Mon Amie Nane/XIII. — Les Noces de Nane

Le Divan (p. 219-252).

==XIII - Les Noces de Nane==

« Deus bone ! quam bonus ille Belga...... »
(JOH. BEVERWICKIUS : Epistol. ad Vossium CLXXII.)
Bon Dieu ! Le bon Belge !


Sans être fataliste, ni vouloir démêler en toutes choses les mauvais desseins de la Providence, « cette caricature de Dieu », a dit Nicole, on peut croire que M. Dieudonné Le Marigo était destiné par son nom à un hymen inexorable.

— Vous comprenez, conclut Nane après m’avoir laissé entendre qu’elle tramait d’épouser ce Belge riche et industriel, un mendigo, n’est-ce pas, c’est un monsieur qui mendie. Eh bien, Le Marigo, c’est un monsieur qui se marie ; je veux dire : qui se marie en justes noces. Même qu’il s’attarde un peu... Dieudonné.

— Ah Nane ! de justes noces : cela va vous changer beaucoup. Prenez garde de les faire craquer, au moins.

— Insolent, est-ce que j’engraisse ?

Et elle tourne sur elle-même, ainsi qu’elle a accoutumé quand elle se juge plus admirable. Sa toilette l’est aujourd’hui par la décence, la discrétion ; à quoi le souci de M. Le Marigo n’est peut-être pas étranger, car tous les poissons ne se prennent pas à la même boëte. Enfant infortuné des Flandres, c’est contre vous, sans doute, que fut liée cette conjuration du drap et de la fourrure qui va du noir à l’auburn, en passant par l’encre-de-Chine. Et si vous en tâtiez, Dieudonné, comme je fis tantôt dans le vestibule, vous sauriez combien c’est agréable, cette peau de bête à long poil. C’est contre vous, encore, que fut édifié ce chapeau aussi ténébreux que les projets de notre amie, et qui fait une varangue sur son front. Tout le haut de sa face en est noyé d’une ombre cendreuse, où reluisent ses yeux d’aventurine — ces yeux qui ont l’air de penser quelque chose, et qui ne pensent même pas à rien ; ces yeux dont vous aussi, Monsieur, après bien d’autres, hélas ! vous vous obstinez sans doute à découvrir le sens, à peupler le vide mystérieux : tout de même qu’enfant vous vouliez voir l’Homme dans la lune.

— Mais vous ne regardez pas la peinture, dit-elle.

Car nous sommes dans une de ces petites Expositions, éternelle revanche des aveugles, dont, à chaque printemps, il y a mille et trois, en France seulement.

— Merci, lui dis-je ; et le diable m’emporte si je sais ce que je venais faire ici. Ou plutôt je le sais enfin : c’est mon cœur qui m’entraînait vers vous.

À ces mots un rire léger voltige sur sa bouche.

— Vous êtes gentil, aujourd’hui, répond-elle. Et je songe qu’il y a longtemps que je n’ai été vous voir. Vous demeurez toujours à la même place ?

J’ai quelques raisons de ne pas recevoir Nane chez moi dans le moment, et je lui réponds avec autant de franchise mais peut-être moins d’ingéniosité qu’Odysseus :

— Certainement, ma chère amie, c’est-à-dire non. Mon valet de chambre faisait sa première communion, ou plutôt sa fille. Alors il est tombé malade ; et, par économie, je me suis logé à l’hôtel pour ne pas être seul — du côté de Saint-Sulpice, l’hôtel A’Kempis, je veux dire Man’A’Kempis. Connaissez-vous ça ? C’est un hôtel très chic, un hôtel belge !

— J’ai entendu parler, dit mon amie d’un air vague. Et Saint-Sulpice, c’est bi en où il y a des tours qui se flanquent les jambes en l’air.

— ... ?

— Enfin, où il y a un échafaudage pour les tenir. Et il faut aller vous voir là ?

— Certainement, dès que vous aurez l’âge canonique. Les dames n’y sont pas reçues avant celui de cinquante-deux ans.

— Eh bien ! s’écrie Nane saisie. Mais il n’y a donc que des curés, là dedans.

— Oui. Quelques évêques aussi ; avec leurs mères, leurs bonnes allemandes...

— Écoutez, mon cher, c’est pas la peine de charrier. Si vous ne voulez pas qu’on aille vous voir, c’est pesé, on n’ira pas. Mais vrai, il fut un temps...

— C’est quand je vous aimais.

— Vous ne m’aimez plus ?

— Sans doute ; mais il y a la Clo’, la petite Clo’...

— ... Ni moi non plus ?

— La Clo’ est une personne jeune encore, qui était venue passer quelques heures chez moi, il y a quelques mois. Elle s’est un peu attardée ; et comme la saison a changé, elle n’ose plus sortir à cause que sa robe est trop claire.

— Vous êtes bête, mon pauvre ami !

— Chut ! Ne le répétez pas. Et puis, elle n’est pas déjà si mal, la petite Clo’. Si vous la voyiez, le matin, faire des cabrioles sur le lit, avec ses jambes blanches, il y a de quoi béer.

— Bée...

— Et je vais vous dire une bonne chose. Au lieu de venir chez moi, si vous voulez que je passe chez vous, un de ces jours, on pourrait faire une promenade charmante — que vous n’avez jamais faite.

— Pensez-vous ?

— Vous n’êtes jamais montée aux tours Notre-Dame ?

— Mais vous ne parlez que de tours, mon pauvre ami. Du reste, c’est vrai : je n’y suis jamais montée. Quand j’étais gosse, maman me promettait toujours ça ; mais c’était pour le jour que je serais sage...

— Sans attendre jusque-là, mardi prochain, 2~h., vous irait-il ?

— Ça colle. Là-dessus, je vous laisse. Rendez-vous avec Dieudonné au thé de la rue Martin. À revoir.

— Adieu, Madame.

Et je reste tout seul, dans le désert versicolore de l’Exposition, parmi les vues de Venise et de Bruges-la-Morte. Faut-il que ces deux cités aient offensé le Ciel, pour être ainsi livrées aux peintres. Silencieux marais de Bruges, où se mirent, avec de pâles arbres, mainte façade bien retapée ; et vous, canaux vénitiens, où trempent des mirlitons, à l’ombre des palais roses : double royaume du moustique, quand donc une compagnie de tramways vous comblera-t-elle — et nos vœux ?

Mais quelques jours après, c’était sur le dos glauque de la Seine que nous voguions, Nane et moi, en un de ces bateaux aux flancs clairs qui volent vers l’Hôtel de Ville. L’après-midi était bien parisien ; l’air, aussi acide que si on y eût exprimé l’âme de mille citrons verts. On ne s’en pouvait garantir qu’en se tenant tout près de la machine — et alors, on se grillait d’un côté, comme Montezuma, — ou en descendant dans les « salons » — et alors ça sentait mauvais, et l’on n’apercevait plus goutte du panorama dont j’avais vanté l’agrément à mon amie.

Le charme de ces petites parties, c’est que « c’est fait avec rien ». Le beau travail, que d’amuser une dame au prix de sommes énormes. Ici, il faut tout tirer de soi-même, comme — pour employer une comparaison nouvelle — comme l’araignée, sa toile.

Cependant, ma compagne contemplait, à travers son face-à-main et la crasse atmosphère, ces quais qu’elle n’avait jamais vus, coupés d’escaliers clapotants, et qui inclinaient vers l’eau le noir de leur ramure ; plus loin, des maisons couleur de crème sale aux innombrables fenêtres ; plus loin encore, quelque dôme indistinct qui semble flotter à ras des nues, comme une montgolfière. Et parfois, le dessous enfumé d’un pont faisait se dresser en l’air les roses narines de Nane.

L’un d’eux, qui venait vers nous, l’étonna par la masse et la majesté. Orné de masques, il s’appuyait d’un pied sur un jardin, et supportait une statue équestre qui nous tournait le dos. Et Nane, soupçonnant que ce cavalier avait dû être quelqu’un de notoire :

— Qui est-ce donc, dit-elle.

— J’en ignore. Mais, mon Dieu, que vous êtes jolie aujourd’hui.

— Vous croyez qu’il ne le sait pas, cet employé, avec sa casquette ?

— Que quoi ? Que vous êtes jolie.

— Mais non ! Qu’il ne sait pas qui c’est la statue.

— Oh ! c’est bien possible. — Un marin... Et Nane l’interroge.

— Té, répond cet homme, qui a une barbe bleu de Prusse et l’accent marseillais, té, c’est Henri~IV, qu’ils disent ici.

— Merci, Monsieur.

— Voyez-vous, moi, à Paris...

Mais il est obligé de s’interrompre pour la manœuvre de l’accostage ; et c’est ici que nous débarquons. En sorte que nous ne saurons jamais ce que lui, à Paris...

— C’est vrai. Nane, que vous êtes jolie comme tout, ces jours-ci. Et quand je songe que c’est M. Le Marigo, avec ses quarante-cinq ans, qui va moissonner toutes ces roses, comme lui-même dirait, et tous ces lys. Quel âge avez-vous ? Vingt-trois ans ?

— Quand vous aurez fini de m’acheter. Vous savez aussi bien que moi que j’ai trente ans.

— Trente ans, c’est de la folie ! Vous en avouiez tout juste vingt-cinq au dernier Réveillon.

Nane rougit, et gravit d’un trait, sans paraître alourdie par son grand âge, l’escalier du quai.

— Mon cher, reprend-elle, il y a tout un ordre de mensonges, comme me l’a fait comprendre Dieudonné, qui ne sont plus de mise chez une femme comme il faut.

— Mais c’est un perfide désenchanteur, ce capitaliste, avec son goût pour la vérité. Si on le laissait faire, il serait capable de changer les bêtes en hommes. Et voyez-vous, Nane, le jour où on ne mentirait plus, chacun, de dégoût, se réfugierait tout seul dans une île déserte. Vous-même, la première fois que vous le tromperez, votre Marigo, — car vous le tromperez, n’est-ce pas... ?

— C’est possible ; mais si je le fais, répond-elle non sans obscurité, ce ne sera pas rien que pour le plaisir qu’il le soit : ce sera aussi pour mon plaisir.

— D’accord, mais le soir de ce jour-là, croyez-vous que vous lui direz, en vous mettant à table : « Mon ami, je viens de vous faire cocu avec M. Adolphe Désuet, de la grande maison de lingerie ? » Non.

— Mon cher, réplique Nane, cela prouve seulement qu’il y a aussi tout un ordre de vérités qui ne sont pas de mise chez une femme comme il faut.

À quoi elle ajoute :

— Ça, ça n’est pas M. Le Marigo qui me l’a dit.

Entre tant, nous voici au pied de la tour. Je prends deux tickets à 0 fr. 50 l’un ; car ces petites fêtes, pour modeste qu’en reste le train, ne sont pas tellement gratuites qu’on croirait. Et là-dessus nous gravissons deux mille cinq cent trois marches, ou environ.

— Ouf, fait Nane, qui s’est fait porter, en quelque sorte, dans les trois derniers quarts du parcours.

Sur la terrasse, une aimable bise nous accueille, qui rachète l’aigreur par l’humidité. À nos pieds pleure Paris, avec des clochers et des toits qui percent la brume. Mais, plus près de nous, toutes les pierres, et la plate-forme entre les deux tours, et le peuple pétrifié des monstres qui en ornent les abords, sont flammés noir et blanc, comme on voit certains pelages. Et parmi les hyènes, les éléphants, les diables, il y a une image surtout qui étonne mon amie : c’est le démon qui, accoudé sur un coin de balustrade, contemple la capitale du péché avec une si cruelle goguenardise. Celui-là aussi, Nane voudrait l’« identifier » ; et comme personne ne me démentira :

— C’est, lui dis-je, Baalzébub, prince des mouches.

— Il ne doit pas, observe-t-elle, être très occupé de ce temps-ci. À moins qu’il n’ait aussi la police sous ses ordres. Justement, elle n’est pas loin. Mais comme il est laid : il me fait presque peur, avec sa langue.

Et frissonnante, elle s’insinue dans mon pardessus.

— J’ai froid, dit-elle : embrassez-moi.

— Attendez un peu, Nane. Il y a ici un mufle de gardien, qui est toujours derrière les gens pour les pincer à ça. Il faut profiter quand il vient juste de repartir.

À peine ai-je émis ces paroles que le gardien projette, à l’angle d’un mur, son blair grotesque. Mais comme je suis en train d’indiquer, avec mon parapluie, un invisible Arc de Triomphe, il bat en retraite, déçu ; et j’en profite pour obéir aux ordres de mon amie.

— ... Là ! en voilà assez, dit-elle enfin. On s’en va.

— Je vous mettrai chez vous, si vous voulez, à moins que...

— À moins que ?

— ... Que vous ne préfériez me mettre chez moi, — un petit moment.

— Et Mlle Clo’ ?

— J’ai réfléchi, figurez-vous, qu’en voiture fermée elle pourrait sortir sans scandal e. Alors je l’ai renvoyée chez sa mère — changer de robe.

— Voulez-vous que je vous dise, mon cher, vous êtes un fumiste. Et Mlle Chose n’a jamais existé.

— Il y a tant de gens, Nane, qui n’ont jamais existé. Mais, voici une voiture... Cocher !

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Quelques heures après, Nane, ayant déjà remis jusqu’à sa voilette :

— Adieu, dit-elle, les restes pour Mlle la Clo’.

— Ah ! s’ils étaient aussi bons que les morceaux que je laisse à M. Le Marigo. Pourvu qu’il n’y trouve rien de manque ce soir.

— Marigo ? ce soir ! Non, mais vous pensez s’il peut se bomber d’être renseigné à l’avance. Pour cette fois, je tiens au maire, mon cher ; et au curé.

— Et aux filatures.

— Et aux filatures, oui. Et il suffit parfois d’une imprudence pour tout remettre en question. Les plans les mieux ourdis sont ceux que l’on base sur...

— Pourquoi vous mettez-vous à parler « lune », comme ça, tout d’un coup ?

— Enfin, « lune » ou pas, le voyez-vous me plaquant, après dégustation. Ce que les petites camarades seraient folles de joie !

— Mais au contraire, telle que je vous connais (ne rougissez pas), que je vous connais encore, — et c’est ce qui me tue, — il me semble que vous ne pouvez que gagner à multiplier les points de contact.

— Et croyez-vous donc que ces qualités qu’on aime à rencontrer chez sa bonne amie, je veux dire l’invention, le doigté, la... la gymnastique..., savoir attaquer..., prendre la pose, etc., tout cela convienne chez une épouse ?

— Je veux bien, moi. Mais pour parler d’autre chose, le patient, comment est-il, dans tout ça ?

— Il marque pas mal, merci ; avec une redingote, toujours, et une belle barbe où il passe des petits peignes. Il arrive aidé d’une serviette, où il y a des montagnes de papiers, et qu’il ne retrouve jamais quand il s’en va. « Vous me l’avez cachée », dit-il alors d’un ton espiègle. (Non, mais je me vois jouant à « l’objet trouvé » avec ce quadragénaire.) À la fin, on la dégotte sous le canapé, où il l’avait mise, et il s’en va.

— Enfin, seule !

— Ne le croyez pas. Presque aussitôt, il revient, tire de sa poche — côté cœur — une petite chose froissée et triste, un bouquet de violettes de deux sous qu’il avait oublié de me donner, m’embrasse sur le front et res’en va.

— Mais pourquoi de deux sous ?

— Ah ! voilà. C’est que j’avais été assez poireaute, au début, pour lui dire que je les aimais : vous savez, comme on dit dans les romans. Évidemment, je les aime, de loin, sur les éventaires : ça fait des jolies taches, demi-deuil. À part ça, j’aime mieux deux louis de lilas... Ah ! que je voudrais sentir les lilas, à la campagne. Ce printemps, qu’il faisait tiède, et que j’ai passé avec vous, en Victoria, par la rue du Petit-Musc : il y en avait en haut d’une muraille, vous rappelez-vous ?

— Comme je vous vois.

— Mais Dieudonné, depuis que j’ai dit ça, tout le temps il m’en apporte, des bouquets de deux sous. Si nous sortons ensemble et qu’il aperçoive un marchand, de loin il prépare ses deux sous. Et si le marchand n’a pas de violettes à deux sous, mon cher, il n’en prend pas. « Non, non, dit-il : quatre sous c’est trop cher. » Et il faut voir son air mutin !

— Espoirs charmants.

— Ça n’est pas qu’il soit avare, au moins. Un peu regardant, tout au plus, et plutôt par éducation. J’ai idée que son père n’a jamais été duc.

— C’est un mot..... ?

— Non, et ses billets de banque, il les met dans la doublure de son gilet. Même qu’il voulait me faire voir. Mais comme je n’ai pas l’intention de l’entauler avant les noces... Du reste, il est en train de m’acheter une maison, boulevard Raspail, un immeuble de rapport, pour que je n’entre pas en ménage les mains vides. « Il ne tient qu’à vous-même, comme je lui en ai fait la remarque, d’y mettre quelque chose. »

— Et quoi qu’il a répondu, l’homme du Nord ?

— « Ce que j’aime, il a soupiré, c’est votre simplicité. » — « Et moi aussi, c’est ce que je préfère en vous », je lui ai dit.

— Avec ta bouche.

— D’ailleurs, je ne sais pas pourquoi je vous raconte tout ça. C’est un excellent homme, qui a confiance en moi. Et je ne voudrais pas qu’on le chine : je l’aime beaucoup... Mais, de ma vie passée, je ne lui ai pas tout dit.

— À qui avez-vous tout dit, jamais ?

— Mon cher, il n’y a pas un homme dans ce cas qui resterait couché une minute de plus.

— Nane, il faut que je vous embrasse pour ce mot-là.

— Laissez-moi au moins relever ma voilette.

— Merci.....

— Pour en finir avec M. Le Marigo, je l’ai présenté à maman, à mon beau-frère....

— Vous êtes donc rabibochée avec votre sœur ?

— Il a bien fallu. Qu’est-ce que je n’ai pas fait pour ce mariage ? jusqu’à aller à la messe.

— Vous allez à la messe ? Ah ! que je vous baise encore.

— Mais vous savez, toute votre messe, ça ne m’empêche pas de penser comme je veux.

— Ce serait dommage que non.

Là-dessus, Nane, ayant promis de m’écrire, s’en va de ce pas olympien qu’il serait oiseux de décrire pour la onzième fois. Et depuis, je ne l’ai jamais revue.


Mais elle m’écrivit, et quinze jours environ après ces propos que nous avions échangés, non sans résultat, au sujet du mariage qu’elle fomentait, je reçus cette lettre, qui me fit presque regretter de l’avoir si souvent traitée de sotte au dedans de moi... — et aussi soupçonner que Nane prenait depuis quelque temps des leçons de style.


« Mon cher ami,

« Ça y est. Les bans se publient, et nous sommes affichés à la mairie. Le sieur Georges-Aristarque-Dieudonné Le Marigo, propriétaire industriel, épouse Mademoiselle..... parfaitement : Mademoiselle — Mademoiselle moi, sans profession. Ça lui a un peu couru, d’abord, de voir que je m’appelais Garbut, plutôt que Dunois. « Mais, lui ai-je dit, je suppose que vous ne m’épousez pas pour mon nom. Et du reste, qu’est-ce que ça fait, puisque je prends le vôtre. »

« — Ce n’est pas ça, qu’il a fait ; mais je me demande pourquoi vous en avez changé.

« — Je vous l’ai dit cent fois, si ça n’est pas une (n’en croyez rien, vous : je n’en avais jamais seulement pipé) ; c’est parce que ma pauvre sœur avait un peu trop fait parler d’elle, avant de trouver un électricien responsable. Et à cette époque, je me destinais à la carrière théâtrale. (Eah : théâtrale, j’ai dit.)

« — Je vous demande pardon, je n’y pensais plus, a répondu cet honnête homme.

« Mais moi, j’ai gardé un air offensé, et poussé, pendant une heure, des soupirs de veau qui a peur. Il faut prendre garde que tout ceci se passait chez moi. Au fond, j’avais envie de rire, à m’imaginer l’hérissement des Lemploy, s’ils m’avaient entendu débiner la chaste jeunesse de Clotilde. Vous savez si elle y tient, à son passé ; n’ayant guère que ça à se mettre sous la dent, qu’elle a d’ailleurs un peu rare, comme le cheveu. Mais ce n’est pas pour son charme que je l’aime.

« Après un siècle, donc, de ces soupirs, et tout ce renfrognement qui me recroquevillait la moue, il n’y a plus tenu, le filateur : il a filé. Et moi je le croyais dissipé déjà dans l’air pour quelques heures, que d’avance ma pensée dépensait en menus plaisirs, menus, menus — comme la bouche de Primavérile —  ; mais écoute s’il pleut. Est-ce qu’il ne revient pas au bout de onze minutes, environ ; avec cet air roucoule à lui vider un syphon dessus, et le sempiternel bouquet de violettes : « Vous croyez peut-être, je lui ai dit, que les orc hidées, ça salit les gants ? » Et, tout l’après-midi, j’ai été comme une herse.

« Mais avouez aussi, mon ami, depuis cinq mois qu’il me courtise, à trois bouquets par jour, en moyenne, ça fait quatre cent cinquante bouquets à deux sous, soit quarante-cinq francs de fleurs. Voilà ce qu’on nomme, sans doute, le fleuretage ; eh bien, ça n’est pas assez ; et vous-même étiez plus magnifique, à l’époque où j’habitais votre garno de cœur.

« Mais je ne vous écris pas purement pour vous conter ces ragots : c’est, à vrai dire, dans le but de vous demander quelque chose. Vous-même m’avez dit que la plupart des lettres de femmes n’en avaient point d’autre. Et, en passant, croyez-vous que celles des Messieurs ne soient toutes que pour offrir ?

« Enfin, voici : quand on se marie, il ne suffit pas, malgré le proverbe, d’être deux. Comme pour les duels, outre les combattants, il faut encore des témoins ; et, comme pour les duels, il y a des gens que ce rôle enchante, d’autres, non. J’ai peur que vous ne soyez de ces derniers ; et pourtant j’ai besoin de vous, de votre bras, de votre signature, car enfin, réfléchissez : qui prendrais-je ? Et pensez-vous qu’il y ait tant de gens de votre genre, avec qui, après avoir été au mieux, je ne sois pas restée au pire.

« C’est vrai qu’on a le droit, aujourd’hui, de prendre des femmes, pour ça. Mais vous savez, vous[1], que je n’en ai jamais aimé beaucoup l’usage, quand même la mode a pu, un temps, l’imposer à mes contemporaines ; parmi tant d’autres choses non moins saugrenues ; telles que la morphine, les Cinghalais, ou encore ces pièces de théâtre qu’on allait voir en bandeaux, et qui se passaient dans les pays froids.

« Et puis encore, qui prendre ? Ah ! si la marquise d’Iscamps n’était pas au lit, elle aurait marché, j’en suis sûre. Ses façons à mon égard ont toujours été si gracieuses que j’ai cru pouvoir la prévenir de l’événement. D’autant plus que ça doit lui faire plaisir que je me marie « dans la chapelle du domaine de Saint-Thiers-le-Capiau », car c’est là que nous bouclons la boucle, mon cher : une vieille terre, à plus d’une lieue des ateliers, et venant de la mère à Marigo, qui était fille (vous me suivez bien) du comte des Ardennes, ou Désardènes, une bonne famille du pays.

« Mais enfin vous voyez, d’après tout ça, que vous pouvez très bien venir. À la campagne, ce n’est jamais très cérémonie, je pense. Vous pourriez même passer deux ou trois jours d’avance à Saint-Thiers, où je serai (Dieudonné couchera à l’auberge, par convenance) ; et me donner un peu votre avis sur la maison, sur le vin, sur les domestiques, sur ce qu’il y a à faire, en général. Et quant au préjugé, au respect humain, etc., qui interdit d’assister aux noces d’une personne comme moi, j’espère que vous êtes au-dessus de ça, malgré toutes vos bigoteries.

« Pour en revenir à Mme d’Iscamps, elle est malade ; mais elle m’a fait un cadeau tout de même : c’est une cafetière Empire. Je pense même qu’elle est de l’époque, car elle est dédorée, et, de plus, il y a leurs armes, ce qui est d’une grande politesse, ou d’une grande malice. Et on m’a donné bien d’autres jolies choses. Mon vieil ami, M. de Malapper, vous savez, ce petit gris qui a trois mille francs de rentes, et pour un million de bibelots chez lui ; il est venu me voir, l’autre jour, avec un air et un paquet bien enveloppés, et m’a dit :

« — Ma chère enfant, c’est la première fois que je me dessaisis d’un objet de mon cabinet. Mais vous feriez renier Dieu quatre fois.

« Là-dessus, il a démaillotté son poupon : c’était quelque chose de petit, de sale ; ça ressemblait à un chandelier, à moins que ce ne fût quelque chose pour friser les cheveux, ou pour couper les légumes ; et M. de Malapper a ajouté :

« — C’est un ivoire du XIVe siècle ; un moule de fauconnerie pour fabriquer des capuchons d’épervier (il le caressait avec amour) ; la base est en os et plus ancienne. Vous voyez : elle faisait sans doute partie d’un objet carolingien similaire, qui aura subi une réfection partielle. Et promettez-moi, ma chère enfant, si jamais vous veniez à mourir, et que vous n’en auriez pas l’emploi précis, de le léguer au Musée du Louvre.

« Ce que je fis, en l’embrassant.

« Et il y a mon coiffeur, aussi, M. Larivoste, dont les yeux sublimes vous amusaient tant. Lui m’a apporté, devinez quoi : une grosse éponge, mon cher, mais grosse comme la gidouille d’Ubu.

« — Et dans quel but, lui ai-je dit, m’offrez-vous cette énorme plante marine ?

« Je pense qu’il était ivre : il m’a répondu :

« — Je voudrais voir Madame en faire usage.

« Alors je l’ai flanqué à la porte ; mais j’ai gardé l’éponge. Elle vaut bien vingt-cinq francs. Et, comme dit Dieudonné, l’économie ne semble ridicule que chez les gens qui n’ont rien, ou peu de chose.

« Et vous, mon ami, qu’allez-vous m’offrir ? Quoique ce que j’aimerais le mieux, c’est votre présence, entendez-vous ? Allons, cher clair de lune, laissez-vous faire. Vous êtes le seul, décidément, qui, amour à part, me convienne tout à fait au moral, comme au physique. Je ne veux pas dire que vous soyez beau comme le jour, non. Mais enfin, au contraire du chandelier Malapper, vous ne semblez encore avoir subi aucune réfection, même partielle. Et pour tout dire, vous avez (précocement : je le veux bien, mais enfin vous avez) quelques-uns des agréments du soir. Vous savez entrer dans une chambre sans plus de bruit que le crépuscule ; vous êtes secret comme un puits sous grille ; vous ne chantez jamais — que durant votre toilette — ; et quand vous vous asseyez sur un meuble, il ne fait pas de poussière (ni vous non plus d’ailleurs, chez les gens, n’étant point crampon de nature). Quoi, avec tant de qualités, faudra-t-il me priver de vous ? Venez, vous dis-je, venez deux ou trois jours d’avance ; et dois-je vous répéter que Dieudonné couche à l’auberge. Adieu, je vous embrasse.

« Votre amie
« Nane. »


Au reçu de cette agréable lettre, je tombai dans mille perplexités et une perplexité : telle la branche caduque, entraînée au fil de l’eau, et dont se jouent, etc...

La vérité c’est que j’étais en grand deuil, et qu’il n’y avait peut-être pas, à la noce d’une horizontale, prétexte suffisant à le rompre. C’eût été déjà beaucoup, en temps ordinaire, que d’aller jouer, devant l’autel, à l’oncle ou au cousin d’une dame toute blanche que l’on a si souvent tenue dans ses bras, vêtue à peine d’un peu de lin.

D’autre part, l’approche de son mariage, c’était comme lorsque elle avait été près de mourir, et la parait à mes yeux des grâces du renouveau. J’aurais eu plaisir, en vérité, dans le beau domaine de Saint-Thiers-le-Capiau, à me montrer familier envers une hôtesse aussi belle ; à l’heure même où le Marigo aurait regagné son auberge à travers la boue des champs et l’innombrable betterave. Cependant le feu, favorable aux amants, eût souri dans la cheminée familiale à nos caresses, ou éclairé parfois l’appas, un instant découvert, de mon amie, du sanglant éclat de l’escarboucle. Ah ! si au moins j’avais pu n’accepter de cette hospitalité que les deux ou trois jours qui précéderaient la noce.

Puis c’était là un jeu dangereux, à quoi Nane, soucieuse de ne point perdre cette grosse partie sur une dernière carte, ne se serait prêtée peut-être que de mauvaise grâce — et c’est en amour surtout que la façon de donner vaut mieux souvent que ce qu’on donne. En conséquence, je choisis de me dégager, et lui écrivis la lettre suivante :


« Ma chère amie,

« C’est pour remercier, et refuser, hélas ! La faute en est à une tante, une vraie, qui m’est morte il y a dix jours, le lendemain de cette ascension aux tours Notre-Dame, dont je n’oublierai jamais que nous en délassâmes chez vous la fatigue. Cette tante, je le répète, n’est point une fable, quoiqu’elle soit maintenant réduite à ne vivre que dans la mémoire des siens. Elle se nommait de son vivant Mme de la Font-Merlin, personne acariâtre et abandonnée au jansénisme. Nous étions aux couteaux depuis fort longtemps, ce qui la détermina sans doute à me léguer, au détriment de ses proches, tout ce qu’elle n’avait pu placer en viager. Cela fait encore une liasse, Nane : quel moment prenez-vous pour nouer des liens légitimes ?

« Mais vous sentez par vous-même combien il m’est défendu, un peu de temps encore, de me livrer à des plaisirs officiels. Celui de vous conduire à l’autel eût été vif pourtant, et surtout de vous en ramener épouse chrétienne, parée par le sacrement de quelques vertus nouvelles pour vous, j’ose le dire. Ce ne sera point une insulte, n’est-ce pas, de vous voir comme sous un jour nouveau, dès que vous aurez revêtu, parmi les autres caractères de l’épouse, cette retenue, cette pudicité, qui enseignent à cacher de sa jambe ou de son épaule tout ce qu’une volupté matrimoniale et savante dérobe à la vue pour le réserver au sens plus précieux du toucher. Et pour parler plus précisément que ce galimatias, Nane, cela veut dire qu’il vous vaudra mieux, une fois mariée, si j’ai compris quelque chose à votre Belge, porter au lit des chemises montantes, et qui ne lui laissent point rassasier ses yeux. Craignez qu’au hasard de la causerie, et d’une couche défaite qui ne vous voilerait plus, cette même chemise, roulée en turban et remontée jusque sous vos épaules, ne laisse jaillir votre soudaine nudité, telle une amande verte dont on presserait la gaine entre ses doigts. Il vaudra mieux aussi les choisir moins transparentes que celles où, dit-on, vous pensiez autrefois vous dérober, et qui étaient à vos membres comme ce peu de brume couleur de perle que le printemps suspend autour d’un peuplier svelte et pâle. Contentez-vous qu’elles soient diaphanes, quelques-unes, et vous pareille alors à l’ébauche de Galathée que l’albâtre emprisonne encore. Au demeurant choisissez-les collantes, ces chemises : sévères mais justes, voilà le point.

« Encore une fois, c’est, à la province, le toucher qui est le sens le plus vif, comme partout où l’hypocrisie aiguise ces curiosités que nous avons au bout des doigts. Que celles de monsieur votre mari puissent reconnaître et solliciter son plaisir à travers la rigueur d’une hollande, où vous le braverez, attentive. Car les jeux d’une amie qui s’ébat sous un linge mousseux, telle que la baigneuse dans l’écume, ce ne sont point plaisirs d’industriels. Celui-ci, s’il heurte à cette blanche armure, ou vous en veut, tout de suite, dérober, que l’étroitesse du fourreau, aidée par un peu d’écart de vos genoux, lui rende difficile d’en toucher dès l’abord l’envers et le plein.

« Si j’ajoute qu’ayant été épousée pour votre charme plutôt que vos vertus, il faut éviter de vous montrer trop ménagère ; et que votre rôle ne va pas, chaussée de lasting et vêtue de poult de soie, à surveiller les sauces, j’aurai tout dit, je pense. Oui, tels sont à peu près, ma chère Nane, les conseils paternels que mon rôle auprès de vous, si je l’avais pu remplir, m’aurait appelé à vous donner. Mais quel que soit le prix que votre indulgence y voudra bien attacher, ne la poussez point jusqu’à les vouloir faire admirer de M. Le Marigo. Le sel lui en échapperait, je pense ; et moins vous lui en direz en toutes choses, moins vous lui en montrerez, et lui laisserez voir même, mieux cela vaudra. Ne vous abandonnez guère ; craignez l’automatisme, et trop de hardiesse dans votre langage, ou votre costume : enfin n’oubliez jamais qu’il est votre mari. Gardez de lui dire au petit jour, le lendemain de vos noces, distraite et vous croyant encore à Paris, dans ce Paris où tant d’inconnus passent : « Chéri, il serait peut-être temps de vous retirer : mon ami vient quelquefois de très bonne heure ». Ou bien : « En partant, si la porte est encore fermée, criez au concierge : Docteur Durand ! C’est le manucure du second. »

« Et du reste, de tous ces avis, si vous préférez n’en suivre aucun, qu’à cela ne tienne. Les choses n’en iront sans doute pas plus mal ; car, on a beau faire, les choses vont toujours la même chose.

« Peut-être penserez-vous aussi que mon rôle, en toute cette affaire, n’est pas de vous donner des conseils seuls ; et je vous entends bien ; mais j’ai beau me creuser la tête, je ne sais que vous offrir. Ah ! si ma tante était déjà « réalisée », comme dit mon ami l’arriviste. Mais il y a des longueurs, du notaire au bijoutier. Alors, j’ai songé à vous envoyer mon dictionnaire Larousse. J’en suis dégoûté ; il est plein d’erreurs, qui telles quelles, pourtant, pourraient encore suffire à votre instruction. Mais peut-être que ça ne vous amuse pas beaucoup, le dictionnaire Larousse ? Préférez-vous le Moreri ? Non plus ; quoi alors ? Vous savez bien qu’il ne me reste pas un bibelot passable, depuis longtemps que vous avez pris le soin de n’en laisser chez moi aucun qui puisse tenter une autre femme ; ce qui est du sentiment le plus délicat, mais n’a pas laissé de faire un peu de vide sur mes commodes.

« Ah ! si, pourtant, j’ai quelque chose depuis peu que vous ne connaissez pas. C’est une aquarelle de Léone Georges, de la plus équivoque chasteté : deux femmes qui caressent un paon blanc, et se sourient. Vous en seriez folle !

« Car cela fait rêver à tout un petit monde de féerie et de fête galante, marionnettes aux réflexes ingénieux, cœurs de nèfles, corrompus et glacés ; et tant de beaux yeux meurtris. Et puis des travestis, des négrillons, des macaques, des kakatoës, des carlins : Bergame ou Masulipatam. Là, des chambres parquetées en bois des îles répandent l’odeur du benjoin, de la jonquille et des longues chevelures. Ouvrez-en les fenêtres, un soir ; vous trouverez qu’elles donnent sur de hautes serres, parfois striées d’une pluie artificielle et parfumée, que, du dehors, le soleil couchant irise d’arcsen-ciel fragiles — où des oiseaux en duvet, des papillons, mille fleurs, balancent leur mélancolie versicolore — où Colombine, à la dérobée, vient rafraîchir le bout de ses doigts dans la fontaine de rocaille aux larmes noires.

« N’aimeriez-vous pas bien connaître l’auteur aussi ? Comme on se la figure pareille à ses personnages, menue, fragile, et que le soir il faut ranger dans une vitrine.

« Et, du reste, ça ne m’amuse pas beaucoup que vous deviez dormir contre ce Flamand. Mais quoi, c’est la vie, comme disait un philosophe qu’on menait pendre. Vous, au moins, ne vous laissez point affliger par ces confuses cérémonies. N’y apportez pas la figure d’une amie que j’avais à la province, et que je rencontrai un matin qu’elle se mariait. C’était à cette heure de l’année où, dans les jardins dont cette ville est enclose, l’odeur des tilleuls commence à effacer celle des glycines. Mon amie, elle, devait sentir la fleur d’oranger, pour peu que celle dont sa robe était ornée fût authentique : mais là-dessus, j’avais des doutes. Toujours est-il qu’elle me jeta, comme je passais, le plus mélancolique regard d’oiseau en cage qui se puisse rêver. Et certes, j’avais de bonnes raisons de croire que ce n’était pas moi qu’elle regrettait : mais ma vue lui rappelait peut-être quelques-uns des plaisirs de la liberté.

« Puisse la vôtre vous être légère à perdre ; et laissez-moi, une dernière fois, saluer vos lèvres, puisque désormais, ô Nane, vous ne serez plus que ma sœur. Hélas, et n’était-ce point assez des Suédois ?...

« N. »

  1. Le correspondant de Mlle Dunois déclare n’en rien savoir