Mon Entrée dans le monde

Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVII, 1903
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MON « ENTRÉE DANS LE MONDE »


Le courrier du matin venait d’arriver ; toujours volumineux en cette époque de l’année où nos amis envoyaient à mes parents leurs souvenirs affectueux à l’occasion du 1er  janvier. Souvent même, à ma grande satisfaction, se trouvaient aussi des cartes illustrées que nous collectionnions, ma petite sœur Odette et moi.

C’était donc un moment particulièrement agréable que celui où le facteur remettait les précieux envois. Ce jour-là, pourtant, le modeste fonctionnaire m’apportait une bien plus joyeuse surprise. Elle n’avait l’air de rien cette enveloppe satinée que ma mère tenait entre ses doigts ; elle représentait cependant pour moi un plaisir espéré depuis longtemps, et pour lequel mon imagination s’était montée quinze jours durant. Voici pourquoi : Mon père était architecte. J’ajouterai même (cet orgueil-là est permis à une fille), architecte de grand talent. Son dernier chef-d’œuvre était un ravissant hôtel qu’il venait de terminer pour un diplomate russe fixé à Paris ; et c’était à une fête donnée à l’occasion de cette inauguration que nous étions conviés. Oui, « nous » ! Mon nom en toutes lettres était mentionné sur l’invitation. Que j’avais eu peur que ma mère ne consentît pas à m’emmener ! Elle craignait, avec sa douce et prudente raison, l’entraînement mondain de cette société, trop bruyante, disait-elle, pour mes seize ans. La question avait été débattue devant moi, mais, grâce au ciel, mon père, ayant pu voir souvent cette famille étrangère dans l’intimité, jugeait Sonia, jeune fille de vingt ans, si naturelle et si parfaitement élevée, qu’il fut décidé, à l’unanimité, que je ferais, ce jour-là, mon « Entrée dans le monde ».

Vous n’auriez, chères lectrices, attaché qu’une médiocre importance à ces quatre mots, et vous auriez eu tout à fait raison. Quant à moi, je considérais la chose beaucoup moins simplement ; ce jour sans pareil occupait mes pensées. J’avais, je dois l’avouer, un désir immodéré de le connaître, ce brillant tourbillon ; et lorsque ma jolie maman partait pour un de ces bals où j’aurais tant souhaité l’accompagner, je m’étonnais vraiment qu’elle semblât accomplir un devoir désagréable. « Le monde, ma chérie, me disait-elle sans cesse, ne donne jamais ce que l’on en espère ; rien ne vaut pour toi les réunions que tu as dans notre intimité. » Mais, vous l’avez appris par les fables du bon La Fontaine, la jeunesse ne croit pas facilement l’expérience des parents, et mon désir se faisait de plus en plus vif. Pourtant si, j’y songeais, à ce premier pas mondain, avec un grand espoir ; il s’y mêlait aussi une crainte vague, et ce jour où une jeune fille entre dans cette heureuse et brillante légion m’apparaissait comme une redoutable épreuve. J’étais d’ailleurs encouragée dans cette singulière pensée par ma maîtresse d’allemand.

Charmante personne pour laquelle j’avais une réelle affection, mais qui, n’ayant pas sans doute encore eu l’occasion de pénétrer dans le cénacle, avait conservé une crainte instinctive, que sa timidité native contribuait à augmenter. Combien de fois ne m’avait-elle pas rappelé les embûches qui nous attendent ce jour-là ! Elle me disait de quelle façon il me faudrait agir, ce que je devrais faire, et surtout ce que j’aurais à éviter. Toujours cette même phrase se représentait, troublante par son indécision : « Quand vous ferez votre entrée dans le monde ! » Et voilà qu’au lieu de me réjouir simplement de connaître enfin ces décors féeriques, de partager ce plaisir convoité, je ne sais quel léger malaise vint gâter mon heureux espoir.

Au milieu d’alternatives de joie et de crainte, le 20 janvier arriva ; le ciel était sombre et une pluie fine et froide tombait.

Ma toilette, livrée de la veille, me sembla charmante. Il y avait bien eu, à ce grave sujet, quelques discussions ; j’aurais désiré, pour ma part, une de ces belles étoffes soyeuses, un de ces satins brillants que portait ma mère, d’une teinte plus claire, bien entendu. Rien ne me paraissait trop élégant pour une telle cérémonie ; mais mon goût avait été absolument négligé, et, lorsque je vis le joli nuage de tulle blanc qui devait m’envelopper, un frais bouquet de marguerites au corsage, je fus forcée de convenir que les mamans toujours savent ce qui convient le mieux à leurs filles.

Mon entrée, à l’heure du dîner, ne fut pas un triomphe, et je dois avouer, à ma grande confusion, qu’elle fut saluée d’une explosion de gaieté. Il est vrai que ma personne présentait un ensemble bizarre : mes cheveux frisés, n’ayant pas encore reçu le coup de peigne final qui leur donnerait le vaporeux désiré, collaient à mon front en de petits rouleaux fort peu seyants ; de longs jupons, destinés à soutenir le léger tissu de la jupe, dépassaient un peignoir revêtu à la hâte, et laissaient apercevoir, au milieu des volants de dentelle, d’épais chaussons, bons et chauds serviteurs, certainement, mais cousins bien éloignés des mignons souliers que j’allais mettre.

Odette, à ma vue, fut prise d’un fou rire, aussitôt réprimé, ma mère ne supportant rien qui pût approcher de la moquerie, laquelle tient de si près à la méchanceté. Je me consolai, du reste, promptement : le brillant papillon qui vole au mois de juin n’a-t-il pas été une informe chenille ? J’étais à l’état de chrysalide, voilà tout.

Il est dix heures ; nous sommes réunis au salon. Le confortable peignoir a disparu, remplacé par l’aérienne toilette, qui, de l’avis unanime, fut trouvée tout à fait réussie. Je prenais ma revanche ; ma sœur, debout près de la porte, n’ayant plus envie de sourire, me considérait avec une admiration qui ne laissait pas de me flatter, et de me faire bien augurer de ma prochaine « entrée dans le monde ».

Un bon baiser donné à la chérie, et nous montons en voiture. De loin, une vive clarté, faisant contraste avec le ciel bas et sombre, indiquait le petit palais où nous nous rendions.

Une longue tente permettait, en descendant, d’accéder sans dommage à un superbe escalier de marbre conduisant à un hall plutôt semblable à une serre par la profusion des fleurs dont il était orné. D’énormes palmiers formaient un fond sur lequel se détachaient des gerbes de roses et de lilas ; blotties dans l’ombre, des touffes de muguet donnaient à l’air tiède un parfum oublié depuis le printemps dernier. La rampe, elle-même, disparaissait sous un cordon fleuri, qui indiquait le chemin des salons, où déjà s’entendait une musique assourdie par les lourdes tentures.

Certes, cette fête offrait à mes yeux émerveillés des splendeurs de féerie, et pourtant mon cœur battait terriblement fort. En ce moment, j’aurais, je vous assure, ardemment souhaité de retarder encore le pas décisif. Cependant le calme souriant de ma mère me rassurait un peu ; le danger n’était donc pas si grand, puisque, elle, pour qui mes moindres peines étaient un souci, paraissait ne redouter pour moi aucun accident. Il fallut se décider ; très émue, un peu pâle même, je la fis enfin cette « entrée dans le monde ». À peine eus-je franchi le seuil du salon que je ressentis un soulagement, accompagné de beaucoup d’étonnement ; nulle attention gênante n’accueillit notre arrivée. Qui donc s’inquiétait si mademoiselle Huguette se montrait pour la première fois dans le monde ? Se pouvait-il que ce fut si simple ?

Notre hôtesse, avec un mot aimable et le plus gracieux accueil, me recommanda à sa fille ; et me voici partie en compagnie de Sonia, charmante dans sa robe rose pâle qui allait à merveille à son teint nacré et à ses cheveux dorés. Ce qui captivait en elle, plus encore que sa réelle beauté, c’était la douceur infinie de ses yeux, et sa simplicité qui, tout de suite, donnait confiance. J’en avais, pour l’instant, bien besoin ; songez à ce que je devenais, loin de mes parents, dans ce tourbillon vivant où nul visage connu ne venait rassurer mon trouble ! Nous rejoignons enfin un groupe nombreux de jeunes filles, mais, je dois le dire, je ne constatai pas chez toutes la même aménité que j’avais remarquée sur les traits de ma gracieuse compagne. L’orchestre attaquant une polka, je pris le bras d’un jeune homme que Sonia venait de me présenter. Cette fois, le voilà bien, mon baptême mondain ! En ce moment, j’étais absolument malheureuse, tant je craignais de me montrer gauche, de commettre quelque sottise aussi, comme cela ne manque jamais quand on cesse d’être naturelle ; l’excès de mon attention me fit faire maladresse sur maladresse. Assez bonne danseuse pourtant, je m’embrouillai si bien qu’il fallut, pour l’instant, renoncer à suivre une mesure avec laquelle je ne pouvais me mettre d’accord. Mon danseur, un tout jeune homme, et aussi embarrassé que moi, je pense, me fit de si drôles de condoléances, qu’un éclat de rire, sans aucune prétention, celui-là, vint terminer notre mutuel embarras. Tout alla mieux dès lors.

Cependant, je crois bien qu’au fond de mon cœur je regrettais nos simples réunions ; là, chacun se connaît, ce qui permet de bavarder et de s’amuser sans souci, sur de l’indulgence ; ici, au contraire, j’étais inquiète et troublée. C’est très difficile de causer ainsi avec des inconnus ! Ne peut-on, sans le savoir, froisser, peiner même quelqu’un ; ou bien un mot ne peut-il nous faire juger défavorablement ? Je m’aperçus d’ailleurs que s’il est prudent de ne pas causer trop de soi, mieux vaut aussi ne pas communiquer trop facilement ses impressions personnelles.

J’étais, en ce moment, près d’une jeune fille que j’avais remarquée pour la façon irréprochable dont elle dansait cette jolie valse à trois temps que j’avais tant de mal à mener à bien. Ne sachant, au juste, quoi lui dire, je pensai lui faire partager mon admiration pour cette fête, et ma gratitude pour ceux qui nous y avaient conviées.

« Oh ! oui, certainement », me répondit-elle.

Mais cette courte phrase fut dite avec un ton si sec, que je vis bien tout de suite qu’elle ne se trouvait pas de mon avis ; et, comme désireuse d’effacer mon enthousiasme et la reconnaissance que j’éprouvais pour nos aimables hôtes, elle se mit à me débiter mille médisances mesquines, qui, naturellement, ne faisaient aucun tort à la famille qui nous recevait.

Qu’importait que Sonia eût une jupe trop longue, que le cotillon eût duré trop longtemps ? En revanche, ainsi qu’il arrive toujours en pareil cas, c’était sur la peu indulgente jeune fille que retombaient ces petites méchancetés ; car il ne fallait pas être bien clairvoyante pour juger qu’elles lui étaient dictées par l’envie. Je regardais mon interlocutrice : fort belle personne, si ses traits eussent été moins dédaigneux, sa bouche moins moqueuse et ses yeux plus francs ; elle était élégante dans une toilette peut-être un peu trop riche pour son âge ; elle semblait, autant que j’en pus juger dans mon inexpérience, devoir être aussi heureuse que la jeune Russe. Pourquoi donc l’envier ?

Chacun, n’avons-nous pas nos plaisirs et nos joies, différents, sans doute, selon la position sociale de nos parents, mais réels quand même ?

La fleur du sagittaire, qui s’épanouit dans l’eau limpide des rivières, n’est-elle pas aussi belle et fraîche que la jolie épine blanche qui met, au mois de mars, comme une gaze légère sur les coteaux arides ? Le milieu n’est pas le même, mais ne jouissent-elles pas toutes deux également de la tiède brise du printemps et des chauds rayons du soleil ? Cette réflexion un peu grave me revenait subitement à la mémoire comme nous ayant été développée par mon père dans une de nos promenades de l’été passé.

Certes, je n’étais pas, quant à moi, entourée du luxe princier que l’on voyait ici, mais Sonia, en revanche, ne connaissait probablement pas la douce intimité de notre foyer plus simple ; la position diplomatique de son père rendant bien difficiles ces paisibles soirées où, autour de la lampe, le travail de la journée terminé, nous nous occupions selon notre désir.

Chacune nous avions nos joies ; certes, je n’aurais pas échangé mes plaisirs ni mon existence contre n’importe laquelle, si dorée fût-elle.

En cet instant, Sonia nous rejoignait. Je jetai un regard effrayé sur sa compagne, craignant que son jeune visage ne laissât deviner ses perfides paroles. À mon grand étonnement, ses yeux s’étaient faits aimables ; et sa voix caressante disait combien elle prenait de plaisir à cette fête merveilleuse…

Oh ! c’était donc cela, le monde !

Pourtant l’heure avançait, et le moment était venu de partir. J’aurais été bien étonnée si, quelques jours plus tôt, on m’eût dit que ce serait presque un soulagement pour moi que de quitter le brillant théâtre de mes exploits. J’éprouvais une lassitude extrême, moi, si vaillante à l’ordinaire ; mais j’avais eu une telle tension d’esprit dans l’espoir de me conduire correctement, que je sortais brisée. En passant devant une glace, j’eus peine vraiment à me reconnaître ; de ma légère toilette, que restait-il ! des lambeaux fripés tombant piteusement sur mes souliers défraîchis ; mes yeux gonflés par la poussière ; mes cheveux « embroussaillés » cachant mes joues dans un désordre aussi pittoresque que peu seyant.

Nous étions revenus dans le hall qui tout à l’heure ressemblait à un jardin printanier ; pauvres fleurs ! Elles aussi, qu’étaient-elles devenues ! À présent, les lilas flétris et les roses effeuillées avaient un aspect presque douloureux. Comme les pétales qui jonchaient la mosaïque, mes illusions, hélas ! tombaient. Était-ce cela le monde ? Ce monde que j’avais si ardemment désiré connaître !

Chaudement blottie dans la voiture qui nous ramenait, je me pris à songer, quoique mon caractère ne me portât guère à la mélancolie ; je comparais, malgré moi, avec la bruyante soirée que nous venions de passer, nos tranquilles promenades du dimanche. Tous quatre nous allions dans les bois (le mois de mai nous y offrait le muguet ; en septembre, les noisetiers nous donnaient d’abondants petits fruits que nous croquions ensuite ; novembre même, comme pour nous consoler de l’hiver qui venait, semait devant nous les châtaignes) ; nos parents, presque aussi jeunes et gais que petite sœur et moi. Oh ! les bonnes parties ! Nous allions ainsi jusqu’au soir. À peine le dîner achevé, dame, qui ne réclamait plus que le calme sommeil qui ne se faisait guère attendre. Tandis qu’à présent, bien que je fusse exténuée, mon cerveau enfiévré faisait défiler dans mon esprit mille scènes embrouillées. Pourtant tout s’effaça ; je ne vis plus au loin qu’une immense cascade qui m’attirait, et semblait merveilleuse. Arrivée au pied, un bruit assourdissant, une chute d’eau écrasante, me terrifièrent. J’avais une soif ardente, mais impossible d’approcher de cette masse liquide. J’aperçus alors un tout petit ruisseau que je n’avais pas remarqué dans ma hâte d’admirer l’incomparable cataracte. Qu’elle était pure et délicieuse, cette eau ! Juste à ce moment, la voix de mon père me fit bondir :

« Eh ! bien, Huguette, te crois-tu donc encore au bal ? »

Non, certes, je n’y étais plus ; je pense même que je venais de prendre un léger acompte sur la nuit. En tout cas, ma prodigieuse cascade me rappelait beaucoup le monde, très attirant de loin ; quant au ruisselet méconnu, cela pourrait bien être la vie intime que l’on retrouve avec une joie reconnaissante.

Après tout, venais-je simplement de rêver ? c’est bien possible. Voilà, chères lectrices, le songe plein de réalité que m’a inspiré mon premier bal ! mon « entrée dans le monde » !

J. Daigret.