Moment de vertige/Texte entier

Libraire d’Action canadienne-française (p. 7-290).

« Fais passer ton esprit à travers le malheur,
« Comme le blé du crible, il sortira meilleur. »

VICTOR HUGO.


I




ÀTRAVERS les persiennes vertes le soleil s’infiltrait doucement, baignant d’un jour tamisé la jolie chambrette, avec ses meubles blancs et ses tentures de cretonne bleue.

Un air tiède et parfumé entrait par la fenêtre ouverte, les muguets du jardin commençaient à éclore et juin fleurissait les lilas.

Marthe ouvrit les yeux : — Déjà neuf heures ! dit-elle paresseusement, regardant la petite pendule près d’elle.

À ce moment la porte s’ouvrit donnant passage à une bonne qui apportait un déjeuner appétissant.

— Bonjour, Nini ! Je viens de m’éveiller ! dit la jeune fille en étirant ses bras blancs.

— Bonjour, mam’zelle Marthe. Faut déjeuner ben vite, pi vous lever ! Y fait beau, y fait chaud, que c’est péché de rester au lit !

— Comment va maman, ce matin ?

— Euh… pas trop forte, la pauv’ chère dame… couci-couça.

— Et papa ?

— Y sont venus l’chercher dré le matin pour la mère Jean Quienne qu’est pris d’une pomonie ! Son garçon, Jean Néré a dit qu’alle ajevait pu de tousser et qu’allé avait un point de côté, et not’ monsieur s’est dépêché, à peine si y a pris le temps d’envaler une tasse de café…!

— Pauvre papa, toujours pressé ! Noël est-il venu ?

— Oui, y est installé dans l’bureau d’monsieur, l’nez dans un gros livre !

Marcelline ayant déposé son plateau sur une petite table près du lit, Marthe, tout en babillant, faisait honneur aux bonnes tartines, aux œufs frais et au café fumant.

— Que j’ai donc hâte de revoir Jacques ! dit-elle. Il nous arrivera dans dix jours, les vacances sont le vingt !

— Y doit avoir ben grandi c’t enfant ! Le v’la proche dix-huit ans à c’t’heure, un homme quoi !… Mais je bavarde pi mon ouvrage qui reste là !… Levez-vous ben vite, mam’zelle Marthe, pour prendre l’bon air !

Une bien brave fille cette Marcelline ! Native d’une petite concession de St. Jean de Bellerive, elle entra assez jeune au service du docteur Beauvais. Après le mariage de celui-ci, elle continua de demeurer chez lui et ainsi elle vit naître et grandir Marthe et Jacques et leur restait profondément attachée.

Son parler original, son air un peu grognon, ses cheveux gris lissés en bandeaux, sa peau colorée et luisante, ses yeux intelligents, tout cet extérieur révélait bien la campagnarde active et laborieuse que l’on voit souvent dans les campagnes canadiennes ; au moral, elle représentait le type, aujourd’hui si rare de la servante fidèle et dévouée, qui à force de servir la même famille, finit par en faire partie.

Elle eut son roman aussi… plus d’un galant et même un fiancé dans ses années de jeunesse… mais économe à l’excès, aimant l’argent, voulant en gagner, elle remettait toujours à plus tard le moment du mariage, pour éviter la charge de subvenir aux vieux parents de son futur. Puis, les années passèrent… le garçon se lassa d’attendre… et Marcelline vieillissait dans la maison du docteur.

Madame Beauvais, fille de Louvigny Cartier, professeur de philosophie à Montréal, étant restée orpheline dès son bas âge, fut mise en pension chez les dames ursulines, à Québec, où elle reçut une éducation très soignée. Elle passait ses vacances chez des parents de sa mère qui demeuraient dans cette ville.

Ce fut là qu’elle rencontra Henri Beauvais, alors étudiant en médecine. Les deux jeunes gens se plurent tout de suite. Aussitôt admis à la pratique, le jeune médecin s’établit à Bellerive[1] ; puis il épousa Madeleine Cartier. Ils demeuraient depuis lors dans ce coquet petit village, à quelque distance de Montréal.

Bellerive prend son nom du voisinage d’une jolie rivière qui fertilise et enrichit la vaste plaine.

Henri Beauvais de Choiseul descendait d’une famille de vieille noblesse française et ses ancêtres furent au nombre des pionniers et des défenseurs de la Nouvelle-France. Très simple, d’une nature droite et sans prétention, il éliminait dans la vie journalière, la particule et la fin de son beau nom, tout en conservant de ses illustres aïeux une très légitime fierté. Ses connaissances médicales, sa grande capacité comme chirurgien, son expérience, lui acquirent bientôt une réputation très enviable non-seulement à Bellerive, mais dans les villages environnants où on l’appelait souvent en consultation. Son caractère sérieux, sa passion pour l’étude, lui faisaient passer dans sa bibliothèque les heures de liberté que lui laissait sa clientèle. Ce côté sérieux n’excluait pas, cependant, une simplicité d’allures, une bonhomie, un optimisme réconfortant pour ses malades et une indulgente bonté pour sa famille.

Madeleine, charmante et très distinguée, restait fort belle malgré ses quarante-six ans. Ses cheveux blonds, à peine rayés d’argent, encadraient l’oval de son visage et ses yeux gris profonds, lumineux, donnaient à sa physionomie un attrait tout spécial.

Mince, frêle… presque trop frêle… sa santé délicate donnait souvent au docteur des moments d’inquiétude. D’un caractère viril, femme de devoir et de convictions, elle se faisait cependant, très douce et aimante dans son intérieur et les siens l’adoraient.

Leurs deux enfants, toujours choyés sans avoir été trop gâtés, semblaient doués de vivacité, d’intelligence et aussi de cœur ; cependant, depuis quelque temps, ils inspiraient parfois des craintes à la tendresse vigilante de leur mère.

Les idées de la jeunesse d’après guerre s’introduisaient partout, même dans les paisibles villages de la campagne et Bellerive assez peu éloigné de Montréal, ne manqua pas d’en subir l’assaut. Marthe, durant ses années d’études au couvent du Sacré Cœur à Montréal prenait la mentalité de ses compagnes de la ville. Elle revenait aux vacances avec des idées ultra modernes, des notions nouvelles sur la vie et une grande indépendance de caractère. Jacques, qui lui aussi étudiait à Montréal, chez les jésuites, ne semblait pas disposé à prendre une carrière ordinaire, mais parlait d’aviation, de génie sous-marin, de sport professionnel, de cinéma… tout en se déclarant prêt à suivre les cours de l’université avant de prendre une décision.

Ses perspectives nouvelles, ses plans aventureux, son apparente légèreté de caractère, tout cela rendait sa mère songeuse, et elle trouvait difficile de se mettre au niveau des idées avancées de Marthe et du jeune collégien.

Les années passèrent heureuses et sans événements remarquables. Marthe atteignait maintenant ses vingt ans et depuis un an avait terminé ses études. Jacques deux ans plus jeune suivait encore les cours de son collège et devait bientôt entrer à l’université.

Le docteur Beauvais occupé, absorbé, chercheur, ne semblait pas s’apercevoir que Marthe n’était plus une enfant. Il la regardait avec des yeux pleins de tendresse et s’amusait de ses notions originales. Avec ses robes courtes et ses cheveux coupés, il ne voyait en elle que la gamine adorée, l’enfant… et il soupçonnait à peine la femme exquise mais volontaire qui se développait sous cette apparence juvénile.

Marthe adorait ses parents mais semblait bien décidée à ne pas se contenter d’une vie comme la leur. La tranquille existence de village, même dans un home charmant, ne faisait certes pas partie des rêves d’avenir de la fille du médecin !

— Toi, maman, dit-elle un jour à sa mère, en corrigeant d’un baiser ce que la phrase pouvait avoir de blessant, tu as vivoté toute ta jeunesse ici à la campagne, sans excitation, sans plaisirs, sans sorties dans le monde, sans théâtre, sans luxe… te contentant d’être un ange pour papa et pour Jacques et moi ! Mais vois-tu, maman, je ne veux pas d’une vie arriérée, moi, je veux autre chose ! Le siècle a marché depuis ton temps !

— Et qu’est-ce que tu veux donc, ma petite fille, fit madame Beauvais, en riant, un amoureux ? un mari ?

— Ce que je veux ?… Ne pas végéter loin de la ville ! Je veux la grande vie, le luxe, les voyages, les choses nouvelles… l’enivrement d’une existence comme on peut s’en faire une aujourd’hui… et je n’épouserai qu’un homme qui pourra me donner tout ça ! Je te jure, maman, qu’il aura de l’argent ton gendre… et que je saurai la lui dépenser ! ajouta-t-elle en riant.

Madame Beauvais sourit avec indulgence à ces propos indépendants de sa fille, mais elle resta songeuse… Se pouvait-il que leur bonne vie heureuse fut une existence arriérée ?… Arriérée, leur vie ? Allons donc ! Son mari ne se servait-il pas des données les plus modernes de la science médicale, des instruments les plus perfectionnés ? Ne se tenait-il pas au courant de toutes les nouvelles découvertes ? Arriéré lui ? Mais ne passait-il pas à étudier les rares loisirs que lui laissait sa nombreuse clientèle ? Non ! Il ne pouvait être un arriéré !… Et elle-même ? Il fallait donc que ce fut vieillot et peu moderne d’avoir consacré sa vie à ce qu’elle aimait le plus au monde… son mari, ses enfants, son foyer ? Non ! Non ! Cent fois non ! Quelle bonne vie que la leur ! La seule vraie !… Marthe s’en apercevrait un jour. Mais il ne fallait pas trop heurter les idées de sa fille, et en femme d’esprit autant que de devoir, elle cherchait à se mettre au courant des questions du jour et à comprendre la mentalité différente et les aspirations nouvelles de la jeunesse moderne.

À cause de ses enfants, elle ne voulait pas se laisser vieillir moralement ; pour son mari, Madeleine savait qu’elle serait toujours telle qu’il la voulait, car leur amour subissait sans broncher l’épreuve des années. Malgré certains ennuis inévitables et quoique jamais riches, ils furent toujours très heureux et très unis.

Lorsqu’elle parla au docteur des idées de Marthe, il haussa les épaules en souriant :

— Ne te monte pas la tête pour rien ! À son âge, tu comprends, on croit tout savoir !… Ça se passera !

— Tu es si absorbé par tes affaires, tu ne t’aperçois pas…

— Au contraire, je me rends bien compte, depuis quelque temps, qu’elle ne pense pas comme nous, et je ne m’en inquiète nullement… Ce n’est qu’une enfant après tout !

— Elle a vingt ans !

— Justement… c’est pourquoi il ne faut pas s’alarmer de ses propos en l’air, non plus que des projets baroques de Jacques !

Madeleine soupira. — Je le voudrais un peu plus sérieux !

— Jacques est plus sérieux qu’il ne parait ! Cette exubérance, ces plans extraordinaires… c’est la jeunesse qui déborde ! Fais le causer un peu, tu seras surprise du changement survenu chez lui ces derniers temps. Je suis sûr de Jacques ! Ce sera un homme ! Quant à Marthe, il ne faut pas s’alarmer sans raison ! C’est un cœur d’or… n’est-ce pas le principal, après tout ? Allons, Mamie, ne fatigue pas ta chère tête pour rien ! finit le docteur en embrassant sa femme.

Monsieur Beauvais avait depuis quelque temps à son bureau un jeune homme de l’endroit, nouvellement reçu médecin.

Fils de braves cultivateurs, et chose assez rare chez les paysans canadiens, enfant unique, Noël Lefranc eut l’avantage d’une éducation classique ; il suivit les cours du séminaire de Québec, puis ceux de Laval, où il étudia la médecine avec un succès qui lui valut une bourse du gouvernement provincial. Il devait donc aller se perfectionner dans sa profession au foyer même de la science, à Paris.

La mort de ses parents survenue récemment à peu de semaines d’intervalle, plongea le jeune homme dans le chagrin et l’incertitude. La terre paternelle dont il venait d’hériter, allait-il l’abandonner, la vendre ? Ou fallait-il la garder, la cultiver et abandonner sa profession ?

Il confia ses inquiétudes au docteur Beauvais et lui demanda conseil.

— Désires-tu devenir cultivateur, Noël ou rester médecin ?

— J’aime la terre paternelle et mon père m’a toujours demandé de ne pas la vendre… mais ma profession ! C’est le rêve, l’ambition de ma vie !

— Alors, dit le docteur, pour conserver les deux, voici ce que je te conseille : donne la terre à loyer pour quelque temps et pratique ta profession. Plus tard tu te marieras et tu y établiras peut-être un de tes fils !… En attendant, si tu veux entrer à mon bureau, la clientèle est nombreuse et je te prendrai avec moi. Qu’en dis-tu ?

— Ce que j’en dis, docteur ? C’est que vous êtes un sage et un ami !

— Vois-tu, Noël, reprit le docteur, ton brave homme de père représentait le type parfait du cultivateur canadien. Il en incarnait à mes yeux toutes les qualités solides et toute la grandeur inconsciente. J’eus toujours pour lui de l’estime et de l’amitié. C’est moi qui lui ai conseillé de te faire instruire, ne prévoyant pourtant pas alors ce qui arrive aujourd’hui ! Que dis-tu ? Veux-tu partager ma besogne ?

Noël demanda vingt-quatre heures pour réfléchir, puis il revint, sa belle figure intelligente pleine d’espoir.

— Voici, docteur, dit-il. J’ai parlé à des cousins, ils loueront la terre et je sais qu’ils la cultiveront de leur mieux. Ce serait mon plus grand désir d’entrer chez vous, mais je suis sans expérience… trop neuf à la pratique ! Je voudrais à l’automne, profiter de la bourse qui me permettra d’étudier un an à Paris, et à mon retour, si vous voulez m’accepter, je trouverai que c’est un honneur et un avantage pour moi d’entrer à votre bureau !

— Alors, c’est entendu, dit le docteur, en lui serrant la main, mais d’ici à ton départ pour la France, viens me seconder dans mon bureau et te ferrer sur bien des sujets en lisant mes auteurs favoris.

Noël remercia avec une sincère émotion l’ami de son père, et depuis ce jour il devint l’hôte assidu du petit cabinet de travail garni de livres et de brochures, où le docteur Beauvais le retrouvait toujours avec plaisir.



II




C’EST une belle et chaude après-midi d’août et une puissante Cadillac file rapidement sur la route nationale. Les occupants de l’auto sont des montréalais : Irène St-Georges et son fiancé, Daniel Defoye, André Laurent et Claire St-Georges, fillette de seize ans, sœur d’Irène.

— Dites donc, Irène, dit André qui tient le volant, c’est encore loin chez vos amis ?

— Je ne crois pas. Cependant, c’est ma première visite et il faudrait s’informer.

L’auto ralentit et Irène interpelle un passant :

— « Est-ce ici Bellerive ? Le village de Bellerive ?

— « Oui, répond-il.

— Sommes nous loin de chez le docteur Beauvais ?

— Non, environ un demi-mille, longeant la rivière, côté gauche du chemin.

— Merci !?… et l’auto reprend sa course.

— Sommes-nous attendus ? demanda Claire.

— Non, c’est une surprise ! Je viens annoncer mes fiançailles à Marthe et lui présenter Dan !

— Est-elle chic, la petite campagnarde ? dit celui-ci, pas trop collet monté ?

— Collet monté ! Marthe ? Ça c’est bon ! Je vais la faire rire en le lui disant ! Au pensionnat elle nous devançait toutes avec ses idées avancées !

— Mais son monde, dit André, sans doute du frais… du vert… du guindé ?

— Je ne connais pas ses parents, dit Irène en riant, je sais que son père est un médecin et qu’elle a sa mère et un jeune frère d’environ dix-sept ou dix-huit ans.

— De la galette ? demanda Daniel en clignant des yeux.

— Je ne sais pas. Au couvent, Marthe semblait toujours avoir tout ce qu’elle voulait et comme toilette nous la trouvions très chic… Ah mais… nous voici, je crois ! Cette maison blanche dans les arbres ! Ce doit être là !

Une barrière ouverte donnait entrée dans une courte avenue bordée de grands peupliers et conduisant à une maison de solide apparence, sans prétention, mais dénotant le confort et le bon goût.

Avant qu’ils fussent sortis de l’auto, Marthe apparut sur la véranda.

— Irène ! Quel bonheur !

— Marthe ! s’écria celle-ci, sautant de l’auto et embrassant son amie… Mais il faut que je te présente mon escorte : d’abord ma petite sœur, que tu te rappelles sans doute et qui est, comme toujours, une gamine terrible !… Puis André Laurent… un charmeur, dont il faudra te méfier ! André serra en riant la main de Marthe.

— Enfin, continua Irène, « last but not least » Daniel Defoye, mon fiancé !

— Ton fiancé ! Quelle cachottière ! Même ta dernière lettre n’en disait rien ! Félicitations ! dit Marthe, en embrassant de nouveau son amie et serrant la main de Daniel… Mais, entrez je vous en prie ! Jacques ! appela-t-elle, et comme le jeune homme arrivait, elle le présenta à ses amis et entraîna les jeunes filles vers sa chambre tandis que Jacques s’occupait des messieurs.

Quelques minutes plus tard, ils se retrouvaient tous dans la bibliothèque où les arrivants firent la connaissance de monsieur et de madame Beauvais.

— Appelle donc Noël, dit le docteur à Jacques, il est dans mon bureau.

Bientôt les jeunes gens sortirent sur la véranda où Marthe leur servit le thé.

Les gais propos, les éclats de rire, l’odeur des cigarettes, tout cela arrivait, par la grande porte-fenêtre jusque dans la bibliothèque. Noël entra à ce moment, apportant une tasse de thé à madame Beauvais.

— Thé, docteur ? demanda-t-il en souriant.

— Non, merci, mon ami, j’aime mieux ma pipe !

Noël s’éloigna et rejoignit les jeunes gens. Sans timidité, avec un naturel parfait, il causait avec les uns et les autres.

— Henri, vois donc Noël, dit Madeleine en regardant par la fenêtre ; il a des manières parfaites ! Parmi tous ces citadins, il n’a l’air nullement déplacé.

— Pourquoi veux-tu qu’il soit déplacé ?

— Mais… ses origines…

— Ses origines… ses origines… grommela le docteur, elles sont honorables, ses origines ! Sa mère était une excellente femme, son père, un honnête homme, son éducation est supérieure, ses manières, comme tu dis sont parfaites… que veux-tu de plus ?

— Tout de même, tu ne lui donnerais pas ta fille !

— Et pourquoi pas ? Je crois que je confierais plus volontiers ma petite Marthe à Noël, qui est droit, honnête, intelligent, distingué de manières et de sentiments et chrétien convaincu, qu’à un de nos visiteurs, par exemple, qui ont sans doute une plus aristocratique ascendance !

— Toi, Henri ! Toi ! un de Choiseul ! Toi dont la famille est une des plus anciennes du pays, toi, fils de gentilshommes, descendant de la noblesse française, tu donnerais ta fille au fils d’un paysan ?

— Écoute, Mamie, dit le docteur en prenant la main de sa femme, il n’y a qu’une noblesse dans notre pays : c’est celle de l’intelligence complétée par l’éducation ! Noël l’a sûrement cette noblesse ; de plus il a un cœur d’une rare délicatesse, des goûts raffinés et une inappréciable loyauté de caractère ! Pendant ses années d’université, il a été reçu dans les meilleurs salons de Québec, et, comme tu le disais tout à l’heure, il ne semble déplacé nulle part ! Si le Maître que nous prions pour nos enfants chaque soir voulait permettre que lui et Marthe puissent un jour s’aimer, je le remercierais à genoux !

— Tu as peut-être raison, après tout, mon ami, reprit Madeleine, mais notre petite fille a des goûts plus mondains et des ambitions bien différentes… À Marcelline qui entrait : —

Qu’y a-t-il ?

— C’est la femme à Toine Menomme qui vient de mourir subitement et y font demander monsieur !

— J’y vais tout de suite, dit le docteur en se levant. Pauvres gens ! Il y a cinq petits à la maison !

— Je vais avec toi, dit sa femme, je pourrai peut-être faire quelque chose pour ces pauvres enfants !

— Alors, viens ! Je prends la Ford. Ce n’est pas la belle machine de nos visiteurs, mais pour nos chemins et ma bourse, c’est plus pratique !

Madame Beauvais prit congé des amis de Marthe et partit avec son mari.

— Que ta mère est donc belle ! dit Irène, et comme elle a l’air jeune !

— Oui, n’est-ce pas ? dit Jacques qui avait entendu la remarque ; maman est toujours jeune ! Elle et papa, vous savez, ce sont encore des amoureux !

— C’est probablement unique au pays, dit Daniel Defoye en riant, ça n’existe plus des ménages comme celui-là !

— Mais, vous, les fiancés, dit Marthe, n’êtes-vous pas supposés rester des amoureux ?

— Nous, Marthe, dit Irène, nous sommes de notre temps… des prosaïques ! Pas de chimères romanesques pour nous (du moins en apparence, lui souffla-t-elle tout bas) des fiancés bien modernes, qui feront un ménage moderne, gai, indépendant et avec une bonne marge de liberté mutuelle !

— Alors, dit Noël, en riant, l’Église ne fait plus jurer fidélité et obéissance ?…

— L’Église, mon ami, n’a rien changé à son rite, dit Jacques. Ce sont les femmes qui ont changé ça !

— Écoutez-moi ce gamin qui critique les femmes ! s’écria Marthe au milieu du rire général.

— Vous, Claire, dit Jacques à la fillette, allez-vous vous marier comme votre sœur ?

— Moi, dit Claire, avec assurance, quand j’aurai vingt ans ou plus, je prendrai un mari millionnaire, qui aura des autos, des chevaux de course, un yacht et un avion !

— Bravo, Claire ! fit André. Voilà de beaux projets ! Mais supposons que vous deveniez amoureuse d’un homme qui ne serait pas riche ?

— Je ne l’aimerai pas autant que mon millionnaire ! insista la jeune fille.

À ce moment on perçut le bruit de petits pieds foulant le sable de l’avenue et trois enfants portant de petites chaudières s’arrêtèrent devant la maison.

— Des fraises ! s’écria Claire.

— Venez nous les montrer, dit Marthe aux enfants. Ceux-ci, un peu gênés s’approchèrent, et chacun put admirer les belles petites fraises rouges et succulentes qui remplissaient les chaudières.

— Quand les avez-vous cueillies, demanda Marthe à la plus grande des deux fillettes.

— À matin… dans le terrain neu, chez nous.

— Je croyais le temps des fraises passé ?

La petite porta un doigt à sa bouche et ne répondit pas, mais le petit garçon reprit :

— C’est tard, mais c’est à cause qui z’ont commencé passé la Saint-Pierre !

— Toi, p’tit Jos, tu as toujours la réponse prête, dit Noël, mais quand vas-tu commencer à grandir ?

— J’sus p’tit, mais j’sus fiable ! dit Ti-Jos avec aplomb, au grand amusement des visiteurs.

— Quel âge as-tu mon gars ? dit André.

— Quatorze ans.

— Il est petit pour son âge, dit Noël, mais regardez-le ! C’est planté ! C’est solide, ce petit canadien là ! Et les autres aussi, ses sœurs, voyez-les !

En effet, ils offraient bien l’image de la santé, ces robustes petits paysans aux pieds nus, aux doigts rougis de fraises, aux figures dorées par le soleil et le grand air…

Ils reçurent avec joie les petites pièces d’argent qu’on leur donna et Marthe appela Marcelline qui les amena à la cuisine.

Un peu plus tard, les amis de Marthe se régalaient en mangeant ces exquises petites fraises, arrosées de crème et saupoudrées de bon sucre d’érable.

— Quel régal ! Tu nous as donné un vrai festin champêtre ! Merci, Marthe, dit Irène… Mais l’heure passe et il faut repartir, au revoir, chère ; n’oublie pas que je viens te chercher dans quinze jours pour une bonne longue visite auprès de nous, à Montréal !

— Merci ! J’irai avec bonheur ! dit Marthe.

— Il faudra me garder un petit coin dans votre souvenir, n’est-ce pas ? dit André Laurent, en retenant dans les siennes la main de Marthe, promettez-le moi !

— Bien sûr je vous le promets ! Je ne vous oublierai pas, ni vous, monsieur Defoye !

— Dis Dan, Marthe, fit Irène, pas monsieur Defoye !

— Alors au revoir Dan ! Au revoir tous ! Bon voyage ! dit Marthe en les reconduisant à l’auto.

Ils s’installèrent, saluèrent gaiement de la main et partirent vers la grande route.



III




COMMENT trouves-tu mes amis ? demanda Marthe à son frère, lorsque l’auto fut parti.

— Irène chic ! Épatante !… Mais les cheveux trop courts ! Claire, exquise… une belle fille en herbe, Daniel, suffisant, fat, nul, mais beau garçon, André, intéressant, pas banal.

— En voilà une litanie ! Et vous, Noël, qu’en dites-vous ?

— Oh moi, je ne juge pas les jeunes filles ! Il faudrait les mieux connaître !

— Et que dites-vous des hommes ?

— Je me range entièrement à l’opinion de Jacques, en ajoutant pour André Laurent, distingué, viveur et charmeur !

— Alors, Irène, si pétillante d’intelligence, si pleine de cœur, ne sera pas heureuse avec Dan ?

— Bah ! Qui sait ? Peut-être davantage avec sa mentalité, ou du moins celle que je lui suppose, que si Dan lui était supérieur ! Mais ce sera un de ces couples ultra-modernes…

— Les meilleurs ! intercala Marthe, les plus heureux !

— Vous croyez ? Ce n’est pas mon idéal !

— Peut-on le connaître, cet idéal ?

— Il n’intéresserait pas une future mondaine comme vous !

— Pour un futur parisien, vous n’êtes pas très à la page !

— Je ne désire aucunement être « à la page », dit Noël avec un sourire, et cela ne fait pas partie de mes ambitions.

Jacques distrait, ne suivait pas la discussion. Il alluma une cigarette et partit en sifflotant ; les deux jeunes gens restèrent seuls sur la véranda.

— Que sont-elles vos ambitions, Noël ? Vous pouvez bien me conter ça ! Entre amis d’enfance comme vous et moi, on peut bien se confier ses rêves !

— C’est vrai, dit Noël, je me souviens de vous pas plus haute que le bras de ce fauteuil ! Je vois encore votre petite tête brune toute bouclée comme celle d’un chérubin, vos robes de calico bleu et vos petites chaussettes à rayures… Vous veniez avec votre bonne regarder faire les foins dans les champs de mon père, et vous me disiez, à moi, garçonnet d’une dizaine d’années : « Noël, g’and l’ami, je veux monter sur la g’ande, g’ande voiture de foin ! » Alors je vous prenais dans mes bras de gamin et je vous hissais sur le dessus du voyage, m’installant ensuite près de vous, car lorsque la charrette se mettait en marche la petite Marthe tremblait de peur et de ses mains potelées serrait bien fort le bras de son g’and l’ami !

— Mais en grandissant, je ne connaissais plus la peur, dit Marthe en riant, et je foulais le foin aussi bravement que vous !

— Oui… vous êtes vite devenue indépendante !

— Et vous, collégien, étudiant… vous êtes devenu plus lointain !

— Les études classiques changent la mentalité d’un petit paysan, dit Noël. Oui, je suis devenu un peu sauvage, un peu ombrageux… mais il ne pouvait en être autrement, Marthe ; je voyais la vie sous un autre jour… le monde des idées s’ouvrait… un monde inconnu et nouveau pour moi !

— Mon père a toujours eu beaucoup d’amitié pour vous dit-elle.

— Je le sais… je n’oublierai jamais qu’il m’a dit un jour : « Ton père, je le considérais mon ami » !

— Papa estimait beaucoup vos parents et maman aussi, dit Marthe doucement, voyant que Noël s’attendrissait au souvenir des siens morts si récemment… Mais vos ambitions, Noël, vous ne m’en parlez pas ?

— Ma première ambition, c’est ma profession. Je vais travailler pendant mon séjour à Paris, bûcher ferme pour essayer de réussir !

— Et entre temps, vous amuser un brin ?

— Sans doute ! dit Noël en souriant, et de plus je veux visiter la grande ville et ses environs et voyager un peu ailleurs lorsque je le pourrai.

— Quel rêve de voyager, dit Marthe, ça c’est une de mes ambitions à moi ! Mais il faut de l’argent !

— Oui, dit Noël, non-seulement pour voyager, mais pour vivre. Aussi j’ambitionne de faire de l’argent, d’acquérir l’aisance, afin de pouvoir m’entourer de belles choses… j’ai un culte pour ce qui est beau !

— Et l’amour, qu’en faites-vous, dans tout cet amas d’espérances ?

— L’amour ? Ma foi, je n’y ai pas beaucoup songé, dit Noël, en allumant une cigarette, je suis sûr, cependant, qu’il me viendra un jour, et alors…

— Alors, vous vous marierez, interrompit Marthe en souriant, et vous irez pratiquer votre profession à Montréal ou dans une autre ville, où la vie sera plus gaie, plus vivante qu’à la campagne !

— Je ne crois pas, dit Noël sérieusement. Mon cœur est ici où je suis né. J’espère m’y établir un jour, puisque je dois, à mon retour d’Europe entrer dans le bureau de votre père.

— Eh bien, moi, nenni ! s’écria Marthe. Pas de vie monotone… pas de journées toutes identiques pour moi ! Je veux la vie intense, le mouvement, l’argent, le bal, le théâtre, les voyages et vive la joie !

— À mon tour, je vous dirai : et l’amour qu’en faites-vous ?

— J’aimerai quelqu’un qui pourra me donner tout ça !

— Comme la petite Claire St-Georges ?

— Comme Claire !

— Eh bien, moi, je vous crois, au fond, bien plus vraie que tout cela ! C’est factice cette vie que vous ambitionnez ! La vraie vie, c’est celle de vos parents !

— Ils sont d’un autre temps, papa et maman, c’est pourquoi ils ont pu être heureux dans ce cadre restreint… au fait, où sont-ils donc allés ?

— Marcelline le saura sans doute… mais il passe six heures… je vous quitte… au revoir, grande mondaine !

— À bientôt, grand médecin !

Noël descendit l’avenue d’un pas élastique tandis que Marthe regardait distraitement dans la direction de la rivière. Quelques minutes plus tard, Jacques la rejoignit.

— Où est donc maman ? demanda-t-il.

— Tu sais bien, partie en auto avec papa. Ils doivent être au moment d’arriver.

— Je l’espère, j’ai une faim !

— D’où viens-tu ?

— De la rivière ; j’ai avironné depuis le départ de tes visiteurs.

Marthe entra dans la maison et questionna la bonne. Celle-ci lui apprit la mort subite de la femme du meunier.

— Madame est allée avec monsieur à cause des petits, expliqua-t-elle.

Une heure passa… Jacques et Marthe dînèrent seuls…

— Viens-tu chercher la malle ? dit Jacques à sa sœur. Elle doit être… Il s’arrêta en voyant arriver Noël, l’air pressé énervé, la figure pâle presque défaite…

— Qu’y a-t-il ? s’écrièrent Marthe et son frère presqu’en même temps.

— Je suis venu te chercher, Jacques, dit Noël d’une voix changée, il faut que tu sortes avec moi !

— Tout de suite, dit Jacques, où allons-nous ?

— Ici, tout près… un accident…

— J’y vais aussi ! s’écria Marthe.

— Non, non, Marthe, restez ici, je vous en prie ! au fait, Marcelline est-elle dans la maison ? et sans attendre la réponse il entra et se dirigea vers la cuisine.

— Bonjour, m’sieur Noël, fit la bonne en l’apercevant ; allez-vous…

Mais Noël l’arrêta d’un geste.

— Marcelline ! Un accident épouvantable ! L’auto a capoté dans un fossé… madame Beauvais est finie ! Le docteur… il respire encore ! Le curé est avec eux !

La pauvre Marcelline restait atterrée… sans voix… Noël continua :

— J’amène Jacques… Il faut préparer la pauvre Marthe !

Un instant plus tard il rejoignait sur la véranda le frère et la sœur, intrigués et inquiets, mais loin de se douter de l’affreuse vérité.

Les deux jeunes gens partirent ensemble et Marthe allait se décider à les suivre, lorsqu’elle aperçut l’abbé Sylvestre qui montait l’avenue. Le curé était un ami intime de son père, et toujours bien accueilli à la maison.

— Bonjour, monsieur le curé, dit Marthe allant au-devant de lui ; venez vous asseoir, il fait bon sur la galerie.

— Merci, ma chère enfant, dit le curé, sans sourire, mais si vous le voulez bien, j’aimerais à entrer.

— Avec plaisir, répondit Marthe, le précédant jusque dans le salon. Papa et maman sont allés chez le meunier, expliqua-t-elle, vous savez sans doute que sa pauvre femme vient de mourir.

Le curé s’assit auprès de Marthe et lui prit la main :

— Ma petite Marthe, dit-il, avec un tremblement dans la voix, vous avez une grande foi dans le bon Dieu, n’est-ce-pas ?

— Oui, monsieur le curé, mais qu’y a-t-il ?… Ciel ! J’ai peur !… Noël a dit : un accident…

— Oui, mon enfant, un accident bien grave… Votre pauvre maman….

— Maman !… Blessée ?

— Hélas !

— Non ! Non ! fit-elle étouffant un cri, pas…

— Oui, hélas ! dit le curé, tandis que ses bons yeux se remplissaient de larmes… Il vous faut être bien forte, pauvre petite, car votre papa…

— Papa ? répéta-t-elle, comme dans un rêve…

— Gravement blessé ! continua le curé ; on va les ramener ici dans quelques minutes !

Marthe se leva en chancelant, pâle comme un lys et suffoquée, puis retrouvant sa voix dans un cri déchirant :

— Nini ! Nini ! appela-t-elle, et comme celle-ci arrivait en s’essuyant les yeux, la pauvre jeune fille s’abattit sans connaissance dans les bras de la fidèle domestique.



IV




LE DOCTEUR Beauvais languit pendant quatre jours sur un lit de douleurs. Il avait repris toute sa connaissance, mais demeurait incapable de bouger et pouvait à peine articuler quelques paroles.

Les deux médecins de Montréal, appelés en toute hâte, confirmèrent le triste diagnostic du jeune docteur Lefranc : fracture de la colonne vertébrale, suivie de paralysie des membres.

Marthe allait et venait dans la chambre de son père, Jacques se tenait auprès du lit, Noël semblait se multiplier pour rendre service, entrait et sortait de la chambre, surveillait le blessé et essayait de remonter le courage des pauvres désolés. Leur mère avait été enterrée la veille.

Marcelline entra, les yeux rougis par les larmes, son honnête figure exprimant la sympathie et l’inquiétude :

— Faut venir prendre une bouchée de dîner ! dit-elle ; m’sieur Noël, ces enfants là, ça pas mangé de la journée ! Y vont s’rend’e malades à leu’ tour !

— Allez donc prendre quelque chose, dit Noël doucement, je reste auprès de votre père et voyez, il le désire lui-même ! ajouta-t-il, montrant le malade.

En effet le docteur articulait faiblement : Faut… dîner

Comme à regret, ils sortirent de la pièce. Noël demeura seul avec le mourant.

— Approche ! articula faiblement celui-ci, le curé ?…

— Il sera ici dans dix minutes, dit Noël avec douceur. Il est venu ce matin et encore vers midi… mais vous reposiez.

— Noël… mes pauvres petits… pas de moyens… trop subitement… balbutia-t-il ; des mots incohérents et sans suite suivirent ces quelques phrases intelligibles et Noël s’aperçut que son expression devenait angoissée ; alors, se penchant au-dessus du moribond, il lui dit lentement et distinctement :

— Monsieur Beauvais, je sais que vous me comprenez bien, quoique vous ayiez peine à parler. Si cela peut vous faire du bien sachez que je n’oublierai jamais ce que vous avez été pour moi, et que je serai toujours l’ami de Marthe et de Jacques autant et plus, si possible que dans le passé !

Une expression de repos se peignit sur les traits du mourant. Noël lui serra la main, tandis que le pauvre paralysé articulait faiblement : Si… un jour… Marthe et toi… commença-t-il mais il ne pouvait plus trouver ses paroles et le jeune médecin, scrutant ses yeux expressifs cherchait à en deviner la pensée.

— Je crois comprendre que vous me permettriez d’épouser Marthe, si elle y consentait ?

Le malade eut un regard de satisfaction et il réussit à prononcer ces trois mots : Nous… te… bénirions…

Alors Noël, ému, réconforta de son mieux cet homme qui se montrait jusqu’à la fin si plein de confiance en lui. Il le remercia avec une émotion qu’il ne chercha pas à dissimuler, et lui dit :

— Je ne me servirai jamais de vos paroles pour l’influencer, mais si un jour… le regard du malade l’empêcha de terminer sa phrase, tant il était expressif… il ajouta seulement : Si… alors je le lui dirai ! À ce moment l’abbé Sylvestre entra et s’installa au chevet du mourant.

Le docteur Beauvais mourut cette nuit là. Le curé, Noël et la fidèle Marcelline furent auprès de lui avec ses enfants lorsque vint la fin. Il s’éteignit doucement, sans agonie, les yeux fixés sur le crucifix que tenait le prêtre.

Marthe ne put jamais se rappeler exactement les détails des jours qui suivirent. Le docteur Beauvais ne laissait pas de proches parents ; une tante, sœur de son père, retirée à Montréal dans une communauté où l’on prenait des dames pensionnaires, fut la seule à qui l’on envoya une dépêche. Quelques dames du village, vinrent offrir leurs services et leur sympathie, mais Marthe ne voulut voir personne. Elle se sentait en proie aux angoisses d’un affreux cauchemar… Jacques paraissait avoir tout-à-coup vieilli !… Être devenu un homme du jour au lendemain !

Noël et lui s’occupèrent de tous les pénibles détails ; il restait encore les questions matérielles à régler, et le notaire arrivait justement.

Dans la bibliothèque de la maison endeuillée, se tenaient le frère et la sœur, tristement assis l’un près de l’autre. À l’entrée du notaire, Noël voulut se retirer, mais Jacques le retint :

— Reste, Noël, dit-il ; tu as été un frère pour nous durant ces jours affreux, sois-le jusqu’à la fin !

Marthe acquiesça d’un signe de tête et Noël s’assit auprès d’eux.

Le testament du docteur Beauvais, fait plusieurs années auparavant, laissait la jouissance de tous ses biens à sa femme et la propriété à ses enfants… testament très simple, sans complications ; mais Henri Beauvais ne laissait pas de fortune… l’éducation de ses enfants à Montréal, la vie chère et, dernièrement surtout, des placements malheureux absorbèrent peu à peu ses modestes capitaux…

— Peu de jours avant l’accident, dit le notaire, il est venu me trouver pour un emprunt, disant qu’il se trouvait en retard pour sa prime d’assurance et qu’il voulait y voir tout de suite. Cet emprunt devait aussi couvrir les frais de deux ans de cours à l’Université de Montréal. Je devais négocier cet emprunt le jour même de l’accident, mais le client ayant retardé d’une journée, la prime d’assurance n’a pas été payée….

— Est-ce qu’il ne reste rien ? demanda Jacques.

— Il reste la propriété qui est assez fortement hypothéquée, et quelques comptes de médecin à collecter… À payer, il y a les frais des doubles funérailles et quelques comptes courants.

La perspective ne paraissait certes pas brillante… Que faire ?

— Vous êtes tous deux mineurs, continua le notaire, mais mademoiselle Marthe aura bientôt vingt et un ans. Avez-vous objection, Jacques, à ce que l’abbé Sylvestre soit nommé tuteur ?… Pure formalité, du reste, puisque, toutes dépenses payées, il ne restera presque rien…

— Aucune, dit Jacques.

— Ni moi, aucune, répéta Marthe.

— Alors je vais lui en parler et nous arrangerons tout ça. Il va falloir un conseil de famille, je vais m’en occuper ; docteur Lefranc, pouvez-vous m’accompagner jusqu’à mon bureau ?

— Certainement, dit Noël en se levant.

— Alors, au revoir, mademoiselle, au revoir, Jacques… je reviendrai quand j’aurai les papiers nécessaires. Bon courage pauvres enfants, ajouta-t-il, avec une sympathie qui dénotait le bon cœur que cachait son apparence froide et sévère.

Lorsque le notaire et Noël furent sortis, Jacques et sa sœur restèrent quelques instants silencieux.

— Pauvre Jacquot, dit Marthe, mettant son bras autour du cou de son frère, tes études… tes projets…

— Finies les études ! dit Jacques en l’embrassant, les projets… je croyais que nous avions de la fortune, alors… mais il faut que je travaille maintenant… et toi, que vas-tu faire ?

— Moi aussi, dit Marthe bravement ; depuis la guerre, presque toutes les jeunes filles travaillent !

— Mais que peux-tu faire ? Des leçons de piano ? Ça ne doit pas donner grand chose !… Tu ne sais ni la sténographie ni la clavigraphie !

— Sotte que j’ai été de ne pas apprendre ces choses, dit Marthe, je vais m’y mettre au plus tôt ! Mais sans maman, sans père… quelle vie ! dit-elle en sanglotant.

— J’ai pensé à quelque chose, dit Jacques. Crois-tu, Marthe que le père d’Irène St-Georges pourrait me faire placer dans une banque ? Je suis assez fort en chiffres… il me semble que je pourrais me tirer d’affaires dans cette ligne là.

— C’est possible, dit Marthe, Irène semble si sincère, si affectueuse pour moi mais tu es bien jeune !

— Il va falloir s’en aller, dit Jacques, vendre la maison… Et Nini que deviendra-t-elle ?

Celle-ci arrivait justement apportant du thé et des tartines aux pauvres enfants désolés.

— Écoute, Nini, dit Marthe, mets ton plateau sur la table et assieds-toi près de nous ; nous avons à te parler. Depuis plus de vingt-cinq ans que tu es dans la maison, tu n’es pas une étrangère ! Nous te parlons, comme on parle en famille ! Nini, nous sommes pauvres, ruinés ! Jacques va chercher à se placer dans un bureau et moi aussi !

— C’est-y possible ? Seigneur du bon Dieu ! Et l’docteur l’ pauv’ cher homme, qui soignait depuis si longtemps, et madame, qui laissait rien gaspiller !

— Pauvres parents, ce n’est pas leur faute ! Notre éducation a été coûteuse, la vie est devenue si chère… et ils n’ont jamais été riches ! dit Jacques.

— Et ils sont partis si subitement, dit Marthe, dont les larmes recommencèrent à couler.

— Mais toi, Nini, reprit Jacques, si nous vendons la maison, que feras-tu ?

— J’ai queuques piasses de côté, dit Marcelline, tandis que de grosses larmes coulaient le long de ses joues ridées, j’m louerai une p’tite chambre aras l’église et quand vous vous marierez, mamzelle Marthe, j’irai élever vos enfants… j’m’engagerai pas ailleurs… et pi, faut pas pleurer tout l’temps pour vous rend e malades tous les deux ! V’la m’sieur Jacques qu’est un homme, à c’t heure et l’bon Dieu est là, quoi !

Lorsque Marcelline sortit de la chambre, Jacques la suivit et Marthe s’installa au pupitre de son père pour écrire à Irène St-Georges.


Un mois plus tard, Jacques et Marthe partaient pour Montréal. Par l’influence de monsieur St-Georges, le jeune homme allait avoir un petit emploi à la banque Anglo-Canadienne[2] Marthe se rendait auprès de sa grande tante, mademoiselle Beauvais de Choiseul, qui la garderait avec elle pour trois mois, le temps d’apprendre ce qui serait nécessaire pour entrer dans un bureau.

Toute frêle dans sa toilette noire, mais délicieusement jolie, Marthe regardait le décor familier qu’elle quittait sous de si tristes circonstances.

— Vous viendrez nous voir, en passant par Montréal, lors de votre départ pour l’Europe ? dit-elle à Noël qui les accompagnait à la gare.

— Sûrement, je vous verrai tous les deux… Mais voici le train… déjà !

— Console un peu notre pauvre Nini, dit Jacques. Au revoir, Noël et merci de tout ce que tu as fait !

— Au revoir, dit Marthe à son tour, je n’oublierai jamais… la voix lui manqua… Noël lui serra la main :

— Au revoir, ma petite Marthe, dit-il, ayez bien soin de vous ! Au revoir, Jacques, bon voyage !

Ils montèrent dans le train qui partit aussitôt. D’une fenêtre du wagon, un petit mouchoir s’agita. Noël, tête nue, salua de la main jusqu’à perte de vue…

Dans la maison abandonnée, à laquelle il lui faudrait bientôt dire adieu, une pauvre femme solitaire pleurait silencieusement…




V




SANS atout !

— Deux cœurs !…

Les joueurs de bridge continuaient toujours et semblaient inlassables. Dans le joli salon aux lumières adoucies, sous le reflet de l’abat-jour de la lampe, les parties et les robres se succédaient rapidement.

— Marthe ne vient donc pas ce soir ? demanda tout-à-coup un des joueurs.

— Elle viendra tantôt. Elle est au théâtre avec André. Nous allons ensuite tous ensemble souper au Ritz, répondit Irène Defoye.

— Elle en tient pour André votre amie ! dit Stephen Harris, un américain, un des habitués de la maison.

— L’en blâmez-vous ? demanda la jolie Jeanne Clément, charmante veuve d’un officier de la grande guerre.

— Ma foi, non ! dit Stephen, et lui encore moins !

— Je suis avec vous là, dit Dan à son tour ; rudement chic la jeune Marthe ! Dis donc Irène, si tu nous donnais un petit cocktail en attendant… et encore des cigarettes !

— Oui, je vais vous préparer ça, j’ai une réputation pour les cocktails !… Et ne jouons plus, voulez-vous ? Fais les comptes, Dan, et moi je vais mêler les liqueurs !

De grandes portes vitrées séparaient le riche et confortable vivoir de la spacieuse salle à manger, où Irène entra. Elle s’approcha du buffet et commença à mêler différentes liqueurs dans une carafe.

— Je viens vous aider, dit Stephen en la rejoignant ; puis, anxieux :

— Qu’avez-vous donc, ce soir, dearest ? Vous me regardez à peine !

— Parce que vous me regardez trop !

— Tiens ! C’est défendu ?

— Vous oubliez mon mari !

— Au contraire, sapristi ! Je ne puis jamais parvenir à l’oublier.

— Il va s’apercevoir de notre petit flirt !

— Pas de danger ! Il est trop occupé du sien ! Je parie qu’il est actuellement à dire quelque tendresse à la plus exquise des veuves !

— Oh ! Nous sommes un ménage bien moderne ! dit Irène un peu amèrement.

— Viendrez-vous prendre le thé chez moi demain ?

— Pas seule !

— Amenez Marthe… et André.

— Marthe quitte son bureau trop tard pour le thé.

— Alors venez seule !

— Non ! Une autre fois ! Tiens, puisque vous y êtes, prenez ce plateau avec les verres, tandis que j’emporte ceci et les cigarettes — et prenant la carafe, elle entra vivement au salon où son mari et Jeanne échangeaient des propos légers.

À ce moment on entendit sonner.

— Les voici ! Va donc ouvrir Dan ! Les bonnes sont sorties et la « nurse » de bébé ne descend pas.

— Toujours bien, le poupon ? demanda Stephen.

— Oui, le cher amour ! dit la jeune femme. Il prend du poids, nous le pesons toutes les semaines !

— Bonsoir, tout le monde ! dit Marthe entrant dans le salon suivie d’André Laurent et de Daniel. Eh quoi ? Vous n’êtes pas prêtes ? Le taxi attend pour nous amener au Ritz !

— Deux minutes ! dit Jeanne et les jeunes femmes s’esquivèrent à la hâte.

On aurait eu peine à reconnaître dans cette belle et élégante jeune fille du monde, la frêle et triste petite Marthe qui, deux ans auparavant quittait son village natal pour commencer la lutte avec l’existence.

Les délicieuses modes de 1926 convenaient bien à rehausser le charme de son intéressante personnalité. Ses cheveux courts gracieusement ondulés, encadraient sa figure expressive et ses yeux profonds, d’un gris changeant, rappelaient le regard lumineux de la belle madame Beauvais. Sa toilette de soir en satin émeraude se drapait en plis souples et étroits, retenus au côté par une boucle en acier ciselé, laissant voir des bas de soie gris argent et des souliers de même teinte, à talons Louis XV, incrustés d’acier. Elle ne portait aucun bijou, sauf une bague à écusson au petit doigt de la main gauche. Une cape en velours jade, avec un haut col de fourrure blanche, recouvrait ses épaules et tombait jusqu’au bas de sa robe.

Sa peau était blanche et fine ; un soupçon de rouge aux joues, un petit nuage de poudre et les lèvres vermeilles de cet incarnat naturel qui dénotait le sang jeune et ardent qui courait dans ses veines.

Toute sa mise révélait un goût exquis et une élégance réelle.

On ne retrouvait plus dans l’expression de sa physionomie ce charme presqu’enfantin qui provenait de son optimisme, de son manque de connaissance de la vie. La mort tragique de ses parents, son chagrin si vrai et si profond, sa lutte pour les nécessités de la vie et son contact avec le côté épineux de l’existence, tout cela semblait l’avoir mûrie et lui changeait l’expression. Très jolie à vingt ans, à vingt-deux, on la trouvait délicieusement belle et attirante… Mais elle ne semblait plus la même Marthe dont la figure charmante et spirituelle reflétait le bonheur de vivre, celle-ci connaissait la souffrance, sa distinction et sa fierté natives avaient eu à subir mille heurts à cause de son manque de fortune, cette Marthe nouvelle restait fière et indépendante mais gardait à son insu quelque chose d’amer et de triste qui perçait malgré le sourire de ses lèvres et la verve spontanée de ses reparties.

Cette transformation morale, la jeune fille la croyait cependant plus complète qu’elle ne l’était réellement. Tout au fond de son cœur on retrouvait la même nature droite et généreuse incapable d’une bassesse ou d’un mouvement égoïste, la même nature impulsive ; ses illusions pour être émoussées ne pouvaient être détruites ; elles persistaient vivantes mais secrètes, se cachant dans ce grand désir de bonheur qui la hantait toujours.

Son amitié pour Irène ne s’amoindrissait pas et quoique très entourée et invitée, elle revenait toujours chez celle-ci plus volontiers qu’ailleurs.

André Laurent, de retour à Montréal après une longue absence, devint un des habitués de ce salon élégant et hospitalier.

Le souper fut gai, généreusement arrosé de champagne, et se prolongea bien tard. Ce fut Marthe qui donna le signal du départ.

— Dites donc, vous autres, vous ne partez pas ? J’ai un bureau demain matin… je m’en vais !

— Encore une petite demi-heure, chérie ! dit Dan que le champagne rendait expansif…

— Oui ! insista Stephen. Je vous amène ensuite tous finir le party au Vénitien !

— Bravo ! s’écria la petite veuve.

— Allez-y sans moi, dit Marthe. Je suis un peu lasse, vraiment. Je retourne à ma pension.

— Bonsoir, chère, dit Irène. Si je ne te vois pas avant, n’oublie pas mon dîner de samedi !

— Je n’oublierai pas, merci ! À bientôt !… C’est dommage de vous faire partir ainsi, dit-elle à André qui se levait pour l’accompagner.

— Un instant, dit-il, je vais appeler un taxi.

— Pourquoi ? C’est tout près ! Et par cette belle nuit d’octobre, ce sera délicieux de marcher pendant quelques minutes. Bonsoir encore tous et merci, Stephen ! dit-elle.

Marthe logeait dans une pension privée rue Metcalfe. Comme ils arrivaient à la porte, André dit :

— J’attends des nouvelles certaines de mon avocat la semaine prochaine. Je crois que toutes les formalités sont à peu près remplies… et ensuite… je viens vous réclamer, Marthe !

— Nous étions convenus qu’il ne serait plus question de cela ! dit Marthe, sans conviction.

— Oui ! Mais quand je vous vois abréger vos soirées, obligée de suivre un bureau, de vivre dans une pension de cinquième ordre… et que je sais si bien que je pourrais donner à votre vie le cadre qu’il lui faut… celui qui est le vôtre et pour lequel vous êtes née… alors Marthe, je ne puis plus me taire… et il me prend des envies folles… de vous rendre heureuse… malgré vous !

— Chut ! cher fou que vous êtes ! dit-elle un peu troublée malgré son calme apparent, à demain !




VI




MARTHE monta lestement les deux escaliers, glissa la clef dans la serrure de sa porte, entra et ouvrit la lumière.

Elle se dirigea tout de suite vers la fenêtre restée ouverte.

— Triste tableau ! se dit-elle, en regardant au dehors. Elle ne voyait qu’une cour à peine éclairée et des murs sombres où l’on distinguait les marches d’un escalier de sauvetage. À l’arrière d’une maison voisine, une corde traversait l’espace et quelques morceaux de linge se balançaient, fantômes blafards dans la noirceur de la nuit. Marthe ferma à demi la fenêtre et baissa vivement le store. Elle revit en pensée sa blanche chambrette de Bellerive, d’où elle respirait en juin le parfum des lilas… Elle regarda autour d’elle, et sa chambre lui parut laide, froide et banale.

Banale, oui, en effet, cette chambre de pension, propre et convenable, avec son parquet verni, le minuscule carré de tapis, le petit bureau à toilette avec sa glace commune, les deux chaises de rotin, le lit étroit avec sa couverture d’un rose un peu fané… Seule une petite table à écrire, où de belles roses s’épanouissaient dans un joli vase auprès du buvard et de quelques livres, donnait à la chambre un air habité et personnel.

Marthe se dévêtit rapidement, mit son réveil pour sept heures, fit une courte prière et se mit au lit.

Mais le sommeil ne vint pas tout de suite. Avec la pensée de sa chambre de Bellerive, les souvenirs de son bon home d’autrefois lui revinrent en foule et elle se prit à revivre en esprit sa vie depuis plus de deux ans.

Lors de leur arrivée à Montréal, Jacques la conduisit chez leur tante, mademoiselle Beauvais de Choiseul qu’ils connaissaient un peu pour l’avoir vue quelquefois durant leurs années d’études. La vieille dame les reçut avec bonté et affection. Puis Marthe resta auprès d’elle et Jacques partit pour aller retrouver monsieur St. Georges, qui lui avait trouvé une petite chambre pour un prix modique.

Dès le lendemain, Marthe se mit à ses leçons de sténographie et dans peu de temps elle fut en état d’entrer dans un grand bureau commercial, où grâce à l’abbé Sylvestre qui connaissait le propriétaire, elle put trouver un emploi comme sténographe à raison de vingt dollars par semaine.

Ce fut alors qu’elle quitta sa grande tante et prit une chambre à la même pension que Jacques.

Tante Beauvais, comme l’appelaient ses neveux, s’attacha vite à la jeune fille et la vit partir à regret, mais elle ne pouvait la garder indéfiniment, à cause de son peu de moyens et de l’espace restreint de l’appartement qu’elle occupait. Marthe de son côté commençait à aimer cette vieille parente, véritable grande dame d’idées et de manières, pleine d’esprit et très au courant des choses du jour, quoique vivant retirée du monde. Elle aimait la jeunesse et se montrait très indulgente à son égard.

Les débuts de Marthe comme sténographe dans le grand « Laboratoire Chimique Lafleur » ne furent pas sans froissements. Elle se rappelait son arrivée, munie d’une lettre du « patron » à l’abbé Sylvestre, consentant à l’engager ; son attente dans l’antichambre où des gens affairés allaient et venaient et semblaient la dévisager sans merci ; son entrée dans le bureau du chef, sa lettre à la main, puis sa première impression de monsieur Lafleur.

Elle vit un homme d’âge moyen, assis à un pupitre couvert de paperasses et feuilletant rapidement une liasse de documents. La tête chauve, le front plissé, les sourcils épais et saillants ; il portait des lunettes à monture d’écaille foncé. Sans se lever, il lui fit signe de s’asseoir et elle attendit plusieurs minutes. Puis, monsieur Lafleur toucha un bouton électrique et donna au messager qui venait de s’amener un volumineux dossier, en disant :

— Pour monsieur Sicotte. Puis regardant Marthe :

— Excusez-moi, dit-il, nous sommes débordés d’ouvrage ! Monsieur Sylvestre m’a dit vos malheurs et m’a prié de vous venir en aide en vous engageant…

Marthe balbutia un remerciement :

— Vous savez la sténographie ? Vous écrivez à la machine ?

— Oui… mais je ne vais pas encore très vite !

— Bon, nous verrons, monsieur Sicotte va vous installer et vous dire vos heures. Comme salaire, vingt dollars par semaine, sans augmentation… Ça va ? Vite ! Je suis pressé !

— Oui, merci, répondit Marthe, se raidissant pour ne pas dire à cet homme qu’il ne savait pas vivre… Le monsieur Sicotte annoncé, un jeune homme doux et poli l’amena dans un grand bureau où elle vit des jeunes filles installées à des pupitres, les doigts sur des clavigraphes, et des jeunes gens occupés à feuilleter de gros registres. On lui indiqua une place à un pupitre vacant.

Pendant une quinzaine de jours elle prenait en dictée les lettres de ce monsieur Sicotte, puis on l’installa chez le patron, où, depuis lors, elle faisait l’office de sténographe spéciale, avec un petit recoin réservé, à l’abri d’un paravent, recoin qu’on appelait pompeusement « le bureau de mademoiselle Beauvais ».

Ce pouvait être un brave homme que ce monsieur Lafleur que son talent pour les affaires et sa probité plaçaient à la tête d’une entreprise puissante et prospère, mais, sans éducation et très colère, il se montrait sans déférence aucune dans ses rapports avec son personnel. Pour lui, une jeune fille dans son bureau c’était une employée à traiter avec justice mais sans égards ; que cette employée fut une personne avec l’habitude du travail, ou une autre, de meilleure naissance, que des circonstances exceptionnelles obligeaient de prendre un emploi, peu lui importait ! Ses idées à leur égard restaient également cassantes et autoritaires… et sa manière de parler et d’agir s’en ressentait. Mais dans ses rapports avec les riches et les puissants, ses manières devenaient obséquieuses, sa voix cassante devenait suave et il affectait une bonhomie qu’on ne lui connaissait pas dans la vie journalière.

Parmi les nombreuses compagnes de bureau de Marthe, plusieurs semblaient des jeunes filles très bien élevées, d’autres plutôt communes, même un peu vulgaires, toutes cependant se montraient très compétentes pour leur emploi. Les hommes, sauf un ou deux, paraissaient polis et complaisants.

Marthe, très polie avec eux tous, se tenait cependant à l’écart.

Elle gardait maintenant parce qu’il le fallait, cet emploi qui lui donnait le moyen de vivre, mais quelle lutte continuelle ! Quelle souffrance morale quotidienne pour cette nature délicate, fière et raffinée.

Cependant, l’heure des affaires passées, elle retournait à sa chambre, joyeuse, un peu lasse, mais avec la perspective de bonnes heures à passer dans le groupe mondain où on la réclamait toujours, surtout chez Irène et Daniel Defoye dont le mariage avait eu lieu peu de temps après la mort du docteur Beauvais.

Songeant au passé, à ses premiers six mois à Montréal, à ses luttes contre le découragement, Marthe ouvrit un tiroir et en sortit un cahier sur la couverture duquel on lisait : « Journal d’une Sténo » et dans l’espérance de faire venir le sommeil, elle se mit à lire…




VII



JOURNAL D’UNE STÉNO.



MARDI, 7 octobre. Depuis huit jours me voilà installée comme sténographe dans le bureau du « Laboratoire Chimique Lafleur ». Je prends en dictée les lettres d’un monsieur Sicotte et je les transcris au clavigraphe. Rien de bien difficile, mais c’est différent de ce que je pensais. On m’a remis samedi matin, mon premier salaire : vingt dollars ! Je me suis sentie riche et indépendante… Est-ce que je ne me tire pas d’affaires tout’seule ? Est-ce que je ne gagne pas ma vie ?… De retour, rue Metcalfe j’ai dû donner douze dollars pour ma pension et deux pour la buanderie… comme ça va passer vite un chèque de vingt dollars !

Mercredi 8. — Je n’aime pas la cohue du tramway qu’il me faut prendre pour aller au bureau ! Cette bousculade pour les places, cette promiscuité de la foule… surtout à cinq heures pour revenir, c’est bien désagréable ! Les gens sont impertinents, vous dévisagent et même parfois, vous adressent la parole !

Jeudi le 9. — Je suis allée ce soir avec Jacques voir tante Beauvais. La chère vieille a été bien intéressée à savoir tous les détails de mon entrée dans le monde des affaires, mais à la description de l’accueil le monsieur Lafleur, elle a bondi :

— Le grossier ! Le manant ! Et dire que ce sont ces gens là qui mènent le pays ! Toi, la fille d’Henri Beauvais de Choiseul, traitée de la sorte par cet ours mal léché ! Ah ! Je suis heureuse d’avoir près de quatre-vingts ans et de penser à m’en aller bientôt avec le bon Dieu, pour ne plus voir comment va le monde !

— Tante, ai-je dit, je crois que monsieur Lafleur n’a pas voulu être grossier ; c’est un homme d’affaires, très occupé et qui, me dit-on est bien juste pour ses employés… mais il se trouve rarement en contact avec les dames…

— Ça paraît ! interjecta ma tante… et toi, Jacques tu ne dis rien ?

— Je ne dis rien, tante, parce que je ne suis pas en état d’empêcher Marthe de travailler, mais quand j’aurai de l’argent… d’ailleurs l’abbé Sylvestre a dit de bonnes choses de monsieur Lafleur, « une écorce rude, m’a-t-il écrit, mais une nature droite et juste et je crois, un bon cœur. »

— Espérons-le, dit tante, puis elle s’intéressa à notre installation à la pension Martin.

— Je n’ai pas voulu dire à tante Beauvais combien le patron est impatient et même colère ! dis-je à Jacques en revenant. Je l’ai vu irrité contre une des sténos, il ne semblait pas ménager ses paroles !

— Ne t’expose pas à l’irriter, dit Jacques. S’il te traite mal j’irai le dévisager !

Vendredi le 24. — Une lettre de Noël m’annonce son arrivée pour ce soir. Il s’embarque demain sur l’Ausonia, ligne Cunard et s’en va directement en France ! Quel veinard ! Je voyagerai un jour, moi aussi, quand j’épouserai mon millionnaire !

Samedi le 25. — J’ai le cœur triste… En revoyant hier la bonne et franche figure de mon ami d’enfance, tout le passé avec son deuil si récent m’est revenu, et les larmes m’ont aveuglée !

Jacques et moi l’avons reçu dans un petit boudoir du second étage, inoccupé dans le moment.

Noël nous a donné des nouvelles de notre fidèle Marcelline, installée depuis un mois dans une petite maison avec un jardinet qu’elle a louée pour très peu de chose.

— Elle a des économies, nous dit Noël, et elle se tirera assez bien d’affaires. Elle m’a remis cette boite pour vous deux et elle vous demande de lui écrire.

— Des croquignoles ! s’écria Jacques avec une joie de gamin en ouvrant la boîte. Vite, il faut y goûter !… Mais je me sentais trop émue de cette attention de ma vieille bonne pour pouvoir avaler une bouchée et comme Noël refusait aussi, Jacques croqua à belles dents une des pâtisseries dorées.

— Que c’est bon ! Ç’a un goût de chez nous !… Tu vas m’excuser, Noël, le gérant m’a dit de retourner au bureau ce soir pour une heure ou deux, alors tu comprends…

— Je comprends, dit Noël. Au revoir mon Jacquot ! À l’an prochain !

— Au revoir, mon vieux Noël, écris nous, et bon voyage ! Attention aux parisiennes !

— C’est compris, dit Noël en riant, je te conterai ça à mon retour !

Quand Jacques fut parti, Noël redevint sérieux :

— Toujours gai, le petit frère ! Le voilà un homme maintenant. Comme il a grandi, même en ces trois mois !

— Oui, il vous approche ! dis-je en regardant la haute taille de Noël, resté debout après le départ de Jacques. Asseyez-vous, continuai-je, prenez ce fauteuil et voici des cigarettes !

— Merci, dit-il en s’asseyant, mais puis-je rester, Marthe, je ne vous dérange pas ?

— Rester ? Mais je crois bien que vous allez rester ! J’ai faim et soif d’entendre parler de chez nous ! Dites, Noël, la maison… le notaire n’a pas réussi ?

— Pas encore, dit-il, mais il m’a parlé d’un certain m…

— Je ne veux pas savoir son nom, dis-je, ça me ferait trop mal ! Notre chère maison !

— Cependant, dit Noël, vous ne voudriez pas y vivre !

— Ce qui n’empêche pas que j’y suis restée attachée… Cette maison, c’est maman… c’est mon père… c’est mon enfance heureuse !

— Oui, je sais… mais parlez-moi de vos circonstances actuelles. Vos lettres sont si brèves… pas de détails… et j’en voudrais tant et tant !

— C’est qu’il n’y a rien de bien drôle à vous en dire, mon ami, la vie d’une sténo dans un grand bureau, c’est tout ce qu’il y a de moins folichon ! Ça parait très chic, très crâne en perspective… en réalité, c’est terre à terre, énervant et, quand on a été gâtée comme moi… un peu dur !

— Vous trouvez ce travail bien fatigant ?

— Pas tant le travail, que le contact journalier avec tout espèce de gens, les froissements continuels et imprévus, le fait d’être tenue de s’enregistrer à l’heure de l’arrivée et du départ, la nécessité du chèque hebdomadaire, la promiscuité inévitable du retour en tram aux heures de la foule… mais je n’y resterai pas éternellement !

— Marthe ! Marthe ! Que je voudrais pouvoir vous soustraire à tout cela ! dit Noël, avec une émotion intense dans la voix.

— Cher ami ! dis-je en me rapprochant de son fauteuil, émue de le voir si sympathique, je surmonterai ces répugnances… sauf à vous, je ne les ai dites à personne ! D’ailleurs… ce ne sera pas pour longtemps… j’attends mon millionnaire !

— Ah oui, c’est vrai ! Celui qui doit vous donner le luxe, les toilettes, les voyages et pas de journées identiques et monotones !

— Vous vous rappelez ça ? Eh bien, oui. Je l’attends celui-là !

— Marthe, dit Noël sérieusement, en m’entourant de son bras, vous savez ce que vous êtes pour moi… Si je réussis là-bas et qu’au retour je puis me faire une clientèle… ne pourriez-vous pas m’aimer un peu ?

— Je vous aime plus qu’un peu, Noël, ai-je répondu ; vous êtes l’ami de toujours, le grand frère… mais…

— Mais celui qu’on n’épouse pas !

— Celui qui ne se remplace pas, plutôt, dis-je en me dégageant. Quelque jour, vous épouserez une charmante fille que vous aimerez et la pitié n’entrera pour rien alors dans votre sentiment ! J’ai eu un peu d’amertume en disant ceci… aussi je me suis hâtée d’ajouter : D’ailleurs, vous voulez vous fixer à Bellerive… moi, je vous l’ai dit, je veux, l’argent, le luxe, le monde…

Noël, sans insister m’a proposé d’aller marcher un peu et nous sommes sortis. Montant la rue Sherbrooke dans la direction de Westmount, nous allions lentement, sans parler.

— À quelle heure le départ ? dis-je tout-à-coup.

— À neuf heures demain matin, dit-il ; Je suis descendu au Viger pour être plus près. Vous penserez à moi quand je serai en mer, Marthe ?

— Oui, j’y penserai… et je vous envierai ! ajoutai-je.

— Que ne puis-je vous enlever ! dit-il avec un bon sourire où je retrouvai le Noël d’autrefois !… La gêne momentanée passée, nous avons causé gaiement comme d’habitude. Que de projets nous ébauchâmes durant cette promenade ! Lorsque Noël me ramena vers onze heures à la porte de ma pension, il n’avait plus reparlé de son amour et il me quitta affectueusement mais sans émoi. Lorsque, se découvrant, il me pressa la main pour l’adieu, il la baisa amicalement et ses dernières paroles furent :

— N’oubliez pas, tous les jours une petite pensée pour le voyageur ! C’est promis ?

— C’est promis ! ai-je répondu. Bon voyage, cher ami et ne manquez pas de nous écrire !

Quelle idée de Noël de faire mine de me demander en mariage… C’est la pitié, bien sûr ! Il devine combien certaines choses me font souffrir et son bon cœur en est chagrin…




Marthe ne lit plus… son cahier a glissé sur la couverture du lit… d’un mouvement machinal elle a éteint sa lumière et elle dort de ce beau sommeil de jeunesse, réconfortant et profond.




VIII




IL s’était passé bien des choses dans les deux années qui suivirent ces premières impressions de Marthe Beauvais comme sténographe et le moment où nous l’avons retrouvée soupant au Ritz avec un groupe d’amis.

Après les premiers six mois de son deuil, Marthe commença à sortir un peu dans le monde et Irène St-Georges devenue Irène Defoye l’attira beaucoup chez elle, où elle rencontra un groupe d’amis du jeune couple.

Marthe se plaisait dans cette atmosphère de luxe et de bien-être et se faisait peu à peu aux manières un peu libres mais toujours de bonne allure des habitués de la maison.

Les St-Georges, les parents d’Irène, la prirent bientôt en amitié et Claire, non plus la fillette, mais la jeune fille, la réclamait souvent.

Monsieur St-Georges trouvait en Marthe une compagne bien distinguée pour sa Claire, un peu trop indépendante de manières et un peu trop masculine, et il encourageait l’amitié de celle-ci pour la jeune fille.

Au début de l’hiver, les St-Georges firent le projet d’un voyage en Europe. Claire, en enfant gâtée réclama une compagne pour le voyage.

— Tu es assez riche, papa, dit-elle. Ce sera bien plus amusant d’être quatre que trois et puis je veux quelqu’un pour trotter avec moi lorsque vous serez fatigués, maman et toi !

— Qu’en dit ta mère ?

— Maman trouve comme moi qu’il me faut une compagne.

— As-tu quelqu’un en vue ?

— Oui. Marthe Beauvais.

Lorsqu’on proposa la chose à Marthe, ses yeux brillèrent de joie… puis elle se ressaisit. Comment accepter ? Laisser sa position ? Au retour, que ferait-elle ? Ensuite, sa fierté native l’empêchait de vouloir accepter le rôle de dame de compagnie.

Monsieur St-Georges, à qui Irène fit part des objections de Marthe, se rendit lui-même auprès d’elle.

— Écoutez, Marthe, dit-il je ne vous demande pas de venir comme compagne salariée, je vous prie de nous accompagner comme notre amie, la compagne de choix de ma petite Claire, et même, vous me rendrez votre obligé en acceptant, car Claire demandera sûrement une autre jeune fille que je n’aimerai pas comme vous !

— Mais mon bureau ! dit Marthe, touchée de sa bonté, mais craignant que ce soit trop beau pour arriver.

— Je connais monsieur Lafleur en affaires. Je vais le voir. S’il vous assure la même position à votre retour, que direz-vous ?… Vous accepterez ?

— J’accepterai avec joie… avec bonheur ! s’écria Marthe, en lui serrant la main. Ce sera l’accomplissement d’un rêve que je caresse depuis longtemps !

Monsieur Lafleur n’osa pas refuser la faveur que lui demandait son banquier et il s’engagea à donner de nouveau à Marthe Beauvais sa position de sténographe à son retour, après une absence de trois mois.

Dès ce moment le voyage fut décidé et il ne restait plus qu’à fixer le moment du départ. Il fut convenu qu’on partirait pour New York en avril pour s’embarquer de là pour l’Europe, et revenir vers la mi-juillet, par le Saint-Laurent, jusqu’à Montréal.

Il semblait à Marthe qu’elle marchait sur les nuages ! Tellement ravie de ce bonheur inespéré, elle retrouvait sa gaieté, sa verve et son optimisme d’autrefois.

Son salaire minime ne lui permettait pas de faire des économies, mais elle possédait une petite somme de deux cents dollars qui restait à la banque ; Jacques, ayant disposé de plusieurs choses personnelles, une carabine, un canot resté au village, il put réaliser environ cent cinquante dollars et il en fit cadeau à sa sœur. Marthe l’en remercia avec effusion :

— Vois-tu, dit-elle, je n’aurai aucune dépense et avec près de quatre cents dollars, je vais me sentir riche pour mes petits achats !

Elle aurait bien voulu aller voir sa vieille bonne avant de partir pour ce long voyage, mais le temps lui manquait pour se permettre cette absence.

Tante Beauvais semblait enchantée de cette bonne fortune qui arrivait à sa nièce. Lorsque Marthe vint la voir la veille de son départ, elle lui donna une jolie bourse en suède gris perle contenant vingt-cinq dollars.

— Avec l’avantage du change, lui dit-elle, tu pourras t’acheter une toilette avec cette somme. Je te souhaite bon voyage, chère petite et je suis contente pour toi. Écris-moi de là-bas et viens me voir dès ton retour !

La jeune fille en la remerciant, l’embrassa avec une réelle affection.

Le lendemain matin, Jacques reconduisit sa sœur à la gare où ils trouvèrent les St-Georges déjà installés dans les fauteuils du char dortoir et causant avec Dan et Irène. Cette dernière, à cause de sa santé délicate, ne sortait que peu à ce moment.

— Tu feras câbler des nouvelles aussitôt qu’il y en aura ! lui dit sa mère, et prends bien soin de toi !

Monsieur St-Georges de son côté faisait des recommandations à Daniel.

Marthe embrassa son amie qui lui glissa à l’oreille :

— Si vous allez à Lourdes, n’oublie pas le petit ange qui s’en vient… ce sera pour juin, je crois !

La voyageuse l’embrassa de nouveau, serra la main de Dan et ils descendirent tous deux du train. Alors Marthe se jeta au cou de son frère :

— Adieu, mon Jacquot ! Descends bien vite, le train part !

Jacques l’embrassa affectueusement :

— Écris-moi souvent, Marthe, et sois sûre de voir Noël à Paris. Bon voyage, chère, amuse-toi bien !

Les quatre voyageurs, debout sur la petite plateforme à l’arrière du wagon, saluèrent de la main et agitèrent leurs mouchoirs jusqu’à perte de vue…

Ce voyage du départ au retour fut un bonheur et un émerveillement pour la nature neuve et enthousiaste de Marthe Beauvais.

Les quelques jours à New York, où ils descendirent au Waldorf, passèrent comme un éclair. Le superbe hôtel, les théâtres, les cafés, les magasins, les grandes avenues, la foule cosmopolite qui s’y pressait, tout celà l’enchantait. « New York, ce n’est que Montréal en plus grand » lui disait monsieur St-Georges, mais Marthe ne connaissait pas Montréal sous cet aspect. Durant ses années de pensionnat à Sault-au-Récollet, elle ne connut que peu la grande ville, et depuis qu’elle y demeurait, ses occupations et son deuil la tenaient en dehors de ses côtés mondains et capiteux… alors tout lui semblait nouveau et merveilleux.

Claire, venue plusieurs fois déjà à New York et dont les dix-sept ans affectaient un air un peu blasé, taquinait son amie sur son enthousiasme, mais Paul St-Georges s’en déclarait ravi !

— Que c’est rafraîchissant, disait-il à sa femme, de rencontrer une jeune fille aussi naturelle !

— Elle n’est pas encore assez femme du monde, ça se passera ! disait Laure, qui en véritable mondaine, trouvait un peu naïfs les émerveillements de Marthe ; on s’aperçoit qu’elle n’a jamais rien vu ! Je te gage que, de l’autre côté, Claire, qui n’a jamais fait la traversée, ne sera pas épatée du tout !

Le luxueux paquebot sur lequel ils s’embarquèrent faisait le voyage par la Méditerranée, passant par les Açores, l’Algérie, et arrivant à Naples, ce qui permettrait aux voyageurs de séjourner un peu sur la Riviera avant que la saison ne fut devenue trop chaude.

Les quinze jours en mer, avec leurs courtes haltes à Alger et à Gibraltar, furent un enchantement.

Madame St-Georges ne quittait guère sa cabine, mais les deux jeunes filles, joyeuses d’avoir le pied marin, ne furent aucunement incommodées par la mer et devinrent bientôt le centre d’attraction parmi la jeunesse nombreuse du bord.

Claire, très attirante, avec son allure un peu masculine, sa mise absolument élégante et ses propos amusants, faisait vite connaissance et présentait à Marthe ses nouveaux amis.

Marthe se sentait si heureuse de ce voyage que sa figure en gardait un rayonnement, une clarté qui attirait les regards.

Jolie et distinguée dans sa toilette demi-deuil, avec ses cheveux noirs, ses yeux lumineux, sa peau fraîche et jeune et son expression pleine d’intelligence et de vivacité, elle ne tarda pas à plaire. Aussi les deux jeunes filles ne manquaient jamais d’attentions dans les nombreux sports du bord et aux danses qui se donnaient après le dîner du soir.

Un prêtre se trouvant parmi les passagers, il y eut messe le dimanche dans un des salons et les quelques catholiques qui se trouvaient sur le paquebot y assistèrent.

Les jours passèrent vite… Le temps se maintenait toujours superbe, l’air tiède, la brise légère…

Par une belle matinée ensoleillée, le paquebot entra dans la rade de Naples. Ce spectacle féerique, cette mer si bleue, la fumée du Vésuve montant en spirale grise dans l’azur sans nuages du ciel d’Italie, ce fut tellement ravissant que même les plus blasés furent saisis d’admiration.

— Quel décor ! Quelle baie splendide ! s’écria Marthe en serrant le bras de Claire.

— Oui, dit celle-ci en riant, mais de grâce, ne me dis pas le vieux refrain : voir Naples et mourir !

— Non, murmura Marthe, rêveuse, plutôt : voir Naples et vivre !




IX




LES voyageurs ne passèrent en Italie qu’une dizaine de jours.

Après une journée à Naples, ils se rendirent à Sorrente et à Capri, où la température clémente leur permit d’entrer dans la grotte d’azur. Le lendemain, on visita le Vésuve, Pompéi, puis on partit pour Rome.

Nos touristes y séjournèrent cinq jours, et ils eurent le privilège d’une audience privée avec le pape. Marthe, élevée par des parents profondément chrétiens, en fut très émue et se courba avec une foi véritable sous la bénédiction du Saint Père.

Après les merveilles de Rome, ce fut Florence, ce foyer de l’art, patrie du Dante et des Médecis. Comme Marthe aurait voulu séjourner dans ce délicieux Firenze… mais il restait d’autres villes à voir… Venise, Milan, Gênes et enfin la Riviera française, dont on vantait tant la beauté.

À partir de Menton, ce fut en auto que l’on voyagea. On arrêta d’abord à Monte Carlo. Après un rapide trajet à Monaco, on revint au Casino de Monte Carles, où, avec un permis spécial les touristes peuvent se procurer une carte d’entrée, sauf cependant ceux qui n’ont pas l’âge requis.

Marthe, à qui son passeport donnait vingt et un ans, eut la permission voulue, mais Claire, à son grand regret ne put l’obtenir.

— Je vais rester avec toi, Claire, dit Marthe. Madame St-Georges cependant souffrait d’un violent mal de tête et elle retourna à l’hôtel avec Claire, disant à son mari d’amener Marthe, pour lui faire voir l’intérieur du Casino.

Marthe suivit monsieur St-Georges et entra avec lui dans le royaume du baccarat, de la roulette et du rouge et noir…

Ils traversèrent plusieurs salons de jeu. Partout, autour des tables à tapis vert, on voyait une triple rangée de joueurs ; foule disparate, aux expressions diverses, aux toilettes riches ou pauvres à l’air satisfait ou angoissé… tous cependant suivaient le jeu avec une attention fébrile.

— Faites vos jeux, messieurs !… Rien ne va plus ! clame la voix monotone du croupier… Des centaines d’yeux sont fixés sur la roulette qui tourbillonne… tourbillonne… et enfin s’arrête… les piles de jetons et les billets de banque sont englobés par le râteau du croupier… la banque a encore gagné ! Et le jeu continue ainsi, faisant parfois des heureux, mais le plus souvent des désolés…

Dans une des salles, monsieur St-Georges, apercevant une table un peu moins encombrée, proposa à Marthe de risquer quelques francs.

Curieuse et amusée, elle plaça sur un nombre impair un billet de vingt francs, tandis que son compagnon en mettait cent sur un nombre pair : la roulette tourne… tourne… et enfin s’arrête… Marthe gagnait cent francs et son compagnon perdait sa mise ! Marthe ne comprenait pas trop comment ses vingt francs en devenaient cent vingt, mais elle souriait, ravie et intéressée…

Tout-à-coup, elle s’entendit appeler par son nom :

— Je ne me trompe pas ? C’est bien mademoiselle Marthe Beauvais ? dit un monsieur en s’avançant la main tendue.

— Monsieur Laurent ! s’écria Marthe les yeux brillants de plaisir. Quel bonheur de rencontrer un compatriote ! Monsieur St-Georges continua-t-elle, en se retournant vers la table de jeu, voici monsieur Laurent de Montréal.

— Vous vous souvenez de moi n’est-ce pas ? dit celui-ci ; avant le mariage d’Irène j’allais souvent chez vous.

— En effet… mais vous avez été absent, je crois ?

— Oui, à Chicago… mais, où sont ces dames ?

— Ma femme et Claire sont à l’Hôtel des Princes. Irène et son mari ne nous ont pas accompagnés. Marthe est des nôtres.

— Puis-je aller présenter mes hommages ?

— Tout de suite, alors, dit monsieur St-Georges, car nous partons ce soir pour Nice.

— Vous permettez ? dit-il. J’ai deux amis avec moi, je veux vous les présenter.

Il s’éloigna quelques minutes, puis revint avec deux messieurs qu’il présenta à ses compatriotes.

— Comte Luigi Vincenzo, de Florence, dit-il, monsieur Stephen Harris, de Chicago, mademoiselle Beauvais, monsieur St-Georges de Montréal.

On échangea des poignées de main, et le comte s’inclina bien bas sur la main de Marthe, sans toutefois la baiser.

— Venez tous avec nous à l’hôtel, nous allons retrouver ma femme et ma fille, dit le banquier.

Ensemble ils quittèrent le Casino et passèrent à travers les beaux jardins pour se rendre à l’hôtel situé tout près.

André marchait avec Marthe tandis que ses compagnons accompagnaient monsieur St-Georges.

— Quelle aubaine de vous avoir rencontrée ! dit André à sa compagne. Dites-moi ce que vous êtes devenue depuis ma visite à Bellerive. Dès mon retour à Montréal, dans le temps, je suis parti à l’improviste, appelé par dépêche à Chicago pour affaires… depuis… oh depuis… j’ai gâché ma vie !… Mais parlez-moi de vous !

— De moi ? Vous n’avez rien appris à mon sujet ? Vous n’avez donc pas vu de journaux de Montréal, ni reçu de lettres des St-Georges ?

— Je n’ai reçu de Montréal que des lettres d’affaires et les journaux quelquefois, mais pas régulièrement.

— Alors vous ne savez pas que mon père… ma mère… le jour même de votre visite… Et d’une voix brisée, les yeux pleins de larmes, elle lui apprit le terrible accident.

— Pauvre enfant ! dit André en lui prenant la main dans un élan de sympathie bien sincère, croyez-moi, je n’en savais rien ! Et votre frère ?

— À Montréal… en train de devenir banquier ! dit-elle en souriant à travers ses larmes.

— Et où demeurez-vous maintenant ?

— À Montréal, en pension avec Jacques. J’ai un bureau, continua-t-elle, je suis devenue une travailleuse… quoique dans le moment, je sois une gâtée ! De retour au pays, je reprends ma position !

— Je vous avais devinée vaillante, dit-il, j’en ai maintenant la preuve ! Plus que jamais, je suis votre ami !

On arrivait à l’hôtel. Madame St-Georges, remise de sa fatigue et Claire joyeuse de voir des amis, furent enchantées de la diversion et firent un accueil charmant à André et ses compagnons.

Le même soir, les voyageurs partaient pour Nice, mais André et ses deux amis devaient rentrer à Paris vers le même temps que les Montréalais et l’on s’y donna rendez-vous pour la semaine suivante à l’Hôtel Continental.




X




PARIS ! Paris ! Enfin ! s’écria Claire, en descendant du train, gare de Lyon, deux semaines après le passage des voyageurs à Monte Carlo.

— Vois-tu, disait-elle à Marthe, tandis que le taxi filait à travers les rues, je sais que je vais adorer Paris !

— Moi aussi, dit Marthe, mais il est difficile de passer de plus beaux jours et de voir de plus beaux endroits que ceux d’où nous venons !

— Peut-être, admit Claire, mais nous avons toujours été au galop ! Ici, nous passons un mois et nous aurons le temps de nous amuser ! Et les magasins ! N’est-ce pas, maman, que nous allons en acheter un tas de belles choses ? Papa, j’espère que tu as des fonds ! Je me propose de m’en servir ! ajouta-t-elle en riant, pinçant un peu le bras de son père.

— Avec ça que tu te gênes ordinairement, gamine ! dit celui-ci avec bonhomie, mais écoute, pas de folies, hein !

Le taxi s’arrêta devant la belle entrée du Continental. Un laquais ouvrit la portière et les voyageurs entrèrent.

Leurs chambres ayant été retenues à l’avance, on y conduisit tout de suite les dames. Monsieur St-Georges alla signer le registre de l’hôtel et on lui remit des cartes : il lut : Comte Luigi Vincenzo, Mr. Stephen Harris, André Laurent, Dr Noël Lefranc.

— Ces messieurs doivent revenir demain, lui dit le concierge, sauf le docteur Lefranc qui doit venir ce soir.

Après le dîner, lorsque Marthe entra dans le salon, elle aperçut Noël qui l’attendait…

— Noël ! s’écria-t-elle joyeusement en lui tendant les deux mains, que c’est bon de vous revoir ! Vous saviez notre arrivée ?

— Jacques m’a écrit, dit-il et vous comprenez ma hâte de vous voir arriver ! Laissez-moi vous regarder ! Dieu ! Que vous avez bonne mine ! Vous avez perdu cet air de lassitude qui m’inquiétait ! Et vos amis ? Ils sont ici, ce soir ?

— Venez ! dit-elle, en l’entraînant vers le corridor, les voici !

Le jeune médecin fut bien accueilli par les amis de Marthe, et Claire, qui se rappelait l’avoir rencontré à Bellerive, l’accapara tout de suite.

— Connaissez-vous André Laurent ? demanda-t-elle.

— Je ne crois pas, dit-il, cependant… mais oui, je le connais ! N’est-ce pas lui qui est venu à Bellerive avec vous et votre sœur l’été dernier ?

— Justement ! Eh bien, il est ici avec des amis et vient nous voir demain soir… vous viendrez aussi ?

— Avec plaisir ! Nous pourrons peut-être aller voir quelque chose… monter sur les boulevards…

— Quelle fête ! Entends-tu, Marthe ? Le docteur Lefranc vient demain soir et nous amène sur les boulevards ! Si les autres n’en sont pas, j’en suis, moi ! déclara Claire.

— Ils auront peut-être quelque plan et nous déciderons cela tous ensemble, je crois bien, dit Marthe. En tous les cas, Noël nous comptons sur vous pendant tout notre séjour à Paris !

— Les soirées et les dimanches sont à vous, dit-il ; dans la journée, j’ai des cours, des heures d’hôpital et une foule de choses !

— Ça va les études, mon jeune ami ? fit monsieur St-Georges en se rapprochant. Ça vous intéresse, j’en suis sûr !

— Plus que je ne saurais le dire ! Je voudrais bien pouvoir prolonger d’un an mon séjour ici, mais il me faut retourner et songer à me créer une clientèle !

— Où vous fixerez-vous.

— Dans mon village, à Bellerive, dit Noël ; je devais entrer dans le bureau du docteur Beauvais, mais maintenant… il s’arrêta voyant que Marthe détournait la tête…

— Je vous approuve, dit le banquier, la campagne a du bon !

— Moi, j’aime la campagne pour vingt quatre heures au plus ! déclara Claire, sauf une plage très chic où la vie est aussi gaie, et parfois même plus gaie, qu’à la ville ; mais la vraie campagne… Ah zut !

— Et vous, Marthe, dit monsieur St-Georges, vous qui n’êtes citadine que depuis peu, qu’en dites-vous ?

— Moi, dit Marthe, un peu rêveusement, je vois la campagne comme un lieu de repos, de paix… j’en ai parfois une terrible nostalgie… je voudrais avoir le loisir d’y retourner de temps à autre, mais, en toute franchise, j’aime la vie dans un grand centre ! J’aime le mouvement, le plaisir, le théâtre…

— Bravo Marthe ! dit madame St-Georges en fermant le guide qu’elle étudiait depuis quelques minutes, avec ces idées là, il te faudra un riche mariage comme il en faudra un à Claire, plus tard.

— Beaucoup plus tard ! appuya Claire, en riant, à moins toutefois que je ne tombe sur un millionnaire et dans ce cas…

— Oui, interrompit son père, il lui en faudra des dollars à ton futur mari ! Ils glissent terriblement vite entre tes doigts !

— Je me rappelle, dit Noël en riant : vos idées de seize ans n’ont pas changé, mademoiselle Claire !

— A-t-on des idées à seize ans ? dit Claire avec un sérieux comique.

— Mais oui, dit Marthe, tu disais qu’en amour, prise entre un homme peu fortuné et un millionnaire, ton amour irait sans hésiter à ce dernier !

— Quelle enfant précocement sage j’étais ! dit Claire.

Dès le lendemain, les voyageurs commencèrent à visiter Paris.

Le même soir, leurs amis de Monte Carlo vinrent les rejoindre à l’hôtel et Noël aussi. La promenade sur les boulevards fut agréable à tous et fut suivie d’un souper dans un restaurant très fashionable où il eut musique de choix et danseurs renommés. Des taxis les ramenèrent à l’hôtel et l’on convint d’une excursion à Montmartre pour le lendemain soir.

À partir de ce moment commença pour Marthe une vie intense et merveilleuse dont jamais, même dans ses rêves les plus extravagants, elle n’aurait pu soupçonner l’existence.

Après les premiers soirs, le banquier ne les accompagnait que rarement, mais sa femme n’y manquait jamais. Le Comte Luigi s’étant fait son cavalier servant, elle en ressentait une secrète vanité et le traitait très amicalement.

Les visites de Laure dans les salons de beauté devinrent de plus en plus fréquentes… nul trace de gris dans ses cheveux bronzés ! Ses jolis traits, que l’on retrouvait dans la figure de Claire, conservaient encore bien du charme et son mari disait d’un air un peu moqueur :

— Attention, Claire ! Ta maman a l’air presqu’aussi jeune que toi !

— Oh, maman est à la page ! Rien de vieux jeu chez elle !… Et toi, papa, tu fais semblant de rien, mais j’ai vu des jolies personnes te faire les yeux doux sur le boulevard !

— Ne dis pas de sottises ! fit le banquier avec humeur, se remettant à lire son journal.

Claire prenait ordinairement pour compagnon dans leurs sorties du soir, le jeune docteur Lefranc, ou, lorsque celui-ci ne venait pas, Stephen Harris, André Laurent, assidu auprès de Marthe, la pilotait partout, et ils devinrent très bons amis.

Cependant Marthe, trop intelligente et trop cultivée pour apprécier uniquement le Paris du plaisir, se plaisait à visiter les musées, les monuments, les jardins, les églises…

Les excursions à Versailles, à Fontainebleau, à Malmaison furent pour elle un enchantement dont elle ne se lassait pas de parler.

Une après-midi que madame St-Georges et Claire devaient s’occuper de magasinage et d’essayage, Marthe voulut aller revoir à tête reposée les merveilles de Notre-Dame et de la Sainte Chapelle. André l’accompagnait. Ils convinrent avec Claire et sa maman, de se rencontrer vers cinq heures, place de la Madeleine, à une des charmantes salles de thé de l’endroit.

En quittant l’hôtel, Marthe et André flânèrent un peu sous les maronniers en fleurs du jardin des Tuileries, puis ils prirent un taxi et se rendirent d’abord à la Sainte Chapelle dont ils purent admirer à loisir la merveilleuse architecture ; de là ils continuèrent à Notre-Dame.

Marthe, très impressionnée déjà par sa première visite dans ce temple, avec ses amis, se retrouva avec émotion sous ces voûtes superbes. En vraie croyante, elle chercha d’abord le sanctuaire du Saint Sacrement et s’y agenouilla pour une courte prière ; elle remarqua qu’André restait debout…

Ils passèrent par les allées latérales, remontèrent la grande nef… silencieux et impressionnés ils marchaient lentement, admirant en amateurs, la sublime beauté de la cathédrale…

André, cependant, se permettait quelques distractions… il se plaisait à admirer la silhouette élégante de sa compagne, sa jolie tête coiffée d’un petit feutre blanc, d’où s’échappaient, frôlant la joue, de courtes mèches brunes… il regardait ses yeux profonds, sa bouche sensitive à lèvres vermeilles… comme elle se révélait expressive, cette figure de jeune fille, comme ses impressions de joie, de chagrin, d’admiration… se laissaient bien deviner !

En sortant de l’église, Marthe déclara qu’elle désirait faire à pied une partie du chemin. Ils allèrent à pas lents dans les rues de ce vieux Paris, plus beau que le Paris des boulevards, et traversèrent un des ponts de la Seine. De là, ils prirent un taxi pour la place de la Madeleine.

— André, dit Marthe, tout-à-coup (depuis bien des jours, tout ce petit groupe d’amis se servait du prénom) n’êtes-vous pas catholique ?

— J’ai été baptisé catholique, quoique ma mère fut protestante répondit-il. Depuis ma sortie du collège, je n’ai jamais pratiqué de religion… puis, après un silence, il se pencha vers elle et lui dit : — Marthe, petite amie, je vous confierai bientôt quelque chose… Serez-vous bonne pour moi ?

— Ne suis-je pas toujours bonne pour vous ? dit Marthe sur un ton de badinage pour cacher le trouble que lui causait ces paroles.

— Nous voici rendus ! dit André. À notre premier tête-à-tête, je vous dirai l’histoire d’un pauvre insensé et je réclamerai pour lui votre indulgence !

Sans attendre sa réponse il la guida vers le tea-room, où au bout de quelques minutes, ils aperçurent leurs amies assises à une table, dégustant du thé et des petits fours ; une fille d’hôtel les plaça auprès de ces dernières et demanda d’une voix un peu ennuyée : « Thé et toasts, mademoiselle ? »




XI




LE temps passait vite… trop vite au gré des voyageurs que Paris enchantait de plus en plus.

Cependant l’heure du départ approchait. Ils devaient quitter Paris dans quelques jours, se rendre en Angleterre par Calais-Douvre, passer deux semaines à Londres et s’embarquer à Liverpool pour le Canada.

Depuis la visite à Notre-Dame, Marthe et André ne se retrouvèrent plus seuls, sauf pour quelques minutes. Néanmoins, les attentions marquées, les fleurs qui lui venaient tous les matins, les regards admiratifs qui la suivaient toujours, tout son attitude disait à Marthe que cet homme l’aimait… Les autres s’en apercevaient bien mais n’y attachaient pas d’importance, occupés chacun à ses propres affaires, le banquier passant des heures au Commissariat où il semblait faire de longues recherches, Claire voulant garder deux cordes à son arc, Noël et Stephen, et Laure, entichée de son italien et délicieusement surprise de se retrouver assez jeune pour avoir un flirt !

Celui qui, sans en avoir l’air, suivait de près la marche des événements, c’était Noël. Il espérait passer de bonnes heures avec Marthe, il croyait que ce voyage inattendu allait les rapprocher… et voilà que cet André Laurent devenait son ombre, tandis que lui-même devait se laisser accaparer par Claire, qui l’amusait, certes, mais qu’il trouvait enfant et qu’il jugeait superficielle. De plus, n’ayant pas la fortune nécessaire pour continuer cette série de divertissements, sa fierté se refusait à accepter de toujours s’amuser aux frais des autres ! Plusieurs fois il se déroba à leurs instances, alors André, devinant son objection, lui dit au retour d’une de leurs randonnées parisiennes :

— Écoutez, mon ami. Harris, Vincenzo et moi, nous avons les moyens de faire ce que nous faisons. Si vous vous retirez, les jeunes filles vont en avoir du chagrin, Marthe tient tant à vous avoir avec nous ! Et Claire donc ! Allez-vous, par une fausse fierté, vous isoler et gâter leur plaisir ? Allons ! Soyez chic, et traitez-nous en amis, que diable ! Ce ne sera pas pour longtemps d’ailleurs puisqu’elles quittent Paris dans moins de quinze jours !

Noël répondit d’une manière évasive. Cependant, sous prétexte d’étude, il s’excusait souvent auprès de ses amis et ne sortait pas avec eux le soir. Il regrettait de ne pas être auprès de Marthe, mais son caractère sérieux lui faisait trouver insipides ces éternelles soirées de danse, de plaisir. Certes, il appréciait le beau théâtre, mais ces soupers qui le suivaient, et qui se prolongeaient si avant dans la nuit… ça ne lui disait rien ! Il aurait tant voulu s’occuper lui-même de Marthe et lui procurer un autre genre de distractions… mais Laurent l’accaparait toujours et c’est Claire qu’il devait accompagner…

Le banquier partit pour quelques jours à Bruxelles, laissant sa famille à Paris.

Un matin Marthe s’éveilla avec une violente migraine.

— Pauvre toi ! dit Claire en s’asseyant sur son lit, penses-tu pouvoir sortir un peu plus tard ?

— Je ne sais pas, dit Marthe, j’ai la tête bien lourde. Sortez sans moi aujourd’hui… Quelques heures de repos et deux tablettes d’aspirine et ce soir je serai en bon état !

— Encore au lit, Marthe ? dit Laure en ouvrant la porte, fraîche et pimpante dans sa toilette du matin.

— Marthe est malade, maman, dit Claire, elle veut que nous sortions sans elle !

— Hum… c’est dommage ! Claire et moi avons des essayages ce matin, puis Harris et le Comte nous ont invités toutes trois à déjeuner. Tu pourras peut-être nous rejoindre à la Cloche d’Argent ? André ne sera libre qu’à l’heure du thé et nous devons le rencontrer au Petit Teddy, rue Caumartin.

— De grâce ne comptez pas sur moi ; dit Marthe, je pense rester couchée une grande partie de la journée, si je vais mieux, comme je le crois, je pourrai m’habiller pour dîner et sortir avec vous tous ce soir !

— Mais te laisser seule, Marthon ! dit Claire affectueusement.

— Je vais donner des ordres pour qu’on t’apporte du thé, dit Laure ; tu es sûre que tu ne veux pas que nous restions ?

— Très sûre, chère madame. C’est déjà assez gauche d’avoir cette sotte migraine sans vous permettre de changer vos projets pour moi !

— Alors, au revoir, chère petite, dit-elle, nous te retrouverons ici pour dîner.

— Au revoir, dit Claire en l’embrassant. Si tu es assez bien pour écrire un mot à Irène, dis-lui qu’on a un plaisir fou !… et ne t’ennuie pas trop, hein ?

Marthe prit une dose d’aspirine, but le thé qu’on venait de lui apporter et s’appliqua sur le front un bandeau trempé d’eau froide… une demi-heure plus tard, elle dormait profondément.

Lorsqu’elle ouvrit les yeux, deux heures venaient de sonner. Le mal de tête passé, la jeune fille se sentait délicieusement bien et reposée. Elle demanda par téléphone un léger déjeuner dans sa chambre, endossa un kimono et se mit à feuilleter des lettres et des programmes accumulés sur sa table à écrire.

Après son repas, elle écrivit à Jacques et à Irène. « Nous n’irons pas à Lourdes, disait-elle à celle-ci, c’est le temps qui manque, paraît-il. Mais si nous avons la grande nouvelle avant notre départ, j’irai mettre un cierge pour toi et le tout-petit à Notre-Dame des Victoires ! »

Sa correspondance terminée, elle venait d’achever sa toilette lorsqu’on lui apporta une carte. Elle lut : André Laurent et, au verso, crayonné : « Êtes-vous mieux ? Puis-je vous voir ? »

— Faites attendre ce monsieur dans le salon près du grand corridor et dites-lui que je descends.

Quelques minutes plus tard, elle retrouvait André au salon et celui-ci, portant à ses lèvres la main de la jeune fille, s’informa anxieusement :

— Ça va tout-à-fait mieux ?

— Tout-à-fait ! Mais qui vous a dit…

— Madame St-Georges, que j’ai rencontrée au Commissariat avec Vincenzo.

— Claire aussi sans doute ?

— Non, Harris l’a amenée à une matinée au Mogador et ils doivent se rencontrer tantôt au Petit Teddy. On m’a envoyé vous chercher… je ne me suis pas fait prier !

— Alors, je vais me préparer.

— Y tenez-vous beaucoup ?

— Pas énormément… mais puisqu’on nous attend…

— Ma petite amie, on s’apercevra à peine de notre absence, et l’on se dira que vous n’étiez pas disposée à sortir !

— Alors…

— Alors… dites… si nous prenions le thé ici ? Nous y sommes si bien et le salon est à nous, personne pour nous ennuyer !

— Comme vous voudrez, dit Marthe, pas fâchée, au fond, de rester à l’hôtel.

Ils s’assirent sur un canapé et un peu plus tard, le garçon plaça devant eux le thé et ses accessoires. Marthe versa le thé.

Après qu’ils eurent déposé leurs tasses, André, passant son bras en arrière de la jeune fille, la tint un instant embrassée ; comme elle se dégageait, il lui prit la main et la gardant dans les siennes, il dit :

— Marthe, écoutez-moi, et faites appel à tout ce qu’il y a en vous de bon et d’indulgent !

— Parlez ! dit Marthe à demi-voix, mais vous me faites peur !

— Il ne faut pas avoir peur, chère, et il faut m’écouter, pas comme une enfant, mais comme la femme exquise qui se développe en vous et que j’apprends chaque jour à adorer davantage ! Marthe, vous le savez peut-être, je suis à la tête d’une agence mondiale de cinéma et j’ai des intérêts considérables dans les théâtres importants de Chicago. Mes affaires ont prospéré et je possède une belle fortune. Ceci n’est qu’un préambule, chère amie, pas une vantardise ! Lorsque je vous ai vue à Bellerive, l’été dernier, je fus très impressionné par votre jeune et vive personnalité et la lumière de vos yeux gris comme la mer et changeants comme elle, m’a longtemps hanté… mais en arrivant à Montréal, je reçus des dépêches pressantes me réclamant immédiatement à Chicago pour prendre la direction d’un certain théâtre dont le gérant venait de mourir, et je suis parti presqu’aussitôt.

Mes affaires me mettent en rapport avec des gens de théâtre et je fis la connaissance d’une jeune actrice très belle et très… entreprenante, avec qui je passais souvent mes moments de loisir. Non, Marthe, ne retirez pas votre main… tout-à-l’heure je vais réclamer votre sympathie… Cette femme, inutile de la nommer, au lieu d’être seulement légère et insouciante, comme je le croyais, se révéla une intrigante et une malhonnête ! Un soir que nous avions soupé avec des amis après le théâtre, et bu un peu trop de champagne, elle réussit à glisser une drogue dans mon verre… Je ne m’endormis pas tout de suite, paraît-il, mais je ne me rappelle plus du tout ce qui se passa après le souper… quand je repris mes sens, je me trouvais chez elle, couché sur un divan… et il faisait grand jour ! Elle, en toilette blanche, assise dans un fauteuil, épiait mon réveil et je remarquai à son corsage quelques fleurs d’oranger…

— Mon cher mari ! dit-elle, venant à moi, tu vas mieux, dis ?

— Quelle est cette farce ? répondis-je en me levant.

— Quelle farce ? Mais chéri, ce n’est pas gentil de dire cela à ta femme !

— Trêve de plaisanterie ! dis-je ennuyé, où est mon chapeau ?

— Tu ne vas pas me quitter ! s’écria-t-elle en pleurant, sitôt après notre mariage !

Au milieu de mes exclamations de colère, elle m’expliqua que le champagne aidant (elle ne parla pas alors de la drogue) je lui proposai de l’épouser et que nous étions allés, au petit jour trouver un ministre, munis d’un permis qu’elle s’était procuré d’avance. Elle me fit voir le certificat de mariage, me nomma les témoins, mit la chose hors de doute !

— Pauvre, pauvre vous ! murmura Marthe.

— Alors, malgré ma colère et mes injures, elle me supplia à genoux et les yeux pleins de larmes… « André… André… gémit-elle, tue-moi si tu dois me quitter ! J’ai fait cela parce que je t’aime et que je veux t’avoir à moi ! Garde-moi ou tue-moi ici-même »… Et moi, insensé, je me laissai prendre à cette scène de théâtre ! Je la crus et je la pris avec moi… ma femme ! Moins de trois mois plus tard, j’eus la preuve de son infamie ! Elle me trompait et pour son caractère et pour ses sentiments… elle ne convoitait que ma fortune… de l’amour elle ne connaissait que celui du vice et de l’argent !… La voix d’André se brisait d’émotion

Marthe lui serra la main et des larmes brillèrent dans ses yeux…

— Je la chassai, continua le jeune homme, je lui donnai une forte somme et je quittai Chicago aussitôt que je pus régler la gestion de mes affaires. Puis, je partis pour l’Europe… À Florence je rencontrai Harris que je connaissais à Chicago et qui me promit le silence. Nous fîmes la connaissance de Vincenzo en voyageant de Florence à Milan. Il nous plût et nous continuâmes ensemble jusqu’à Monte Carlo où nous étions depuis une semaine lorsque je vous ai revue !… Et maintenant, je vous aime Marthe, avec tout ce qu’il y a de meilleur en moi… dites… et il l’enlaça de nouveau, m’aimez-vous un peu ?

Marthe se dégagea et le regarda tristement :

— Même si je vous aimais, dit-elle, que pourrions-nous espérer ?

— Tout ! s’écria-t-il fiévreusement, puisque je veux vous épouser !

— Mais vous êtes marié, pauvre ami !

— Vous croyez que je vais rester lié à cette aventurière ? À cette dépravée ? Ah mais non ! J’ai réuni toutes les preuves et je demande le divorce même avant mon retour au pays !

— Un divorce ! Je suis catholique !… Mais j’y pense, vous aussi vous êtes catholique et c’est un ministre, non pas un prêtre qui…

— Marthe, je serai franc jusqu’au bout, interrompit André. Oui, c’est un ministre méthodiste qui a d’abord fait le mariage, mais, je vous l’ai dit, je me suis laissé prendre aux protestations de cette femme… Environ trois semaines après le soir maudit où je bus du champagne drogué, cette misérable me déclara qu’elle aussi appartenait à la religion catholique et me demanda d’aller avec elle trouver un prêtre. Elle donna comme prétexte qu’elle voulait vivre désormais une vie exemplaire, et un tas d’autres raisons… Insensé ! Je la crus… j’ai su depuis la raison de sa démarche… elle craignait que l’autre cérémonie ne fusse pas légale, vu que je ne savais pas ce que je faisais !…

— Pauvre André ! C’est donc irrévocable !

— Irrévocable ? Non ! Mille fois non ! Le divorce va me redonner ma liberté ! Vous entendez, Marthe, ma liberté !

— André j’entends… mais le divorce n’existe pas pour moi !

— Alors, dit-il d’une voix changée, vous me renvoyez ?

— Mais non, dit Marthe, je tiens à votre amitié et il n’y a rien de changé… du moins en apparence… mais je vous remercie de votre franchise. Vous m’avez fait mal, mais vous avez agi avec droiture et loyauté et je vous en estime davantage… et je vous plains !

— Marthe, l’heure passe, les autres vont revenir… donnez-moi un mot d’espoir ! Je pars… je ne puis les rencontrer maintenant !

— Un mot d’espoir ? Oui ! C’est que nous restions toujours amis… comme depuis ces dernières semaines ?

— Je me soumets et je vous aime ! murmura-t-il en pressant ses lèvres sur la main glacée que lui tendait la jeune fille.

Lorsque Claire et sa maman revinrent à l’hôtel vers sept heures, elles trouvèrent Marthe au lit.

— Je me suis levée, leur dit-elle, ma tête allait mieux. Puis André est venu comme vous savez et j’ai pris le thé avec lui au salon, mais dès son départ, je me suis recouchée !

— Je vais faire monter ton dîner, chère, dit Claire.

— Merci, Clairette, je ne dînerai pas ! Ferme la lumière veux-tu ? Ma mauvaise tête réclame la noirceur et le silence… Bonsoir, chère ! Sortez ce soir et ne pensez pas à moi ! je serai sur pied demain sans faute.

Claire embrassa son amie, éteignit la lumière et ferma la porte… Marthe se retrouva seule, avec ses pauvres rêves écroulés !…




XII




LE lendemain arriva un câblogramme de Daniel Defoye annonçant la naissance d’un fils !

Paul St-Georges, revenant de Bruxelles, fut enchanté de la nouvelle.

— Plus que jamais, il faut hâter le départ, dit-il à sa femme. Comme moi, tu dois avoir hâte de voir Irène et d’embrasser notre petit-fils ! Que dirais-tu d’une semaine seulement à Londres au lieu de deux ?

— Comme tu voudras. J’ai vu Londres deux fois, mais c’est pour Claire ! Enfin, décide pour le mieux ! Moi aussi j’ai hâte d’être auprès d’Irène, mais je connais la garde, je l’ai choisie moi-même, et notre médecin est un des meilleurs de Montréal !

Marthe se leva ce matin là comme d’habitude et rien dans son apparence ne dénotait la crise d’émotions de la veille, sauf ses yeux lourds et un peu bistrés.

Si son cœur se serra à la pensée du retour, personne ne put s’en apercevoir et elle se réjouit franchement du bonheur d’Irène.

Le départ pour Londres fut fixé au mardi suivant… il ne restait aux voyageurs que huit jours à Paris !

Laure ne semblait pas trop regretter ce départ… Son mari, qui suivait d’un air un peu gouailleur son flirt avec Vincenzo devait bientôt avoir l’explication de ce calme qui l’étonnait un peu.

Une après-midi, Marthe et Claire sortirent seules. Marthe désirait, selon sa promesse faire une offrande à Notre-Dame des Victoires, puis les jeunes filles devaient magasiner et rejoindre à l’heure du thé, madame St-Georges qui les attendrait au Royal Topsy.

Les emplettes finies, les jeunes montréalaises se rendirent au tea-room désigné et trouvèrent Laure en tête-à-tête avec le comte italien.

— Ciel ! Comme il fait chaud ! fit Claire en s’asseyant. Je vais prendre un café glacé au lieu de thé ! Toi, Marthe ?

— Du thé pour moi, dit celle-ci, ça me rafraîchit !

— Ces demoiselles vont regretter Paris ? dit Luigi, en s’adressant aux jeunes filles.

— Ah zut ! Pas tant que ça ! dit Claire ; il y a encore Londres… et la traversée, et de nouveaux amis à rencontrer !

— Vous y rencontrerez peut-être des anciens… dit Luigi en souriant ; dites-moi que vous ne le regretterez pas trop, signorina ?

— Noël va peut-être revenir avec nous… ou André ?

— Pas que je sache… mais n’y a-t-il qu’eux ?

— Mais… peut-être Stephen qui devait revenir en septembre… mais j’y pense, il devait être ici cette après-midi ?

— Il a téléphoné, dit Laure, il a été retenu par affaires. Lui et André ont une loge à l’Opéra ce soir, où l’on joue Parsifal, et ils nous réclament !

— Mais, objecta Claire, nous avions rendez-vous avec Noël ce soir !

— J’ai prévu la chose et ils nous attendent tous, Noël compris ; c’est Stephen qui fait les honneurs ce soir !

— Mais qui donc revient avec nous au Canada ? Serait-ce vous, signor comte ?

— Pourquoi pas ? répondit-il en riant. Est-ce défendu d’aller dans votre pays ?

— Non, fit Claire, mais vrai, je ne pensais pas à vous ! Je croyais bien vous dire addio pour de bon en quittant Paris !

— Ce n’est pas très gentil ce que tu dis là, Claire ? dit sa mère, un peu mortifiée.

— Oh moi, ça m’est égal ! dit Claire en haussant les épaules d’un air dégagé… Marthe, dit-elle tout-à-coup, vois-tu dans ce groupe là-bas ? Regarde ! C’est Jeanne Clément ! Allons lui parler ! et se levant elle partit vers l’autre extrémité de la salle.

— Vous permettez dit Marthe, se levant aussi.

— Certainement, chère enfant. Va rejoindre Claire, dit Laure en souriant, tandis que Vincenzo se levait pour la saluer.

— Votre petite ne m’aime pas, dit Luigi à sa compagne, ça se voit !

— Bah ! dit Laure, faites-lui seulement un bout de cour et ça changera !

— Elle est bien jeune !

— Dix-sept ans ! L’âge que j’avais quand je me suis mariée ! dit Laure, qui se permettait quelques années d’exagération…

— Lui faire la cour ! Mais c’est à vous seule que je pense !

— C’est la seule excuse plausible pour expliquer votre assiduité auprès de moi ! dit-elle, secrètement flattée dans sa crédule vanité.

— Alors, je commence dès ce soir, en lui envoyant pour l’opéra les fleurs que je vous destinais !

— Je lui en volerai une, dit Laure en riant. Mais, vous savez, il ne faut pas inquiéter mon mari. Il a un chagrin qui le ronge ! Ça date de plusieurs années… je ne veux pas lui donner d’autres soucis ?

— Quel chagrin, carissima ? Puis-je le demander sans indiscrétion ?

Laure regarda autour d’elle et voyant que les deux jeunes filles restaient auprès de leur amie, elle se retourna vers Luigi et dit à demi-voix :

— C’est une chose qui date de cinq ans. Je ne vous ai jamais dit que j’ai un fils, l’ainé de mes enfants… Il voulut s’enrôler pour la guerre, cette terrible guerre dont votre main, Luigi, porte la blessure… mais à cause d’un léger défaut à la jambe il ne fut pas accepté. Pendant deux ans il occupa une position dans une banque, à Montréal et il fit si bien que, malgré sa jeunesse, on le transféra comme gérant d’une succursale à un village, qui porte le nom de Rexville[3]… À ces mots, Luigi eut un mouvement de surprise qu’il domina aussitôt. Sans s’en apercevoir, Laure continua :

— Quelques temps après son installation, il y eut un vol considérable à la banque de Rexville. Pierre fut impliqué mais libéré faute de preuves… mon mari lui fit une scène terrible et Pierre quitta la maison disant qu’on ne le reverrait plus ! Les coupables ne furent jamais découverts et Pierre a disparu ! Paul ne s’est jamais pardonné sa rigueur, ni moi mes doutes ! Il ne trouvait aucune preuve de la culpabilité de notre fils, mais son orgueil paternel souffrait et aussi sa fierté professionnelle. C’est alors qu’il résigna comme gérant général de la banque Anglo-Canadienne et ouvrit un bureau personnel. Le nom de Pierre n’est jamais prononcé à la maison ! finit Laure avec un soupir…

— Pauvre amie ! fit Luigi en lui serrant la main… a-t-on abandonné la recherche des coupables ?

— C’en a tout l’air, je n’entends plus parler de la chose !

— Moment de folie, murmura Luigi, tentation de jeunesse !

— Mais vous ne croyez pas que… se récria violemment Laure.

— Mais non, chère amie, mais non ! Mais enfin, n’en parlons plus ! C’est un sujet qui attriste vos beaux yeux !

À ce moment les jeunes filles revinrent et l’on retourna à l’hôtel. Madame St-Georges prit le bras de Marthe, laissant le comte marcher avec Claire et celui-ci fit de son mieux pour se rendre aimable à cette volontaire petite personne.

Le même soir réunit tout le groupe d’amis dans une loge à l’opéra. Pendant un des entr’actes, le banquier prit le bras d’André et l’entraîna vers le foyer.

— Dites-moi donc, Laurent, dit-il, qui est-il ce Vincenzo qui est toujours auprès de ma femme et de ma fille ? D’où le connaissez-vous ?

— Il n’est qu’un ami de voyage, monsieur St-Georges ; je n’en sais pas plus que vous, sauf qu’il parait très riche, a d’excellentes manières, est un compagnon très généreux et se dit garçon !

— Vous comprenez, il y a tant d’aventuriers !… Et il ne me revient pas cet italien, avec ses manières mielleuses !

— En tous les cas, vous en serez bientôt débarrassé… vous partez dans deux jours !

— Oui, mais ne voilà-t-il pas qu’il veut nous rejoindre à Londres et traverser avec nous pour voir le Canada !

— Il devient crampon ! dit André avec un sourire. En tous les cas, je vais prendre des informations à Florence, et je vous aviserai. Où descendez-vous à Londres ?

— Regent’s Palace, Piccadilly Circus.

— Vous aurez un mot avant votre départ pour Liverpool ! dit André en prenant une note dans son carnet.




XIII




LE banquier se déclara trop fatigué pour aller souper après l’opéra et Noël s’excusa à cause d’un cours spécial à préparer pour le lendemain. En serrant la main de Marthe, il lui dit :

— Vous partez… et je vous ai si peu vue ! Y a-t-il un moment demain où je puisse vous parler ?

— Mais oui, répondit-elle ; venez à l’hôtel vers six heures, vous êtes sûr de me trouver !

Le souper fut gai et se prolongea bien tard. Laure, Claire, Harris et Vincenzo partirent ensemble, laissant à André le soin de ramener Marthe.

— C’est notre dernière soirée d’ici à longtemps, dit-il à la jeune fille dans le taxi qui les ramenait.

En effet, il n’y en aurait plus, pour Marthe, de ces capiteuses soirées parisiennes, puisque le départ aurait lieu le surlendemain et le lendemain serait consacré aux préparatifs de voyage…

— Ne reviendrez-vous jamais au pays ? demanda-t-elle.

— Bien sûr, je retournerai ! Je compte rentrer à Montréal d’ici à un an au plus tard… d’ailleurs, j’y serai attiré comme par un aimant… Oh Marthe, Marthe ! Vous ne saurez jamais combien je vous aime !

— Pourquoi dire ces choses… pour nous faire de la peine à tous les deux ? Pensez-vous que moi aussi, je ne vous regretterai pas ?

— Pas autant, peut-être que votre compatriote, le jeune médecin de Bellerive, qui va vous rejoindre demain, ou plutôt ce soir, à six heures, alors que moi, je ne pourrai plus vous revoir !

— Certes, je regretterai Noël, dit Marthe franchement. Noël, c’est pour moi presqu’un parent ! Si vous saviez ce qu’il a été pour Jacques et moi dans notre terrible malheur !… et depuis… Oui, je l’aime beaucoup, et je serai heureuse de le voir revenir au Canada !

— C’est un bon et charmant garçon admit André. Que ne suis-je libre comme lui ! Mais je le deviendrai et alors, Marthe, alors… vous ne me renverrez pas ?

— Je vous ai déjà dit que pour moi le divorce…

— Mais je suis si peu marié, interrompit André… et ce mariage de malheur, je n’en ai même pas eu connaissance !

— Chez le ministre vous étiez drogué, mais devant le prêtre… ? Mais je comprends combien c’est atroce, dit Marthe doucement, et vous faites bien de vous séparer… si vous n’êtes plus catholique… mais, nous voici presque rendus !

Le bras d’André entoura la taille de la jeune fille et il l’attira à lui :

— Chère, ne résistez pas ! Laissez-moi vous tenir ainsi un moment. Je vous aime et je vous respecte. Vous êtes devenue pour moi l’unique, la femme belle, attirante et pure ! Non, ne craignez rien ! Je veux seulement que vous puissiez vous rappeler ce moment sans regret, sans remords, mais avec la certitude de mon amour pour vous. Jamais vous ne m’avez permis la plus petite liberté, jamais je n’ai fait plus que baiser votre main… alors que ma soumission vous soit le gage, la preuve du culte que je vous ai voué !… Nous voici rendus ! Adieu, Marthe ! Au revoir, plutôt ! J’irai vous retrouver ! Ne m’oubliez pas, petite aimée ! dit-il en mettant un long baiser sur sa main.

— Je ne vous oublierai pas ! Au revoir, André ! dit-elle, et descendant du taxi, elle entra tout de suite à l’hôtel, où Claire et madame St-Georges arrivaient justement.

Un peu avant six heures le lendemain soir, Noël attendait Marthe dans un des salons du Continental. Leur entrevue ne fut pas très longue, mais Noël put se rendre compte combien Marthe regrettait de quitter Paris.

— Que c’est dommage d’être pauvre ! dit-elle. Comme je passerais volontiers un an ici !

— Vous y reviendrez, dit-il avec un sourire, lorsque vous épouserez votre millionnaire !

— Ah, si j’attends ça !… Mais parlons d’autre chose ! Quand revenez-vous Noël ?

— Mon année d’études se terminera en septembre ; je vais voyager un peu, dès le 15 octobre je crois être installé définitivement à Bellerive.

— Vous êtes content de votre vie ici ?

— Oui, très content !… Un peu triste parfois, peut-être… on est si seul au milieu d’une grande ville, si isolé dans une foule de visages inconnus ! Mais je suis content de mes études, intéressé plus que je ne saurais vous le dire dans tout ce que je vois, en somme, très satisfait de mon séjour ici.

— Je ne vous ai pas vu autant que je l’aurais voulu, si souvent vous refusiez d’être des nôtres !

— Vous étiez trop entourée, Marthe. Je me suis effacé devant les attentions marquées de Laurent.

— Et les charmes de ma délicieuse petite amie Claire ! dit Marthe en riant.

— Claire est exquise, dit Noël… mais il n’y a qu’une femme au monde pour moi ! Si j’étais riche, je disputerais à Laurent son privilège… mais je ne le suis pas ! Il pourrait, lui, vous donner tout ce que vous rêvez, la fortune, les plaisirs, le luxe, les voyages… enfin une vie riche et mondaine… et il est libre !

Comme il ne se doute de rien ! se dit Marthe… s’il savait !…

— Ne parlons pas d’André, dit-elle, parlons de vous !

— Je n’aime guère à parler de moi-même !

— Mais avec moi… ce n’est pas la même chose !

— C’est vrai !

— Est-ce que vos idées et vos ambitions n’ont pas changé ?

— Vous croyez peut-être que je ne connaissais pas assez la vie lorsque je vous ai dit mes espérances d’avenir ?

— Est-ce que de voyager, de vivre autrement, de coudoyer des gens à mentalité différente, est-ce que toutes ces choses ne changent pas nos idées ?

— Elles les élargissent, plutôt, répondit Noël. Je sens bien que certaines de mes notions étaient un peu étroites ; je suis heureux d’agrandir ma conception de la vie en général et je cherche à m’améliorer par tous les moyens possibles… mais mes goûts et mes ambitions, pour s’être élargies, n’ont pas changé !

— Vous n’ambitionnez pas plus qu’avant, le tumulte des villes ?

— Non, je ne désire pas, pour y vivre toujours, la vie intense d’une grande ville. Cette vie m’intéresse, cependant. J’en étudie les coutumes, les plaisirs, les intérêts, les beautés… je me les assimile même pour un temps… mais le but, l’objectif de mes efforts reste le même…

— Et vous croyez, après un an de vie si différente, que vous pourrez être satisfait de vous fixer à la campagne ?

— Oui, j’en suis convaincu ! De mes parents paysans, j’ai hérité l’amour du sol, de cette terre qu’ont foulée mes pieds d’enfant. Je prévois bien certaines difficultés… mais d’eux aussi, ces bons parents je tiens cette ténacité, cette persévérance qui font que je me bute contre l’obstacle pour essayer de le vaincre !

— Mais si vous vous établissez à Bellerive, vous n’aurez pas beaucoup à lutter ?

— Vous croyez ? Dans une carrière qui s’ouvre, n’y a-t-il pas toujours des obstacles ?… Et dans la vie morale…

— Et comme intérêt, comme distraction ?

— La lecture, l’étude, l’exercice de ma profession…

— Et un foyer à vous… une femme… des petits ?

— Peut-être… mais voici Claire, dit-il en se levant pour lui donner la main. La conversation devint générale et Noël n’acheva pas sa phrase…

Le départ pour Calais eut lieu le lendemain matin. Peu de jours après leur arrivée à Londres, monsieur St-Georges reçut un mot d’André Laurent, lui envoyant une dépêche reçue en réponse à sa demande d’information. La dépêche, quoique venant des quartiers officiels de Florence, était rédigée en français ; elle disait : « Famille Vincenzo, très ancienne noblesse. Luigi Vincenzo, seul survivant, parti de Florence depuis très longtemps. »

Ces derniers jours de voyage passèrent rapidement. Tant de belles et intéressantes choses à Londres, leur restaient encore à visiter.

— Il me semble que nous sommes chez nous ici ! disait Claire, Londres ne me donne pas la sensation d’être à l’étranger, comme les villes latines !

— Marthe, dit le banquier un matin, après avoir examiné son courrier, qu’on lui adressait de Paris, j’ai reçu d’excellentes nouvelles au sujet de Jacques. Le gérant de la banque Anglo-Canadienne où il est entré sur ma recommandation, m’a écrit plusieurs fois par affaires depuis mon départ de Montréal, et dans chacune de ses lettres il a des paroles élogieuses pour votre frère.

— Ce cher Jacques ! dit Marthe en rougissant de plaisir ; je suis bien fière de ce que vous me dites ! Cher monsieur, dit-elle, en lui prenant affectueusement la main, quel ami vous avez été pour nous deux ! Comme je regrette que mon père, ma mère ne vous aient pas connu !

— Je les connaissais de nom, chère enfant, et votre père, de réputation… Si j’ai fait quelque chose pour Jacques et pour vous, croyez que je l’ai fait bien volontiers !

— En tous les cas, je ne l’oublierai jamais ! Ce voyage ! Ce rêve que je ne croyais jamais voir s’accomplir !

— Puisse-t-il vous avoir fait rencontrer le bonheur, Marthe. Je voudrais bien voir un homme comme André Laurent faire la cour à Claire plutôt que cet étranger !

Laure entrait à ce moment et Marthe ne répondit pas, mais elle se disait : lui non plus ne se doute pas du mariage d’André ! Et il semble croire que Luigi… ce serait donc pour ça que madame St-Georges en parait si coiffée ? Je croyais à un flirt personnel ! Enfin, laissons faire ! Quand à moi, Luigi ne m’inspire aucune confiance, il est trop suave… trop doucereux ! Malgré moi, j’ai toujours l’impression qu’il ne pense pas ce qu’il dit ! Mais je me trompe, sans doute… tout comme je me trompais en croyant la maman de Claire aux prises avec le démon de midi !

On s’embarqua à Liverpool et ce ne fut qu’après le départ du paquebot que l’on vit apparaître sur le pont la brune silhouette du comte Luigi. Il s’avança vers les dames et leur baisa la main puis il vint saluer le banquier qui le reçut assez froidement. Il s’occupa ostensiblement de Claire, l’amena visiter les différentes parties du palais flottant où ils allaient passer une semaine, se fit intéressant, charmeur, enfin joua si bien son rôle que Claire oublia son aversion irraisonnée et s’amusa franchement en sa compagnie.

Sa mère, qui suivait ces procédés d’un air entendu, dit à son mari ?

— Cet italien est épris de Claire, tu le vois bien ! Quel avantage pour elle ! Quelle position, avec son titre, sa fortune ?

— Hum… je n’ambitionne pour Claire ni l’un ni l’autre ! J’aimerais beaucoup mieux lui voir prendre un canadien, dont nous connaîtrions les origines et qui aurait notre mentalité !

— Tu préférerais peut-être au comte ce petit médecin de campagne qui étudie à Paris grâce à une bourse du gouvernement ?

— Infiniment mieux ! Mais Claire n’aimerait pas vivre à la campagne.

— Ni à porter des toilettes de quatre sous ! dit Laure avec emphase ; avec le comte elle ne serait pas à plaindre sous ce rapport !

— Qu’en sais-tu ?

— Il est riche !

— Encore une fois, qu’en sais-tu ? Je n’aime pas les crampons et celui-ci en est un terrible !

— Comme tu es préjugé ! Attends de le connaître un peu mieux !

— Je le connaîtrai toujours de reste ! dit le banquier avec humeur.

Pendant les six jours de la traversée, Luigi sut si bien se rendre agréable, qu’il dissipa un peu l’éloignement que l’on ressentait pour lui. Claire, flattée, se laissait faire la cour, et son père, que Luigi réussit à intéresser par une conversation sérieuse et pondérée, finit par oublier un peu ses préventions et avoua que l’italien possédait des points en sa faveur…

Laure, un peu dépitée du succès de ses propres plans, et obligée de garder beaucoup sa cabine, comme elle supportait très mal la mer, se demanda si, en agissant ainsi, elle ne perdrait pas son flirt de Paris, tout en gagnant un gendre titré…

Femme à passions ardentes, ayant toujours été très belle et très entourée, la mère d’Irène et de Claire refusait de vieillir ! Elle aimait l’admiration et ne voulait pas abdiquer ! Ses qualités réelles se trouvaient amoindries par une puérile vanité et par une mentalité essentiellement mondaine. Ainsi son affection pour ses filles lui faisait désirer pour elles, avant toute autre chose, la fortune et la position.

Son mari, la croyant plus stable qu’elle ne l’était réellement, s’amusait de ses petites ruses mondaines et lorsque les modes d’après guerre donnèrent à la plupart des femmes une apparence de jeunesse, il n’y pensa que pour dire :

— Comme Laure a bonne mine ! Elle est belle et jeune encore ! Tant mieux, ma foi, tant mieux !

Il ne voyait pas le point faible de son caractère : ce désir de paraître, qui la rendait si anxieuse de se rajeunir et de s’amuser ! L’engouement de Laure pour l’italien provenait surtout de sa vanité de femme mûre qui a l’illusion d’être l’objet d’un sentiment… et cette aberration la rendait sourde aux reproches de sa conscience, droite en réalité, mais faussée par cette soif d’admiration.

Ce qu’elle confia à Luigi au sujet de Pierre révélait un coin palpitant et sincère de ce cœur de mère. Ce fils, dont elle se sentait autrefois si fière, comme elle avait souffert de sa défection ! Cette défection existait-elle vraiment ? Rien ne le prouvait… mais elle ne sut pas cacher ses doutes et en cela, son mari eut les mêmes torts… Et il partit son Pierre, son premier-né, dans lequel tout le meilleur de ce cœur de mondaine se trouvait concentré !…

Sa famille, habituée à sa manière de parler et d’agir ne cherchait pas à en analyser les motifs, mais parfois, Irène surtout depuis son mariage, cherchait vainement chez sa mère, la confidente dont elle aurait eu besoin dans son entourage libre et essentiellement mondain.

Marthe faisait parfois dans sa pensée un rapprochement entre sa mère à elle et la mère de ses amies et comme son admiration grandissait pour sa douce et tendre maman ! Cependant madame St-Georges ayant toujours été très bonne pour Marthe celle-ci se reprochait comme une ingratitude son involontaire comparaison.

Par une claire matinée de juillet, rayonnante de soleil et sous un ciel sans nuages, le paquebot remonta le fleuve Saint-Laurent.

Les voyageurs, massés sur le pont, ne se lassaient pas d’admirer ce paysage splendide et unique. Les quelques canadiens à bord se sentaient fiers de la splendeur de cette arrivée dans leur pays.

— Voyez, Luigi, comme c’est beau chez nous ! dit Claire. Vous ne connaissiez pas notre beau fleuve ! Vous n’êtes jamais venu au Canada !

— Jamais ! affirma Luigi.

Le paquebot s’arrêta quelques heures à Québec et l’on descendit.

Marthe connaissait la ville pour y être venue plusieurs fois avec son père et sa mère quoiqu’elle n’y eut jamais séjourné. Cependant elle se souvenait des beautés de la vieille cité, de ses souvenirs historiques et de son charme tout spécial. Les autres connaissaient la ville encore mieux et en firent les honneurs à Luigi, qui se déclara enchanté de tout ce qu’il voyait.

— Quand vous serez à Montréal, dit Claire, vous verrez que c’est vraiment une grande ville !

— Où descendez-vous ? demanda le banquier.

— Au Mont-Royal, d’après l’avis de madame, répondit celui-ci en regardant Laure.

Après avoir pris le thé dans une de ces belles salles du Château Frontenac qui ouvrent sur la terrasse Dufferin, les touristes revinrent à leur hôtel flottant qui devait les déposer à Montréal le lendemain matin. Bientôt le paquebot repartit et continua de remonter le fleuve.

Lorsqu’on eut passé sous le merveilleux pont de Québec, chacun s’installa pour jusqu’à l’heure du dîner.

Marthe assise à l’arrière, regardait rêveusement le sillage d’écume que traçait le paquebot dans sa course. Cette longue traînée blanche qui s’enfuyait ne ressemblait-elle pas à ce voyage qu’elle venait de faire ? Voyage idéal et inespéré et dont elle garderait toujours le souvenir !

Si l’annonce du mariage d’André, avec son projet de divorce, lui causa de l’émoi, ce ne fut pas au point de gâter le bonheur de son voyage, mais cette déception suffit pour lui donner un autre aspect de la vie… cette vie, que dans sa naïveté de toute jeune fille, elle croyait si bien connaître…

— À quoi rêvez-vous, Marthe ? dit monsieur St-Georges. Voilà cinq minutes que je fume mon cigare près de vous et vous étiez tellement lointaine que vous ne m’avez pas vu du tout !

— C’est vrai, dit Marthe, je me sentais très loin… je pensais à notre beau voyage ! Si je pouvais vous faire comprendre toute la reconnaissance que je vous ai vouée pour m’avoir amenée ! Jamais je n’oublierai ces derniers mois ! Jamais !

— Je suis content que vous en ayez tant joui et nous avons été bien heureux tous ensemble, n’est-ce pas ?

— Ç’a été un enchantement continuel depuis le moment du départ !

— Ça compte un premier grand voyage ! Ça fait toujours époque dans la vie, dit le banquier.

— Vous en avez fait plusieurs ?

— Cinq.

— Et vous n’avez jamais eu de naufrages ?

— Pas sur mer… mais il n’y a pas que ceux-là !… Dans « cet autre voyage qu’est notre vie passée » pour me servir de l’expression d’un auteur connu, dans cet autre voyage, dis-je, il y a aussi des naufrages cruels !

— Oui, murmura Marthe, pensant à elle-même, il y en a qui vous jettent à l’aventure comme une épave sur la mer !

— Ou qui engloutissent à jamais vos espoirs les plus chers et les plus légitimes ! fit son compagnon amèrement.

— Nos espoirs engloutis ne sont pas toujours perdus à jamais ! Ils reparaissent parfois et il faut toujours les attendre ! dit Marthe avec cette voix sympathique qui lui donnait un si grand charme ; elle savait qu’il faisait allusion à son fils, dont elle connaissait un peu l’histoire.

— Et votre bureau, Marthe ? Est-ce que ça vous sera bien pénible de le reprendre ?

— Je ne veux pas y penser maintenant. Nous sommes à samedi ; je ne serai donc à mon poste que lundi matin… Encore trente six heures de bon temps ! Je ne songe qu’au bonheur d’embrasser mon Jacquot et de voir Irène et son bébé… Mais voici le dîner qui sonne ! Je cours rejoindre Claire !

Cette dernière soirée à bord fut délicieuse et chacun semblait vouloir la prolonger le plus longtemps possible. Quelques uns des passagers manquaient, étant arrêtés à Québec, mais la plupart restaient encore sur le paquebot.

Les poignées de main et les mots d’adieu s’échangèrent avant le coucher. Chacun irait de son côté le lendemain matin. Le bateau arrivait de bonne heure à Montréal ; les uns le quitteraient tout de suite, les autres plus tard… alors cette soirée serait vraiment celle de l’adieu !

Chacun tenait à serrer la main des deux jeunes filles si recherchées et si populaires durant la traversée, un vieil anglais à cheveux blancs, dont les yeux suivaient souvent la silhouette gracieuse de Marthe et qui parfois causait avec elle, s’approcha pour lui dire quelques mots :

— Je vous ai vue bien absorbée, tout à l’heure. petite fille, dit-il ; vous étiez assise à l’arrière du paquebot et vous regardiez le sillage blanc qu’il creusait dans le fleuve !

— Oui, monsieur Dean, en effet, j’y voyais les beaux jours de mon voyage qui allaient, eux aussi, s’enfuir !

— Non, chère enfant, ce ne sont pas ces beaux jours que vous avez vus là. Savez-vous ce que vous voyiez ?… les compagnons du bord, ces intimes de huit jours, ces gais amis de salle à manger, ces danseurs du soir, ces partenaires de bridge, ces voisins de cabine… tous ces amis de la traversée, que l’on aime bien, et que l’on croit ne pas oublier… puis la vie normale nous reprend avec ses plaisirs, ses intérêts, son agitation… et le souvenir de ces amis passagers s’estompe… s’estompe… et disparaît… comme le sillage blanc du navire !… C’est cela que vous avez vu, ma petite amie… « ships that pass in the night »…

— Il me semble, répondit Marthe, que votre souvenir, cher monsieur Dean, s’estompera bien lentement et ne pourra pas s’effacer tout-à-fait. J’ai d’ailleurs dans mon kodak une petite photo qui m’empêchera de vous oublier !

— Adieu, bonne petite camarade ! dit le vieux monsieur en lui serrant la main, je souhaite que la vie vous soit bonne et que vous ayiez un mari digne de vous !

— Merci, cher monsieur, adieu !

Les groupes se multiplient. On échange des adresses, des promesses de photos et de lettres… scène toujours semblable avec son côté triste et son côté gai, où les uns sont heureux et les autres pleurent… ou voudraient pouvoir pleurer….

Le lendemain matin, lorsque nos voyageurs sortirent sur le pont pendant que le paquebot arrivait au quai, ils aperçurent Jacques Beauvais et Daniel Defoye qui agitaient leurs chapeaux et leur jetaient des cris de bienvenue !




XIV




LE jour où Marthe reprit le chemin de son bureau, la vie ne lui semblait pas réelle ! Les trois derniers mois étaient si vivants que le présent ne pouvait être qu’un vilain cauchemar dont elle se réveillerait bientôt… mais les semaines passèrent… les mois… il lui fallut bien admettre la malheureuse réalité !

Cette monotonie des jours de travail, ces froissements inévitables, ces petites jalousies mesquines, ces regards avides et impertinents qui la suivaient plus fréquemment encore qu’auparavant depuis son retour, à cause de sa mise élégante et d’un petit quelque chose de parisien, rehaussant davantage la grâce de sa démarche un peu fière… elle ressentait de tout cela un peu d’amertume, d’ennui… de découragement, même… Personne cependant, ne l’entendit se plaindre, mais une page de son journal révélait parfois ses souffrances morales…

« Sauf mes soirées où je me retrouve moi-même, écrivait-elle un jour, ma vie depuis des mois, quel désert ! Les jours gris et ternes, sans perspective différente, en sont bien le sable uniforme et blafard que l’on aperçoit à perte de vue !… Les petites envolées de fin de semaine, les sorties spécialement belles, ce sont les oasis où l’on se repose du sable brûlant… Les sources rafraîchissantes sont les marques d’amitié… une parole réconfortante… ou une lettre que le facteur apporte le matin et que l’on garde toute la journée dans sa sacoche… Le mirage, c’est l’espérance de jours plus fortunés, mirage qui nous leurre chaque jour davantage, et malgré soi on se prend à voir sous de belles couleurs, un avenir incertain… Les manques d’égards, les impatiences, les accès d’humeur où déteint si vite le manque d’éducation… tout cela c’est le simoun… le sirocco du désert, qui donne des désespoirs insensés et de folles idées de délivrance… »

Ainsi parlait parfois le journal de Marthe, mais sa vaillante jeunesse reprenait vite le dessus et elle se retrouvait le lendemain, pleine de courage et de vivacité.

Marthe devenait moins pieuse qu’autrefois. Bien qu’elle ne négligeât pas ses devoirs essentiels, elle ne faisait rien au-delà. Ses occupations prenaient toutes ses journées, le soir… il fallait bien vivre un peu… et les semaines passaient si vite ! « Il me semble, écrivait-elle un jour à l’abbé Sylvestre, que je n’ai plus le temps de faire ma religion ! »

Pourtant, la pauvre enfant allait avoir plus que jamais besoin d’une force que l’on ne peut puiser que là-haut !

André lui écrivait assez souvent. Ses lettres, pleines de son sentiment pour elle, mettaient un peu de couleur dans sa vie journalière, si grise, si peu intéressante. Il lui parlait comme à une fiancée et bien que, dans ces réponses à elle, il y eut toujours la même objection, à cause de son divorce, il ne paraissait pas en tenir compte. Néanmoins les desseins de Marthe là-dessus semblaient bien arrêtés : le divorce ne changerait rien à la situation ! Mais aux jours de découragement, ces lettres où se lisait un amour si sincère et si ardent infiltraient dans son cœur un poison subtil et délicieux dont l’effet ne pouvait être sans danger…

Dans sa dernière lettre, André annonçait son retour au pays.

Marthe demeurait seule, maintenant à la pension Martin, Jacques ayant été transféré comme comptable à la succursale de la banque à Rexville.

Lorsque, heureux de cette promotion, Jacques vint annoncer la chose à monsieur St-Georges, celui-ci devint pâle et nerveux :

— Jacques, mon garçon, dit-il, tu as amplement justifié le bien que j’attendais de toi. Si tu crois que c’est à ma recommandation que tu dois d’avoir réussi aujourd’hui, j’en suis très content. Tu me vois ce soir un peu énervé… c’est que le nom de Rexville me cause toujours un douloureux émoi…

Jacques restait sans parler, un peu intimidé d’avoir, comme il se disait à lui-même, fait une « gaffe »…

— Je vais te parler confidentiellement, continua le banquier ; assieds-toi et écoute bien ce que je vais te dire !

Jacques s’assit, se demandant ce qu’il allait apprendre.

— As-tu entendu dire que j’avais un fils ? demanda monsieur St-Georges.

— Oui, on me l’a dit.

— Est-ce qu’on t’a dit la cause de son absence ? Réponds-moi sans détour !

— On m’a dit qu’il quitta la banque à la suite d’un vol considérable là où il se trouvait en charge. J’ignorais que ce fut à Rexville. On m’a dit que rien ne fut prouvé contre lui : c’est tout !

— Ta version est correcte… mais ce que l’on ne sait pas, c’est que dans un moment de faiblesse, d’orgueil froissé, j’ai douté de mon fils… et je l’ai perdu… !

— Perdu ! Est-ce que ?…

— Non ! Pas ce que tu crois ! Mais Pierre portait en lui l’orgueil des St-Georges, de plus, je le vois bien aujourd’hui, il ressentait la fierté d’une conscience sans reproche !… Il nous a regardés sa mère et moi, qui avions douté de lui… Ah ! Jamais je n’oublierai ce regard… et la pâleur de son visage ! Puis, il nous dit d’une voix creuse : — C’est bien ! Puisque vous doutez de mon honneur, je pars ! Vous n’avez plus de fils ! — Et sans un adieu il quitta la maison ! La pendule marquait alors dix heures du soir… sa mère et moi, ne croyant pas à un véritable départ puisque, n’ayant pas de position, il devait, pour quelque temps demeurer avec nous, n’avons rien dit pour le retenir. Voyant qu’il ne rentrait pas ce soir là, nous crûmes à une absence momentanée. Au bout de quelques jours, je pris des informations… personne ne semblait l’avoir vu. Je me reprochai cruellement mon attitude… J’aurais dû, au contraire, encourager ce pauvre enfant et l’aider à rechercher les coupables ! Hélas ! Silence complet sur son sort depuis ce temps ! Je lui envoyai par les journaux des messages d’affection et de confiance… Je m’informai dans tous les camps militaires, dans la police montée de l’ouest, partout ! Je n’ai jamais cessé mes demandes d’information… Pendant mon séjour en Europe, j’ai mis des annonces dans les quotidiens de Londres, de Paris, de Bruxelles… j’ai fait des perquisitions dans nos commissariats, je me suis procuré des listes sans fin de passagers sur les paquebots des différentes lignes trans-atlantiques… il y a cinq ans qu’il est parti, et je n’ai jamais eu le plus petit indice qui puisse m’aider dans mes recherches… !

Le banquier s’arrêta ému, énervé… Après un instant de silence, il continua :

— C’est à Rexville que la chose s’est passée. Le gardien de nuit, ligoté et chloroformé est mort des suites de l’attentat. Cet homme ayant une maladie de cœur ne put surmonter l’effet du chloroforme… il n’a plus jamais parlé !

— On m’a dit que Rexville, ce n’est pas vraiment une ville, que c’est presqu’un village !

— C’est vrai ; mais il vient souvent des dépôts considérables à la banque. Il y a des centres miniers assez rapprochés et il se transige souvent à Rexville des affaires qui amènent des dépôts importants… Je te dis ceci, Jacques, pour te rendre vigilant… Tu es jeune ! Méfie-toi de tous les gens que tu ne connais pas et sois d’une prudence presqu’exagérée !

— Je vous remercie, monsieur St-Georges, dit le jeune homme, de la confiance que vous me témoignez en me parlant de ce drame de famille. Je vous remercie aussi du conseil que je suivrai à la lettre ! De plus, si je venais à découvrir la moindre indication qui puisse vous aider, je vous en avertirai immédiatement !

— J’y compte, mon ami ! Quand pars-tu ?

— Demain. Puis-je aller dire adieu à ces dames ?

— Certainement. Bon voyage, Jacques. Je n’ai pas à te demander la discrétion sur ce que je viens de te dire !

— C’est entendu, dit-il, je n’en desserrerai pas les dents !

Jacques entra alors au salon, où il trouva Claire, Marthe, Luigi et un groupe d’amis.

Le lendemain, il partait pour Rexville. Le même jour, André Laurent, revenant d’Europe, arrivait à Montréal.




XV




LE matin du samedi où Marthe devait dîner chez les Defoye, elle reçut de Bellerive une lettre de l’abbé Sylvestre, lui disant que sa bonne Marcelline venait d’être bien malade et parlait souvent de son grand désir de la revoir.

Marthe s’émut à la pensée de la maladie de cette fidèle servante de sa famille et après s’être informée de l’heure des trains, elle résolut de partir ce jour là par le premier convoi pour revenir le dimanche soir. Elle appela Irène au téléphone et le lui dit.

— Et mon dîner, ce soir ? dit celle-ci.

— Remplace-moi par Claire. Tu comprends, je ne puis abandonner ma pauvre Nini.

— Je comprends, fit Irène. Mais si je te remplace par Claire, il va falloir avoir Luigi et canceller André !

— Ou bien laisser Luigi de côté pour cette fois ! suggéra Marthe.

— Je dirai à maman d’en avoir soin, reprit Irène, il ne s’en plaindra pas ! J’aime bien mieux André que lui !

— Alors, à lundi ! Veux-tu expliquer mon départ à André ?

— Sans faute !

— Merci. Le petit Dan va bien ?

— Très bien, merci, le petit Dan et le grand !

— Tant mieux, au revoir !

Marthe mit les quelques petites choses qu’elle apportait dans un nécessaire de voyage, et vingt minutes plus tard, un taxi la déposait gare Bonaventure.

La jeune fille retournait pour la première fois à Bellerive depuis son départ avec Jacques de la maison de ses parents. Ce fut avec une émotion véritable qu’elle revit le cadre familier de ce paysage de septembre, entrevu, la dernière fois à travers ses larmes… le clocher de la petite église se détachant sur l’horizon, les maisonnettes blanches, les champs de grain doré, les pommiers couverts de fruits, les jardins riches de légumes et de fleurs d’automne ; la jolie rivière qui coulait au milieu de la vallée fertile, semblant presque trop petite pour le gros pont de fer qui la traversait… et dans le lointain, les collines vertes et les grands bois sombres dont la gelée allait bientôt rougir la verdure…

Personne ne l’attendait lorqu’elle descendit du train sur la plateforme de la petite gare.

— Voiture, mam’zelle ? Elle se retourna :

— Tiens, bonjour Ti-Jos ! Comme te voilà grand ! Me reconnais-tu ?

— Oui, mam’zelle Marthe. Vous avez changé à plein, vous itou !

— Tu trouves ? Quel âge as-tu maintenant ?

— J’ai seize ans, mam’zelle.

— Et tu mènes la voiture pour ton père ?

— On a un auto à c’t’heure. J’su’s chauffeur. L’père est souvent malade.

— Et ta mère, tes sœurs ?

— Sa mère est gaillarde, les grand’filles sont engagées dans les factries, mais Marie va venir s’promener ben vite.

— Vas-tu encore aux fraises, Ti-Jos ?

— Non. À c’t’heure j’ai pas l’temps, mais les p’tites y vont encore ! Ousse que vous allez, mam’zelle ?

— Chez Marcelline Lambert, tu sais où ?

— Oui, aras l’église. Alle est ben chétive qu’on dit, ajouta le jeune chauffeur en s’installant au volant.

L’auto partit. Marthe ne pouvait plus parler… elle allait passer devant la maison paternelle… La propriété vendue, il fut possible de payer la solde des dettes, mais rien ne resta pour les enfants du docteur Beauvais. Marthe ne demanda pas de détails. Le nom de l’acquéreur qu’elle lut dans l’acte de vente ne lui disait rien.

Le village de Bellerive parut clair et riant aux yeux de la fille du médecin lorsqu’elle le revit ainsi après deux ans d’absence. Quand l’auto passa devant le vieux home de son enfance elle regarda, étonnée, le cœur gros… La maison semblait fermée, mais la propriété entretenue, en bon ordre… rien n’y paraissait changé…

— Qui reste là maintenant ? questionna-t-elle.

— Personne, dit le chauffeur sans se retourner, c’est barré !

L’auto traversa le pont et s’arrêta bientôt. Ti-Jos reçut avec un sourire content les pièces que lui tendait Marthe et lui indiqua une petite maison à deux pas.

Marthe frappa et entra. Une femme pâle et maigre, à cheveux gris lissés en bandeaux, se berçait doucement dans une grande chaise près d’un ancien poële à deux ponts qui chauffait la pièce.

Elle leva les yeux… Marthe la regarda et sourit…

— Jour du ciel ! Si c’est pas mam’zelle Marthe, c’t’enfant, que j’su’s donc contente d’là voir ! s’écria Marcelline tout d’une haleine, tandis que Marthe se jetait dans ses bras et l’embrassait avec affection. — Otez vite vot’  chapeau, continua-t-elle, que j’vous voye comme y faut ! — et comme Marthe se décoiffait : — Ben, ma foé, que vous v’la belle à demeure !

— Et toi, Nini, es-tu mieux, toujours ?

— Oui, j’su’s mieux, mais pas forte à plein. J’ai été près d’avoir une pomonie, mais l’docteur m’a ben soignée !

— Noël ?

— Oui. Y sait-y vot’arrivée ?

— Non, personne ne le sait. Je m’ennuyais de toi et je voulais te voir ! dit Marthe, ne voulant pas l’effrayer en lui parlant de la lettre du curé ?

— M’sieur Jacques est pas venu ?

— Non. Jacques, tu sais, est dans une banque. Il n’est plus à Montréal. Il est loin d’ici, à une place appelée Rexville.

— J’m r’mets à c’t’heure, l’docteur m’a dit qu’y avait lu ça su une lett’. Mais vous devez et’e fatiguée de vot’ voyage ?

— Un peu… est-ce que tu pourrais me garder ici pour une nuit ?

— C’est pas ben riche mais j’ai une p’tite chamb’e prop’e, si vous trouvez que ça peut faire ? C’est pas beau comme cheu vous ni « swell » comme à Mo’tréal ! V’nez voir !

Elle se leva lentement et ouvrit une porte. Marthe vit une petite chambre avec une couchette en bois recouverte d’un couvre-pieds à carreaux de couleurs diverses, une chaise de paille, et un petit lave-mains avec un bassin de granit. Une catalogne rayée ornait le plancher. Un court rideau de coton blanc, bien empesé, masquait la toute petite fenêtre. Un rameau de sapin séché, fixé au mur, surmontait un petit miroir à cadre de bois, où Marthe se vit avec une figure drôle et longue. Marcelline essuya le miroir avec un coin de son tablier pour y enlever une poussière imaginaire… tout reluisait de propreté.

— Je serai bien, bien, ici, Nini et je suis contente de rester chez toi ! Ça ne te fatiguera pas ?

— Ben mé ! Moé qui su’s contente à plein ! J’vas vous faire des bonnes crêpes pour souper, pareilles à ceusses que vous aimiez en premier !

Pour Marcelline, les choses du passé, c’était invariablement « en premier ». Marthe défit alors son petit bagage et sortit pour sa bonne une grand châle de laine, un fichu de soie grise et un chapelet à grains blancs. Marcelline, surprise et contente, ne se lassait pas de les admirer.

— Je t’ai rapporté ça de mon grand voyage, dit la jeune fille. Le chapelet a été béni par notre Saint Père le pape !

Lorsque Marthe eut un peu rafraîchi sa toilette, elle sortit pour se rendre au cimetière et à l’église.

Le cimetière de Bellerive ressemblait à la plupart des autres cimetières de campagne. Marqué au centre d’une grande croix noire et entouré d’une palissade de bois blanchi. On y entrait par de grandes portes-barrières peintes en noir ; des allées assez bien entretenues, bordées de petits lots, les uns cultivés, les autres à l’abandon, quelques uns avec une croix de granit ou un monument, d’autres ornés d’une simple croix de pensées ou d’un carré de géraniums.

Dans le montant reçu pour la vente de la propriété, on put garder de quoi marquer d’une pierre tombale le lieu de repos des parents de Jacques et Marthe. Cette dernière connaissait l’endroit pour être venue y prier plusieurs fois avant son départ pour Montréal. Au tournant d’une allée, elle reconnut le petit enclos… elle lut l’inscription sur la pierre :


« Henri Beauvais de Choiseul M. D., 52 ans.

Madeleine Cartier, son épouse, 46 ans.
Août 1924

R. I. P. »


Elle se mit à genoux. Pauvres parents, se disait-elle, à travers ses larmes, pouvaient-ils la voir, la protéger ? Elle, si seule pour lutter contre la vie, contre la tentation des richesses, contre son propre cœur…

Après avoir prié, elle examina le terrain et le vit bien soigné et ratissé, et elle découvrit, près de la pierre, une gerbe de fleurs fraiches….

Quittant le cimetière, elle se rendit à l’église où elle entra. Là, son enfance se dressa devant elle. Que de fois, toute petite, elle y venait avec sa mère, et plus tard pendant ses vacances elle y entrait souvent. Elle se revoyait avec son père, à la messe du dimanche, le docteur droit, correct et priant sans ostentation… Quels catholiques ils furent toujours lui et sa mère ! Jacques restait croyant comme eux et quelle sauvegarde pour lui ! Dans le groupe d’amis qu’elle fréquentait, elle ne retrouvait pas cette foi, quoique la plupart fussent des catholiques. Irène seule lui semblait très sincère dans ses convictions religieuses.

Lorsque la jeune fille sortit de l’église, sa prière ou plutôt son ressouvenir du passé la remuait profondément… En esprit, elle revoyait les chers disparus guidant ses pas d’enfant vers ce même sanctuaire et s’agenouillant auprès d’elle pour prier…

Marthe arrêta ensuite au presbytère où le curé lui fit un accueil affectueux et paternel. Il voulut la retenir à souper, mais elle craignait de blesser Marcelline qui l’attendait.

— Je l’ai trouvée bien vieillie et très faible ! dit-elle au curé.

— Oui, la pauvre ! Noël la trouve malade ! Parlant de Noël, l’avez-vous vu ?

— Non, pas encore… monsieur le curé, puis-je lui téléphoner ?

— Sans doute ! Ici, tiens, dans le passage… je vais l’appeler ! « Allô… le docteur Lefranc est-il là ?… Oui… S’il vous plait… » Parlez-lui, le voici ! dit-il à Marthe en lui donnant l’acoustique.

— Docteur Lefranc ?… Bonjour Noël !… Vous ne savez pas qui… Mais oui, c’est moi… chez Nini… Non, je vous parle du presbytère… Oui, vous pourrez venir ce soir… Pas les heures de Paris… Très bien, oui, merci… À ce soir alors !

— Il va venir me voir chez Marcelline ce soir, dit Marthe au curé. Ce bon Noël ! Je ne l’ai vu qu’une fois depuis son retour d’Europe.

— Il paraît très satisfait de s’être établi ici ; il a déjà une belle clientèle, dit celui-ci, et il se monte, peu à peu une bonne bibliothèque… c’est un chercheur !

— Il y a beaucoup étudié à Paris… Oh, monsieur le curé, quel voyage ravissant j’ai fait l’an dernier ! Ce que je vous en ai écrit ce n’est rien, rien auprès de la réalité !

— Il faudra venir m’en parler, chère enfant. Je veux aussi vous parler de Jacques. Nous restez-vous quelques jours ?

— Non, je pars demain soir… à cause de mon bureau ! ajouta-t-elle avec un soupir.

— Alors venez dîner au presbytère demain midi, et ensuite je vous amène dans mon bureau pour une bonne longue causerie !

— Je viendrai avec plaisir, monsieur le curé. Depuis si longtemps… depuis les terribles jours d’il y a deux ans, je vous ai si peu vu !

— Alors, à demain ma petite, dit-il, en la reconduisant à la porte.


XVI




QUEL bon souper Marthe prit ce soir là ! Sa bonne d’autrefois lui dressa un couvert sur une toute petite table recouverte d’une serviette de toile blanche, sur laquelle furent placés une assiette une tasse et une soucoupe de faïence bleue. Comme mets : des tartines de pain de ménage, des crêpes chaudes arrosées de sirop d’érable doré, du beurre frais, du thé comme Nini seule savait en faire !

— Dieu que c’est bon ! dit Marthe, Tu ne sais pas comme c’est un régal ! Mais toi, as-tu soupé ?

— M’sieur Noël veut pas que j’mange l’soir ! dit Marcelline, une tasse de lait ben chaud, avec un p’tit biscuit, pas plusse !

— C’est sans doute plus prudent, tu te reprendras quand tu seras bien !

— J’cré ben jamais êt’e forte comme en premier, mais l’bon Dieu f’ra comme y voudra ! ajouta-t-elle avec soumission.

Lorsque tout fut rangé, Marthe s’assit pour causer un peu, en attendant l’arrivée de Noël.

— Quel âge que vous avez, à c’t’heure, mam’zelle Marthe ?

— Vingt-deux ans, Nini… bientôt vingt-trois !

— Pi des cavaliers, vous devez en avoir ben manque ?

— Pas tant que ça ! J’ai bien des amis, mais des cavaliers pour vrai, je n’en ai qu’un… et encore…

— Un c’est plus dangereux que plusieurs… Y est y ben riche ?

— Oui, on le dit.

— Y est y bon garçon… pas coureu ?

— Je crois bien, dit Marthe en riant, je ne me suis jamais renseignée là-dessus !

— Renseignée… renseignée grommela Marcelline, faut toujou’s savoir ça ! On connaît pas l’crapaud à l’voir sauter ! Y est y beau garçon ?

— Pour ça oui, c’est un très bel homme.

— Et vous allez vous marier ben vite ?

— Non, je n’ai pas dit que je me marierais… Je ne suis pas pressée… Je vais faire une vieille fille comme toi, Nini !

— Faut pas faire ça ! dit celle-ci, la prenant au sérieux, ça fait tant qu’on est jeune, mais quand on vieillit c’est triste d’et’e tout seule. Mariez-vous pour avoir vot’ maison vot’ homme, pi des p’tits enfants !… M’sieur Jacques, lui, y a-t-y des blondes ?

— Des douzaines de blondes ! Mais il faut qu’il fasse fortune avant de se marier !

— Oui, dit la vieille femme, ça coûte si cher de vivre !

À ce moment on entendit frapper à la porte et Noël entra.

Marthe lui sourit, vraiment heureuse de le revoir ! Elle le regarda et lui trouva bonne mine. Sa haute taille, ses épaules d’athlète, ses cheveux coupés très ras, sa figure brunie par le soleil, ses yeux d’un bleu sombre, la toute petite moustache qui ombrageait sa lèvre, ses dents blanches et régulières… tout cela faisait un physique très remarquable et attrayant. Vêtu d’un complet gris, décoiffé, il tenait entre ses doigts une cigarette fumante et regardait Marthe, lui aussi, le sourire aux lèvres.

« Quelle joie de la revoir », pensa Noël, — Mais sans le lui dire, il s’informa :

— Vous êtes toujours bien Marthe ? Les longues veilles et le lever matinal ne semblent pas vous fatiguer !

— Comme vous voyez ! Et vous ? Je vous trouve une mine superbe ! N’est-ce pas Nini, qu’il est chic notre docteur Lefranc ?

— Oui, dit Marcelline, y est toujou’s swell not’ docteur ! Moé, j’l’ai vu, pas plus haut qu’un’ talle de rhubarbe, y a toujou’s été smatte à plein !

— Vous, Marcelline, dit Noël, vous m’avez toujours gâté !

— Quiens ! J’m doutais q’vous seriez un grand docteur, pi q’j’s’rais malade, pi q’vous m’soigneriez !

— Et que je vous dirais de vous coucher de bonne heure et de ne pas rester à veiller avec les jeunes filles de la ville, hein ? dit Noël.

— Bon, bon, j’vas m’coucher ! Mais j’peux toujou’s pas laisser des jeunesses comme vous aut’ tous seux !

— Tu sais, Nini, dit Marthe, il fait bien beau et je veux aller faire un petit tour dans le village. Tu sais aussi que je pars demain à cinq heures ; le midi je dîne au presbytère et si je veux, à mon retour de là, rester un peu avec toi, il faut que je fasse ma promenade ce soir ! Noël va m’accompagner. Couche-toi sans crainte ; au retour je laisserai « c’te jeunesse » à la porte !

— Comme ça, ça peut faire, dit Marcelline.

Marthe alla chercher son chapeau et prit un léger manteau sur son bras.

— À tantôt, Nini, dit-elle. J’irai te dire bonsoir et je ne serai pas tard !

— C’est bon, chère, dit celle-ci. Bonsoir m’sieur Noël.

— Bonsoir, Marcelline, dit le jeune docteur. N’oubliez pas le remède que vous devez prendre en vous couchant.

Les deux jeunes gens sortirent tandis que la convalescente se retirait pour la nuit.




XVII




JE trouve ma pauvre bonne terriblement vieillie, dit Marthe, lorsque la porte fut refermée ; quel âge peut-elle avoir ? Le savez-vous ?

— Elle n’est pas âgée, cinquante six ou sept, tout au plus.

Marthe le regarda étonnée :

— Cinquante-six ou sept, vous dites ! Mais on lui donnerait soixante-dix ans ! Elle serait donc à peine plus âgée que madame St-Georges ! Ce ne semble pas possible !

Elles n’ont pas eu la même vie, dit Noël avec un sourire… leur physique n’a pas eu les mêmes soins. Nini n’a jamais visité les salons de beauté !

— Les salons de beauté n’y font rien, dit Marthe ; pensez à maman ; à quarante-six ans, si belle, si jeune encore… sans le secours de l’art !

— Oh votre mère, on ne peut pas la comparer ! dit Noël avec conviction ; quelle distinction ! Quelle vraie beauté de traits et quel charme ! Vous, Marthe, vous êtes très belle, mais pas aussi belle que votre mère !

— Noël voilà le plus délicieux compliment qu’on m’ait jamais adressé ! Oui, chère maman, elle incarnait la beauté, la bonté et la douceur !

À mesure qu’ils avançaient dans le village, Marthe échangeait des saluts et des poignées de main avec de nombreuses connaissances. Chacun voulait lui dire un mot et s’informer de Jacques, et la jeune fille, contente de revoir toutes ces figures familières trouvait un mot aimable pour chacun. Lorsqu’ils passèrent devant le vieux home perdu, elle s’arrêta et regarda longuement.

— Aimeriez-vous à entrer et faire le tour du jardin, de la véranda ?

— Je n’oserais pas… c’aurait l’air étrange si le propriétaire arrivait !

— Il n’habite pas la maison, et d’ailleurs, je suis sûr qu’il trouverait fort naturel ce désir de votre part.

— Vous croyez ? Alors entrons ! Combien je lui suis reconnaissante à cet inconnu de n’avoir tout abîmé !

Noël ne parlait pas ; il tenait le bras de Marthe et ils marchaient tous deux dans les allées désertes parmi les arbustes et les parterres où fleurissaient encore quelques tardives plantes d’automne.

En passant près des lilas dont la floraison de juin parfumait jadis sa chambre de jeune fille, elle s’arrêta :

— Comme ils ont grandi ! dit-elle en les désignant à Noël. Voyez, les branches ont presqu’atteint ma fenêtre !

— Oui, on pourrait de là, lorsque les lilas sont en fleurs, en cueillir un bouquet.

— De ma fenêtre actuelle, dit Marthe, un peu amèrement, je n’aperçois qu’une porte de garage, une cour, un escalier de bois et des cordes où l’on suspend le linge ! L’air qu’on y respire embaume plutôt la gazoline que les fleurs !

— Vous n’y resterez pas éternellement !… Allons nous asseoir, voulez-vous, sur les marches de la galerie et vous allez me donner des nouvelles de Jacques et de tous les amis de Paris !

Ils s’installèrent sur les marches vis-à-vis la fenêtre de la bibliothèque du docteur Beauvais. Les stores baissés empêchaient de voir à l’intérieur.

— Cigarette ? dit Noël, en lui tendant son étui.

— Merci, non, pas ce soir… puis, regardant sa montre : pas encore huit heures ! Le dîner d’Irène est à peine commencé !

— Vous dîniez là, ce soir ?

— Oui, avec quelques amis. C’est une lettre de l’abbé Sylvestre me parlant de la maladie de Nini qui m’a fait venir… Noël, vous savez qu’André Laurent est revenu ?

— Oui, je n’en ai pas été surpris… il devait revenir, et plus que jamais depuis votre voyage.

— Que pensez-vous d’André maintenant que vous le connaissez mieux ?

— Un charmant compagnon, généreux, large, courtois…

— Des qualités seulement… pas de défauts ?

— Oh, des défauts, qui n’en a pas ? Ce serait affreusement ennuyeux des gens sans défauts !

— Ne plaisantez pas, je tiens à savoir le fond de votre pensée… mon bonheur en dépend peut-être…

— Dans ce cas, dit Noël sérieusement, je vais vous parler franchement. Je ne retire rien du bon que je vous ai dit d’André Laurent, je pourrais y ajouter encore bien des bonnes qualités que vous connaissez sans doute…

— Alors…

— Mais voici : André Laurent n’a aucune conviction religieuse et malgré ses qualités il a un fonds d’égoïsme qui le rend aveugle quand il s’agit des opinions d’autrui !

— Quel sens donnez-vous à ça, Noël ?

— Celui-ci, dit Noël, avec douceur, en lui prenant la main : André désire de tout son cœur une solution à sa position actuelle. Il croit que si vous l’épousiez il vous comblerait tellement que vos convictions à vous finiraient par s’émousser, par s’endormir et que vous pourriez être heureuse avec lui, parce que lui serait heureux !

— Il m’aime donc vraiment ?

— Il vous aime éperdument et avec un égoïsme incalculable !

— Vous savez donc…

— Oui. Un soir, à Paris, il m’a parlé de son futur divorce. Il m’a dit que vous le saviez, qu’il vous l’avait appris lui-même.

— C’est vrai. Il a été droit et loyal toujours !

— Oui, mais il ne considère pas que d’autres ont une loyauté à observer aussi, au sujet de leurs croyances… comme je vous l’ai dit, au fond, c’est l’égoïsme !

— L’amour n’est-il pas toujours égoïste, chez l’homme ?

— Pas toujours… André vous aime, il veut vous épouser que ce soit ou non votre bonheur futur !

— Il paraît pourtant bien anxieux de me rendre heureuse !

— Le seriez-vous ?

— Je ne le crois pas.

— Et moi, j’en suis convaincu ! Laissant de côté la question religieuse, André vous connait assez maintenant pour savoir que vous ne pourriez épouser un divorcé sans faire injure à la mémoire de vos parents… sans déchoir à vos propres yeux… et cependant, il cherche par tous les moyens possibles à vous ensorceler par ses attentions, ses cadeaux, ses sophismes… pourquoi ?

— Parce qu’il m’aime ! dit Marthe à voix basse.

— Oui, reprit gravement Noël, mais son amour est d’un égoïsme infernal ! Ce mariage vers lequel il veut vous conduire, il sait fort bien que ce n’en serait pas un pour vous !… Que l’union d’une catholique avec un divorcé c’est pour elle une déchéance morale, presqu’une apostasie… et cependant, il insiste… Rien ne peut l’arrêter, il vous veut, il vous aura à tout prix ! Il me l’a avoué lui-même !

— Que lui avez-vous dit, Noël ?

— Demandez-le lui, dit le jeune homme gravement. Je le crois trop honorable pour ne pas vous répéter mes paroles, si vous le questionnez !

Marthe resta silencieuse, puis elle reprit :

— Connait-on le divorce d’André ?

— Je ne crois pas, du moins on ne m’en a jamais parlé. Ce n’est pas encore chose faite d’ailleurs, mais la demande a paru dans les journaux officiels.

— Jacques ne sait pas… il ne faut pas qu’il sache…

— Parlons en de ce cher Jacques. Comme il se révèle ce garçon là. Si jeune et déjà dans une position de confiance ! Il m’a promis de venir passer avec moi sa première vacance !

— Vous habitez votre maison ?

— Oui. Mes cousins m’en ont abandonné une partie qu’ils n’occupent pas. Je me suis aménagé un bureau, une salle d’attente et une chambre à coucher…… ça fait l’affaire pour le moment.

— Et vous avez beaucoup de malades ?

— Oui ; il y a un autre médecin mais j’ai un grand nombre des clients de votre père.

— Je suis contente de ça, dit la jeune fille. Il vous aimait beaucoup, pauvre père !

— Oui, dit Noël avec un accent ému, il m’en a donné la plus grande preuve ! Et vous, Marthe, vous avez toujours votre bureau ?

— Toujours, c’est pourquoi je pars tout de suite demain. Je vous reverrai ?

— J’irai vous conduire à la gare, si vous le permettez.

— C’est entendu, mais retournons maintenant, j’ai promis de ne pas rentrer tard. Je suis contente d’être entrée ici, dit-elle en se levant, quoique ç’a m’ait fait une peine atroce… À présent le mal se dissipe et je sens le calme reposant de mon cher vieux home !

Noël la ramena à la porte de Marcelline :

— Je viendrai vous chercher en bon temps demain pour le train de cinq heures, dit-il en lui serrant la main.




XVIII




MARTHE dormait profondément dans le moelleux lit de plumes de l’ancienne couchette, lorsqu’elle fut éveillée par le bruit de la porte qui s’ouvrait… La fidèle Marcelline venait comme autrefois, la réveiller en lui apportant son déjeuner.

— Pauvre Nini ! Tu as dû te fatiguer ! Je ne pensais pas être aussi paresseuse ! Je suis si mollement couchée dans ton bon lit de plumes !

— Vous avez ben dormi, toujou’s ?

— Oui, je crois bien ! Qu’est-ce que tu m’apportes là ? Ça sent bon !

— Pas grand chose : des p’tites toasses, un œuf de mes poules, du café au lait.

— Quel festin ! Pendant que je ferai honneur à tes bonnes choses assieds-toi là près de moi. C’est bien rare maintenant que je me fasse gâter comme ça !

— Vous vous levez matin pour déjeuner ?

— Je me lève peu après sept heures, je passe une robe de chambre et je me fricote un petit déjeuner sur un gril électrique que j’ai dans ma chambre !

— Jour du ciel ! À cause que vous allez pas déjeuner dans la salle ?

— Pour deux raisons : ça va plus vite et ça coûte moins cher !

— Vous pourriez pas aller à la même place que m’sieur Jacques pi rester avec lui, pi avoir une bonne pour vous servir ?

— Impossible, Nini, j’ai mon bureau… mais je pense que je fais mieux de me lever ! À quelle heure est la messe ?

— Neuf heures et demie.

— Et il est déjà neuf heures moins quart ! Je me lève ! Merci de ton bon déjeuner, j’ai mangé trois fois comme à Montréal !

Marthe savait que ses paroles faisaient plaisir à Marcelline, et de plus elle se sentait touchée de la délicatesse de cœur de cette dernière, qui la servait aujourd’hui, comme jadis dans la maison de ses parents !

Marcelline, encore convalescente, n’allait pas à l’église. Marthe partit seule, et arrivant un peu en retard, entendit la messe sur un banc de la sacristie. Pour éviter la foule, elle partit un instant avant la fin et prit, comme la veille, le chemin du cimetière. Elle y demeura quelque peu, puis revint vers le presbytère ; l’angelus tintait lorsqu’elle y arriva.

Après le dîner, pris en compagnie du curé et de ses deux vicaires et de la mère d’un de ceux-ci, en promenade à Bellerive, elle suivit l’abbé Sylvestre dans son bureau.

— Vous permettez ? dit celui-ci en bourrant sa pipe, vous savez que je suis un fumeur !

— Certainement, monsieur le curé… moi aussi je fume des cigarettes !

— Je ne vous en offrirai pas, ma chère enfant. Je n’ai jamais pu m’habituer à voir fumer les femmes !

— Je ne fume pas beaucoup, mais de temps en temps, après dîner, on fume une cigarette pour faire comme les autres !

— Il n’y a pas de mal à ça, mais pour moi, ça fait mal aux yeux… Mais dites-moi, comment vont vos affaires ? Quelles sont vos espérances ? En vieil ami de votre père, je vous porte ainsi qu’à Jacques un intérêt bien paternel et bien sincère !

— Monsieur l’abbé, je le sais et je vous en suis reconnaissante. Que de fois j’ai songé qu’un quart d’heure de causerie avec vous me ferait un bien immense ! Mais vous étiez loin… des lettres, on n’aime pas à y mettre ses doléances… et il y a tant de choses qui se disent plus facilement et mieux qu’elles ne s’écrivent !

— Maintenant, parlez-moi à cœur ouvert… Qui sait si l’occasion reviendra d’une longue causerie… Je suis vieux, Marthe. J’ai soixante-dix ans passés et ma santé n’est pas très bonne…

— Votre apparence est bonne dit Marthe avec douceur ; il me semble que vous n’avez pas changé, tel que je me souviens de vous étant toute petite… moi, j’ai changé, n’est-ce-pas ?

— Oui, Marthe… moins cependant, je crois, que vous ne le pensez vous-même… Les circonstances vous ont rendue indépendante !

— De caractère, de manière de vivre, mais pas de fortune hélas !

— Vous ambitionnez tellement la fortune ?

— Comment ne souhaiterais-je pas d’avoir ce qui est la clef de tout dans le monde ! Parce que je n’ai pas d’argent, je suis obligée de coudoyer des gens en dehors de ma sphère ; de me soumettre à des heures de travail, que ça me convienne ou non ; de sortir par tous les temps ; de loger dans une petite pension tout juste convenable ; d’économiser sur mes plaisirs et mes repas si je veux avoir une toilette nouvelle, de subir la promiscuité du tram à l’heure de la foule parce que je ne puis pas me payer un taxi…

— Vous avez cependant fait un bien beau voyage ! dit le vieux prêtre.

— Oui, ces trois mois ! Quel rêve ! C’est grâce aux St-Georges que j’ai pu faire ce voyage.

Marthe raconta les faits et dit comment le banquier intervint auprès de son chef de bureau.

— C’est bien cela, c’est d’un véritable ami ! Paul St-Georges est un homme impulsif, je le connais bien, il a parfois des mouvements qu’il doit regretter ensuite… Cependant, il est très bon, et Dieu le bénira sans doute de la manière la plus admirable ! C’est ainsi qu’il agit, le bon Dieu !

— Je pense que le bon Dieu ne m’aime plus beaucoup, moi, dit Marthe sourdement, si j’en juge par ce qu’il me donne depuis deux ans !

— Qui peut scruter ses desseins ? Il vous ménage peut-être quelque grand bonheur ? Qu’en savez-vous ?

— Ce que j’en sais ? Ceci ! C’est qu’il a mis sur ma route un homme qui réunit tout : fortune, naissance, éducation, charme, bonté… tout… tout… et qui m’aime et qui veut m’épouser…

— Et bien ! Et catholique ?

— Pas pratiquant.

— Ça peut revenir… Et vous ?

— Je crois bien que je l’aime… je n’en suis pas sûre, mais je le crois !

— Alors… je ne vois pas…

— Il est marié, et son divorce sera officiel dans quelques semaines !

Le curé s’était levé et marchait dans le bureau.

Son expression de bonté ne s’altérait pas. Il s’arrêta près de la jeune fille :

— Je comprends le terrible sacrifice, dit-il, mais je ne doute pas de ma petite Marthe !

— J’en doute moi-même ! dit celle-ci, je ne vois pas pourquoi je n’aurais pas le droit de prendre mon bonheur comme le reste des humains !

— Pensez-vous que ce serait le bonheur ?… Dites-moi, mon enfant, les circonstances de ce mariage qu’on est en train de vouloir rompre.

Marthe résuma au curé les évènements que lui avait racontés André.

— C’est triste ! C’est bien malheureux ! Ma chère enfant, je n’ai pas à vous redire là-dessus ce que vous savez comme moi. Tout ce que je puis vous exprimer c’est d’espérer que Dieu arrangera les choses… Jacques connaît-il ce jeune homme ?

— Oui, et il l’aime bien.

— Sait-il qu’il n’est plus libre ?

— Non, personne ne semble le savoir… la chose s’est passée à Chicago.

— Jacques a été transféré à Rexville n’est-ce pas ?

— Oui, et il semble très content. Mais le temps passe et je pars à cinq heures ! Il faut que je vous quitte, monsieur le curé, et je n’ai pas eu le temps de vous parler de mon voyage !

— Nous trouverons le temps d’en parler une autre fois, mais promettez-moi de prier beaucoup. mon enfant, pour avoir, sans trop souffrir, la force de vous montrer ferme !

— Je ne prie presque plus ! dit Marthe en détournant la tête.

— Vous avez si peu de temps, dit le curé avec indulgence, puis, il n’est pas nécessaire de faire de longues prières, un cri du cœur vers le bon Dieu, quand on se sent faible et meurtri, une aspiration et avec celà le devoir accompli, n’est-ce pas agir suivant l’esprit de Dieu ?

— Je veux vivre, monsieur l’abbé, je ne veux pas végéter toute ma vie dans un bureau ! Je n’ai jamais avoué à qui que ce soit ce que je souffre moralement… mais il y a des moments où le désespoir m’affole… me pousse vers la liberté… que je veux à tout prix, et que j’entrevois si belle…

— Marthe, écoutez-moi ! Un mot seulement… Cet homme dit qu’il vous aime ?

— Oui.

— Il vous sait catholique ?

— Oui, je lui ai dit que pour moi, le divorce n’existait pas !

— Alors, s’il vous aime vraiment… honorablement… il n’insistera pas, il ne voudra pas votre malheur certain… et s’il insiste… c’est qu’il vous veut… vous désire… mais il ne vous aime pas !

Le curé avait parlé avec force et Marthe eut le cœur gros…

— C’est dur, monsieur le curé, ce que vous dites là !

— Non, mon enfant, dit-il, en reprenant sa bonne intonation de douceur, ce n’est pas dur, ce n’est que la vérité… mais, je ne crains pas, je sais que la fille de votre mère, une sainte, que la fille d’Henri Beauvais, un croyant, ne sera jamais parjure à sa foi ! J’en suis tellement sûr, qu’en leur nom et au nom du bon Dieu je vous bénis, ma petite Marthe ! Et comme elle se levait, il traça sur son front le signe de la croix.




XIX




JACQUES Beauvais, lors de son arrivée à Rexville, fut très bien reçu par monsieur Rivard le gérant de la banque.

Celui-ci occupait avec sa famille le logement y attenant, et il conseilla au jeune comptable de loger à l’hôtel.

— Je vous y ai retenu une chambre, dit-il, installez-vous là pour commencer et si ça ne vous plaît pas, vous changerez plus tard.

Jacques se trouva si bien dans sa grande chambre ensoleillée qu’il décida d’y rester et de prendre aussi ses repas à l’hôtel, la table y étant assez bonne et les voyageurs, à ce moment, peu nombreux.

Le factotum général, portier, valet de chambre, garçon de table messager, etc., était un Irlandais du nom de Tom Libbey, un homme assez âgé, et de bizarre apparence : une tête rousse qui commençait à grisonner, une barbe ordinairement inculte, un nez rubicond à larges narines, la peau sillonnée de rides et des petits yeux gris vifs et intelligents. Le caractère, ordinairement assez bon de l’Irlandais, se compliquait d’un malheureux défaut : Tom aimait trop la bouteille ! On ne pouvait le dire ivrogne d’habitude, pour s’enivrer tous les jours, mais il faisait des crises d’ivrognerie et passait parfois toute une semaine entre deux vins ! C’est alors que le service de l’hôtel, jamais parfait, devenait absolument nul.

À chaque nouvelle fête, le patron menaçait Tom de renvoi… mais il montrait tant de regret de ses mauvais coups… et ce domestique, on le payait si peu cher… on finissait toujours par le garder.

À la banque, le personnel peu nombreux, se composait du gérant, du comptable, de deux commis et d’une sténographe.

Cette dernière, une jeune fille qui semblait à peu près de l’âge de Marthe, attira tout de suite l’attention de Jacques par son air de distinction et sa discrète élégance. Elle s’appelait Geneviève Aumont et vivait avec sa mère dans une vieille maison, un peu délabrée, propriété de sa famille depuis bien des années et que l’on appelait toujours « le manoir ».

Geneviève plaisait d’abord par un physique charmant ; très jolie, très blonde, avec des traits aquilins, des yeux grands et bleus dont l’air de bonté se confirmait par l’expression souriante de la bouche, mais le menton fortement accusé, dénotait une grande fermeté de caractère.

Jacques, lorsqu’il la connut mieux, allait souvent causer avec elle sous les arbres de leur pelouse. Il fit la connaissance de madame Aumont dont la grâce accueillante et les manières exquises lui rappelaient un peu sa propre mère.

Avec ces nouvelles amies, il put causer de Marthe, de son village natal, du terrible accident qui les rendit orphelins et de leur départ de Bellerive, deux ans auparavant.

Geneviève ne sortait que peu avec les jeunes filles de Rexville, et ne semblait pas avoir de prétendants, ni d’amis parmi la jeunesse masculine. Très attirante cependant, se disait Jacques, avec ses cheveux blonds qui moussaient et lui faisaient presqu’une auréole lorsqu’elle enlevait son chapeau… Spirituelle aussi, adroite, véritable petite athlète pour les sports, excellente joueuse de tennis et bonne nageuse !

Tous ces attraits, Jacques les découvrit peu à peu, mais il ne tarda pas à remarquer chez elle une fréquente expression de tristesse. Il en parla un jour à monsieur Rivard :

— Je crois en savoir la raison, dit celui-ci, elle a été fiancée au jeune St-Georges, le gérant ici, avant moi, il y a cinq ans.

— Où est-il maintenant ? demanda Jacques.

— Je n’en sais rien et il paraît que la famille n’en sait rien non plus.

Un soir, deux mois après son arrivée à Rexville, Jacques passa la soirée chez le gérant.

Dans le cours de la conversation, le nom de Geneviève ayant été prononcé, monsieur Rivard se mit à parler de Pierre St-Georges et du vol à la banque de l’endroit.

Jacques espérant découvrir quelque renseignement à ce sujet, questionna un peu sans paraître indiscret.

— N’a-t-on jamais rien découvert ? Pierre St-Georges n’étant pas coupable, qui donc aurait volé ?

— J’ai toujours pensé, dit le gérant, qu’il devait y avoir plus d’un voleur et que la nuit favorisa leur fuite.

— Cela s’est donc fait la nuit ?

— Oui, une nuit sombre de novembre. Les St-Georges, venus de Montréal pour voir leur fils, descendirent à l’hôtel. Pierre demeurait ici. Il n’a pas voulu rester avec eux pour la nuit, il est revenu ici pour se coucher.

— Et c’est cette nuit là… ?

— Oui ; le gardien ligoté et chloroformé fut trouvé sans connaissance, le coffre-fort ouvert, les valeurs et les billets de banque partis !

— La somme volée fut considérable ?

— Oui, une transaction énorme venait d’être signée à propos des mines de Goldentown[4]. Des dépôts très importants furent faits pour rencontrer des chèques dans cette affaire.

— Mais Pierre St-Georges ne fut pour rien dans le vol !

— De cela je suis convaincu, mais les circonstances ont semblé contre lui !

— Comment ça ?

— D’abord, il aurait eu besoin d’argent à ce moment là. Son père venait de payer pour lui des dettes de bourse… il spéculait, dans le temps et la fortune de Paul St-Georges se trouvait alors un peu ébréchée, c’est surtout depuis quatre ans qu’il a augmenté sa fortune ; mais pour revenir à Pierre, une petite liasse de valeurs fut trouvée en sa possession et on a blâmé son refus de passer la nuit à l’hôtel, avec ses parents.

— Quelle explication a-t-il donnée pour les valeurs ?

— Une très plausible, et qui a été confirmée par le témoignage de la sténographe de la banque, précisément la sténo actuelle, mademoiselle Aumont. Des dépôts importants furent faits dans la matinée, un certain monsieur revint faire un autre dépôt très peu de temps avant la fermeture de la banque. Le comptable apporta certaines de ces valeurs au jeune St-Georges qui les trouva correctes et les réunit en liasse pour les déposer dans la voûte tandis que le comptable retournait vers le client. À ce moment, la sténo entra dans le bureau en disant : « Je viens de téléphoner, comme vous me l’aviez dit, le train sera ici dans dix minutes ».

— Tonnerre ! je n’ai pas une minute à perdre, s’est écrié St-Georges et prenant son chapeau, il sortit mettant par inadvertance, la petite liasse de valeurs dans sa poche !

— Pauvre diable ! Je comprends la terrible apparence, dit Jacques.

— Il s’en est souvenu lui-même et de plus Geneviève Aumont s’est rappelée l’avoir vu et l’a déclaré comme lui. Il a dit à l’enquête (car ça n’a pas été jusqu’à un procès,) qu’il ne songea aux valeurs qu’en se déshabillant, vers minuit, lorsqu’il vida ses poches. S’accusant de négligence, il se rhabilla pour aller porter ces valeurs dans la voûte. Il descendit. ouvrit la lumière à l’intérieur de la banque, vit le gardien étendu sans mouvement, un mouchoir sur la figure, le coffre-fort ouvert, les valeurs, l’argent… tout parti !

— Le gardien est mort tout de suite alors ?

— Non, mais n’a jamais recouvré connaissance ; il est mort quelques heures plus tard.

— Mais ce linge, ce mouchoir sur la figure…

— Ce mouchoir, imbibé de chloroforme portait la marque P. St-G. Pierre a dit d’ailleurs que ce mouchoir lui appartenait…

— Quelle pièce de conviction ! A-t-il pu expliquer ?

— La seule explication possible, a-t-il dit à l’enquête, c’est que le voleur l’aurait pris dans la poche d’un habit de bureau suspendu à un clou au mur de la pièce.

— En effet, ce devait être ça, mais je comprends maintenant quel terrible enchaînement de circonstances ! L’enquête l’a entièrement exonéré, n’est-ce pas ?

— Oui, tout ce qu’il a dit et expliqué ayant été prouvé en partie par le témoignage de la sténo. Tout de même on lui a demandé sa résignation, bien que son père fut le gérant général.

— Je comprends l’humiliation et le chagrin du père… et aucune trace du coupable ?

— Aucune. Je vous ai raconté ces choses, mon jeune ami, parce que ces faits concernent notre succursale. D’ailleurs, les journaux dans le temps, ont tout raconté.

— Mais Geneviève Aumont ? La fiancée de Pierre, m’avez-vous dit ?

— Pas à ce moment, mais ils s’aimaient ces deux-là et avant de quitter Rexville, après l’enquête, il lui a dit, en la remerciant de son chaleureux témoignage :

— Je vous aime tant, Geneviève ! J’aurais tant voulu vous épouser et c’est devenu impossible !

— Pourquoi impossible ? aurait-elle répondu, rien n’est changé !

— Tout est changé ! Si un jour je découvre le coupable, alors seulement, je viendrai vous réclamer !

— Alors, Pierre, je me considère désormais comme votre fiancée et je vous attendrai !

Geneviève n’a jamais rien dit de ceci, mais il y a toujours des indiscrets et quelqu’un prétend l’avoir entendu.

— Je la crois bien capable d’un beau geste comme celui-là ! dit Jacques.

En sortant de chez monsieur Rivard, le jeune homme eut l’idée d’aller faire une promenade le long de la rivière. Il faisait une belle nuit de fin d’octobre, très sombre, l’air déjà assez froid et présageant la gelée prochaine. Le jeune comptable, encore sous l’effet des paroles du gérant, cheminait doucement en fumant une cigarette et songeant à l’enchaînement de preuves, de circonstances, accumulées contre le pauvre Pierre St-Georges. Il se l’imagina découvrant le cadavre, donnant l’alarme, expliquant les faits…

Près du chemin que suivait le jeune homme la rivière coulait noire et un peu sinistre dans les ténèbres… Tout-à-coup il entendit un cri de détresse, un clapotement dans l’eau et il comprit que quelqu’un allait se noyer… Sans hésiter, il enleva son habit courut vers le bord et plongea dans l’eau glacée… Peu de minutes après il nageait vers le rivage, soutenant un homme qui paraissait inanimé. Jacques trouva des allumettes dans la poche de son habit et en alluma une pour regarder l’homme qui gisait sur le sol… à sa grande surprise, il reconnut Tom Libbey, le domestique de l’hôtel !



XX




TOM s’adonnait à une de ses crises d’ivrognerie et depuis trois jours il demeurait absent de l’hôtel lorsque Jacques réussit à le repêcher de la rivière, le sauvant ainsi d’une noyade à peu près certaine.

Dégrisé pas sa chute dans l’eau froide, Tom eut juste le temps de se rendre compte du danger et de jeter un cri, lorsqu’il perdit connaissance.

Après que Jacques l’eut déposé sur la grève, il ne tarda pas à reprendre ses sens et, avec un peu de secours, il put marcher jusqu’à l’hôtel.

Le lendemain il reprit son ouvrage et en fut quitte, comme d’habitude, pour une bonne semonce de son patron.

Il gardait à Jacques une vive reconnaissance et son dévouement lui restait acquis à jamais. Cependant, pour quelques jours après le sauvetage, il n’eut pas l’occasion de lui parler, mais un soir, assez tard, il vint frapper à la porte.

— M’sieur Jack, dit-il (c’est ainsi qu’il l’appelait), je crois bien que je ne vous ai jamais dit merci.

— C’est pas la peine, Tom ; tu aurais sans doute fait la même chose pour moi !

— C’est bien possible… quand je ne suis pas saoul !… Mais ce soir là j’avais bu terriblement ! Et si ce n’eut été de vous, je m’en allais tout droit chez le diable !… Aussi, je vous donne ma parole que je ne prendrai plus jamais un coup…

— C’est une grosse promesse, Tom, de dire comme ça : jamais !

— Oui… mais je vais finir ma phrase… ajouta Tom avec cet air fin et drôle, spécial aux Irlandais… je disais que je ne prendrais plus un coup… jamais… excepté lorsque vous, m’sieur Jack, me direz : Tom, tu l’as gagné, prends un coup !

— Tu penses pouvoir tenir ta promesse ?

— Foi de St. Patrick ! dit Tom, portant la main à son front je la tiendrai !

— Je te crois, tant mieux, mon ami ! Tiens, ajouta Jacques en lui tendant deux lettres, puisque tu es ici, prends ces lettres ; peux-tu me les jeter à la malle la première chose demain matin ?

— Sans faute, dit Tom en regardant les adresses… St-Georges ? St-Georges ? C’est lui qui a été gérant de la banque ici avant monsieur Rivard ?

— Non, c’est le père de celui-là. L’as-tu connu, l’ancien gérant ?

— Non. Je ne l’ai vu qu’une fois.

— Y a-t-il longtemps que tu es ici ?

— Assez longtemps, cinq ans environ. Je mallerai vos lettres sans faute, m’sieur Jack. Je suis bien ivrogne, mais j’ai une bonne mémoire… pour les amis comme pour les traîtres… grommela-t-il entre ses dents.

Jacques resta songeur ; est-ce que cet Irlandais savait quelque chose ?  ? Pourrait-il donner une indication quelconque qui aiderait à retracer Pierre St-Georges ? Non, probablement… cependant Jacques résolut de le questionner à la première occasion.

Un dimanche, Jacques ayant passé une partie de l’après-midi dans sa chambre, appela le domestique sous prétexte de se faire apporter de l’eau glacée et lorsque celui-ci eut déposé le pot d’eau sur la table, le jeune homme lui tendit deux cigares.

— Tiens, Tom, on m’a donné des cigares et je ne fume que la cigarette ! Je les ai gardés pour toi.

— Merci, dit Tom, en les mettant dans sa poche. Il ne vous faut pas autre chose ?

— Non, merci, Tom… au fait, tu sais, l’autre jour, tu m’as demandé quelque chose au sujet de Pierre St-Georges ?

— Oui.

— Sais-tu où il est allé ? Je parle de celui qui fut gérant ici.

— Non, m’sieur Jack, je n’en sais rien.

— Tu as dû entendre parler du vol à la banque et de la mort du gardien ?

— Un peu… Étant étranger, je ne parlais pas beaucoup au monde dans ce temps là !

— As-tu su qu’on l’accusait du crime ?

— Oui, mais il leur a bien prouvé son innocence !

— Est-ce que les gens ici le croyaient coupable ?

— Quelques-uns… mais ça ne tenait pas debout !

— Cependant, insinua Jacques, il est parti sans laisser de traces !

— Il est parti, vous dites ? Dame, il aura sans doute rencontré des gens assez bêtes pour le croire coupable, et ça l’aura trop choqué de rester avec eux… le monde est grand ! et Tom referma la porte.

Comme il a l’air convaincu de l’innocence de Pierre ! se dit Jacques. C’est étrange ! Il me dit d’abord qu’il ne sait rien de la chose, qu’il ne parlait à personne dans le temps… et voilà qu’il a l’air d’être parfaitement au courant de ce qui s’est passé à l’enquête ! C’est vrai qu’il a pu lire les détails dans les journaux… je le vois souvent un journal anglais à la main. Il n’y a sans doute rien de plus que ça, une opinion qu’il s’est faite d’après ce qu’il a pu lire…

À partir de ce moment, les paroles de Tom, ses gestes, ses questions contenaient toujours pour Jacques un intérêt spécial. Il se prenait parfois à espérer un peu de lumière dans les ténèbres qui enveloppaient cette affaire de vol et, par reconnaissance pour le banquier, comme par initiative personnelle, il aurait tant voulu découvrir quelque chose…

Mais il eut beau tout essayer pour faire parler l’Irlandais, il ne put rien en tirer, sauf ce qu’il savait déjà.




XXI




DANS le train qui filait à toute vapeur vers Montréal, Marthe, installée dans un fauteuil, regardait vaguement par la fenêtre. Elle regardait… mais elle ne voyait pas ce paysage connu qui passait rapidement devant ses yeux !

Sa jolie figure paraissait soucieuse et un air de révolte se lisait dans son regard. Elle revit en pensée les heures précédentes…

En sortant du presbytère, les paroles sévères du curé résonnaient encore à son oreille et la blessaient cruellement… Elle lui donna la main, sans parler, après qu’il l’eut bénie et sortit, en proie à une grande agitation intérieure.

Elle ne voulut pas entrer tout de suite chez Marcelline ; elle marcha un peu pour se remettre… mais son temps limité la commandait ; elle reprit son sang-froid et vint retrouver sa vieille bonne qui l’attendait anxieusement. À l’heure voulue Noël vint la chercher.

Chagrine de la voir partir, la fidèle servante lui tenait la main :

— Vous r’viendrez ben vite ? mam’zelle Marthe, dit-elle avec des larmes dans ses bons yeux.

— Oui, oui, Nini ; ne te fait pas de peine ! Je te promets de revenir bientôt ! J’ai été bien contente de rester chez toi et tu m’as bien gâtée ! Bonjour ! Soigne-toi bien ! dit-elle en l’embrassant.

Puis Noël la conduisit à la gare où ils arrivèrent juste à temps… le train entrait !

Dans le peu de minutes que dura le trajet, Noël eut le temps de lui dire quelques mots graves et affectueux… paroles qu’elle devait se rappeler plus tard en y découvrant un sens qu’elle n’y voyait pas à ce moment :

— Je vous vois énervée et en proie à des pensées qui vous blessent… rappelez-vous, Marthe, dit-il, que je suis là toujours pour vous aider quoi qu’il arrive et quoi que vous fassiez… Je reste l’ami, le protecteur, celui dont le bonheur sera toujours de pouvoir vous être utile !…

Sans répondre elle lui serra la main… puis elle eut juste le temps de monter dans le train… par la fenêtre elle lui fit un geste d’adieu, tandis que de la plateforme il la regardait partir.

— Oh, se disait la pauvre jeune fille, pourquoi faut-il que tout aille si mal dans la vie ? André qui pourrait me donner tout ce que j’aime, tout ce qui me rendrait heureuse, je n’ai pas le droit de l’épouser ! Pourquoi faut-il que je l’aie rencontré, et qu’il m’ait aimée ?… car il m’aime… je sais qu’il m’aime… il m’aime honnêtement ! Le curé n’a pas le droit de dire ce qu’il a dit !

Marthe en resta là de ses réflexions, car une dame qu’elle connaissait vint s’asseoir auprès d’elle et l’invita à entrer dans le wagon restaurant pour souper. Contente de la diversion, elle accepta et resta ensuite à causer avec cette amie jusqu’à l’arrivée à Montréal.

André l’attendait à la gare. Il se montra plein d’attentions et de prévenances, lui disant son regret de ne pas l’avoir vue au dîner d’Irène.

— Je me suis informé de l’heure des trains, je voulais vous ramener moi-même. Je tiens tant à vous protéger ! J’espère bientôt en avoir le droit !

Marthe ne répondit pas, mais elle se sentait heureuse d’être aimée ainsi. Et on l’accusait d’égoïsme… ce pauvre André, qui ne songeait qu’à elle… qu’à son bien-être… Comme on le connaissait peu !

Voyant que Marthe ne parlait pas, il lui dit :

— Comment avez-vous trouvé votre fidèle bonne ?

— Mieux, mais très affaiblie et bien vieillie !

— Elle a dû être contente de vous voir ?

— Oui, la chère vieille ! Je vous conterai ça, mais pas maintenant, nous arrivons !

— Je puis rentrer avec vous pour dix minutes ? demanda-t-il. Le salon Martin n’est pas absolument très joli… mais on peut s’y asseoir pour causer !

— Onze heures et demie !… Non, mon ami, franchement, je suis un peu lasse et puis… il faut me lever demain matin !

— Que j’ai donc hâte de vous enlever à cet esclavage ! murmura-t-il… mais ce n’est pas pour cette raison que vous ne me permettez pas d’entrer, vous ne voulez jamais me faire cette faveur !

— C’est que nous revenons toujours si tard, dit-elle en souriant ; dans le jour, vous êtes entré parfois ! Bonsoir et merci d’être venu me chercher !

— Bonsoir, dit André en lui tenant la main, je téléphonerai demain. Reposez-vous bien !

— C’est ça, à demain ! dit Marthe, et ouvrant la porte elle pénétra dans le passage sobrement éclairé de la maison de pension.

Le lendemain à l’heure voulue elle reprit son poste au laboratoire et rien dans son visage ne laissait deviner les heures de lutte et de révolte intérieure qui accompagnèrent sa longue insomnie…

Ce jour là tout n’allait pas parfaitement dans le bureau de monsieur Lafleur. Certains oublis, certaines négligences ou omissions amenèrent des complications… comme résultat, l’humeur du chef laissait à désirer et les employés s’en ressentaient !

Marthe, aucunement à blâmer pour ces négligences réelles, eut, tout de même, à en subir le contre-coup à cause de l’accès d’humeur qu’elles provoquèrent chez le patron. Tout de même, la journée se passa sans qu’elle eût trop d’ennuis et lorsque, le soir, André vint la chercher pour le théâtre, après lui avoir proposé la chose par téléphone, il la trouva souriante et joyeuse et merveilleusement jolie. Elle portait une toilette très simple en soie pêche, dégageant un peu le cou, ses bras blancs voilés par de longues manches transparentes et sur l’épaule, une petite touffe de fleurs de la même teinte que sa robe.

Pendant un entr’acte, André lui demanda si elle savait ce qui se passait chez les Defoye.

— Chez Irène ? Non. Qu’y a-t-il ? J’ai téléphoné ce matin, elle venait de sortir ; elle m’a pas rappelée.

— C’est Dan qui s’est fait pincer !

— Dan ? Pincé ? Pourquoi ?

— Vous savez qu’il est amoureux fou de Jeanne Clément, c’est un flirt que tout le monde connaît ! Irène de son côté, a, surtout dernièrement, reçu des attentions marquées de Stephen…

— Irène est incapable d’un flirt sérieux ! Elle adore son mari !

— C’est possible, mais Dan adore toutes les femmes… la sienne ne lui suffit pas !

— Et vous dites ça sans sourciller ! Ce serait terrible ! Est-ce vraiment devenu sérieux ?

— Plus que vous ne semblez le croire ! Irène a surpris, je ne sais trop comment l’arrangement d’un rendez-vous dans un des petits salons du Mont-Royal. Elle s’est rendue… les a vus tous les deux et sans leur parler elle s’en est allée par une autre partie de l’hôtel, où elle a soudain aperçu… devinez qui… en tête-à-tête dans un coin reculé de la pièce et tellement absorbés qu’ils ne l’ont pas même vue !

— Qui ! Vite, André, je ne devine pas !

— Sa mère… et Luigi Vincenzo !

— Peut-être attendaient-ils Claire !

— Claire ? Pas du tout ! Irène venait de la rencontrer et elle se disait libre pour l’après-midi et la soirée, vu que son fiancé ne serait de retour que le lendemain !

— Je suis atterrée ! Qu’est-ce qui va arriver dans tout ça ?

— Qui sait ? Pour Irène, le cas est clair : elle aurait un divorce avec tous les avantages pour elle y compris le bébé !

— Vous rêvez ! Un divorce ! Ils sont catholiques !

— Même les catholiques n’aiment pas à partager leurs maris !

— Non, mais…

Le dernier acte de la pièce commençait et la conversation fut interrompue, mais Marthe ne voyait plus ce qui se passait sur la scène… un autre drame, autrement émouvant, se jouait dans la vie réelle et elle s’en sentait bouleversée !

Après le théâtre ils allèrent prendre une glace dans un tranquille petit restaurant où ils purent reprendre leur conversation.

— Comment avez-vous su ces choses ? demanda Marthe.

— Par Stephen qui accompagnait Irène et qui croit que ces événements vont faire mousser ses chances auprès d’elle !

— Tiens ! Je ne l’aime plus du tout Stephen ! s’écria Marthe, et je suis sûre qu’Irène le mettra à sa place s’il tente de l’oublier !

— La pauvre jeune femme est à plaindre… sa mère… son mari…

— Ah bien, sa mère ! Elle peut fort bien avoir eu des choses importantes à dire à Luigi ! C’est le fiancé de sa fille, après tout !

— Oui, et il veut conserver d’une manière tout-fait spéciale les bonnes grâces de sa future belle-maman !

— Je vous trouve méchant, ce soir, André !

— Non, petite Marthe, pas vraiment méchant !

Je vous ai un peu brusquement ouvert les yeux, voilà tout !

— Comment cela ?

— En vous prouvant qu’il y a une chose au monde, que chacun recherche et veut à tout prix… c’est l’amour !

— L’amour ? Oui, Irène aime Daniel !

— Et Dan aime Jeanne Clément !

— Il ne l’aime pas vraiment, c’est une folie passagère !

— Folie qui sans doute poussera sa femme à prendre le seul parti plausible… le divorce !

— Vous avez trop vécu aux États Unis ! Ici, on n’y pense même pas !

— Quant à Laure St-Georges, je crois que personne n’en dira rien et que sa petite affaire finira d’elle-même… elle est un peu mûre pour un flirt… une grand’mère !

— Et vous dites que toutes ces vilaines choses prouvent la recherche de l’amour ? Triste amour, en vérité et à peine digne du nom !

— C’est absolument mon avis ! Mais si l’union de Dan et d’Irène eut été celle de deux âmes, faites pour se comprendre et se compléter leur amour ne se serait pas si vite émoussé… Irène est tellement supérieure à son mari !

— Mais Luigi ? Avec une jeune et exquise fiancée !…

— Oh lui ! Sa mentalité italienne lui donne le goût des complications… d’ailleurs la petite Claire St-Georges ne l’aime pas vraiment… c’est une cervelle d’oiseau… elle est gentille, mais superficielle… ce qu’elle aime en Luigi, c’est son titre de comte ! Ce sera encore un mariage mal assorti que celui-là !

Marthe ne répondit pas. Alors André, quittant le ton un peu cynique de ces derniers moments, se pencha vers elle et lui dit avec émotion :

— Mon amour pour vous n’en est pas un qui puisse s’éteindre… mon culte de la femme, c’est vous et vous seule ! Parmi tous ces bonheurs engloutis, ces âmes séparées, restons vous et moi unis de cœur, en attendant que je puisse vous faire mienne à jamais !

— Vous savez bien que celà ne se peut pas ! Ma religion le défend !

— Les prêtres vous le défendent… mais la religion, c’est Dieu, et Dieu ne défend pas l’union de deux êtres qui s’aiment !

— Dieu nous parle par la voix du prêtre, dit Marthe ; ce fut la foi de mes parents et c’est la mienne ! Je ne puis abandonner mes croyances !

— Qui vous parle de les abandonner ? Vous ne ferez que modifier un peu l’observance d’une discipline que ne peut se maintenir avec la marche du temps !… Et je vous rendrai si heureuse, Marthe ! Vous oublierez tout… tout… sauf mon amour pour vous ! Je vous veux à tout prix ! Rien ne me fera renoncer à vous ! Vos scrupules religieux ne vous feront pas longtemps souffrir ! Marthe, ne me refusez plus… je vous aime comme un insensé ! Ayez pitié de moi ! — Marthe ferma les yeux un instant… elle entendait la voix du vieux prêtre qui disait : il vous veut, il ne vous aime pas ! Elle se rappelait les paroles de Noël : il vous aime éperdument et avec un égoïsme incalculable… Serait-ce possible ? Non ! pensa-t-elle, l’amour d’André est bon et généreux, je ne douterai pas de lui !

— André, je suis bouleversée ! dit-elle après quelques minutes de silence. Ces ennuis chez nos amis, ce récent voyage à Bellerive, ces nouvelles instances de votre part !… Tiens, ramenez-moi, voulez-vous ? Je suis sûre que vous m’aimez, André, mais vous ne voudriez pas me voir malheureuse ? Je le serais, si je cessais d’être digne des chers miens !

— Je ne sais qu’une chose au monde, c’est que je vous adore et que je vous aurai… coûte que coûte !… Allons, puisque vous le désirez, je vais vous ramener, dit-il, en se levant.

Dans le taxi qui filait à travers les rues, ils n’échangèrent que peu de paroles ; Marthe restait soucieuse, André, sérieux et énervé…

— Je viendrai vous chercher demain soir pour dîner, voulez-vous ? dit-il, avant de la quitter à la porte de la pension.

— Pas pour dîner ! dit-elle.

— Pour la soirée alors ! Il y a un beau concert, nous irons ! C’est dit ?

— Va pour le concert dit Marthe en retrouvant son sourire. La belle musique, c’est un bonheur pour moi !




XXII




DANS une région lointaine de l’ouest canadien, un homme surveillait une équipe de travailleurs dans un chantier de bois.

Malgré un léger défaut dans sa démarche, son physique vigoureux et sa haute taille dénotaient la santé et la force, et sa mâle figure, bronzée par le soleil et le grand air, annonçait la jeunesse, bien que ses cheveux fussent presque complètement gris.

On l’appelait Pierre Smith, et il surveillait les chantiers de la Liberty Lumber Company.

Il faisait déjà sombre par cette fin d’après-midi de novembre et le travail finissait. Pierre donna quelques instructions à ses chefs d’équipe pour le travail du lendemain et prit la direction du camp, où il occupait, avec un jeune canadien de Toronto, un petit bungalow à quelques pas de la grande hutte qui servait d’abri aux bûcherons.

Le chemin traversait une forêt qui faisait partie des vastes limites de cette puissante compagnie. Pierre marchait lestement, foulant aux pieds les feuilles mortes. Il n’en restait plus dans les arbres dénudés, mais quelques-unes tourbillonnaient encore, soulevées de terre et balayées par les rafales du vent d’automne. Dans l’air presque glacé, on sentait comme un présage de neige.

— Quand donc, se disait le marcheur, cette saison va-t-elle cesser de m’être pénible ? Jamais, sans doute ! Je voudrais bien pouvoir oublier… pouvoir dire, avec le poète :

« Le mal dont j’ai souffert s’est enfui comme un rêve »…

En lisant, hier soir, les vers de Musset qui commencent ainsi, je me suis dit que Musset avait vécu dans un autre temps… Ses grandes pensées, si belles à lire, ne peuvent plus nous satisfaire « le mal dont j’ai souffert » il est vivant, tenace ! C’est ce mal qui a fait de moi un homme amer, désabusé, ce mal qui a ridé mon front et blanchi ma chevelure… moi qui n’ai que trente ans ! Pourquoi n’ai-je pas pu faire la guerre ? Une balle allemande eut été infiniment moins cruelle que les blessures de l’injustice !

Tout en monologuant ainsi, Pierre continuait sa route ; bientôt il atteignit la maisonnette de bois rond, où il entra rapidement.

— Hello Smith ! interpella en anglais, une voix enjouée. Je vous ai devancé ce soir. Je suis ici depuis une demi-heure… Veinard que vous êtes ! Le feu flambe et le bungalow se réchauffe !

— Jimmy n’avait pas allumé ?

— Non, l’animal, il a si peu de mémoire ! Et il faisait un froid ici !… Pour ne pas se faire « laver la tête par le boss » comme il dit, il nous prépare un bon souper chaud !

Cette maison de camp se composait d’une seule pièce, finie en bois huilé. Une odeur résineuse provenant de la proximité des sapins en parfumait l’atmosphère. Un bon feu pétillait dans la cheminée au-dessus de laquelle on voyait une tête de chevreuil et des bois d’orignal, trophées de chasse des occupants. Deux canapés-lits recouverts de grosses couvertes à rayures rouges et noires, quelques chaises rustiques, une table chargée de livres et de journaux, formaient l’ameublement de la maison. Des petites fenêtres sans rideaux, quelques gravures découpées dans les journaux illustrés, et fixés au mur, dans un coin, deux fusils de chasse, et devant l’âtre une peau du buffle jetée sur le plancher de bois.

Dick Chambers, qui occupait avec Pierre la petite cabane de camp, était un anglo-canadien. Grand, musclé, blond, la figure franche et ouverte et des yeux bleus, rieurs, le jeune ingénieur-forestier annonçait la bonhomie et la gaieté ; une petite moustache blonde ombrageait sa lèvre et mûrissait un peu le trop jeune de sa physionomie. Pierre et lui se lièrent d’un franche amitié et devinrent d’excellents camarades.

Cette vie dans les bois, ce contact journalier avec la saine existence des travailleurs, cette intimité du bungalow, rapprochèrent ces deux hommes à mentalité pourtant si différente.

Pierre appréciait chez Dick cette droiture de caractère, cette franche gaieté, cette discrétion de manières et de langage tous ces caractéristiques certains du véritable gentleman qu’était ce jeune anglais. L’amitié que Dick portait à son camarade se complétait d’une admiration sincère pour sa force et ses capacités. Tous deux ayant fait de bonnes études, tous deux aimant la lecture, ils se plaisaient le soir à lire et à causer de sujets intéressants.

Ce soir de novembre, ils veillèrent assez tard sous le reflet de la lampe de pétrole et dans la bonne chaleur du feu de bois.

Pierre installé dans un des fauteuils de paille, lisait en fumant des cigarettes ; Dick, assis près de la table, écrivait tout en fumant sa pipe. Lorsqu’il eut mis sous enveloppe plusieurs lettres, il alla s’asseoir près de Pierre.

— Jimmy ira au bureau de poste, demain, dit-il. Vous n’avez pas de lettres ?

— Non. Mon rapport à la compagnie est parti par le dernier courrier, il y a trois jours.

— Savez-vous, Pierre, dit Dick, je m’étonne toujours de ne pas vous voir écrire des lettres personnelles !

— Vous, Dick, vous écrivez à votre mère… à votre fiancée… C’est différent !

— Et vous ? Vous n’écrivez jamais à votre famille ?

— Je n’ai pas de famille dit Pierre d’une voix sourde, je suis seul !

— Seul ? Pourtant vous êtes jeune, malgré vos cheveux gris ! Je ne veux pas être indiscret, mais je vous vois triste… si vous me parliez un peu de votre vie, est-ce que ça ne vous ferait pas du bien ?

— Non ! ça me ferait mal ! La vie est injuste ! La famille est injuste ! Tout est faux et vide… sauf la vie des bois et l’amitié d’un bon type comme vous, Dick !

— Comme vous voudrez, mon vieux, je n’insiste pas… je vous voyais sombre, et ça soulage parfois de parler ! Mais il est tard, je me couche !

— Moi aussi, dit Pierre. Quel bienfait que le sommeil qui amène l’oubli !

— Profitons-en de ce bienfait, dit Dick. « Let’s turn in ! »

Une demi-heure plus tard les deux jeunes gens se couchaient. Dick s’endormit tout de suite, mais le sommeil ne venait pas à Pierre… alors il se leva, alluma la lampe, mit une bûche sur le feu et ouvrant un petit porte-manteau, il en sortit une lettre. Il alluma une cigarette, s’installa près de la cheminée et se mit à lire :

« Depuis trois mois, mon bon Pierre, vous me laissez presque sans nouvelles. Je sais que vous êtes très occupé tout le jour, mais le soir, dans la tranquillité si grande de la vie des bois, pourquoi ne venez-vous pas me parler, passer avec moi un bout de soirée et m’ouvrir un peu ce cœur droit et fier qui est le vôtre ?

Vos deux petits billets (style télégraphique) m’ont cependant appris où vous êtes actuellement, mais en cas de changement, je vous adresse aux soins de la compagnie.

À un récent voyage à Québec, j’ai rencontré votre père, de passage là par affaires. Je lui ai donné la main… Il a vieilli, Pierre, et il y a dans son regard, une tristesse profonde.

— Tiens, bonjour, Paul, lui ai-je dit, ça va bien ?

— Pas mal, merci.

— Et votre famille ?

— Bien, bien… puis, souriant : me voilà grand’père, vous savez !

— Félicitations ! Un fils ?

— Oui, un petit-fils né en juin, enfant de ma fille madame Defoye… Puis, soucieux : je suis toujours sans nouvelles de Pierre, le saviez-vous ?

— J’ai fait un geste d’assentiment.

— Je commence à désespérer, et ça me mine ! continua-t-il tristement. Pauvre enfant ! Vit-il encore ? Où est-il ? Hélas ! Dieu sait que j’ai été injuste envers lui, mais j’ai tellement souffert depuis, qu’il me semble que j’ai vieilli de vingt ans !… Mais je vous retiens, l’abbé, vous êtes pressé ?

— Un peu, ai-je répondu. Prenez courage mon ami, Dieu permettra, j’en suis convaincu que votre fils vous revienne ! Et lui serrant de nouveau la main, je le quittai à la hâte.

Pierre, ses cheveux sont blancs comme la neige, et malgré son activité naturelle sa démarche annonce la vieillesse… Persisterez-vous encore longtemps dans cet exil volontaire et ce silence ? À cause de la fierté d’une conscience sans reproche vous avez été atrocement blessé, il y a cinq ans, par l’attitude de vos parents, par leurs doutes au sujet de la malheureuse affaire… vous avez été un peu comme les grands arbres dont je viens de lire l’éloge dans un fragment de poésie, due à la plume d’un compatriote. Je l’ai découpé dans un journal et je vous l’envoie. Lisez, Pierre et voyez s’il a raison. »

Pierre prit la petite découpure et lut les vers suivants :

« Les grands arbres du parc, où me guida l’ennui
Par ce maussade et terne après-midi d’automne,
Ressemblent aux puissants, que la foule abandonne
Sans pitié ni remords, quand le succès les fuit.

Plus de couples rêveurs, que l’amour alanguit !
Plus d’oiseaux, plus d’enfants, jouant près de leur bonne…
Depuis qu’ils ont perdu leur verte couronne,
Les grands arbres sont seuls, le jour comme la nuit.

Mais malgré l’abandon des hommes et des ailes,
Et les durs quolibets des vents, qui les harcèlent,
Ils sont tous restés droits, comme aux beaux jours d’été !

Lorsque l’adversité nous adopte pour cibles,
Sachons donc, à l’instar des arbres impassibles,
Demeurer le front haut, avec sérénité. »

L. M.


« Belle pensée, n’est-ce pas, Pierre, que celle de ce poëte canadien ! Et dans votre fierté blessée, vous avez été, sauf un moment de découragement, droit comme nos grands arbres… mais il ne faudra pas avoir leur rigidité !… N’est-ce pas que vous me délierez bientôt de cette promesse de silence ? N’est-ce pas que vous me permettrez de dire à vos parents que vous vivez, que vous avez un bel avenir devant vous, grâce à vos talents, à votre probité, et que la carrière que vous avez embrassée vous a apporté le calme, le bien-être, sinon l’oubli !

Au revoir, Pierre, mon enfant. Que Dieu vous protège et vous bénisse.

Votre vieil ami,
François Sylvestre, ptre. »

Pierre remit les feuillets dans leur enveloppe. — Ah non, se disait-il, je ne veux pas qu’on sache où je suis ! Pierre Smith, quoique seul, est moins triste que ne le serait Pierre St-Georges, sur qui plane un soupçon de crime ! — et s’asseyant à la table, il traça rapidement les lignes suivantes :

« Mon cher protecteur et ami, Merci de votre bonne lettre. Non, je ne veux pas parler ! Je reste Pierre Smith jusqu’au jour où le coupable sera connu… si ce jour arrive jamais ! Je vous connais assez pour savoir que vous direz pour moi bien des oremus à cette intention ! En attendant, je reste avec les grands arbres de nos forêts qui ressemblent à ceux des parcs, dont votre poëte a si bien vanté la fierté !

Je suis très occupé, ma santé est excellente et mon humeur pas trop morose malgré tout !

Je pense souvent à la charmante Geneviève Aumont et je me demande ce qu’elle est devenue ? Si elle est encore à Rexville ? Si elle est mariée ? Je vous ai dit, n’est-ce pas, comme elle fut crâne, franche et loyale dans son témoignage à l’enquête.

Merci encore, cher ami. Vous m’avez sauvé de moi-même, il y a cinq ans, et votre intérêt paternel qui ne se démentit pas, me touche infiniment. C’est dire que vous avez toute ma reconnaissance et mon filial attachement.

Du fond de mon chantier de bois, je vous envoie le meilleur souvenir du véritable Pierre. »


XXIII




LE lendemain du jour où Marthe apprit les complications survenues dans le ménage Defoye, Irène l’appela au téléphone.

— Je voudrais te voir, lui dit-elle d’une voix changée ; peux-tu venir dîner, ce soir ? Dan sera absent… nous seront seules !

— Oui, je le pourrais, mais j’ai promis d’aller au concert avec André.

— Viens tout de même ; André pourra venir te prendre ici. Nous dînerons de bonne heure et j’aurai le temps de te parler !

— Comme ça, j’irai ; à ce soir !

Anxieuse de voir son amie et inquiète de la savoir dans cette situation embarrassante, Marthe fut distraite et absorbée toute la journée et son travail de bureau lui sembla pénible et interminable.

De retour à sa pension, après avoir donné à André le message nécessaire, elle hâta sa toilette et se rendit chez Irène qui la reçut dans sa chambre.

— Comme je suis contente de t’avoir à moi seule pour quelques moments ! dit-elle en l’embrassant.

— Moi, aussi, j’en suis heureuse, dit Marthe, c’est si rare que nous soyions en tête-à-tête, toi et moi ! Dan est absent ?

— Oui… Irène hésita, puis, éclatant en sanglots : Marthe, c’est fini mon bonheur ! Il ne m’aime plus ! Il me trompe ! Je le sais !

— Tu t’exagères sans doute les choses ! dit Marthe, entourant son amie de ses deux bras, ne pleure pas ! C’est un malentendu !

— Non, non ! s’écria Irène, c’est la vérité ! Il me trompe pour Jeanne Clément. Je les ai surpris ensemble au Mont-Royal… Ciel ! Que j’ai souffert ce jour là !

— Tu les as vus, tu dis ?

— Oui… à prendre le thé dans un petit salon écarté… assis près l’un de l’autre et se parlant tout bas !

— Ils t’ont vue ?

— Dan m’a vue, je ne sais pas si Jeanne… je n’ai pas parlé ! je suis partie par un autre corridor de l’hôtel, et… la voix lui manqua…

— Pauvre chérie ! dit Marthe en l’embrassant, il faut que tu sois brave et courageuse !

— Je serai brave, dit Irène en s’essuyant les yeux, je serai forte pour lui ! ajouta-t-elle, en désignant le petit lit blanc de son bébé, descendu de la « nursery » depuis deux jours et placé dans sa chambre.

— Ça c’est parler en brave ! dit Marthe. Mais Dan ? Quelle excuse a-t-il donnée ?

— Il a d’abord nié… je me trompais… ce ne pouvait être lui… puis, me voyant bien certaine, il a dit que tous les hommes en faisaient autant… puis que je m’amusais avec Stephen… mais il a eu la décence de convenir que mon flirt à moi est inoffensif, tandis que le sien… !

— Et où est-il ce soir ?

— Sans doute auprès de Jeanne, dit amèrement Irène, mais il m’a dit qu’il dînait au club !

— Il est là, tu peux en être sûre, dit Marthe. Je le crois moins fautif que Jeanne, qui est plus âgée que lui et qui a tout fait pour l’attirer ! Je pense qu’il regrette déjà d’avoir si mal agi !

À ce moment, on annonça le dîner.

— Quel ennui ! Je ne pourrai pas te parler, à cause des domestiques ! dit Irène.

— Fais nous donc apporter à dîner ici dans ta chambre ! dit Marthe (tu es souffrante, tu es en déshabillé…) nous pourrons alors causer tranquillement jusqu’à l’arrivée d’André !

— Tu as bien raison ! Je vais donner des ordres pour cela, dit-elle en sonnant la bonne.

Les deux amies restèrent ainsi en tête-à-tête et purent causer librement.

— Vois-tu, dit Irène, il m’a fallu tout mon courage et toutes mes croyances religieuses pour ne pas tout briser et m’enfuir avec bébé ! Mais, tout briser… ce serait abîmer sa vie à lui aussi, Dan, et je l’aime, malgré tout ! Oh ! On dit bien qu’on a des idées modernes ! On parle bien de liberté mutuelle !… Ce sont des bravades… des paroles en l’air… du moins quant à moi ! Mais Dan, lui, n’a pas de religion… Il se vante de ne croire ni à Dieu ni à diable… alors, que lui importe ? Il se dit peut-être : Si elle est malheureuse, elle peut divorcer !

Marthe tressaillit :

— Tu ne voudrais pas… commença-t-elle…

— Divorcer ? intercala Irène, est-ce que ça existe pour nous, le divorce ? Je n’y ai pas songé pour une minute ! À cause du petit, je ne veux pas même une séparation… de plus, je ne reverrai plus Stephen !

— Tu ne reverras plus… tu le lui as dit ?

— Je le lui ai écrit, (il m’accompagnait, ce jour là, tu sais, au Mont-Royal)… Marthe, j’ai eu, l’autre jour, un chagrin atroce quant à Dan, mais j’ai aussi reçu une terrible leçon… et je ne veux pas que mon fils, plus tard, ait jamais à souffrir dans son amour pour sa mère !

— Irène, tu es admirable ! Je ne t’aurais jamais cru si forte ! Ah ! Dan te reviendra ! Au fond, c’est toi seule qu’il aime !

— Si je pouvais le croire ! dit la jeune femme, que c’est dur de voir crouler son bonheur ! Mais mon bébé me reste, je vivrai pour lui !

— Tu ne parleras pas de la chose aux tiens ?

— Non… à moins que les circonstances ne m’y obligent !… Pauvre petite Claire ! Je déteste son fiancé et je suis sûre qu’il ne la rendra pas heureuse ! Je vais essayer de persuader papa de retarder leur mariage, Claire est si jeune… Ah pourquoi Pierre a-t-il disparu ? Il aurait, je pense, pu empêcher bien des choses !

À ce moment on frappa à la porte :

— Monsieur Laurent est au salon, annonça la bonne.

— Comme je voudrais rester auprès de toi ! dit la jeune fille. Veux-tu que je revienne demain soir ?

— Oui, viens ! Merci, chère, tu es bonne et loyale et tu me comprends ! Dis à André que je suis souffrante… je ne puis le voir !

— Je lui dirai. Bonsoir chérie, bon courage !

Marthe alla retrouver André au salon et ils partirent ensemble pour le concert qui se donnait à la salle Windsor.

— Irène est souffrante ? dit André.

— Oui, vous comprenez toutes ces émotions l’ont bouleversée !

— Que va-t-elle faire ?

— Oh, je ne sais trop, dit Marthe avec discrétion, ça dépendra des circonstances.

Le concert fut ravissant. André et Marthe en jouirent en connaisseurs et amateurs. Lorsque ce fut terminé, la jeune fille eut un soupir de regret :

— Quel régal ! Merci André de m’avoir fait passer une telle soirée !

— Je suis heureux, dit celui-ci, que nous ayons pu être ensemble pour entendre cette musique merveilleuse ! La musique, je l’aime tellement, il me semble toujours qu’elle me rend meilleur ! Allons maintenant prendre quelque chose et trouver un coin pour causer.

Ils entrèrent à l’hôtel et choisirent une petite table dans l’embrasure d’une fenêtre.

Le jeune homme commanda des sandwiches et une bouteille de vin, alluma une cigarette et resta quelques minutes sans parler regardant fixement sa compagne assise en face de lui. Marthe se troubla sous ce regard persistant ; elle lui dit :

— Parlez-moi, André ! Vous me gênez à me regarder ainsi !

— Je vous regarde pour constater combien chacun de vos traits est fixé, sculpté dans ma pensée… si je ferme les yeux, je vois votre visage, tel qu’il est en ce moment… l’image en est parfaite ! Marthe, une heure décisive va sonner pour nous : mon divorce est au moment d’être officiel… de plus, j’ai reçu aujourd’hui une lettre qui va m’obliger de me rendre à Londres !

— Vous partez ! s’écria Marthe, d’une voix un peu changée, pour longtemps ?

— Je ne sais pas pour combien de temps, mais je ne partirai que dans une quinzaine de jours. D’ici là, j’aurai sans doute des nouvelles absolument certaines, ma liberté n’est plus qu’une question de jours… Petite aimée, me laisserez-vous partir seul ?

— Vous savez bien, pauvre ami, que ça ne dépend pas de moi ! Je ne vous ai jamais laissé croire que je passerais outre… que je prendrais un parti tellement contraire à ce que j’ai toujours cru et pratiqué !

— Non, vous ne m’avez pas donné d’illusions… mais vous en avez vous-même en croyant que pour un prétexte arriéré, vous auriez la cruauté de sacrifier un amour comme le mien… car vous m’aimez, Marthe ! Dites-le donc à la fin !

— André, je crois que je vous aime, dit Marthe sérieusement, mais je ne suis pas sûre de mon propre cœur… puis, je ne puis épouser un divorcé, je ne serais plus catholique !

— Pour quelques mois ! La grosse affaire ! Ils passeront vite ces mois, et ensuite…

— Ensuite, je serais aussi peu catholique qu’avant, parce que j’aurais agi contre les lois de l’église !

— Bah ! Une petite confession et tout sera arrangé… d’ailleurs, mon amour ne vous suffira-t-il pas ? Si vous saviez combien il est ardent !

— Je vous crois, mon ami, mais ne me faites plus de peine ! Et dans ces deux petites semaines qui nous restent mettons autant de bonheur et de beaux souvenirs que possible !

Ils causèrent longtemps. Le départ prochain d’André, son divorce, les malheurs domestiques des Defoye, le fiancé de Claire St-Georges qui semblait si peu populaire depuis son arrivée au Canada, tous ces sujets d’intérêt immédiat furent discutés dans leur long entretien. Mais André revenait toujours à la charge, essayant de persuader la jeune fille de l’insanité de sa décision.

Lorsque Marthe se retrouva dans sa petite chambre de pension, elle n’avait pas fléchi dans son refus, mais elle se sentait triste, énervée, frémissante… papa… maman… me voyez-vous ? demanda-t-elle mentalement… puis, presqu’à demi-voix : Jacques, viens me protéger contre moi-même… Noël, grand ami, au secours ! Mais une révolte inavouée contre cette foi qui l’empêchait de prendre tout le luxe et le bien-être que pourrait lui donner André, lui fit omettre sa prière habituelle. Un frisson la secoua toute et elle s’endormit d’un sommeil fiévreux et agité.


XXIV




COMME en réponse à son appel de la veille, le courrier du lendemain apporta à Marthe une lettre de Jacques et une de Noël.

Jacques semblait bien joyeux et de plus en plus satisfait de son poste à Rexville. Cependant, il se plaignait d’avoir depuis quelque temps de fréquents maux de tête. « Ça revient tous les soirs vers la même heure, écrivait-il, je prends de l’aspirine et ça finit par se passer. Si ça dure trop longtemps je demanderai à Noël de m’envoyer quelque chose. »

— Pauvre Jacquot ! se dit Marthe. J’espère que ces maux de tête ne présagent rien de grave ! Il a peut-être pris froid… Je vais envoyer sa lettre à Noël, qui saura sans doute ce qu’il lui faut. Voyons ce qu’il me dit, ce bon ami, se dit-elle, en décachetant la lettre timbrée de Bellerive.

— Vous ne m’écrivez pas, ma chère Marthe, sauf de pauvres petites postales qui ne disent rien… sauf que vous m’avez donné une pensée ; et je vous en suis reconnaissant… mais mon affection ne se contente pas de ces bribes, surtout lorsque je suis inquiet, et quoique vous ne m’ayez rien dit, je devine que vous avez des ennuis et je voudrais tant ne pas vous être inutile ! S’il m’est impossible de vous les enlever ces ennuis, je voudrais du moins vous faire comprendre combien je vous suis dévoué… complètement… toujours… et quoi qu’il arrive !

Comme je vous le disais, votre visite a causé une grande joie à votre vieille Marcelline et elle ne se lasse pas d’en parler. J’ai vu notre ami, le curé Sylvestre et il s’est informé de vous avec beaucoup d’intérêt. Dites-moi, Marthe, y a-t-il de par le monde un jugement plus droit et plus sûr que le sien ? Plus je le connais plus j’admire la sagesse et la grande envergure de ses idées. Je vais assez souvent causer avec lui, le soir, au presbytère.

Je suis sans nouvelles de Jacques et je me demande ce qu’il devient.

Puissent ces lignes que je vous adresse vous donner de nouveau l’assurance de mon profond attachement et de mon grand désir de vous voir heureuse… heureuse d’un bonheur vrai, tel que vous le méritez et tel que vous aurez un jour, j’en suis convaincu. Votre bonheur ? N’est-ce pas ce que je désire le plus au monde ? Nous avons souvent causé jadis de rêves d’avenir, d’ambitions, de projets, de buts dans la vie… eh bien, pour moi, l’un de ces buts, le plus cher et le plus tenace… c’est votre bonheur.

Je vous écris ceci, ma petite Marthe, à cause de la révolte contre la destinée que j’ai lue dans vos yeux lorsque vous avez quitté Bellerive, il y a si peu de temps et je veux que vous sentiez que vous avez en moi un appui, un soutien, qui ne vous manquera jamais… advienne que pourra !

Croyez, chère amie de toujours, à ma fidèle affection.

Noël.


— Quel cœur que celui-là ! se dit la jeune fille en finissant la lettre. Je vais lui écrire dès aujourd’hui et lui envoyer la lettre de Jacques.

Ce jour là, avant de quitter le bureau pour aller déjeuner à un restaurant voisin, elle prit le temps d’adresser quelques lignes à Noël.

« Merci, cher ami, écrivait-elle, de tout ce que me dit votre lettre et c’est pour moi une chose inappréciable que de vous savoir si fidèlement attaché à notre vieille amitié. Cette affection mutuelle ne nous est-elle pas presque sacrée ? Ne sommes-nous pas amis depuis notre toute petite enfance, ne sommes-nous pas « des pays » et surtout n’avons-nous pas, dans des circonstances inoubliables, pleuré les mêmes larmes ?

Un autre point de sympathie c’est notre commune affection pour Jacques et à ce sujet, je vous inclus sa dernière lettre, reçue ce matin en même temps que la vôtre. Ces maux de tête dont il parle, ce n’est rien de sérieux, n’est-ce pas ?

Je suis énervée et ennuyée aujourd’hui par des circonstances auxquelles je suis étrangère, mais dont je subis le contre-coup. Quand donc en aurai-je fini avec ce bureau de malheur ?… Pardonnez le décousu de cette épitre écrite au galop et dites à Nini que je retournerai la voir prochainement.

Je vous envie, Noël, d’être en dehors de tant de complications !

Merci encore de vos bonnes paroles et de votre fidèle amitié.

Marthe. »


Il semblait que les ennuis existant au Laboratoire Chimique à la suite de certaines erreurs ou irrégularités fussent loin d’être disparus. Aussi, une atmosphère de méfiance régnait parmi le personnel, les chefs étant plus exigeants et les employés mal à l’aise.

L’inquiétude concernait surtout les jeunes filles, les erreurs étant venues en partie de deux d’entre elles, et on disait qu’il s’agirait bientôt de changer tout le personnel féminin de l’établissement.

Monsieur Lafleur, déjà irritable et nerveux, le devint davantage. Marthe s’en apercevait mais ne laissait rien voir. Certaines employées, jalouses de la mise élégante de la sténo du patron et de sa distinction si réelle, faisaient, à son passage dans le grand bureau des remarques désobligeantes, mais Marthe ne s’arrêtait pas pour répondre à ces sottises, elle se hâtait de gagner le vestiaire, puis le bureau du chef où elle avait son petit coin réservé et tranquille.

Sa lettre finie, Marthe alla déjeuner, déposa sa missive dans la boîte postale et retourna au bureau comme d’habitude.

Dans le vestiaire, une jeune fille lui dit :

— Qu’est-ce donc que vous donnez au patron pour qu’il vous garde dans son bureau et qu’il ne vous menace pas, comme nous, d’un prochain renvoi ?

Marthe, stupéfaite, ne répondit pas et une autre intervint :

— Ne cherchez pas, ma chère ; mademoiselle a toutes les faveurs… mademoiselle a été à Paris… elle a appris bien des choses… elle paie sans doute en nature !

Marthe Beauvais sentit son sang bouillir à cette insulte gratuite. Elle se contrôla, cependant et dit froidement :

— Vous êtes méchantes et grossières, je ne prendrai pas la peine de vous répondre !

Elle fila vivement vers le bureau du monsieur Lafleur et s’installa derrière son paravent, le cœur battant d’indignation.

Elle passa la soirée de ce jour là avec Irène, qui paraissait calme et résignée mais infiniment triste.

Le petit Dan s’étant réveillé, la maman se le fit apporter au salon.

Quel délicieux bébé, ce poupon de quinze mois, rose et potelé, riant et gazouillant continuellement, toujours de bonne humeur.

La jeune fille s’amusa à le promener et à le faire rire, lui prodiguant caresses et baisers.

— Quel amour ! dit-elle en le remettant dans les bras d’Irène ; je l’adore ton petit Dan !

— Cher petit ! Oui, je sais que tu l’aimes ! Si tu savais, Marthe, ce que c’est d’avoir un trésor comme celui-là ! Ça donne tous les courages ! Mais tu verras, plus tard, quand ton tour viendra ! Vois-tu, avec un petit comme ça on fait des plans… je me dis que l’an prochain j’aurai pour lui un arbre de Noël, même cette année, je vais suspendre sa petite chaussette à la cheminée… Quand il pourra marcher sans fatigue je le sortirai avec moi… je l’amènerai voir le petit Jésus de la crèche et il ouvrira bien grands ses yeux bleus dans son étonnement de voir le gros bœuf et les petits moutons… puis, il apprendra ses lettres… sur de gros blocs…

— Il grandira vite, dit Marthe.

— Oui, continua la jeune maman, en caressant la tête blonde du petit Dan, le jour viendra où il fera sa première communion ! Marthe ! pense donc ! Aller communier près de son petit enfant ! Comme on voudrait se sentir pure et bonne pour cela ! Vois-tu, depuis que Dan me fait souffrir, je me suis réfugiée dans mon bonheur de maman ! Tu sais que je suis mondaine, j’aime le plaisir, la danse et même un grain de folie, parfois… mais la véritable Irène, c’est celle que tu vois ce soir et qui s’est retrouvée en gardant son petit ange dans ses bras !

Marthe lui pressa affectueusement la main et regardant le bébé qui dormait sur les genoux de sa mère, elle dit avec un soupir :

— Qui sait si je le connaîtrai jamais, ce bonheur ? La vie est si décevante parfois ! Laisse-moi aller remettre le cher mignon dans son dodo, veux-tu ?

— Comme tu voudras, chère. Il est lourd, n’est-ce pas ? dit-elle fièrement, tandis que Marthe prenait dans ses bras le poupon endormi.

En le déposant dans son petit lit blanc, la jeune fille songea aux paroles de son amie et elle se dit : Si j’épousais André, j’aurais sans doute un enfant… est-ce que je pourrais en avoir le même bonheur qu’Irène ?… Elle se pencha sur le bébé et l’embrassa en murmurant :

— Oh petit Dan, petit Dan ! Je tremble… et deux larmes tombèrent sur la dentelle de l’oreiller.




XXV




ANDRÉ allait partir dans trois jours pour New York, d’où il s’embarquerait pour Londres.

Son divorce officiellement déclaré, il vint l’annoncer à Marthe avec un frémissement dans la voix… Malgré ses instances cependant, elle persistait toujours dans son refus.

Le jeudi fut fixé pour le jour du départ ; le jeune homme quittait Montréal à cinq heures de l’après-midi et Marthe résolut de lui consacrer les quelques heures qui précéderaient le moment de la séparation.

Ce jour là, vers midi, elle alla trouver monsieur Lafleur pour lui apporter la correspondance préparée, qu’il reçut avec un grognement d’acquiescement. Malgré cet air rébarbatif, elle lui dit qu’elle désirait s’absenter dans l’après-midi.

— Vous êtes malade ? demanda le patron brusquement.

— Non, répondit Marthe, un peu déconcertée, mais j’ai quelqu’un de très cher qui part à cinq heures, et…

— Et vous pensez, interrompit monsieur Lafleur, que vous allez m’en imposer ainsi ? Vous pensez que vous pouvez faire la princesse à mes dépens quand vous êtes une sans le sou ?… Que vous aurez les loisirs d’une grande dame tout en ayant le salaire d’une fonctionnaire ?… Détrompez-vous ! J’ai fini de me faire mener par mes employés, hommes ou femmes ! Vous serez à votre poste cette après-midi, ou sinon, vous pourrez aller vous pavaner ailleurs !

Marthe rougit à la tirade grossière du patron, puis elle devint pâle de colère :

— Vos insultes sont gratuites et lâches, monsieur, dit-elle, en le regardant bien en face. Je quitte votre bureau pour toujours avec le regret d’y être jamais entrée. L’abbé Sylvestre en me plaçant ici, ne croyait pas me mettre à la merci d’un grossier et d’un mal-appris !

Puis la tête haute et le regard méprisant, elle sortit du bureau, se rendit au vestiaire, mit vivement son chapeau et sa pelisse et partit.

Le cœur battant d’indignation, elle retourna à sa chambre de pension et appelant André au téléphone, elle lui dit qu’elle l’attendrait à deux heures.

Elle ne cessait de penser aux paroles insultantes de monsieur Lafleur et des larmes de colère et d’humiliation lui venaient aux yeux.

Lorsqu’André entra dans le petit salon de la pension, il trouva la jeune fille dans un état d’énervement presque fébrile.

— Qu’avez-vous donc, chère amie ? dit-il en lui prenant la main.

— Oh André ! Je n’ai jamais été aussi mortifiée, aussi humiliée de ma vie ! Ce matin, j’ai voulu… elle éclata en sanglots.

— Allons, allons, pauvre petite, dit André en l’entourant de son bras, venez vous asseoir près de moi et dites-moi ce qu’il y a !

D’une voix tremblante, en phrases saccadées, Marthe raconta les sottises débitées par les jeunes filles du Laboratoire et la scène du midi chez le gérant.

— Ah le lâche ! Le misérable ! dit André avec colère. Je vais aller lui faire payer cher ses paroles ! Est-il à son bureau dans le moment, pensez-vous ?

— Oui, mais il ne faut rien faire ! Pensez donc à ce que l’on dirait ! D’ailleurs, je ne suis plus à son emploi maintenant.

— À cause de vous, je n’irai pas… mais si jamais il se trouve sur mon chemin… Mais, vous, ma pauvre chérie, qu’allez-vous faire ?

— Je n’y ai pas songé ! dit-elle amèrement.

— Alors, c’est à moi d’y songer pour vous ! Marthe, le sort a décidé pour nous ! Vous ne pouvez rester ainsi à la merci de gens comme ça ! Partez avec moi, ce soir ! En arrivant à New York, je vous épouserai et nous partirons ensemble pour l’Europe ! Oh, petite aimée, j’en serai heureux !

Pendant plus d’une heure il parla, plaida, supplia… à la fin, Marthe énervée et encore sous le coup de son émotion du matin, prise aussi d’un immense désir d’avoir la sécurité de la fortune, et souffrant atrocement à la pensée d’avoir à subir encore les déboires qu’amène presque toujours la pauvreté, se vit en esprit riche… indépendante… aimée…

— André, fit-elle conquise, je ne suis pas prête… je n’ai pas ce qu’il me faut !

— Je me charge de tout ! Ne serez-vous pas ma femme dans vingt quatre heures ? Et quel bonheur pour moi de pouvoir vous donner ces choses !

— Mais que dira Jacques ?… Que diront nos amis ?… Partir ainsi, pas mariés !

— Écoutez, Marthe. Je vais retenir le salon pour vous toute seule, et je vous donne ma parole d’honneur que vous y serez absolument comme si vous voyagiez, par hasard, sur le même train que moi ! Rendus à New York, j’aurai une licence et nous nous marierons tout de suite.

— Mais le prétexte du départ ?

— Dites ici que vous partez pour Bellerive, pour voir votre vieille bonne, dites-le aussi à Irène si vous le désirez. De New York, vous enverrez ici un chèque en remettant votre chambre et vous écrirez à Jacques. Il est près de quatre heures. Je vais vous quitter, petite chérie, pour tout arranger. Il vaut mieux que nous ne partions pas ensemble. Je serai sur le train et vous y rejoindrai. Dans moins d’une demi-heure, je vous enverrai une lettre par un taxi. Elle contiendra vos billets et la réservation du salon. Soyez prête ! Nous avons tout juste le temps !

— Oh André, j’ai peur ! dit Marthe fiévreusement, c’est mal de partir ainsi !

— Non, chère adorée, il n’y a rien de mal puisque vous partez pour épouser un homme qui vous aime !… Et vous ne pouvez vous exposer à la répétition d’insultes comme celles de ce matin !… Souriez, chère ! C’est le bonheur au bout du voyage… c’est la vie qui va s’ouvrir devant vous… c’est l’amour qui vous attend !

Marthe s’essuya les yeux et essaya de sourire, mais elle n’y parvint qu’à demi.

André se leva et lui prit la main :

— À tantôt, ma bien-aimée ! Sans faiblir cette fois ?

— Sans faiblir ! murmura-t-elle.

Il restait à Marthe moins d’une heure pour préparer son départ ! Elle se baigna les yeux et empila rapidement quelques vêtements dans une petite valise ; peu après, on apporta une enveloppe à son adresse. Elle contenait un billet pour New York et la réservation du salon, sur le train de cinq heures ; au verso elle lut : « Gare Bonaventure, le taxi attendra » et elle reconnut l’écriture d’André ! À la maîtresse de pension qui avait apporté la lettre elle dit :

— Voulez-vous être assez bonne de faire attendre le taxi ?

— Oui, mademoiselle. Vous partez en voyage ?

— Je vais à Bellerive, voir ma vieille bonne ! dit-elle vivement.

— Vous avez l’air souffrante, mademoiselle Beauvais, vous avez de la fièvre, pauvre enfant, dit madame Martin.

— J’ai eu de mauvaises nouvelles… ça m’a bouleversée !

— Puis-je vous aider ?

— Non, merci, je suis prête… je descends dans quelques minutes. Au revoir, madame Martin, merci !

Marthe marchait fébrilement dans sa chambre ; ses mouvements nerveux et rapides dénotant l’agitation que cause une résolution irréparable… elle s’en allait vers le suicide moral… Sans oser regarder les portraits de ses parents, elle les glissa dans la petite malle, puis elle mit son chapeau et sa pelisse de fourrure et descendit.

Le taxi attendait… Avec son petit bagage près d’elle et tenant à la main une sacoche qui ne contenait que cinq dollars et ses billets de voyage, elle arriva à la gare Bonaventure à cinq heures moins dix… Cinq minutes plus tard elle était installée dans le salon du wagon de luxe, ses nerfs tendus la soutenant contre une défaillance, et elle se demandait : Est-ce bien moi, Marthe Beauvais, qui part ainsi ?

Au moment où le train se mettait en marche, elle eut soudain l’idée d’envoyer une dépêche à Noël. Elle trouva de quoi écrire et crayonna :

« Docteur N. Lefranc, Bellerive,

Passerai ce soir en route pour New York où j’épouserai A. L. Avertissez Jacques. Ne me blâmez pas trop, les événements m’ont poussée, Adieu.

M. »

Elle sonna le portier et lui donnant un pourboire et le prix de la dépêche, elle lui demanda de l’expédier sans faute dès le premier arrêt.


XXVI




ENVIRON un quart d’heure après le départ du train, le portier frappa à la porte du petit salon et apporta une lettre à Marthe. Elle la décacheta et lut :

« Je ne vous rejoins pas tout de suite, chère aimée, par prudence pour vous. Il n’y a cependant que peu de passagers dans ce char et aucun de nos amis.

J’espère que vous vous sentez rassurée… Surtout n’ayez pas de remords ! Je vous enlevais, si vous n’étiez venue de vous-même !…

Après un ou deux arrêts j’irai vous voir, si vous le permettez. Envoyez-moi un mot par le portier quand vous voudrez bien que j’aille vous retrouver, chère petite femme de demain… »

Malgré l’atmosphère surchauffée du compartiment, le train filait depuis près d’une heure sans que Marthe eut enlevé sa pelisse et son chapeau ; la solitude, la tranquillité eurent d’abord un effet bienfaisant sur ses nerfs et une accalmie sembla se faire en elle ; mais bientôt l’agitation la reprit. Elle ouvrit sa petite malle pour en sortir un mouchoir et en remuant les vêtements, elle revit les portraits de ses parents. Instinctivement elle détourna la tête… puis, se dominant, elle les prit et les regarda. Pouvaient-ils, ces chers disparus, la voir, la plaindre, l’excuser… puisque sûrement ils ne pourraient pas la bénir ! Aux yeux fiévreux de la malheureuse jeune fille le doux regard de sa mère semblait voilé de larmes… la figure souriante de son père apparaissait rigide, sévère… Il lui sembla l’entendre lui dire : « Toi, toi, notre petite enfant bien-aimée ! Toi dont nous avions consacré l’enfance à la Vierge Marie ! Toi, qui au jour de ta première communion jurais, dans ta foi enfantine de garder toujours le chapelet que nous t’avions donné ! Toi, dont nous étions si fiers ! Non, non, cette femme qui s’en va renier sa foi en épousant un divorcé, ce n’est pas notre Marthe ! »… L’hallucination, due à son état d’énervement, à son angoisse morale et au manque de nourriture (elle n’avait rien pris depuis le matin) devint si forte que Marthe plongea la main dans sa sacoche et en retira un petit étui en cuir défraîchi et usé et qui contenait un chapelet… — Je l’ai gardé ! murmura-t-elle.

Elle ferma les yeux pour ne plus voir le regard de ses parents…

Le temps passait et cependant, elle ne voulait pas faire demander André… Vers sept heures, on frappa à la porte… Marthe tressaillit et remit vivement les photos dans la malle… le garçon de table apportait son souper !

La jeune fille ne put prendre que quelques gorgées de thé. Elle envoya à André un petit billet par le portier. « Un peu plus tard, mon ami, écrivait-elle, je suis encore si énervée… Merci du bon souper. »

Marthe savait que le train où elle se trouvait passait à Bellerive vers dix heures, mais, étant un rapide, qu’il ne s’y arrêtait pas… Elle essaya de s’installer un peu ; elle enleva son manteau et appuya sur le dossier du fauteuil sa pauvre tête brûlante… Mais elle ne pouvait rester immobile… son agitation devenait plus grande à mesure que l’heure avançait et elle songeait avec amertume à son village natal où le train passerait bientôt à toute vapeur, ce petit coin du monde où tout lui rappelait son enfance heureuse… et où elle n’oserait plus revenir ! Chose étrange, la perspective d’appartenir pour toujours à l’homme de son choix semblait n’avoir aucune prise sur l’émotion du moment… la certitude de la fortune, de la vie large et facile, cette certitude tant souhaitée, n’apaisait plus la cuisante douleur de son âme troublée… Il ne lui restait au cœur qu’un ressentiment contre l’injustice de la vie qui l’avait poussée à un coup de tête si grave !

Après quelque temps de lutte intérieure, elle se dit : — Même si je le voulais maintenant, je ne puis plus reculer ! Je suis finie… perdue ! Perdue pour Jacques, qui ne me pardonnera pas ! Perdue pour Irène, qui ne pourra pas admettre que j’aie été forcée d’agir ainsi ! Perdue pour tante Beauvais qui va me renier ! Perdue pour l’abbé Sylvestre qui sera tenté de me maudire, pour ma vieille Nini qui ne comprendra pas, pour Noël… le seul peut-être qui eut pu me sauver, et qui me pardonnera… Lorsque mon train passera à Bellerive, comme il va souffrir ce brave cœur !… Neuf heures passées… Dans moins d’une heure, j’aurai traversé pour la dernière fois ma petite patrie…

Le train s’arrête… c’est une jonction où il y a un arrêt de cinq minutes… On frappe à la porte… c’est André, sans doute ?… elle ouvre avec précaution… Noël s’écrie-t-elle, stupéfaite.

Il entre, lui serre la main d’un air fraternel et protecteur !

— Vite, Marthe, je vous emmène ! Venez ! Je prends votre porte-manteau… mettez votre pelisse et venez !

— Non, Noël, c’est impossible ! J’ai promis ! Je ne puis faire ça à André !

— Vite, vous dis-je fit-il sans répondre à ce qu’elle disait, et lui jetant la pelisse sur les épaules il l’entraîna de force vers la sortie… À peine furent-ils sur la plateforme que le train repartit… Le petit salon réservé étant au bout du char, Noël put monter dans le train et en faire descendre Marthe sans avoir été vu d’André et sans que ce dernier se fut aperçu de quoique ce soit.

— Ciel ! Qu’avez-vous fait ? s’écria Marthe regardant le train qui s’enfuyait à toute vitesse.

— Je vous ai sauvée, voilà tout ! dit-il brusquement… Allons, mettez les manches de votre pelisse ! La nuit n’est pas chaude !… Et nous avons quinze milles à faire !

— Où m’amenez-vous ?

— Chez Marcelline qui vous attend. Venez ! J’ai mon auto ici. Dans moins d’une demi-heure nous serons rendus !

Marthe se laissa conduire. Noël l’enveloppa dans une chaude peau de buffle, s’installa au volant et bientôt l’auto filait sur la route durcie. Marthe ne pouvait parler ; elle se blottit dans un coin de la machine et essaya de se ressaisir… Noël ne desserrait pas les dents.

Trente-cinq minutes plus tard l’auto s’arrêtait devant la porte de Marcelline. Au ronflement du moteur la brave femme ouvrit la porte. Marthe se jeta dans ses bras et éclata en sanglots…

— Elle est malade, dit le jeune docteur. Il faut la faire coucher tout de suite et lui faire prendre ceci, avec une tasse de lait chaud. Je reviendrai demain.

Il tendit à Marcelline une petite boîte contenant deux tablettes et sans parler à Marthe, il partit.

Marcelline déshabilla la jeune fille comme au temps où elle était petite. La pauvre enfant frissonnante et fiévreuse se laissa faire, prit docilement le lait chaud et les tablettes prescrites par Noël, se coucha et se laissa envelopper de chaudes couvertes de laine… Après quelque temps elle s’endormit d’un sommeil pesant et agité et la fidèle bonne qui la veillait l’entendit prononcer des paroles incohérentes. Vers le matin, elle devint plus calme et une légère moiteur apparut sur son front… la fièvre avait disparu !

Marthe dormait encore lorsque Noël revint vers dix heures ce matin là. Il dit à Marcelline que ce sommeil réparateur la remettrait sans doute complètement.

— Laissez-là dormir, dit-il et lorsqu’elle s’éveillera donnez-lui une tasse de café.

— Vous r’viendrez, m’sieur Noël ?

— Cette après-midi. J’ai des visites à faire ce matin. À plus tard ma bonne Marcelline.

Midi allait bientôt sonner lorsque la jeune fille s’éveilla. Pendant quelques minutes elle ne pouvait se rendre compte d’où elle se trouvait, puis, peu à peu, les événements de la veille lui revinrent à la mémoire… Elle revit son moment de vertige… sa fuite de Montréal… ses heures d’angoisse sur le train… puis son sauvetage inattendu, le voyage en auto dans la nuit sombre et l’arrivée chez Marcelline… Quel cauchemar !… Se pouvait-il qu’elle fut sauvée… vraiment sauvée ?… « Merci, mon Dieu ! » murmura-t-elle tout bas et des larmes lui vinrent aux yeux.

Puis elle songea : Pauvre André ! Qu’a-t-il pensé ? M’a-t-il vu partir avec Noël ? Il va souffrir ! Mais je ne l’aurais pas rendu heureux puisque je n’aurais jamais pu me pardonner à moi-même… et maintenant je doute de mon amour pour lui, puisque je suis heureuse d’avoir pu le fuir ! Pourquoi ai-je eu peur de son expression quand il m’a dit : je vous veux coûte que coûte… pourquoi ai-je frémi quand il m’a écrit dans le train : si vous n’étiez venue je vous enlevais…

Marcelline, entrant à cet instant, fut joyeuse de trouver Marthe éveillée et se hâta de lui apporter son café.

La jeune fille retrouva sa sérénité pour rassurer la brave fille.

— C’est passé, je vais mieux, ma bonne Nini ! Tu sais, je me sentais un peu souffrante et ce voyage le soir, au froid… j’ai eu un bouillon de fièvre… je vais me lever tantôt, tu verras que je suis presque bien !

Un peu plus tard, Marthe se leva en effet et lorsque Noël revint vers deux heures, il la trouva installée près de Marcelline dans la grande pièce où ronflait le vieux poêle à bois.

Marthe se sentit un peu mal à l’aise en revoyant Noël, mais celui-ci ne fit aucune allusion à ce qui l’obsédait.

— Plus de température du tout, dit-il en lui prenant le poignet ; Marcelline, vous ne pourrez plus faire la garde-malade, votre patiente est guérie !

— Guérie ? fit Marthe avec une intonation spéciale.

— Oui, guérie ! répondit-il finement ; vous avez eu un accès de vertige, avec fièvre passagère… suivie d’un refroidissement… Une nuit de repos dans la bonne petite chambre de Marcelline et tout a disparu !

— Jour du ciel ! Ça me fait penser, mam’zelle Marthe que j’ai pas encore arrangé vot’chamb’e ! Tandis que m’sieur Noël est ici pour jaser avec vous, j’m’dépêche d’y aller ! dit la bonne fille.

Quand ils furent seuls, Marthe tendit la main au jeune docteur :

— Noël, merci, ! dit-elle presque bas.

— Je vous vois saine et sauve… je suis payé !

— Comment avez-vous fait pour me sauver… malgré moi ?

— J’ai reçu votre dépêche à sept heures. Je suis venu avertir Marcelline que j’allais vous chercher, j’ai pris l’auto et je suis parti pour la jonction. À l’arrivée du train, je suis monté dans le dernier char, bien décidé à vous retrouver. Le sort ou plutôt la Providence a permis que je me dirige tout de suite vers vous…

— André vous a-t-il vu ?

— Je ne l’ai pas vu ! J’ignorais qu’il fût dans ce wagon !

— C’est providentiel ! Il aurait fait un éclat ! Mais que doit-il penser ? Il a dû s’informer à tous et à chacun !

— À tout hasard, dit Noël, ne sachant pas s’il se trouvait sur ce train ou s’il vous attendait à New York, je lui ai envoyé une dépêche en votre nom.

— En mon nom ? fit Marthe, surprise.

— Oui. J’ai pris la liberté de lui télégraphier ceci : Suis descendue à Bellerive, ne continuerai pas mon voyage. Adieu, et j’ai signé : M. Cette dépêche a été adressée : « André Laurent, à bord C.P.R. No. 518 destination New York. » Pendant que j’attendais à la jonction j’ai pu savoir le numéro du train et la dépêche n’a été transmise qu’après notre départ en auto. Il a dû la recevoir vers minuit !

Marthe ne répondit pas, elle pleurait, mais elle prit la main de Noël et la pressa sur sa joue mouillée de larmes…

Le même soir, elle fit avec le médecin une courte promenade en auto. Elle la lui demanda sous prétexte de prendre l’air, mais en réalité afin de lui raconter les choses et le mettre au courant de la situation.

Elle lui conta les ennuis occasionnés par les employées de son ex-bureau, par leur propos outrageants, et la tirade insultante et grossière du patron, sa désignation comme sténographe au Laboratoire… tout celà coïncidant avec le départ d’André et la soi-disante liberté que lui donnait son divorce… ses prières, ses instances auprès d’elle enfin son affolement et son coup de tête !

— Pauvre petite folle ! dit-il affectueusement, qui pour échapper à des ennuis allait se plonger dans le malheur ! Par bonheur, votre dépêche m’a averti à temps !…

Marthe soupira :

— J’ai mal agi envers André ! Il sera malheureux !

— Peut-être, ou plutôt sans doute qu’il le sera… écrivez-lui, Marthe, pour adoucir un peu la blessure… mais c’est lui qui a mal agi en insistant ainsi ! Quelle infamie que de profiter de votre affolement momentané pour vous faire agir contre votre conscience ! C’est d’un égoïsme effréné !… Mais vous, Marthe, vous l’aimiez ? Vous souffrez de la séparation !

— Noël, écoutez-moi et ne me condamnez pas… ne vous dites pas que je suis volage et inconstante… je croyais aimer André, l’aimer d’amour ! Je me sentais heureuse auprès de lui et je le trouvais si bon, si attentif, si tendre pour moi… et toujours si respectueux, si correct… lorsque j’ai consenti à le suivre, je me disais : je l’aime ! Ça me consolera de le rendre heureux !… Et voilà que dès que j’ai été seule dans le petit salon du train, et que je me suis rendue compte du malheur irréparable de cette folie, la pensée de son amour ne me touchait plus du tout, et même, je redoutais de le revoir… je voulais retarder le plus possible le moment qui nous réunirait… !

— Et depuis ? questionna Noël.

— Depuis ? D’abord, je fus tellement affolée que je ne comprenais pas bien les choses… je me sentais vraiment malade et fiévreuse hier soir !… Depuis mon réveil, j’éprouve une telle sensation de délivrance que j’en ai des accès de joie secrète ! C’est comme lorsque, étant petite, un vilain cauchemar me faisait crier et pleurer dans la nuit… maman venait m’éveiller et je lui disais : Oh que je suis contente que ça ne soit pas vrai !… Est-ce donc que je n’aimais pas André vraiment ?

— C’en est une preuve certaine, car si vous aviez eu pour lui un amour véritable, vous éprouveriez un chagrin terrible… vous vous sentiriez esseulée et vous seriez inconsolable pour vous-même aussi bien que pour lui !

— Je suis donc un monstre ? Je n’ai donc pas de cœur ?

— Marthe vous avez sûrement un cœur, un grand et noble cœur. Vous vous en apercevrez quelque jour… Grâce à Dieu, vous ne l’aviez pas donné à ce pauvre André Laurent, car votre souffrance serait terrible !

— Noël, dit-elle tristement, vous avez fait plus que de me sauver la vie… seulement… que vais-je faire maintenant ? Il faut faire face aux événements !

— Il n’y a pas d’événements graves, sauf votre départ de chez Lafleur. Vous avez quitté Montréal pour venir voir Marcelline à Bellerive… Personne n’en sait ni n’en saura jamais plus que ça ! Nous vous trouverons une autre, une meilleure position, vous verrez !

— Je pense aller demain voir le curé et lui demander conseil, qu’en dites-vous ?

— J’allais vous en parler ; sa grande expérience et son affection pour vous, rendront ses conseils précieux… Et maintenant, je vous ramène petite rescapée… Couchez-vous de bonne heure pour qu’une longue nuit complète votre guérison !

— Je suivrai vos conseils ! Merci encore et bonsoir, Noël… grand ami !…




XXVII




LE lendemain, Marthe encore blessée et frémissante mais, en apparence complètement remise, alla trouver le vieil ami de son père et lui ouvrit son cœur… ce pauvre cœur meurtri et incertain, dont le fonds réel demeurait si bon et si généreux.

Le curé fut très sobre dans ses paroles de blâme, lui disant seulement :

— Malheureuse enfant ! Où en seriez-vous aujourd’hui, si Noël n’avait été aussi vif et aussi adroit ? Ce sont vos chers parents qui ont dû obtenir du bon Dieu l’inspiration que vous avez eue de lui envoyer cette dépêche !… Puis, changeant de ton :

— Vous avez eu parfaitement raison de quitter le bureau de monsieur Lafleur ; je suis très surpris de sa conduite inqualifiable !… Voici ce que je vous conseille de faire : retournez à Montréal, à votre pension. Je vais écrire à deux amis dont l’un est Paul St-Georges, et de votre côté vous pourrez peut-être le voir… Vous aurez bientôt mieux que ce que vous aviez au Laboratoire !

— Mais, dit Marthe gênée… c’est que…

— Vous n’avez pas d’argent, je suppose ? dit le curé avec son bon sourire.

— Monsieur le curé, dit la jeune fille en rougissant, on ne m’a pas payée depuis deux semaines, au bureau ; les affaires devaient être réglées dans peu de jours et j’attendais cela pour payer, comme d’habitude ma chambre chez madame Martin ! J’ai quelques petits bijoux dont je pourrais disposer si…

— Non, non, interrompit le prêtre. Lafleur va sans doute vous envoyer ce qui vous est dû, deux semaines et demie, cinquante dollars, alors ?

Marthe acquiesça d’un geste.

— En attendant, je vais vous avancer un peu d’argent que vous me rendrez, chère enfant, quand vous le pourrez !

— Je n’ai pas voulu dire à Noël que je n’ai que trois dollars pour tout partage !

— Vous avez bien fait ; il vaut mieux que ce soit moi que vous rende ce petit service !

— Vous êtes bon, monsieur le curé, vous m’aidez… et moi qui craignais tant votre colère…

— Pauvre petite brebis… pas égarée… mais qui a failli l’être ! dit le vieux prêtre avec cette douceur souriante qui lui attirait les cœurs, je suis trop heureux de vous voir en sûreté dans le bercail pour avoir dans l’âme autre chose que des sentiments de joie… Maintenant allez dire une petite prière à l’église, j’irai vous porter ce qu’il vous faut.

— Merci cher bon ami et conseiller ! Je vous rendrai cela le plus tôt possible et je partirai demain pour Montréal !

Marthe se rendit à l’église et s’agenouilla sur un prie-Dieu. Au bout de quelques minutes, le curé vint la trouver et lui remit une enveloppe cachetée.

Elle le remercia avec émotion et resta quelques moments à genoux, priant avec une foi retrouvée… Lorqu’elle ouvrit l’enveloppe elle y trouva douze billets de cinq dollars… — Comme il me rend service, ce bon curé ! pensa-t-elle.

Le lendemain, Noël vint la prendre pour la conduire à la gare. Elle embrassa avec affection sa vieille Marcelline et lui dit :

— Tu ne sauras jamais, Nini, comme j’ai été heureuse de me retrouver dans ta petite chambre en m’éveillant ce matin !

— Dame, faudra r’venir ben vite ! J’sus pas ben forte, j’en ai p’t’et’e ben pas pour longtemps ! Avant que j’aille voir l’bon Dieu, faut venir m’faire un’aut’e p’tite visite !

— Je reviendrai, Nini, mais ne parle pas comme ça, tu me fais de la peine ! Je t’enverrai un petit paquet de Montréal pour te faire plaisir !

— Ben mé ! C’que j’vas jongler en attendant pour savoir ce que ça sera !

— Je t’enverrai ça par la malle. Bonjour Nini, merci ! Aie bien soin de toi !

L’auto partit. Marthe revit dans le dénuement de fin d’automne la demeure de ses parents. Sans parler, elle pressa le bras de Noël lorsqu’ils passèrent devant la maison.

Pendant qu’ils attendaient le train, elle lui parla de Jacques et il fronça un peu les sourcils.

— Je n’aime pas ces maux de tête, dit-il. Je lui ai écrit et lui ai envoyé une ordonnance… Et vous, avez-vous écrit à New York ?

— Non. J’écrirai de Montréal. Si André n’a pas changé ses plans, il doit s’embarquer aujourd’hui pour Londres… mais j’ai son adresse. Maintenant, laissez-moi vous dire encore merci… vous avez été plus qu’un ami… plus qu’un frère… jamais je ne pourrai l’oublier !

— Si vous saviez, Marthe, le bonheur que j’éprouve à vous savoir hors de danger, vous comprendriez que je suis amplement dédommagé du peu que j’ai pu faire pour vous ! Maintenant, ayez soin de vous, voyez Irène souvent… je ne lui rendais pas justice à votre amie, je la croyais vaine et superficielle… oui, voyez-la souvent, d’après ce que vous me dites, votre amitié lui fera du bien, pauvre jeune femme !

— Je la verrai probablement tous les jours, d’ici à ce que je trouve une position… Au revoir Noël, je vous écrirai !

— Merci, j’y compte ! Au revoir ! dit-il en lui serrant la main.

Elle monta dans le train qui repartit aussitôt.

Le voyage lui parut court. Tant de souvenirs récents se pressaient dans sa mémoire ! Ce trajet lui rappelait celui si peu lointain où torturée par l’angoisse elle se croyait perdue à jamais… Malgré l’incertitude de l’avenir, elle éprouvait maintenant une sensation de bien-être et de sécurité !

À la pension, madame Martin la reçut en s’informant anxieusement de sa santé.

— J’ai cru que vous alliez être bien malade ! dit-elle.

Après l’avoir rassurée, Marthe monta à sa petite chambre qu’elle avait pensé ne jamais revoir ! Avant de se coucher, elle écrivit à André.

« Mon pauvre ami, pardonnez-moi ce que je vous ai fait ! Lorsque, dans un moment de folie, j’ai quitté Montréal avec vous, je me croyais bien décidée à devenir votre femme ! Mais dès les premiers instants du voyage, j’ai compris que ce serait notre malheur à tous les deux !

Je n’aurais jamais pu me pardonner cette espèce d’apostasie, et vous, si bon, me voyant malheureuse, auriez-vous pu avoir du bonheur ?

Je garderai toujours le souvenir de vos attentions et de vos prévenances et je n’oublierai jamais le respect et la protection dont vous m’avez entourée.

Je conserverai dans ma mémoire le souvenir des bonnes heures que nous avons passées ensemble et le regret d’avoir pu vous blesser…

Adieu, André ! Que la vie vous soit meilleure ! Ne m’écrivez pas, mais pardonnez-moi ! Marthe.

Elle mit sur l’enveloppe l’adresse de New York et aussi celle de Londres. Puis, après une courte prière, elle se mit au lit et dormit profondément jusqu’au matin.

Elle s’éveilla de bonne heure et quoique se sachant libre de son temps, elle s’habilla promptement et se rendit au bureau de poste pour faire recommander sa lettre à André.

À son retour elle téléphona à Irène. Celle-ci lui exprima sa surprise de son absence inattendue.

— Je suis partie à l’improviste, dit Marthe. Je suis allée voir Marcelline, à Bellerive.

— Elle va mieux la brave fille ?

— Elle est faible… elle croit qu’elle n’en a pas pour longtemps… Et toi ?

— Moi ? Rien de changé ! Dan dîne au club tous les soirs !

— Et bébé ?

— Très bien et de bonne humeur !

— Tant mieux ! Puis-je te voir bientôt ?

— Sans doute ! Viens cette après-midi, puisque tu n’as pas de bureau.

— C’est ça j’irai ! À tantôt !

Marthe retourna à sa chambre et s’occupa à replacer ses choses. Vers une heure, elle se disposait à sortir quand on lui apporta une dépêche. Elle l’ouvrit à la hâte et lut : « Votre frère malade vous réclame, demande aussi docteur Lefranc et abbé Sylvestre à qui j’envoie dépêche, Typhoïde. Cas grave, non désespéré. « J. Rivard. »


Marthe eut un terrible serrement de cœur… Pauvre Jacques ! Gravement malade… et il la demandait ! Grâce à Dieu… et à Noël… elle n’était pas en fuite ! Elle irait immédiatement trouver son frère…

Elle montra la dépêche à madame Martin et s’informa des trains pour Rexville. Hélas ! Un convoi venait de partir… l’autre ne partait que le soir à huit heures… toute la journée à attendre !

Elle rappela Irène et lui apprit la mauvaise nouvelle.

— Tu comprends si je suis inquiète, dit-elle avec des larmes dans la voix, mon pauvre Jacquot !… Et pas de train avant ce soir !

— Ne te désespère pas lui dit son amie. J’ai pensé à quelque chose. Je te rappellerai dans un quart d’heure.

En effet, une dizaine de minutes plus tard, elle la rappelait :

— Prépare-toi tout de suite, lui dit-elle. Papa et maman, Claire et Luigi devaient aller faire une longue promenade en auto aujourd’hui. Au lieu d’aller ailleurs, ils vont t’amener à Rexville. Ils n’y resteront pas longtemps, tu comprends, Rexville pour nous, c’est un triste endroit ! Mais ils vont t’y amener… Habille-toi chaudement il fait froid et c’est un trajet de deux heures au moins !

— Merci ! Merci ! Quelle bonté ! L’attente aurait été si dure !

— Au revoir ! Courage ! Ils seront rue Metcalfe dans dix minutes !

— Je serai prête, merci !

Une demi-heure plus tard, une limousine où se trouvaient cinq voyageurs enveloppés de chaudes fourrures, quittait les rues de la grande métropole et conduite par un chauffeur expérimenté passait à grande vitesse sur la route nationale se dirigeant vers Rexville.




XXVIII




JACQUES Beauvais était gravement malade. Vu le manque d’hôpital, en attendant l’arrivée de sa famille, monsieur Rivard put le faire transporter dans le dernier étage de l’hôtel, inoccupé à cette saison.

Le médecin de l’endroit trouvait le cas grave, mais sans danger immédiat. Comme infirmier, le jeune homme eut les services du factotum de l’hôtel, Tom Libbey, qui sollicita lui-même cette charge, disant qu’il voulait soigner m’sieur Jack, à qui il devait la vie !

Depuis le jour où Jacques l’eut repêché de la rivière, Tom continua d’être très sobre. Il s’aperçut au bout de quelque temps que Jacques semblait malade, ne mangeait pas, se plaignait de frissons et de maux de tête… Lorsqu’il le vit aux prises avec la fièvre, il raconta au médecin, avec des soupirs de regret, le sauvetage d’octobre.

— C’est ma faute ! C’est ce sacré bain glacé qui l’aura trop saisi ! Un brave enfant comme ça ! Ça ne valait pas la peine de prendre son coup de mort pour un ivrogne comme moi !… Mais il n’en mourra pas ! Foi de St. Patrick, je le soignerai de mon mieux jour et nuit !

Le médecin et le gérant conseillèrent à l’hôtelier de remplacer Tom pour quelque temps afin de lui permettre de rester auprès du malade et il finit par consentir.

Lorsque l’auto des St-Georges arriva, ils entrèrent tous à l’hôtel et on fit avertir le médecin, auprès de Jacques à ce moment. Pendant qu’ils attendaient dans le petit salon, monsieur Rivard entra. Il serra la main de monsieur St-Georges et celui-ci le présenta aux autres.

— Mon frère, monsieur ? questionna Marthe d’une voix tremblante.

— Pas trop mal aujourd’hui, mademoiselle. Il a toute sa connaissance et sait que vous devez venir.

— Puis-je monter tout de suite ?

— Je crois bien, mais il faut attendre le docteur. Je vous ai appelée au téléphone hier midi, continua le gérant, on m’a dit : « elle est absente de Montréal »… Marthe rougit et pâlit tour à tour, mais sans s’en apercevoir, le gérant continua : Comme je pensais bien que vous deviez être au moment de revenir, j’ai envoyé une dépêche aujourd’hui… mais voici le docteur : Docteur Morel, mademoiselle Beauvais, sœur de votre malade, madame, mademoiselle, monsieur St-Georges et un de leurs amis.

Le docteur salua.

— Venez, dit-il à Marthe. Votre frère vous attend avec hâte… Je vous demanderai de ne pas l’embrasser, d’être bien calme et de ne pas rester longtemps afin de ne pas augmenter la température, qui est moins haute aujourd’hui qu’hier. Je vous accompagne, dit-il, la précédant dans l’escalier.

Jacques sourit en apercevant sa sœur. Elle vit ses yeux brillants de fièvre, sa figure rouge et plaquée… elle prit sa main sèche, brûlante et l’appuya sur sa joue…

— Le docteur ne veut pas que je t’embrasse, mon petit Jacquot !

— Je sais, dit-il, il me l’a dit… c’est mieux. Noël va venir tu sais, et notre vieux curé !

— Oui, chéri, je le sais dit Marthe refoulant avec peine ses larmes, ça va te faire du bien de les voir ! Mais ne parle pas trop c’est défendu ! Nous allons te guérir bien vite, tu verras ! Qui a soin de toi ?

Jacques pressa un timbre près de lui… un instant après Tom parut.

— Tom, c’est ma petite sœur dont je t’ai parlé ! Tom me soigne comme un infirmier diplômé dit-il à sa sœur.

Marthe, gentille, tendit la main à l’Irlandais en disant :

— Je vous remercie d’être si attentif auprès de mon frère.

— Je ne pourrai jamais faire assez pour m’sieur Jack ! Je lui dois la vie !

Marthe le regarda étonnée et allait parler, mais le docteur entra à ce moment et désira qu’on ne restât pas plus longtemps dans la chambre de son malade.

Marthe s’approcha du lit et prit de nouveau la main de Jacques.

— Je reviendrai tantôt, dit-elle ; aussitôt que le docteur le permettra.

Dans le petit salon en bas, les St-Georges et Luigi causaient avec monsieur Rivard. Quand Marthe les rejoignit, elle leur dit combien Jacques paraissait faible et fiévreux et les larmes refoulées tombèrent de ses yeux… Claire l’embrassa, madame St-Georges fut bonne et maternelle et lui dit de ne pas se désoler, que le médecin ne semblait pas inquiet. À ce moment le docteur Morel entra et posa la question difficile :

— Qu’allons-nous faire ? Ce sera long ! Impossible de le garder ici à l’hôtel !

— Pourrait-on le transporter à Montréal ? demanda Marthe.

— Oui, dit le docteur, si nous avions une ambulance… mais j’aimerais à partager la responsabilité de ceci avec un autre médecin.

— Mais, intervint monsieur Rivard, le docteur Lefranc sera ici ce soir !

— En effet, alors ce sera très bien. D’ici là, je voudrais que mademoiselle ne retourne pas dans la chambre de son frère.

Marthe fit un signe d’assentiment.

— Nous repartons, dit madame St-Georges, que vas-tu faire, ma petite Marthe ?

— Rester ici à l’hôtel, chère madame, et attendre ce que l’on va décider.

— C’est sans doute mieux, pauvre enfant… je suis heureuse de penser que le docteur Noël et monsieur Sylvestre, vos amis, presque votre famille à Jacques et à toi, seront ici ce soir !

À ce moment Tom entra pour parler au docteur. En l’apercevant, Luigi eut un brusque mouvement de surprise, sitôt réprimé et que personne ne remarqua sauf Tom lui-même.

— Qu’a-t-il donc celui-là ? Me connaîtrait-il par hasard ?…… Moi, en tous les cas, cette face rasée ne me dit rien !

Lorsqu’il fut dans le passage avec le docteur, il lui demanda :

— Qui donc est cet étranger ?

— C’est le comte Vincenzo, le fiancé de mademoiselle St-Georges, dit le docteur.

— Foi de St. Patrick, il est nerveux ! dit Tom en montrant ses dents jaunes ; quand je suis entré il a fait un saut… Docteur, je voulais vous demander, si m’sieur Jack est amené à Montréal, est-ce que je pourrais y aller aussi, moi, pour le soigner ?

— Je ne sais pas, mon vieux. Il faudra vous entendre avec la famille du jeune homme… ce n’est pas la coutume dans les hôpitaux.

— Je demanderai à la belle miss Marthe… m’sieur Jack dort, docteur, mais il a l’air bien agité !

— Je monte le voir, dit le médecin.

À ce moment les St-Georges sortirent du salon accompagnés de Marthe et de Luigi. Ce dernier ne vit pas l’Irlandais, mais celui-ci le regarda fixement… — Où ai-je vu cette binette là ? se dit-il. Je n’en sais rien, mais il semble que ses yeux noirs ne me sont pas inconnus ! —

Croyant que Marthe partait, il s’approcha et lui dit :

— Est-ce que je pourrais vous dire un mot, miss, avant votre départ ?

— Je ne pars pas ! J’accompagne seulement mes amis à l’auto et je reviens tout de suite.

— Tant mieux, miss Marthe, dit le bonhomme.

La jeune fille remercia avec effusion et sincérité les parents de Claire de l’avoir amenée auprès de son frère, embrassa son amie et dit un mot amical à Luigi que pourtant elle n’aimait guère.

— Donne-nous des nouvelles demain, dit Claire et dis à Jacques que je pense à lui.

— Je lui dirai. Merci encore et bon voyage !

L’auto parti, Marthe entra immédiatement. Tom se tenait en sentinelle dans le passage et attendait :

— Mon frère est-il seul ? demanda Marthe.

— Non, le docteur est là.

— Que me vouliez-vous, Tom ? Entrez me dire ça dans ce petit salon.

Tom la suivit et dès que la porte se fut refermée :

— Ça me gêne un peu, miss Marthe, dit-il, en portant la main à son front, mais il faut que je le dise… si m’sieur Jack est bien malade, c’est ma faute !

— Votre faute ? Comment cela ?

— C’est son maudit plongeon dans l’eau glacée !

— Quel plongeon ? Rêvez-vous ?

— Foi de St.  Patrick, c’est vrai !… et Tom raconta sa chute dans la rivière et son sauvetage.

Marthe restait silencieuse… Son Jacquot ! Elle en était fière ! Ah ! Dieu ne permettrait pas que pour avoir sauvé la vie à cet homme, il ait pris une maladie mortelle !

Tom continuait de parler, disant son grand désir de suivre son malade si on l’amenait à Montréal.

— Voyez-vous, miss Marthe, j’ai été un vieux chenapan, un vieil ivrogne… mais, Dieu me pardonne, cet enfant là m’a changé ! Et foi de St. Patrick, je n’ai pas pris un seul coup depuis qu’il m’a sauvé ! Je lui suis dévoué corps et âme et je le veillerai si bien que je l’aiderai à revenir à la santé… vous verrez, miss Marthe, si vous me laissez faire !

— Mon pauvre Tom, dit Marthe, touchée de son évidente sincérité, que ferez-vous ensuite ? Nous ne sommes pas riches ! Nous ne pourrions vous payer !

— Et qui parle de se faire payer ? Ce n’est pas de l’argent que je veux, c’est lui, le « boy », le brave m’sieur Jack qui m’a sauvé de la rivière !… Le vieux Tom, ému, parlait en phrases saccadées, tremblantes, malgré ses efforts pour s’affermir la voix.

Marthe ne put que lui donner l’espoir que le docteur Lefranc qui arrivait ce soir là y consentirait !

— Je plaiderai votre cause, lui dit-elle.

— Dans ce cas je suis tranquille, dit Tom.

— Allez voir le malade et venez me donner des nouvelles, dit la jeune fille.

En songeant à tout ce que lui avait raconté l’Irlandais, elle se sentait fière et attendrie. Quel bel acte il avait accompli ce jeune frère, cet enfant de vingt ans à peine. Et comme ce vieux Tom lui serait dévoué maintenant… la sincérité et l’affection éclataient dans ses paroles.

Marthe regarda sa montre : six heures ; n’ayant rien pris depuis le matin, elle pensait aller faire des arrangements pour une chambre et commander son dîner, lorsqu’on lui apporta une carte.

Elle lut : Mademoiselle Geneviève Aumont.

— Faites entrer ! dit-elle.

Elle alla au devant de la jeune fille qui entrait :

— Je vous connais par Jacques dit-elle.

— Moi aussi, dit Geneviève, et lorsque j’ai appris votre arrivée, je suis venue vous chercher.

— Me chercher ?

— Oui. Je demeure avec ma mère tout près d’ici et au lieu de rester toute seule ici à l’hôtel (je sais que vous ne pouvez vous tenir auprès de Jacques) je vous amène chez nous !

— Vous êtes mille fois gentille… mais je ne puis m’éloigner, j’attends ce soir le docteur Lefranc, notre ami d’enfance…

— Noël Lefranc ? interrompit Geneviève. Jacques m’en a tant parlé, il me semble que je le connais !

— Oui, Noël, et notre vieux curé de Bellerive, l’abbé Sylvestre.

— Eh bien, ils viennent par le train, n’est-ce pas ? Ce train n’est pas le rapide… ils ne seront ici que vers dix heures ce soir… En attendant, je suis sûre que vous n’avez pas dîné et que vous êtes presque malade de fatigue et d’énervement !

Marthe admit que c’était la vérité.

Le docteur Morel descendit à ce moment et entra donner des nouvelles de son patient :

— Il dort encore, dit-il mais il a beaucoup de température.

— Est-ce que je puis aller le voir, docteur ?

— Non, non ! La prudence le défend ! Tom reste auprès de lui et ce soir j’irai rencontrer le docteur Lefranc et monsieur Sylvestre.

— Et moi, j’emmène mademoiselle, dit Geneviève, prenant la main de Marthe, et je la ramènerai pour dix heures.

— C’est pour le mieux. Vous semblez très fatiguée, mademoiselle ; prenez un peu de nourriture et reposez-vous ! À ce soir !

— Venez, mademoiselle, dit Geneviève, c’est à quelques pas.

— Dites : Marthe !

— Avec joie. Venez, Marthe, j’ai hâte de vous présenter à maman !

Les deux jeunes filles sympathisèrent tout de suite. L’intérêt que Geneviève et sa mère lui témoignaient, leur anxiété d’avoir des nouvelles de Jacques, firent voir à Marthe que l’on considérait ce dernier comme un ami dans cette maison hospitalière.

— Nous sommes vite devenus camarades, dit Geneviève. Jacques est si amusant, si gai… sérieux aussi, à ses heures… Il est comme un jeune frère pour moi, qui suis son aînée et la vôtre aussi, dit-elle avec un sourire.

Après le simple et bon souper pris en compagnie de Geneviève et sa mère, Marthe se sentit réconfortée.

Une grosse bûche flambait dans l’antique cheminée du salon où elles entrèrent après le repas. Les jeunes filles s’assirent devant le feu et causèrent avec plaisir mutuel.

Vers neuf heures et demie, elles retournèrent à l’hôtel pour attendre l’arrivée des voyageurs.

Tom vint leur dire que Jacques, réveillé depuis une demi-heure, semblait heureux de savoir sa sœur avec Miss Aumont.

— Dites que je l’amène chez nous tantôt pour la nuit, et qu’elle reviendra demain matin ! dit Geneviève.

— Oui, et que nos gens de Bellerive sont au moment d’arriver dit Marthe.

— Oui, miss Marthe, je vais lui dire tout ça ! L’infirmier remonta vers son malade.

— Quel original que cet Irlandais ! dit Geneviève ; il vient de Dublin, m’a-t-il dit, un jour que je le faisais causer. Je suis toujours étonnée de l’entendre parler si bien français.

— C’est vrai, dit Marthe, il s’exprime très bien, malgré son accent bizarre.

Quelques minutes se passèrent, puis le docteur Morel entra, suivi de l’abbé Sylvestre et de Noël…

Marthe s’élança au-devant d’eux et les accueillit avec joie, bien que ses yeux fussent pleins de larmes à cause de la raison qui les amenait. Se retournant vers Geneviève, elle la présenta : une chère amie de notre Jacques, mademoiselle Aumont, qui a été très bonne pour moi !

— Je suis heureux de vous rencontrer… je vous connais de nom depuis longtemps, mademoiselle, dit le vieux prêtre.

— Et moi, depuis l’installation de Jacques à Rexville, dit Noël en souriant… Mais allons le voir, ce cher garçon !

— Monte, Noël avec le docteur, moi, je vais me reposer un peu dans ma chambre. Je monterai lorsque vous aurez fini votre consultation ; dis à Jacques que je suis ici.

L’abbé se retira et les jeunes filles restèrent à attendre le résultat de la conférence des médecins.

— Vous êtes un ange, Geneviève, d’être venue me chercher et de rester auprès de moi ! dit Marthe à sa nouvelle amie ; c’est si terrible, l’attente, et vous me faites du bien !

— Tant mieux, dit celle-ci ; mais ce n’est pas un effort pour moi de vous montrer de la sympathie… il me semble que je vous connais depuis longtemps ! D’ailleurs, la peine, ça me connaît, vous savez ! J’ai souffert beaucoup dans ma vie… je souffre encore !

— Pauvre amie ! dit Marthe, je vous comprends !

— Oui, je crois que nous nous comprenons bien… pourtant nos deux vies son bien différentes !

— Tant que ça ?

— Oui. Vous, vous êtes mondaine, vous avez des amis riches, vous êtes élégante… « d’un chic épatant » comme dirait Jacques, et vous faites la grande vie, malgré votre bureau !

— Vous aussi vous êtes bien mise et bien chic !

— Merci ! Mais je sais la différence ! Je suis bien mise ici, je ne le serais pas à Montréal… mais peu m’importe ! Je vis dans mon petit village, dans mon vieux home, seule avec maman et mes souvenirs !

— Moi, je n’ai plus de chez nous, dit Marthe.

— Vous en aurez peut-être un bientôt… N’avez-vous pas un ami bien riche… presqu’un fiancé ?

Marthe tressaillit :

— Non, dit-elle, je n’ai pas de fiancé. J’ai de bons amis et surtout une amie de cœur, Irène Defoye. C’est la sœur de Claire St-Georges. Elle a un amour de bébé, un poupon de quinze mois… Je l’adore ce petit Dan là !

— C’est étrange, dit Geneviève, je me figurais que vous seriez toute autre ! Vous êtes tellement plus simple et plus unie que je ne l’aurais cru !

— Pourquoi, grand Dieu ?

— Mais… parce que vous êtes une jeune fille du grand monde, une beauté à la mode, habituée au luxe, à l’adulation, à la vie mondaine…

— Qui vous a dit tout ça ?

— Personne ! Je l’ai deviné par bien des choses que Jacques disait de vous, par le carnet mondain des journaux de Montréal, par votre photographie que votre frère m’a fait voir… enfin, un tas de choses qui ont fait songer la petite villageoise !

— La petite villageoise a peut-être jugé un peu vite !

— Je le crois en vous connaissant.

— Et je suis sûre qu’elle ne voudrait pas quitter son vieux manoir pour les délices possibles de la ville !

— C’est vrai. Si je travaille à la banque, c’est afin que nous puissions le garder !

— Et vous aimez la campagne ?

— La campagne ? Je l’adore ! J’aime les fleurs, les arbres, les bois, les routes sauvages… j’aime le changement de saisons qui varie nos sports et change le paysage ! J’aime le printemps à voir faire le sucre d’érable et à goûter sur la neige la tire dorée… L’été je soigne un peu notre vieux jardin, je cueille avec délices les petites fougères qui naissent au pied des arbres, je guette les premières violettes comme des trésors !… mais ces choses ne disent rien du tout aux citadins !

— J’ai vécu à la campagne, moi, aussi, dit Marthe. Je l’ai quittée sous de bien tristes circonstances !

— Oui, je sais… quel terrible malheur !… Mais, voici les médecins !

Marthe alla vers eux, un peu tremblante dans son anxiété de savoir ce qu’ils diraient. La voyant pâle et inquiète, Noël lui prit la main et dit affectueusement :

— Tout va bien. Le docteur Morel et moi sommes absolument du même avis : notre Jacquot sera sauvé, à moins de complications inattendues ! Nous allons le transporter à Montréal, demain !

— Mais, comment ? questionna Marthe.

— Je téléphone à Montréal ce soir pour avoir l’ambulance, dit Noël.

À ce moment, Geneviève s’approcha et dit à Marthe qu’elle partait en même temps que le docteur Morel, afin de rassurer sa mère.

— Je vous attendrai chez nous, lorsque vous serez prête à revenir, dit-elle.

— Merci, dit Marthe. Le curé est avec Jacques. Quand il descendra, Noël me ramènera chez vous.

— À tantôt, comme ça ?

— À tantôt !

Lorsque Noël et Marthe se retrouvèrent seuls dans le petit salon, celle-ci saisit la main du jeune médecin :

— Noël, Noël ! Si vous ne m’aviez pas sauvée ! dit-elle à voix basse… Pauvre Jacquot ! Il m’aurait demandée… et je n’aurais pu venir !…

Puis revenant au départ du lendemain :

— Il va y avoir des frais… des dépenses…

— Ne vous fatiguez pas l’esprit pour ça, dit Noël. Je me charge de tout. Je m’arrangerai avec Jacques quand il sera bien !

— Dieu que vous êtes bon ! Tellement, que je n’ai pas de mots pour vous remercier… je n’aurai pas trop de toute ma vie pour me rappeler ce que vous aurez été pour Jacques et pour moi !

— Ne pensez plus à ça ! Savez-vous que Jacques à un infirmier émérite ? Ce vieux rabougri lui est dévoué au point que c’est absolument admirable ! Adroit, aussi, et intelligent, bien plus qu’il n’en a l’air !

— Il voudrait à tout prix accompagner Jacques à Montréal ! Est-ce que ça peut se faire ?

— Sans doute… Mais il ne pourra pas le soigner à l’hôpital. Cependant, il sera très utile à Jacques qui le réclame à chaque instant.

Marthe lui fit le récit du sauvetage de Tom par son frère.

— Ceci explique son dévouement, dit Noël. Je vous promets de l’amener et de le faire garder à l’hôpital, si possible… Mais voici notre curé !

— Le malade dort, dit celui-ci. Je lui ai parlé, nous avons prié un peu ensemble, j’ai demandé au Médecin du Ciel de guider les médecins de la terre, et comme en réponse à ma prière, notre Jacques s’est calmé et s’est endormi tranquillement. Bonsoir, mes enfants ! À demain ! Je suis heureux, Marthe, de savoir que vous serez chez les Aumont ce soir ; la jeune fille a l’air très bien !

— Elle est charmante, dit Marthe ; si fine, si distinguée ! Bonsoir, monsieur le curé, je suis sûre que vous avez fait du bien à Jacques ! Noël va me conduire chez madame Aumont, c’est tout près !

Le vieux prêtre regagna sa chambre et Noël ramena la jeune fille jusqu’à la porte de ses nouvelles amies.

— Reposez-vous bien, lui dit-il, vous m’avez l’air brisée !

— Je le suis, franchement ! Mais je vais mieux depuis que vous m’avez rassurée. Pensez-vous que la nuit sera bonne pour Jacques ?

— Un peu agitée, je crois… mais je ne le quitterai pas !

— Reposez-vous un peu, vous aussi !

— Bien sûr ! Il y a un canapé dans sa chambre, j’en profiterai ! À demain !

Elle lui tendit les deux mains qu’il pressa affectueusement.




XXIX




PLUS de six semaines se sont passées depuis cette sombre journée de novembre où Marthe apprit la maladie de son frère.

Jacques, maintenant convalescent est encore à l’hôpital, mais il peut, sans fatigue, recevoir les amis qui viennent le visiter.

À la demande du docteur Lefranc, Tom a été autorisé à rester auprès de Jacques et il est heureux et fier de la bonne mine de son patient.

Mademoiselle Beauvais, que Marthe mit tout de suite au courant de la maladie de Jacques, vint elle-même le voir à l’hôpital et lui témoigna beaucoup d’affection et d’intérêt. Elle lui parla longuement de Marthe dont elle savait maintenant le départ du bureau Lafleur, départ dû à de petits ennuis, pensait-elle.

— Si j’avais les moyens de le faire, je lui éviterais les désagréments d’une position ! disait la vieille dame, hélas ! mon petit revenu me suffit… mais il ne reste aucun surplus ! Hâte-toi d’avoir de l’avancement, mon grand Jacques, pour avoir soin de ta sœur !

— J’y pense souvent, tante ; mais dans la banque, l’avancement est lent à venir ! Il est question pour elle d’une position au bureau de poste ; mais rien de décidé encore… Il lui faudra passer certains examens.

Ni mademoiselle Beauvais, ni Jacques ne connaissaient les véritables raisons du départ de Marthe de chez Lafleur. Elle ne voulait pas inquiéter sa vieille tante et quant à Jacques, il ne fallait pas lui donner d’émotions pendant sa convalescence.

Noël ne retourna à Bellerive que lorsque Jacques fut en voie de guérison et il devait revenir le voir avant sa sortie de l’hôpital.

Marthe lui écrivait régulièrement, lui donnant des nouvelles des progrès de son malade. Le jeune docteur répondait, écrivant tantôt à elle, tantôt à Jacques… Sans s’en rendre compte, la jeune fille se prenait à attendre avec anxiété les lettres de son village… N’ayant pas encore de position, elle loua un clavigraphe et s’occupait à faire un peu de copie, ce qui lui donnait un tantinet d’argent pour les besoins les plus pressants.

De retour à Montréal, Marthe ne manqua pas d’écrire quelques lignes de remerciement à madame Aumont et plus tard, une longue et affectueuse lettre à Geneviève et celle-ci à son tour lui envoya une missive amicale et spirituelle, où le nom de Jacques revenait souvent.

Enfin Noël arriva un jour à l’improviste dans la chambre d’hôpital où Jacques recevait plusieurs visiteurs. Les amis de Marthe, qui se disaient aussi les siens, s’y trouvaient réunis. En effet, lorsque Noël entra, il y trouva non-seulement Jacques et sa sœur, mais monsieur et madame St-Georges, Claire, Irène Defoye et Luigi.

Ils étaient à causer depuis quelques minutes lorsque Tom entra avec les journaux et les lettres. Luigi, qui se trouvait le plus rapproché, prit le paquet pour le passer à Jacques.

En apercevant cette main marquée d’une double cicatrice, Tom recula et regarda Luigi qui se troubla un instant, mais se ressaisit aussitôt et continua à causer.

Tom sortit et referma la porte, mais il resta en faction dans le passage, inquiet et surexcité…

— Cette figure rasée, se disait-il, ce n’est pas ça… mais mettons là-dessus une barbe et une moustache… avec ces yeux fourbes que je connais… et cette cicatrice sur la main droite… c’est la marque du couteau !… C’est lui ! C’est lui ! Enfin !  !

La porte s’ouvrit et monsieur St-Georges sortit. Tom lui demanda, anxieux et grave :

— Le monsieur étranger qui est là, est-ce un français ?

— Non, mon ami, un italien.

— Un italien ! C’est bien ça ! grommela Tom entre ses dents.

— Qu’y a-t-il à son sujet ? Que lui voulez-vous ? demanda le banquier.

— Lui dire deux mots… mais pas dans la chambre de m’sieur Jack. Pourriez-vous, monsieur, le faire venir dans cette petite chambre ici à côté où il y a un téléphone ?

— Certainement, dit celui-ci, flairant quelque mystère ; puis il entra de nouveau chez Jacques, tandis que Tom se dissimulait dans la pièce voisine.

— Luigi, on vous demande au téléphone, dit-il

— J’y vais, dit celui-ci en se levant, est-ce dans le passage ?

— Tout près, dans une petite salle voisine, je vais vous conduire… et sortant avec lui de la chambre, il lui indiqua la pièce où Tom était caché.

Luigi entra… le banquier ferma la porte mais resta aux aguets.

L’italien se dirigea vers le téléphone, mais il n’eut pas le temps de l’atteindre : il s’entendit appeler :

— Ah Pietro Lulli ! Je te tiens enfin ! et se retournant brusquement il se trouva en face de Tom que le couvrait avec un revolver.

— Infâme voleur ! Enfin je te retrouve !

— Que signifie ?… commença Luigi.

— Ne blague pas, interrompit Tom. Je t’avais bien marqué avec ton couteau à double lame, celui avec lequel tu as cherché à me tuer le soir du coup à Rexville et que j’ai réussi à t’arracher… Tu m’avais fait boire, mais pas assez pour ne pas me défendre ! Et tu vas être pendu ! Oui pendu ! Car le gardien est mort sous ton chloroforme !

— Cet homme est fou ! dit Luigi à haute voix, et il veut sortir, mais Tom le menace avec son arme :

— Tranquille et bas les pattes ! Si tu bouges, c’est moi-même qui vais te faire justice !

Luigi effrayé, jeta un regard autour de la chambre et n’y voyant personne, il dit :

— Voyons, Tom, combien pour ton silence ? Tais-toi à mon sujet et quand j’aurai épousé la fille du banquier, je t’enrichirai pour toujours !

— Pas de ça ! dit Tom. Tous comptes faits, j’aime mieux livrer ta carcasse à la justice et laver le doute qui a terni le nom du brave jeune homme accusé à ta place !

À ce moment la porte s’ouvrit et le banquier entra, suivi de Noël et de Jacques, tandis que les dames consternées et tremblantes restaient sur le seuil.

— Enfin, s’écria Luigi en les apercevant, vous allez me délivrer des mains de cet insensé !

— Pour vous remettre, misérable imposteur, entre celles de la justice ! J’ai entendu vos paroles… j’étais là… ces messieurs aussi… car aux premiers mots de Tom, entendues à travers la porte je les ai fait venir !

L’italien se voyant pris, essaya de passer en bousculant Jacques et Noël, mais ces derniers le retinrent et Tom arriva à la rescousse. Il avait déposé son arme et de ses deux mains enserrait le cou du misérable…

À cet instant, deux sergents de police appelés par un téléphone d’Irène, firent irruption dans la chambre et s’emparant de l’imposteur, lui mirent les menottes.

Avant de l’emmener, ils prirent le nom de l’Irlandais et le banquier se déclara prêt à cautionner lui-même pour Tom si cela devenait nécessaire, tant il se sentait heureux de connaître enfin la vérité.

Lorsqu’il passa près des dames, le prisonnier eut un sourire cynique et ne parla pas. Leurs regards méprisants le suivirent, puis madame St-Georges, livide, défaite, s’affaissa sans connaissance sur le parquet… On la secourut aussitôt et une garde de l’hôpital lui prodigua les soins nécessaires.

Claire se jeta dans les bras de son père :

— Pauvre petite ! Quel danger tu as couru !

— Eh bien, je n’ai pas de peine ! Je ne l’ai jamais aimé ! Jamais ! dit Claire.

— Et maintenant l’honneur de Pierre sera vengé, dit Irène.

— Son honneur n’a jamais été entaché, dit Jacques, sauf par le soupçon.

— Je veux faire coucher mon patient, intervint Noël : c’est trop d’excitation pour ses nerfs encore faibles !

— Mon brave enfant, dit le banquier, si tu n’avais pas sauvé cet homme de la mort, ma famille serait déshonorée par une alliance avec un criminel, ma petite Claire serait malheureuse, et le soupçon qui a plané sur mon fils n’aurait jamais disparu !

— Je suis bien heureux de ce qui arrive, dit Jacques, vous avez été si bon pour Marthe et moi !

— Si j’ai fait quelque chose pour vous deux, tu m’as rendu ton obligé pour la vie, mon garçon. Va te reposer maintenant, ton ami a raison, tu n’es pas encore très solide !

Tom suivit Noël et Jacques dans la chambre de ce dernier.

— Tom, mon vieux, dit le jeune homme, tu as fait une bonne action. Il faudra nous raconter tout ce qui s’est passé il y a cinq ans !

— Plus tard, Jacques, dit Noël. Tu es trop fatigué maintenant. Tu vas te reposer et ce soir Tom nous racontera l’affaire.

— Je dirai toute la vérité, m’sieur Jack… mais, foi de St. Patrick, ajouta-t-il avec son air drôle, c’est une chance qu’il est peureux, car mon arme n’était pas chargée !

Laure St-Georges, en revenant de son évanouissement, voyant autour d’elle les figures inquiètes de son mari, de ses filles, de Marthe, comprit tout-à-coup l’horreur de sa faute ! À cause de sa vanité de femme, flattée par l’adulation de cet étranger, depuis leur séjour à Paris, elle trahissait ses devoirs de mère, elle amenait volontairement les fiançailles de Claire avec ce misérable par ambition pour son titre de comte, et elle sacrifiait sa dignité jusqu’à continuer son flirt avec lui après qu’il fut devenu le fiancé de sa fille !… Et cet homme, qui était-il ?… L’auteur du crime dont son fils à elle portait le soupçon !… Comme elle se détestait elle-même en ce moment ! Elle les regardait sans parler, puis comme son mari lui disait :

— Allons, ça va mieux, pauvre amie ?… Elle éclata en sanglots et s’écria :

— Pierre ! Pierre ! Mon fils ! Où es tu ?…


Ce soir là, anxieux de connaître l’histoire réelle du drame de Rexville, le banquier rejoignit Noël et Marthe dans la chambre de Jacques, et Tom leur fit le récit suivant :

— J’ai quitté mon pays depuis plus d’une trentaine d’années et j’ai toujours vécu dans la Province de Québec, c’est pourquoi je parle le français.

J’ai toujours été plus ou moins ivrogne, mais jamais voleur !

Il y a cinq ans, j’ai rencontré, sur les quais, un jeune italien du nom de Pietro Lulli, un aventurier, ancien valet de chambre d’un comte florentin, disparu pendant la guerre. (C’est du moins ce qu’il m’a dit lui-même dans le temps). Nous nous comprenions parfaitement, car il parlait bien le français et même un peu l’anglais. Il était plus instruit et plus jeune que moi et semblait bien intelligent. Il m’amena à une taverne où nous primes un verre ensemble. Le lendemain, je le rencontrai encore et plusieurs jours de suite… bientôt, on était copains !

Un jour, il me dit :

— J’ai chipé une petite auto à un garçon en brosse… viens-tu faire un tour ?

— C’est bon, que je dis, allons-nous ?

— N’importe où… sur la grande route !

— On ne nous pincera pas pour l’auto ?

— Pas de danger ! Le garçon croit son auto en garage… et il est parti pour les États Unis.

— C’est dit, alors, On part ensemble ! Des bourgeois en voyage, pas vrai ?

C’était novembre et il faisait froid. Nous filions vers un village avec l’idée d’y souper et de revenir ici ensuite.

À environ un mille de notre destination, près d’un petit bois, quelque chose se brisa dans la machine. Impossible de continuer ! Nous marchons jusqu’au village, apportant le morceau pour le faire réparer. Au garage on nous dit qu’il serait prêt tard dans la soirée. Pietro me paya à souper, ayant un peu d’argent ce soir là.

J’avais bu plusieurs verres de whiskey (nous en avions une grosse bouteille) mais je ne me sentais pas encore gris. Je restai à l’hôtel à moitié endormi dans ma chaise, tandis que Pietro allait et venait, et sans que ça paraisse, prenait des renseignements.

Quand la pièce de l’auto fut prête, Pietro l’apporta et nous voilà en route vers le petit bois, pour reprendre la machine ; mais au lieu de repartir, Pietro se mit à me parler à demi-voix.

— Sais-tu, Tom, qu’il me dit, il y aurait un bon coup à faire ici !

— Comment ça ?

— Oui. Il y a ici une petite banque à peine gardée la nuit ; il y vient de grosses sommes, bien qu’on ne les garde pas longtemps. Il va y en avoir dans quelques jours !

— Ça ne nous regarde pas, que je dis, nous serons à Montréal une bonne lurette avant ça !

— Écoute, Tom. Ici à l’hôtel, ils cherchent un domestique. Le leur est parti et ils n’ont pu le remplacer. Engage-toi ici. Il doit venir du monde de Goldentown. Ils le savent toujours d’avance ou du moins, ordinairement. Je viendrai tous les jours avec l’auto, d’ici à la bonne journée. Je t’attendrai ici. Le moment venu, à la nuit, on se sert… on se sauve… et on partage… Qu’en dis-tu ?

Je vous dis, m’sieur Jack, le whiskey me troublait la tête, et je consentis sans trop me rendre compte de ce que je faisais….

À l’hôtel, on m’engagea sans références, ils manquaient complètement de service et les voyageurs se plaignaient.

Quelques jours plus tard, j’appris qu’il allait venir du monde de Goldentown dans la journée et qu’ils dîneraient à l’hôtel. Ce soir là je rejoignis Pietro pour lui dire que je ne me mêlais pas de l’affaire. Il s’assit près de moi dans l’auto, me fit boire plusieurs verres, et réussit à me faire dire que les gens des mines étaient venus le jour même.

— Alors, dit Pietro, c’est le temps !

— Non ! que je dis, du whiskey tant qu’on veut… mais pas de vol !

— Bon, je ne vous ennuierai pas à vous dire tout ça, mais il arriva que Pietro me fit boire à tel point que je finis par consentir à tout ce qu’il voulait.

Tom s’arrêta et s’essuya le front. Pâle, presque livide, il paraissait en proie à une grande agitation et ses cheveux grisonnants semblaient à certains moments se hérisser sur sa tête…

— Continue, Tom, dit Jacques.

— Je m’en revins à l’hôtel. Je vous dis, m’sieur Jack, c’est à peine si j’m souviens de ce qui s’est passé… j’ai dû dormir un peu… puis vers onze heures, je sortis et je m’en fus trouver Pietro près de la banque… La canaille ! Il voyait bien que je marchais comme dans un rêve ! — Suis-moi ! qu’il me dit… Il se glissa par le grand soupirail de la cave… je le suivis ; tout doucement il monta l’escalier… là encore je le suivis… Le gardien qui marchait dans la banque se retourna… Pietro se jeta sur lui, le fit tomber sur le plancher et lui plaqua sur la figure un linge qui sentait l’éther ou le chloroforme… sur un signe, je saisis les mains du pauvre diable pour le tenir, mais bientôt il ne se débattait plus… il dormait ! Pietro lui attacha les bras avec une corde, puis il courut à la voûte, travailla un peu et réussit enfin à forcer la serrure… il avait des outils… je ne sais pas lesquels… Je le vis chercher, bousculer des papiers, ouvrir des tiroirs… puis, jeter dans un petit sac de cuir des billets de banque… de l’argent… des papiers… À ce moment, voilà le gardien qui commence à se débattre… à essayer de crier malgré le linge sur sa figure… Pietro se retourne, regarde autour de lui et voyant un habit pendu à un clou au mûr, il y prend un mouchoir et verse dessus le contenu d’une bouteille qu’il sort de sa poche… vivement il le plaque sur la figure du gardien en-dessous de l’autre linge… dans peu de temps… peut-être des minutes… des secondes… j’ne peux pas dire… il restait tranquille comme un mort… Pietro avait fini… il ferma la lumière (la banque était éclairée jusqu’à ce moment)… À tâtons, je le suivis, sortant derrière lui par le soupirail… il marchait vite, fuyant vers l’auto resté au bord du petit bois… j’arrive en même temps et m’installe vivement près de lui… mais soudain je me sens pris à la gorge, et malgré la noirceur, je distingue la lame d’un couteau ! Tout de suite je compris… — Tu veux te débarrasser de moi, traître ! Voleur ! que j’lui siffle entre les dents, me défendant avec rage… Pas de réponse, mais la lutte devient terrible… Je réussis enfin à lui arracher son couteau et je lui en fiche sur la main un coup formidable… Prends ça, sale italien, que j’dis… Dans sa fureur, il me jeta hors de l’auto et saisit le volant sans doute, car le char partit subitement et disparut dans la nuit…

Complètement dégrisé, je me rendis compte du gros vol… je compris… et je fus pris de peur ! J’vous dis, m’sieur Jack, je maudissais le whiskey et Pietro ! Je m’en revins à l’hôtel… j’attendrai, que j’me dis, pour voir ce qui va arriver… il devait passer minuit quand j’ouvris avec ma clef la porte de service… personne ne sembla en avoir eu connaissance… je regagnai ma chambre… j’vous dis, j’ai tremblé tous le reste de la nuit… Le lendemain je repris ma besogne comme d’habitude… et on m’apprit qu’il y avait eu vol à la banque et un homme tué !

À ce moment, monsieur St. Georges se leva et arpenta nerveusement la chambre :

— Ah, mon pauvre Pierre ! murmura-t-il, comme tu as dû souffrir !

Puis, à Tom : — On ne vous a jamais questionné, alors ?

— Non, monsieur, personne ne semblait songer à moi… Quand j’ai su que le jeune gérant était accusé, j’m’suis dit : Si on le trouve coupable, foi de St. Patrick, je dirai ce que j’sais… mais il fut libéré… j’ai eu peur d’être accusé de meurtre… et je n’ai pas parlé ! !… mais j’ai toujours gardé le couteau à deux tranchants arraché à Pietro… et depuis que vous m’avez sauvé la vie, m’sieur Jack, je me sens moins vil, moins canaille et je suis content d’avoir reconnu Pietro autant pour l’honneur du jeune homme de la banque que pour me venger d’un traître !

Tom avait terminé son récit… Jacques se leva et lui mit la main sur l’épaule :

— Cette fois-ci, mon vieux Tom, dit-il, tu as bravement fait ton devoir ! Maintenant, va te coucher, pauvre vieux, tu m’as l’air rendu à bout ! Tu sais, nous quittons l’hôpital demain !…

Mais le lendemain, Tom ne quitta pas l’hôpital… Pris à son tour d’une terrible attaque de fièvre typhoïde, il avait déliré une partie de la nuit… !




XXX




GENEVIÈVE Aumont, revenant de la banque, vers midi, arrêta au bureau de poste de Rexville et prit les lettres et les journaux que l’on venait de distribuer. Rendue au manoir, elle donna le courrier à sa mère et monta à sa chambre.

Madame Aumont jeta un coup d’œil sur les lettres, puis elle ouvrit un journal… Les premières lignes qui frappèrent ses regards furent celles-ci :

« Après cinq ans, la vérité sur le drame de Rexville. Arrestation du coupable à Montréal, sur dénonciation d’un complice. »

Suivait un compte-rendu plus ou moins exact de l’arrestation de Luigi.

Madame Aumont jeta un cri : — Geneviève !

Celle-ci accourut et sa mère lui tendit le journal, où elle lut avec bonheur la merveilleuse nouvelle !

— Maman, s’écria-t-elle, les larmes aux yeux, qui sait si Pierre verra ceci ? Personne ne semble savoir ce qu’il est devenu… il est peut-être mort !…

— Ne te fais pas des idées sombres comme ça ! Au contraire, réjouis-toi ! Je ne reconnais plus ma Geneviève si optimiste, si pleine de projets et de rêves…

— Des rêves ! Oui, maman, j’en faisais des rêves ! Rêves de jours plus fortunés… rêves de bonheur… pauvres rêves ! Ils se sont envolés, peu à peu, à mesure que s’est prolongée l’absence de Pierre !… finit la jeune fille, avec un sanglot dans la voix.

Sa mère la prit dans ses bras :

— Courage, chérie ! dit-elle en l’embrassant, quelque chose me dit que cette bonne nouvelle va te le rendre ton Pierre !

Les paroles de la mère exprimaient plus d’espoir qu’elle n’en ressentait réellement… Après un silence de cinq ans, s’il vivait, pensait-il encore à Geneviève ?…

L’abbé Sylvestre, dans son presbytère de Bellerive, reçut, par le même courrier une lettre de Jacques et les journaux de Montréal. En apprenant la grande nouvelle, le bon prêtre eut un élan de reconnaissance envers Dieu, en songeant à son protégé, là-bas, dans les forêts de l’ouest, et tout de suite, il rédigea la dépêche suivante :

Pierre Smith a/s Liberty Lumber Co.

Victoria, B.C.

Coupable connu — arrêté hier — revenez vite — puis-je avertir parents ?

F. Sylvestre, ptre.


Il envoya immédiatement le message au bureau de télégraphe puis, content, il s’installa dans son grand fauteuil de cuir et tout en fumant sa modeste pipe de plâtre, il se disait :

— Quand l’heure est venue. Dieu change le cours des événements ! Que ses desseins sont admirables, et comme il ne faut jamais désespérer !

Deux jours plus tard, il reçut de Victoria la réponse à sa dépêche :

Reconnaissant de bonne nouvelle — serai à Montréal samedi — s.v.p. avertir parents. Irai vous voir — fier de signer,

Pierre St-Georges.


Alors le vieux curé, heureux d’être enfin libre de faire cesser l’inquiétude des parents de Pierre, se mit à son pupitre et écrivit :


À monsieur Paul St-Georges, Montréal.

Mon cher ami, l’heureuse nouvelle que m’a apprise une lettre de Jacques Beauvais et aussi les journaux, m’a causé une grande joie, car maintenant je puis vous tirer d’inquiétude et vous dire : Pierre est vivant ! Il est bien ! Il s’est fait une carrière honorable par son travail et par sa probité ! Ah ! Ne m’en voulez pas de mon silence ! J’étais lié par la parole donnée… Ce soir néfaste, quand, dans son désespoir de constater que ses parents doutaient de lui, votre fils a quitté votre maison, il a eu un accès de… je pourrais dire de folie passagère… Je me trouvais de passage à Montréal pour quelques jours et Dieu a permis que je rencontre Pierre et que je le reconnaisse. Je me souvenais parfaitement de lui, ayant été pendant un an en relations avec les élèves du collège où il a fait ses études. Je l’amenai à ma chambre et il resta deux jours avec moi.

Un de mes amis partait pour l’ouest. Je fis des instances auprès de lui et il permit à Pierre de l’accompagner jusqu’à Victoria, où, sur sa recommandation, Pierre entra à l’emploi de la Liberty Lumber Co. La vie au grand air le rendit fort et bien portant. Bientôt son activité et sa capacité réelle lui valurent de l’avancement et il occupe aujourd’hui une position importante. Il est connu sous le nom de Pierre Smith. Il avait juré de ne jamais reprendre son véritable nom, ni donner signe de vie à moins que le mystère du crime de Rexville ne fut éclairci. Je lui ai télégraphié en apprenant la nouvelle et je vous inclus sa réponse.

Je vous félicite mon cher St-Georges et je me réjouis avec toute votre famille.

F. Sylvestre, ptre.


Le curé terminait à peine sa lettre qu’on vint l’avertir que le docteur Lefranc, arrivant de voyage, demandait à le voir.

— Faites entrer ! dit-il.

Un instant après, Noël serrait la main de son vieil ami et bientôt il lui faisait le récit détaillé de la découverte de l’imposteur, son arrestation, le récit de Tom, et la maladie de ce dernier.

— Et tu me dis, Noël, que ce pauvre diable d’Irlandais est bien malade !

— Très gravement malade ; il est dans le délire depuis la nuit qui a suivi l’arrestation de l’italien.

— A-t-il contracté cette fièvre à soigner Jacques ?

— C’est sûr qu’il l’a prise de Jacques ! Il l’a soigné à Rexville sans prendre la moindre précaution, et la surexcitation nerveuse de sa rencontre avec son complice, son véritable chagrin et son inquiétude pour Jacques, jointe aux remords d’avoir été la cause de cette maladie tout cela a contribué à aggraver son cas. On l’a transporté dans une autre partie de l’hôpital où il reçoit les soins nécessaires.

— Est-ce qu’il parle, dans son délire ?

— Oui. Il semble revivre le passé ; il parle anglais presque tout le temps ; on l’entend crier : Holy St. Patrick ! I swear I never killed him !… puis une série de jurons formidables à l’adresse de Pietro… ensuite, il se calme, et dit : Master Jack ! Bless his heart and soûl ! et il confirme par ses paroles incohérentes la vérité de son récit. Le couteau à deux lames avec lequel il marqua si bien la main du voleur fut trouvé parmi ses hardes.

— Est-il en danger de mort ?

— Pas dans le moment mais je serai surpris s’il en revient !

— Pauvre malheureux ! Évidemment plus ivrogne que méchant !

— Pas méchant du tout ! dit Noël ; au contraire, son dévouement pour Jacques qui le sauva de la noyade, m’a vraiment touché !

— Espérons que Dieu le fera guérir, pauvre Tom ! dit le curé… Mais parle-moi des autres maintenant, notre Jacques ?

— Tout à fait guéri, mais au repos pour un mois au moins. La banque lui continue son salaire et il reprendra son poste quand il sera assez fort.

— Tant mieux ! dit le prêtre ; et Marthe ? Comment vont les choses pour cette pauvre enfant ?

Noël devint grave et soucieux en parlant de Marthe :

— Dans le moment elle est toute à la joie d’avoir Jacques auprès d’elle et ne cesse de dire son bonheur de le voir guéri ! Elle s’occupe à faire de la copie, ce qui lui donne un peu d’argent, et le bureau Lafleur lui a envoyé ce qui lui était dû, avec une semaine en plus pour « départ inattendu ».

— C’est pourtant elle-même qui a décidé ce départ !

— Oui, mais on n’a évidemment pas dit ça au bureau. Le gérant lui a écrit lui-même, offrant de la reprendre et admettant qu’il avait été « inconsidéré » dans ses paroles.

— Alors, Marthe retourne ?

— Non ! Non ! Par tous les diables non ! s’écria Noël, avec une violence qui fit sourire le bon curé. Pensez-vous qu’elle pourrait retourner là ? Dieu merci, ce grossier personnage ne la reverra plus ! Elle a envoyé un reçu pour ce qu’on lui devait et n’a pas même répondu à Lafleur !

— Je ne puis pas l’en blâmer, dit le curé… et ses autres affaires ?

— Ses autres affaires ? Il est question pour elle d’une place au bureau de poste et elle songe à préparer ses examens.

— Pauvre enfant ! fit le vieux prêtre, j’ai promis à son père de veiller sur elle, mais elle est si loin de moi… Et son ami André Laurent… en parle-t-elle ?

— Non, mais elle vous en parle peut-être à vous, dit le jeune homme en donnant une lettre au curé. Elle m’a demandé de vous remettre ceci.

L’enveloppe contenait un chèque de soixante dollars et quelques lignes :

« Monsieur le curé, mon bon ami, je vous remercie encore de m’avoir rendu service. Noël vous donnera toutes nos grandes nouvelles. Je suis triste de le voir partir ! Merci encore ! Marthe. »

Noël regarda sa montre : onze heures ! Un peu tard pour le presbytère !… Avant de lui dire bonsoir, le curé lui tendit le petit billet de Marthe.

— Tiens, dit-il, il n’y a pas d’indiscrétion à te faire lire !

Le jeune docteur eut un sourire un peu incrédule en lisant les quelques mots à son adresse :

— La pauvre enfant est désemparée ! dit-il. Elle a eu tant d’émotions depuis deux mois… Bonsoir, monsieur le curé !

La neige tombait à gros flocons lorsque Noël sortit du presbytère. Il releva le collet de son paletot de chat sauvage, mit les mains dans ses poches et marcha à pas rapides vers chez lui.

En passant devant l’ancienne demeure du docteur Beauvais il ralentit un peu son allure, regarda la maison dont le toit était tout blanc et dit presque haut : Marthe, Marthe ! quand donc pourrai-je vous y ramener !




XXXI




LE retour de Pierre St-Georges dans sa famille fut une joie indicible ! Son père vieilli par le chagrin, se sentait revivre auprès de ce fils retrouvé… Sa mère, dont la joie se mêlait aux remords et à la honte de sa manière d’agir durant ces derniers mois, paraissait au contraire avoir repris son âge véritable et avoir perdu cette apparence de jeunesse qui la parait encore si récemment.

Personne de la famille, sauf Irène ne connaissait sa liaison avec Luigi et cette dernière se gardait bien d’en parler…

Claire, délivrée d’un fiancé qu’elle n’aimait pas, si ce n’est pour le titre et la fortune qu’elle lui supposait, se déclarait ravie de la présence de ce grand frère à cheveux gris, qu’elle connaissait si peu ; et Irène, fière et contente de montrer à Pierre son fiston si joli et si bien portant, pensait un peu moins à son chagrin de femme trompée…

Le lendemain de son retour, Pierre se rendit à Bellerive où le bon curé le reçut à bras ouverts ! Il passa une journée auprès du vieux prêtre et ce que ce dernier lui apprit de Geneviève Aumont le décida à partir pour Rexville.

En le revoyant, Geneviève pâlit de joie… Pierre la pressa sur son cœur…

— Chère petite fiancée ! dit-il, fidèle toujours malgré mon silence ! Jamais je ne pourrai assez remercier le ciel pour un trésor comme vous !

Après avoir échangé de tendres paroles, ils allèrent retrouver madame Aumont qui accueillit Pierre avec une affection maternelle.

— Dans deux semaines, dit-il à la jeune fille, il faut que je retourne dans l’ouest pour terminer mon contrat avec la compagnie ; à mon retour, j’entre en affaires avec mon père qui désire ouvrir à Rexville une succursale de son bureau… alors, ma Geneviève, je viens vous réclamer ! Vous ne me ferez pas attendre, dites ?

— Attendre ? Non, Pierre ! Il y a cinq longues années que nous attendons !


Le temps approchait où Jacques quitterait Montréal. Il se trouvait maintenant tout à fait rétabli et en état de reprendre sa position, mais il regrettait de partir en laissant le pauvre Tom si malade.

Cette maladie retardait aussi le procès de Luigi alias Pietro. Ce dernier, en prison depuis des semaines, on n’en entendait pas parler.

Un matin, le géolier, entrant dans sa cellule, le trouva mort dans son lit. Il tenait encore à la main le rasoir avec lequel il s’était coupé la gorge…

Sur la petite table de sa prison, on trouva un aveu de son crime et de son suicide :

« Je me donne la mort parce que la vie est trop bête ! Mes papiers d’identification sont ceux volés au comte Vincenzo, après sa mort. Je n’ai pas porté son nom en Italie, mais je l’ai repris en voyage.

C’est moi qui ai fait le coup à la banque de Rexville, il y a cinq ans. J’ai chloroformé le gardien pour l’endormir, sans vouloir le tuer. J’ai fait boire Tom Libbey au point qu’il n’avait plus de volonté et j’ai seul profité de l’argent dont il ne reste à peu près rien.

Pietro Lulli »


Cette fin tragique avec l’aveu du suicidé parut dans tous les journaux à la grande satisfaction de la famille de Pierre.

Ce dernier dit à Jacques qu’il ne poursuivrait certainement pas le pauvre Tom :

— Il a bien racheté sa faiblesse, dit-il, en nous découvrant et nous livrant le coupable !


Marthe faisait des démarches pour obtenir une position. Un jour qu’elle se rendait au bureau de monsieur St-Georges pour lui en parler, elle rencontra Jeanne Clément, qui l’arrêta :

— Qu’est-ce que vous devenez, Marthe ? On ne vous voit plus ?

— J’ai eu de la maladie dans ma famille, dit Marthe froidement, mon frère…

— Ah ? Et il va mieux ?

— Tout à fait, merci !

— Vous avez appris sans doute le divorce de notre ami André Laurent… ça dû vous surprendre de le savoir marié !

— Je le savais depuis longtemps, dit Marthe !

— Longtemps ? Ça n’a paru que récemment !

— Je le savais à Paris ! dit Marthe.

— Et comment va-t-il, ce nouveau libéré de l’hymen ?

— Je ne sais pas… il est parti de Montréal.

— Oui, je sais… le bruit a même couru dans le temps, que vous étiez partie avec lui !

— Vous voyez comme on peut se fier aux potins !

— Parlant de potins, pourquoi Irène Defoye me boude-t-elle ? Le savez-vous ?

— Jeanne, dit Marthe avec une colère contenue, j’ai toujours pensé que vous étiez un peu méchante… mais je ne savais pas que vous étiez sotte ! Vos paroles viennent de me le prouver !

Et sans un adieu, elle la quitta et continua son chemin… En esprit, elle se revoyait recevant les billets de voyage… quittant la pension… prenant le train… Oh Noël, Noël ! Si vous ne m’aviez pas sauvée ! se dit-elle… répétant pour la centième fois cette phrase…

Le lendemain, un téléphone du couvent où demeurait mademoiselle Beauvais lui apprit que sa grande tante venait de mourir subitement, à sa sortie de la messe matinale à laquelle la vieille dame assistait tous les jours.

Jacques et Marthe furent vraiment chagrins de voir disparaître cette parente âgée, qui leur témoignait tant de bonté et d’affection.

Par son testament, elle laissait à Marthe la modeste aisance qui lui avait permis de vivre indépendante, un petit mot à l’adresse de Jacques disait : « À mon petit-neveu, Jacques Beauvais de Choiseul, je lègue tous mes papiers de famille, avec le regret de ne pouvoir y joindre une somme d’argent. »

Jacques ému, pressa la main de sa sœur.

— Pauvre tante ! Elle me disait à l’hôpital de me hâter d’avoir de l’avancement pour t’empêcher de travailler !

— Chère bonne grande tante ! Elle n’a eu pour moi que des paroles de bonté… de tendresse… et voilà que dans la mort, elle a soin de mon avenir !

— C’était la vraie grande dame ! dit Jacques.

— Oui… avec une cœur comme celui de père… et comme le tien, mon Jacquot !


Jacques partit pour Rexville deux jours plus tard. Il eut la satisfaction de pouvoir parler à Tom, ce dernier ayant recouvré sa parfaite connaissance. Il lui apprit la mort de Pietro et son aveu écrit du crime. Il lui dit aussi que Pierre St-Georges refusait de le faire arrêter comme complice, se sentant complètement exonéré par l’aveu du suicidé.

Le pauvre malade, dans sa faiblesse, versa des larmes de joie et serra la main de Jacques.

— Je vais guérir, maintenant, m’sieur Jack ! dit-il ; j’avais peur de la prison et voyez-vous, ça faisait revenir la fièvre… J’irai bientôt vous rejoindre si on veut me reprendre à l’hôtel !

— Je vais arranger ça, dit Jacques, je pars demain. Au revoir, mon vieux ! Ma sœur viendra te voir.

— Bonne chance, m’sieur Jack !

Tom se retourna pour cacher deux grosses larmes qui coulaient sur sa figure ridée…

Après le départ de Jacques, Marthe, n’ayant plus à songer à se trouver une position, revit fréquemment Irène Defoye.

Cette dernière reprenait peu à peu sa vie ordinaire, Dan recommença à dîner chez lui, et, en apparence, du moins, tout paraissait être redevenu normal dans le home de son amie.

Le bon curé de Bellerive se réjouit du petit héritage qui mettait sa protégée à l’abri du besoin. Noël apprit la nouvelle par une lettre de Jacques et il en fut très heureux. Cependant lorsqu’il écrivit à Marthe pour la féliciter, une petite amertume perçait entre les lignes.

« Ce désir de protection, écrivait-il, qui a porté votre vieille parente à penser à vous dans ses dernières volontés, se conçoit fort bien pour ceux qui vous aiment… Il y en a qui trouveraient si bon de pouvoir vous protéger… mais cette protection, vous n’en voudriez peut-être pas ?…

Marthe, à quand le prochain voyage à Bellerive ? Va-t-il falloir que Marcelline devienne bien malade pour que vous vous décidiez d’y revenir ? De grâce, petite héritière, ne devenez pas trop lointaine ! »

Elle lui répondit amicalement, mais ne parla pas de se rendre à Bellerive. Tout au fond de son cœur, elle le désirait, mais elle ne voulait pas se l’avouer à elle-même….


Le mariage de Geneviève et de Pierre eut lieu deux mois plus tard. Les deux familles furent présentes ainsi que Marthe et aussi Jacques que Pierre appelait son meilleur ami parce que son acte de courage avait amené l’heureux dénouement des affaires.

Il y eut en outre le jeune Dick Chambers, le camarade de chantier de Pierre, qui sut gagner l’amitié de tous par ses manières charmantes et ses propos gais et amusants.

La cérémonie fut très simple ; les mariés partirent tout de suite après le déjeuner servi dans la grande salle à manger de la vieille maison. Geneviève était radieuse, Pierre, grave et heureux…

Après leur départ, madame Aumont invita Marthe à passer quelques jours avec elle pour lui faire oublier sa solitude, et la jeune fille resta volontiers dans ce vieux manoir démodé où les habitudes de vie simple et reposante et le charmant bien-être lui rappelaient le home de son enfance.




XXXII




JUIN est revenu, avec ses jours ensoleillés, ses fleurs, sa fraîche verdure…

Une nostalgie incroyable porte la pensée de Marthe vers son Village natal… Elle n’y est pas retournée depuis la nuit du terrible vertige !… Si elle allait surprendre Marcelline et le vieux curé… et Noël qui ne lui écrit presque plus… ?

Sa décision est prise ! Elle sort, fait à la hâte quelques emplettes, revient préparer une petite malle et à une heure prend le train pour Bellerive.

Quelle joie éclate dans l’honnête figure de Marcelline en l’apercevant ! Marthe est tellement plus joyeuse qu’à sa dernière visite et elle a une mine rayonnante que la bonne paysanne ne se lasse pas d’admirer.

— Jour du ciel, mam’zelle Marthe ! vous v’la encore plus belle qu’en premier ! C’est y a cause que vous êtes riche à c’t’heure ?

— Non, Nini, c’est parce que je suis contente ! D’ailleurs, je ne suis pas riche ! J’ai juste ce qu’il me faut !

— C’est ben assez en attendant que vous soyiez mariée ! Allez vite vous dégreyer dans la p’tite chamb’e tandis que j’vas vous arimer à souper !

— Merci, Nini, Tiens, ouvre ces paquets ! Il y a des petites douceurs pour toi la-dedans !

— Ben mé ! fit la brave fille, contente, a c’t’heure que j’sus mieux, j’vas pouvoir y faire honneur !

Après avoir soupé, Marthe se dirigea vers le cimetière ; arrivant près de la tombe de ses parents, elle aperçut Noël, qui, les bras croisés, regardait d’un air pensif les pensées fraîchement écloses auprès de la pierre tombale. Son air sérieux, presque triste frappa la jeune fille, qui arriva près de lui sans qu’il s’en soit aperçu… elle lui toucha légèrement le bras… il se retourna…

— Marthe ! Est-ce que je rêve ?

— Non, mon ami, vous êtes bien éveillé, c’est moi !

Noël tenait les deux mains de Marthe dans les siennes et la regardait avec adoration… puis, voyant qu’elle voulait s’agenouiller, il s’éloigna de quelques pas et attendit la fin de sa prière.

Ils revinrent à pas lents, émus de se retrouver ainsi…

En passant devant le presbytère, ils entrèrent pour voir le bon curé qui accueillit Marthe avec une joie paternelle.

Après une courte visite, ils se dirigèrent vers ce que Marthe appelait encore « la maison ». Noël lui dit qu’elle continuait d’être inoccupée… Avec une émotion indicible, elle revit le gravier de l’avenue, le feuillage touffu des massifs, les grands peupliers… Sous les lilas en fleurs, dont le parfum grisant embaumait l’air du soir, Noël entoura la jeune fille de son bras et lui dit :

— Marthe, restez ! Voulez-vous ?

— Si je pouvais… répondit-elle, troublée.

— Vous le voudriez ?… Ne me leurrez pas d’espérance, si vous n’êtes pas sûre !

— Il y a une chose dont je suis sûre, dit Marthe avec un sourire vous ne m’avez jamais dit que vous m’aimez !

— Je ne vous l’ai pas dit, Marthe, ma bien-aimée, dit Noël d’une voix que l’émotion rendait basse et tremblante, c’est que je craignais de vous perdre par un aveu trop ardent… mais je ne puis plus me taire ! Ah oui, je vous aime ! Je vous aime de toute ma longue attente, de toute ma jalousie que j’ai su vous dissimuler, de toute mon âme de campagnard qui adore ce coin de terre parce que vous y êtes revenue… soyez ma femme, Marthe, je jure de vous rendre heureuse !

Marthe serra dans les siennes la main du jeune médecin :

— Noël, je crois que je vous ai toujours aimé ! dit-elle, d’une voix caressante, mais je ne le savais pas moi-même !

— Et depuis quand, mon aimée, le savez-vous ?

— Depuis… elle détourna la tête… depuis que vous m’avez sauvée !

— Et vous voudrez bien consentir à cette vie paisible qui ne disait rien à vos vingt ans ?

— J’étais une enfant, ignorante de la vie… j’ai découvert qu’il y a, dans les grands centres comme ailleurs, des gens très heureux… ce sont ceux qui, au milieu du tumulte mondain, savent se créer une petite vie intéressante et retirée… comme celle des campagnards !

— Pour cette phrase exquise, dit Noël, en l’attirant à lui, je vous aime encore davantage…

Et auprès de ces murs qui avaient abrité l’enfance de la jeune fille, sous les ombrages parfumés du jardin paternel, ils échangèrent leurs serments d’amour et leur baiser de fiançailles.


Le lendemain se leva radieux et clair. Marthe sortit de bonne heure pour marcher dans la campagne… comme il se révélait merveilleux, son petit village, sous le prisme du soleil matinal. Pourquoi n’en comprenait-elle pas jadis, la beauté ?… Ce ciel d’azur sans nuages, cette vallée riante que borde la rivière à reflets miroitants, ces grands arbres où nichent les merles et les hirondelles, ces champs verts déjà fleuris de marguerites, de bleuets et de boutons d’or… surtout cette délicieuse tranquillité, et le murmure de la brise dans les feuilles, qui berce délicieusement l’hymne enivrant d’amour que chante son cœur…

Ce soir là, Noël apprit à Marthe le désir exprimé par son père mourant et il lui avoua avoir lui-même acheté du premier acquéreur la maison de ses parents dans l’espoir de l’y ramener un jour…

Marthe mit la fidèle Marcelline dans sa confidence et celle-ci, surprise et joyeuse, lui dit :

— C’est donc pour ça que l’bon Dieu m’a guérie ! Pour que j’r’tourne à la maison pour vous servir, pi élever vos p’tits enfants !

Le curé, à qui Marthe voulut annoncer elle-même ses fiançailles, se réjouit vivement.

— C’est, ma chère enfant, dit-il, non-seulement le gage de votre bonheur, mais c’est l’accomplissement du dernier désir de votre père, exprimé le jour même de sa mort. En souvenir de vos parents, lorsque la date sera fixée, venez passer à Bellerive les quelques jours qui précéderont votre mariage, afin de permettre à votre vieux curé de vous unir devant Dieu à l’homme intègre et loyal qu’est Noël Lefranc !

Un mois plus tard, par une chaude matinée que dorait un soleil radieux, l’abbé Sylvestre bénissait, dans la modeste église de Bellerive, le mariage de Marthe et de Noël.

Jacques servait de père à sa sœur et monsieur St-Georges fut le témoin du jeune docteur.

Le déjeuner eut lieu au presbytère et fut servi par Tom, maintenant guéri depuis longtemps, et qui avait réclamé cet honneur.

Ce fut le curé qui proposa la santé des mariés…

Lorsqu’on se leva pour ce toast, Jacques prenant un grand verre, le remplit de champagne et le tendit au vieux Tom en disant :

— Bois, Tom ! Je te le permets, cette fois !

Tom prit le verre et le leva bien haut en s’écriant :

— Pas de refus, m’sieur Jack… c’est à la santé de miss Marthe ! Et… foi de St. Patrick… il y a longtemps que j’avais soif !  !


FIN.
« Maxine »


Ce 17 juin, 1930.

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