est pourtant la fille de ses œuvres ! Oublieuse des efforts d’antan, qui l’ont faite ce qu’elle est aujourd’hui, elle refuse maintenant aux femmes de sa classe le moyen qui naguère lui a conquis sa puissance : le Travail.

Nous avons vu que chez nous non seulement il n’élève pas la Femme, mais que, dans certains milieux, il la déclasse et la fait déchoir. L’État, en interdisant à certaines catégories de ses fonctionnaires le mariage avec une femme exerçant une profession, bien loin d’encourager le travail, lui jette son mépris à la face. Et — ô admirable logique ! — le peuple soi-disant le plus démocrate de l’Europe défend au soldat et au bureaucrate de se compromettre en s’unissant avec une compagne ayant une occupation rémunératrice ! Le mépris du travail manuel est encore une de nos grotesques aberrations particulières et nationales. Il précipite vers les carrières « comme il faut », où elles ne trouvent pas les débouchés suffisants que comportent leur ardeur et leur bonne volonté, les trop nombreuses victimes d’une absurde respectabilité bourgeoise. Si aujourd’hui la Femme s’acharne au travail, c’est que sans lui elle meurt de faim.

Pour saper par la base des préjugés étriqués et séculaires, le Féminisme « rationnel » devra — odieux attentat ! — prendre avec les préjugés du monde de rudes libertés. C’est ainsi, et seulement ainsi, que, du haut en bas de l’échelle sociale, seront comprises et appréciées la beauté et la noblesse du travail.

La Femme, de plus en plus libre, sentira se réveiller ses facultés, engourdies dans un sommeil millénaire. Qu’elle les applique au travail, elles lui permettront de se suffire à elle-même. Le travail lui conférera le don intellectuel et moral, inséparable de l’effort. Elle réfléchira, elle regardera autour d’elle : ce qui au début lui paraissait dur, obligatoire, lui semblera honorable, indispensable, intimement lié à son honneur et à sa liberté. Elle s’imprégnera de cette belle parole de Th. Bentzon : « L’œuvre la plus vile cesse d’être vile quand elle est accomplie d’une manière qui ne l’est pas. » Aucune œuvre n’est misérable si elle est utile.

À son tour, la société comprendra que la femme qui travaille est la première des femmes ; que, ce faisant, cette dernière lui donne de sa valeur morale une garantie hors de pair.

En quoi le travail, qui est une loi fondamentale de l’Humanité, serait-il l’attribut d’un sexe à l’exclusion de l’autre ?

Pourquoi la Femme ne viendrait-elle pas acquérir à cette source les vertus qui en découlent pour l’homme : dignité, énergie, loyauté ? Elle les acquerra aussi bien que lui, mais autrement : elle tamisera par sa grâce ce que ces vertus, très nobles, ont parfois, dans nos âmes masculines, de dureté et de sécheresse. Si le travail imposé à l’homme était une malédiction, il faudrait encore baiser avec amour et respect cette verge fustigeante. Mais le travail n’est pas une malédiction : il est une bénédiction pleine de grandeur ; il est d’une essence haute, intimement lié à la destinée terrestre de l’être, dont il est la sauvegarde et la gloire. Les fronts qu’il nimbe ont cette majesté qui pare l’humble casseur de pierres courbé sur la route, comme le savant penché sur ses cornues.

Le travail ? Mais il est la consolation du riche et du pauvre, l’apaisement de l’intellectuel et de l’ignorant : aux uns, en leur assurant le pain d’aujourd’hui, il fait oublier l’angoisse de celui de demain : aux autres, il masque des tortures morales insoupçonnées par les frères pauvres.

L’assistance de la charité par le travail procure à la Femme des vertus qu’il est inutile de chercher à acquérir par d’autres moyens. Le travail combat cette plaie moderne née de l’oisiveté : l’égoïsme, qui conduit la Femme droit au mal terrible dont je parlais tout à l’heure. Nous l’avons vue alors se lançant dans le luxe, dans la calomnie, dans toutes les passions humaines : cet égoïsme la déséquilibre au point de supprimer en elle toute initiative, toute indépendance.

Le Féminisme « rationnel » tient à affirmer très haut qu’à n’importe quelle classe elle appartienne, le travail saura développer le cœur et le cerveau de la Jeune Fille et de la Femme.

Le travail, c’est la charité de l’avenir !

Travailler, c’est glorifier l’effort !

Travailler, c’est chanter l’hymne à la vie !

Par le travail nous vivons, nous respirons, nous espérons sainement.

L’individu qui ne comprend pas la toute-puissance du travail perd incontinent, dans une vie oisive, les prérogatives de sa propre force. La grandeur des peuples déchus résidait dans leur incessante application au travail.

En méconnaissant sa loi, les nations renoncent à la plus belle des couronnes, au relèvement de leur humanité. L’antique Égypte, l’Inde mystérieuse se sont éteintes quand le travail a cessé d’y être honoré.

Aujourd’hui la faute du capital est d’oublier que seul le travail crée la valeur. Méditons cet axiome : Le mépris du travail est la marque traditionnelle des sociétés décadentes.

Toujours lorsqu’il s’agira de la liberté de la Femme par son travail, le Féminisme « rationnel » sera irréductible vis-à-vis des idées mondaines. Quand il aura vaincu une foule d’orgueils et de préjugés — aussi faux qu’absurdes — la Femme sera affranchie de bien des détresses.

Revenons à l’influence que le Féminisme est appelé à exercer sur le mariage.

Il faut pour la grandeur du lien conjugal que l’union soit une alliance. L’homme et la Femme se complètent si parfaitement l’un l’autre, leur coopération est une nécessité si absolue, que leur travail accompli séparément cause d’irréparables dommages à la communauté qu’est l’Humanité.

Malgré des idées divergentes, un rôle dissemblable, des dons différents, il n’y aura dans l’union devenue alliance ni domination, ni asservissement, ni injuste absorption.

J’insiste sur asservissement dans le mariage, la maternité doit être librement consentie, non violemment imposée. Un de nos grands auteurs dramatiques[3] a de main de maître exposé cette thèse, fait éclater cette évidence[4] en faisant justice une fois pour toutes des mots bêtes, lâches et cruels du Code. Il faut bien comprendre que l’accord n’exclut en aucune façon l’indépendance. Là est l’équilibre des sexes, non leur égalité, puisque la Femme ne sera jamais comme l’homme, étant forcément autre que lui. Quand elle sera libérée de tout ce que les lois font peser sur elle, qu’affranchie de la suggestion de l’homme, elle sera hors de sa sujétion, elle s’avancera vers lui avec une caresse autrement haute, autrement pure que celle que dans sa servitude elle lui offre. Plus sa tendresse sera libre, plus elle sera noble et profonde. Ne pouvant plus être soupçonnée de contrainte ou de vénalité, cette tendresse sera la barrière infranchissable dressée entre la servitude intéressée et l’amour. Récolter par le baiser comme l’homme récolte par le labeur paraîtra à la Femme une monstruosité.

De l’amour moderne, autrement dit de l’amour bourbier, est issue une génération anémiée, névrosée, grotesque, qui étouffe, enlisée dans la fange.

L’assainissement de la race future sera la conquête sociale de la Femme de demain. Son amour, purifié, puisé dans une éducation sérieuse, dans une instruction virile, fera d’elle un être émancipé, se donnant librement. L’amour qui se vend et qui s’achète, conception erronée, à la fois monstrueuse et mesquine de son âme esclave d’autrefois, fera place à un autre amour, très noble, plein d’idéal, qui, pour elle et pour celui qu’elle aura choisi, sera d’une douceur infinie. Au lieu d’amoindrir l’amour, comme d’aucuns le prétendent, l’affranchissement de la Femme lui donnera, au contraire, un développement spécial et inconnu. Au lieu de la poupée actuelle, qui ne dresse que des pantins murs pour la décadence, il nous offrira la vision de la Femme régénérée sachant élever des enfants pour le relèvement du pays.

Cette poupée les nourrit, ses fantoches, de veulerie, de sophismes. Elle atrophie leur cœur et leur cerveau en les faisant vivre dans une atmosphère d’individualisme monstrueux, d’où découle un scepticisme déprimant, une absence totale de sens commun. À la vingtième année ils sont comme du bois mort : ils n’ont poussé ni feuilles ni fruits.

Les fils de la Femme nouvelle n’auront pas la fortune de ces tristes pantins, riches d’or et de misères. Ils auront moins de nerfs, plus de santé, davantage de cerveau, de jugement, autrement dit de bon sens. Et cela leur permettra d’épouser des filles de valeur au lieu de mener une existence pourrie en s’enlisant dans la vase de la bêtise et de la dépravation.

L’initiative a été de tout temps le domaine de la Femme. Elle peut être homme par le courage, par l’énergie au travail, sans rien perdre de son charme féminin. Mais si des qualités viriles, naturelles ou acquises, lui enlevaient une parcelle de cette grâce qui la sacre reine à son foyer, mieux vaudrait renoncer à ce qui peut compromettre sa glorieuse couronne.

Demander à la Femme une virilité d’intelligence unie à toute la tendresse d’un cœur féminin, n’est-ce pas exiger l’impossible ? Et l’homme, pourrait-il allier aux dons mâles qui lui sont propres les vertus très douces de sa compagne ? Il est inapte à une telle plasticité. Seule la Femme peut y parvenir : c’est une de ses supériorités sur lui.

Avec les longues années, l’homme la considérant non plus comme l’ennemie mais comme l’alliée, l’accord de bien des choses aujourd’hui désaccordées donnera une harmonie nouvelle à son existence masculine. Si les vertus intelligentes de la Femme enguirlandent ses efforts, les soutiennent, les parfument, les bénissent, semblable à un arbre qui s’élance vers le ciel, l’homme montera toujours plus haut. Lointaine… très lointaine vision ! à cause du rôle de la Femme, qui, sur le théâtre de la vie, a été faussé.

Les formules anciennes, comme les théories nouvelles sont erronées parce qu’incomplètes de par la division même des facultés de chacun des sexes. C’est un aveuglement volontaire qui fait diverger ces facultés au lieu de les faire converger. Elles ne sont plus que partielles, donc incomplètes, donc de moindre valeur. En un mot, tant que, au mépris de toute justice, l’espèce humaine sera partagée en deux, son progrès sera retardé. On ne saurait trop le répéter à notre orgueil masculin : tout ce qui empêche l’avancement d’un des sexes entrave celui de l’autre.

Le Féminisme « rationnel » est le sain mouvement qui lutte contre cette fatale tendance. Alors que l’homme acquérait des appétits conformes aux imperfections de son organisme, la Femme était impuissante à conquérir une liberté d’action qui lui permit de choisir la voie qu’elle sentait bonne, indispensable à l’évolution de son être. Avant que l’on n’arrive au parfait équilibre des sexes, il se pourrait (je n’affirme rien) que l’homme traversât une période humiliante (celle où les hautes facultés intellectuelles régneraient toutes-puissantes à la place de la « propension animale » ) durant laquelle sa suprématie actuelle deviendrait nulle en raison directe des conditions inférieures présentes qui lui concèdent cette suprématie.

Une autre influence, néfaste dit-on, exercée par le Féminisme sur le mariage contemporain, c’est la révolte qu’il excite contre l’obéissance jurée à la mairie et à l’église. En attendant que cette formule (bête, lâche et cruelle, nous l’avons vu) soit supprimée (elle le sera le jour où la Femme sera l’équivalente de l’homme), le Féminisme « rationnel » estime que tous doivent obéir à quelqu’un ou à quelque chose. Lorsque l’homme et la Femme seront harmonisés pour la vie, « l’obéissance » s’appellera de la « joie ». Quand la Femme cessera d’être médiocre, elle ne cherchera plus à commander, elle aura mieux à faire. Son amour, purifié, et son dévouement à l’homme librement choisi, librement aimé, lui feront dire avec la grande libératrice : « Toutes tes volontés, je les ai aveuglément accomplies[5]. »

Loin de favoriser l’union libre ou le libertinage, le Féminisme « rationnel » reconnaît donc implicitement l’antique institution du mariage (pour beaucoup d’esprits aussi défectueuse que surannée) comme la base indispensable de la famille et de la société. Le socialisme prêche un contrat privé qui serait absolument insuffisant à notre époque. Quant au contrat uniquement légal, si un tiers intervient pour unir les parties contractantes : prêtre, loi ou religion, le Féminisme « rationnel » estime que chacun doit pouvoir agir librement, suivant sa conviction et ses idées.

L’homme, animal inférieur en tant qu’inconstant, ignore que tous les aigles sont monogames, que les aigles dorés vivent par couples et restent attachés l’un à l’autre pour cent ans et plus sans jamais changer de domicile (J.-G. Wood, Natural History. p. 262). Quel exemple du roi des airs au roi de la terre ! On compare volontiers l’intelligence de celui-ci au vol de celui-là : il faut faire abstraction des mœurs.

Deux mots de la femme d’âge mûr. Repoussée par l’homme lorsqu’elle a cessé de plaire ; oubliée par la loi, reléguée par elle loin de certaines carrières où elle trouverait une vie pleine de dignité, elle devient une nullité quand sonne l’heure de sa déchéance physique.

Avec des droits nouveaux, élevée différemment, elle serait, en son automne et en son hiver, si supérieurement trempée par les vicissitudes de l’existence que, loin d’être une non-valeur, elle rendrait alors de véritables services sociaux.

Ses attraits flétris, son cerveau n’en demeure pas moins apte à l’étendue comme à la profondeur. Connaissant les désillusions, les amertumes, les douleurs, les dangers de la vie, son cœur, naturellement noble, s’éprendra de cette beauté morale : se sentir un être libre. L’étendard du Féminisme flotte plus encore pour les indépendantes que pour les femmes mariées. Chose digne de remarque, quand on parle contre le nouveau régime, il ne s’agit que des dernières, jamais des premières ! Refuser à la Femme, à ce moment précis de la vie, de se créer une existence conforme à ses besoins, c’est élargir la plaie de l’isolement, c’est ânonner dans la science sociale. Pourquoi, de quelque côté qu’il se tourne, entraver son élan ? Les temps ne sont plus où la femme âgée, entourée de respect comme d’une auréole, était consultée par tous. Devant elle, la jeunesse, déférente, s’inclinait, quêtant un sourire. Les paroles, parées des grâces indulgentes de la vie, voilaient la flétrissure des lèvres. Elles étaient écoutées avec déférence, le front sur lequel il neigeait s’abritant à l’ombre de pensées vécues… Le soleil couchant, qui ne brûle plus, savait encore illuminer et réchauffer ceux qui appréciaient la tiédeur des derniers rayons. Aujourd’hui, moralement, l’aïeule a disparu, emportée par la tourmente qui a dispersé à tous les vents les cendres du foyer. Cette marionnette affolée, cette marionnette de malheur qu’est la femme « moderne » est la seule cause du désastre. Nous sommes loin de la parole de Géruzez : « Le signe de la bonté chez les jeunes gens, c’est d’aimer les vieillards. » Souverainement méprisée par la jeunesse actuelle, la femme d’âge mûr, selon les expressions aussi imagées que choisies… qui tombent des lèvres fraiches et vermeilles de notre époque, n’est plus qu’une « vieille peau », une « vieille gueule », une « vieille carcasse ». Pour compléter ce vocabulaire naturaliste, j’ajoute que si la Femme à son automne exhale déjà pour les sens olfactifs des jeunes gens de l’heure présente une telle puanteur de cadavre, elle a grandement raison de s’éloigner d’eux, de les délaisser et de porter ailleurs son cœur, son énergie, ses facultés. Les joies du foyer n’étant plus, elle s’en créera d’autres : celles de l’esprit. Celles-ci, unies à la douceur du devoir accompli, lui donneront la sérénité des muettes et hautes résignations, celles qui terminent toute vie vouée à la consolation des souffrances humaines. « Il y a du vide, dit l’expérience de Voltaire, dans toutes les choses de ce monde : mais il y en a moins dans l’étude qu’ailleurs : elle est une grande ressource dans tous les temps et nourrit l’âme jusqu’au dernier moment. »

L’influence des idées féministes sur le mariage contemporain dans les basses classes se borne à la révolte légitime contre le régime barbare de la communauté légale. La Femme ne réclame que son dû en exigeant que son salaire lui soit acquis. Les efforts du Féminisme, en imposant une réforme du Code attendue depuis trop longtemps, tendent à la suppression d’une monstrueuse injustice.

Pour le reste, l’admirable femme du peuple, toujours supérieure à son compagnon, s’en tiendra aux quatre domaines à elle assignés par l’empereur allemand : « Kinder, Kirche, Kleider, Küche » (les enfants, l’église, les vêtements, la cuisine). Elle oublie trop souvent — et la nation avec elle — qu’enfanter, allaiter, élever des enfants, administrer un ménage, c’est une profession ! Elle perd de vue que tout ce qu’elle économise a une réelle valeur pécuniaire faire entrer l’argent dans la maison, c’est méritoire ; l’empêcher d’en sortir, ce l’est bien davantage.

L’évolution économique féminine qui se prépare donnera un sérieux apport budgétaire à la communauté. Aujourd’hui, quatre-vingt-dix femmes sur cent se dispensent des besognes manuelles de jadis : celles-ci se font mieux et à meilleur compte au dehors. Déchargées de plus en plus de bien des choses indispensables à la vie, lesquelles prenaient tout leur temps ; armées d’une forte éducation professionnelle, elles pourront, au logis, jamais à l’extérieur, en exécutant des travaux industriels, augmenter les ressources apportées par l’homme dans le ménage.

Des réformes purement humanitaires s’imposent aussi dans certains emplois (trop peu nombreux) accessibles aux femmes de toutes les classes, aux indépendantes qui veulent gagner leur vie, Mme Séverine a écrit, dans le Gil-Blas du 22 janvier 1903, un émouvant article sur le personnel téléphonique : « C’est ruiner la santé et décimer tout un pauvre peuple féminin que de le laisser travailler, de le voir lutter, de le faire souffrir dans des conditions d’hygiène et de labeur qui engendrent de véritables tortures. »

Le Féminisme veut non seulement le relèvement de la Femme, il veut aussi l’amélioration de son bien-être physique et moral. N’oublions pas que c’est elle qui, par la race, fait le pays. Si quelques rares progrès ont été accomplis, combien en reste-t-il à réaliser !

Il s’agit pour l’Humanité d’un apport futur considérable d’énergie, de beauté, de grandeur.

Puisse le xxe siècle s’en souvenir !


  1. Michelet.
  2. Lettre de Voltaire à la marquise du Deffant (Correspondance générale, t. LM. p 333).
  3. M. Brieuc
  4. Dans Maternité, jouée au Théâtre Antoine
  5. Héloise