Moment de vertige/32
XXXII
UIN est revenu, avec ses jours ensoleillés, ses
fleurs, sa fraîche verdure…
Une nostalgie incroyable porte la pensée de Marthe vers son Village natal… Elle n’y est pas retournée depuis la nuit du terrible vertige !… Si elle allait surprendre Marcelline et le vieux curé… et Noël qui ne lui écrit presque plus… ?
Sa décision est prise ! Elle sort, fait à la hâte quelques emplettes, revient préparer une petite malle et à une heure prend le train pour Bellerive.
Quelle joie éclate dans l’honnête figure de Marcelline en l’apercevant ! Marthe est tellement plus joyeuse qu’à sa dernière visite et elle a une mine rayonnante que la bonne paysanne ne se lasse pas d’admirer.
— Jour du ciel, mam’zelle Marthe ! vous v’la encore plus belle qu’en premier ! C’est y a cause que vous êtes riche à c’t’heure ?
— Non, Nini, c’est parce que je suis contente ! D’ailleurs, je ne suis pas riche ! J’ai juste ce qu’il me faut !
— C’est ben assez en attendant que vous soyiez mariée ! Allez vite vous dégreyer dans la p’tite chamb’e tandis que j’vas vous arimer à souper !
— Merci, Nini, Tiens, ouvre ces paquets ! Il y a des petites douceurs pour toi la-dedans !
— Ben mé ! fit la brave fille, contente, a c’t’heure que j’sus mieux, j’vas pouvoir y faire honneur !
Après avoir soupé, Marthe se dirigea vers le cimetière ; arrivant près de la tombe de ses parents, elle aperçut Noël, qui, les bras croisés, regardait d’un air pensif les pensées fraîchement écloses auprès de la pierre tombale. Son air sérieux, presque triste frappa la jeune fille, qui arriva près de lui sans qu’il s’en soit aperçu… elle lui toucha légèrement le bras… il se retourna…
— Marthe ! Est-ce que je rêve ?
— Non, mon ami, vous êtes bien éveillé, c’est moi !
Noël tenait les deux mains de Marthe dans les siennes et la regardait avec adoration… puis, voyant qu’elle voulait s’agenouiller, il s’éloigna de quelques pas et attendit la fin de sa prière.
Ils revinrent à pas lents, émus de se retrouver ainsi…
En passant devant le presbytère, ils entrèrent pour voir le bon curé qui accueillit Marthe avec une joie paternelle.
Après une courte visite, ils se dirigèrent vers ce que Marthe appelait encore « la maison ». Noël lui dit qu’elle continuait d’être inoccupée… Avec une émotion indicible, elle revit le gravier de l’avenue, le feuillage touffu des massifs, les grands peupliers… Sous les lilas en fleurs, dont le parfum grisant embaumait l’air du soir, Noël entoura la jeune fille de son bras et lui dit :
— Marthe, restez ! Voulez-vous ?
— Si je pouvais… répondit-elle, troublée.
— Vous le voudriez ?… Ne me leurrez pas d’espérance, si vous n’êtes pas sûre !
— Il y a une chose dont je suis sûre, dit Marthe avec un sourire vous ne m’avez jamais dit que vous m’aimez !
— Je ne vous l’ai pas dit, Marthe, ma bien-aimée, dit Noël d’une voix que l’émotion rendait basse et tremblante, c’est que je craignais de vous perdre par un aveu trop ardent… mais je ne puis plus me taire ! Ah oui, je vous aime ! Je vous aime de toute ma longue attente, de toute ma jalousie que j’ai su vous dissimuler, de toute mon âme de campagnard qui adore ce coin de terre parce que vous y êtes revenue… soyez ma femme, Marthe, je jure de vous rendre heureuse !
Marthe serra dans les siennes la main du jeune médecin :
— Noël, je crois que je vous ai toujours aimé ! dit-elle, d’une voix caressante, mais je ne le savais pas moi-même !
— Et depuis quand, mon aimée, le savez-vous ?
— Depuis… elle détourna la tête… depuis que vous m’avez sauvée !
— Et vous voudrez bien consentir à cette vie paisible qui ne disait rien à vos vingt ans ?
— J’étais une enfant, ignorante de la vie… j’ai découvert qu’il y a, dans les grands centres comme ailleurs, des gens très heureux… ce sont ceux qui, au milieu du tumulte mondain, savent se créer une petite vie intéressante et retirée… comme celle des campagnards !
— Pour cette phrase exquise, dit Noël, en l’attirant à lui, je vous aime encore davantage…
Et auprès de ces murs qui avaient abrité l’enfance de la jeune fille, sous les ombrages parfumés du jardin paternel, ils échangèrent leurs serments d’amour et leur baiser de fiançailles.
Le lendemain se leva radieux et clair. Marthe sortit de bonne heure pour marcher dans la campagne… comme il se révélait merveilleux, son petit village, sous le prisme du soleil matinal. Pourquoi n’en comprenait-elle pas jadis, la beauté ?… Ce ciel d’azur sans nuages, cette vallée riante que borde la rivière à reflets miroitants, ces grands arbres où nichent les merles et les hirondelles, ces champs verts déjà fleuris de marguerites, de bleuets et de boutons d’or… surtout cette délicieuse tranquillité, et le murmure de la brise dans les feuilles, qui berce délicieusement l’hymne enivrant d’amour que chante son cœur…
Ce soir là, Noël apprit à Marthe le désir exprimé par son père mourant et il lui avoua avoir lui-même acheté du premier acquéreur la maison de ses parents dans l’espoir de l’y ramener un jour…
Marthe mit la fidèle Marcelline dans sa confidence et celle-ci, surprise et joyeuse, lui dit :
— C’est donc pour ça que l’bon Dieu m’a guérie ! Pour que j’r’tourne à la maison pour vous servir, pi élever vos p’tits enfants !
Le curé, à qui Marthe voulut annoncer elle-même ses fiançailles, se réjouit vivement.
— C’est, ma chère enfant, dit-il, non-seulement le gage de votre bonheur, mais c’est l’accomplissement du dernier désir de votre père, exprimé le jour même de sa mort. En souvenir de vos parents, lorsque la date sera fixée, venez passer à Bellerive les quelques jours qui précéderont votre mariage, afin de permettre à votre vieux curé de vous unir devant Dieu à l’homme intègre et loyal qu’est Noël Lefranc !
Un mois plus tard, par une chaude matinée que dorait un soleil radieux, l’abbé Sylvestre bénissait, dans la modeste église de Bellerive, le mariage de Marthe et de Noël.
Jacques servait de père à sa sœur et monsieur St-Georges fut le témoin du jeune docteur.
Le déjeuner eut lieu au presbytère et fut servi par Tom, maintenant guéri depuis longtemps, et qui avait réclamé cet honneur.
Ce fut le curé qui proposa la santé des mariés…
Lorsqu’on se leva pour ce toast, Jacques prenant un grand verre, le remplit de champagne et le tendit au vieux Tom en disant :
— Bois, Tom ! Je te le permets, cette fois !
Tom prit le verre et le leva bien haut en s’écriant :
— Pas de refus, m’sieur Jack… c’est à la santé de miss Marthe ! Et… foi de St. Patrick… il y a longtemps que j’avais soif ! !
Ce 17 juin, 1930.