Libraire d’Action canadienne-française (p. 152-159).


XVIII




MARTHE dormait profondément dans le moelleux lit de plumes de l’ancienne couchette, lorsqu’elle fut éveillée par le bruit de la porte qui s’ouvrait… La fidèle Marcelline venait comme autrefois, la réveiller en lui apportant son déjeuner.

— Pauvre Nini ! Tu as dû te fatiguer ! Je ne pensais pas être aussi paresseuse ! Je suis si mollement couchée dans ton bon lit de plumes !

— Vous avez ben dormi, toujou’s ?

— Oui, je crois bien ! Qu’est-ce que tu m’apportes là ? Ça sent bon !

— Pas grand chose : des p’tites toasses, un œuf de mes poules, du café au lait.

— Quel festin ! Pendant que je ferai honneur à tes bonnes choses assieds-toi là près de moi. C’est bien rare maintenant que je me fasse gâter comme ça !

— Vous vous levez matin pour déjeuner ?

— Je me lève peu après sept heures, je passe une robe de chambre et je me fricote un petit déjeuner sur un gril électrique que j’ai dans ma chambre !

— Jour du ciel ! À cause que vous allez pas déjeuner dans la salle ?

— Pour deux raisons : ça va plus vite et ça coûte moins cher !

— Vous pourriez pas aller à la même place que m’sieur Jacques pi rester avec lui, pi avoir une bonne pour vous servir ?

— Impossible, Nini, j’ai mon bureau… mais je pense que je fais mieux de me lever ! À quelle heure est la messe ?

— Neuf heures et demie.

— Et il est déjà neuf heures moins quart ! Je me lève ! Merci de ton bon déjeuner, j’ai mangé trois fois comme à Montréal !

Marthe savait que ses paroles faisaient plaisir à Marcelline, et de plus elle se sentait touchée de la délicatesse de cœur de cette dernière, qui la servait aujourd’hui, comme jadis dans la maison de ses parents !

Marcelline, encore convalescente, n’allait pas à l’église. Marthe partit seule, et arrivant un peu en retard, entendit la messe sur un banc de la sacristie. Pour éviter la foule, elle partit un instant avant la fin et prit, comme la veille, le chemin du cimetière. Elle y demeura quelque peu, puis revint vers le presbytère ; l’angelus tintait lorsqu’elle y arriva.

Après le dîner, pris en compagnie du curé et de ses deux vicaires et de la mère d’un de ceux-ci, en promenade à Bellerive, elle suivit l’abbé Sylvestre dans son bureau.

— Vous permettez ? dit celui-ci en bourrant sa pipe, vous savez que je suis un fumeur !

— Certainement, monsieur le curé… moi aussi je fume des cigarettes !

— Je ne vous en offrirai pas, ma chère enfant. Je n’ai jamais pu m’habituer à voir fumer les femmes !

— Je ne fume pas beaucoup, mais de temps en temps, après dîner, on fume une cigarette pour faire comme les autres !

— Il n’y a pas de mal à ça, mais pour moi, ça fait mal aux yeux… Mais dites-moi, comment vont vos affaires ? Quelles sont vos espérances ? En vieil ami de votre père, je vous porte ainsi qu’à Jacques un intérêt bien paternel et bien sincère !

— Monsieur l’abbé, je le sais et je vous en suis reconnaissante. Que de fois j’ai songé qu’un quart d’heure de causerie avec vous me ferait un bien immense ! Mais vous étiez loin… des lettres, on n’aime pas à y mettre ses doléances… et il y a tant de choses qui se disent plus facilement et mieux qu’elles ne s’écrivent !

— Maintenant, parlez-moi à cœur ouvert… Qui sait si l’occasion reviendra d’une longue causerie… Je suis vieux, Marthe. J’ai soixante-dix ans passés et ma santé n’est pas très bonne…

— Votre apparence est bonne dit Marthe avec douceur ; il me semble que vous n’avez pas changé, tel que je me souviens de vous étant toute petite… moi, j’ai changé, n’est-ce-pas ?

— Oui, Marthe… moins cependant, je crois, que vous ne le pensez vous-même… Les circonstances vous ont rendue indépendante !

— De caractère, de manière de vivre, mais pas de fortune hélas !

— Vous ambitionnez tellement la fortune ?

— Comment ne souhaiterais-je pas d’avoir ce qui est la clef de tout dans le monde ! Parce que je n’ai pas d’argent, je suis obligée de coudoyer des gens en dehors de ma sphère ; de me soumettre à des heures de travail, que ça me convienne ou non ; de sortir par tous les temps ; de loger dans une petite pension tout juste convenable ; d’économiser sur mes plaisirs et mes repas si je veux avoir une toilette nouvelle, de subir la promiscuité du tram à l’heure de la foule parce que je ne puis pas me payer un taxi…

— Vous avez cependant fait un bien beau voyage ! dit le vieux prêtre.

— Oui, ces trois mois ! Quel rêve ! C’est grâce aux St-Georges que j’ai pu faire ce voyage.

Marthe raconta les faits et dit comment le banquier intervint auprès de son chef de bureau.

— C’est bien cela, c’est d’un véritable ami ! Paul St-Georges est un homme impulsif, je le connais bien, il a parfois des mouvements qu’il doit regretter ensuite… Cependant, il est très bon, et Dieu le bénira sans doute de la manière la plus admirable ! C’est ainsi qu’il agit, le bon Dieu !

— Je pense que le bon Dieu ne m’aime plus beaucoup, moi, dit Marthe sourdement, si j’en juge par ce qu’il me donne depuis deux ans !

— Qui peut scruter ses desseins ? Il vous ménage peut-être quelque grand bonheur ? Qu’en savez-vous ?

— Ce que j’en sais ? Ceci ! C’est qu’il a mis sur ma route un homme qui réunit tout : fortune, naissance, éducation, charme, bonté… tout… tout… et qui m’aime et qui veut m’épouser…

— Et bien ! Et catholique ?

— Pas pratiquant.

— Ça peut revenir… Et vous ?

— Je crois bien que je l’aime… je n’en suis pas sûre, mais je le crois !

— Alors… je ne vois pas…

— Il est marié, et son divorce sera officiel dans quelques semaines !

Le curé s’était levé et marchait dans le bureau.

Son expression de bonté ne s’altérait pas. Il s’arrêta près de la jeune fille :

— Je comprends le terrible sacrifice, dit-il, mais je ne doute pas de ma petite Marthe !

— J’en doute moi-même ! dit celle-ci, je ne vois pas pourquoi je n’aurais pas le droit de prendre mon bonheur comme le reste des humains !

— Pensez-vous que ce serait le bonheur ?… Dites-moi, mon enfant, les circonstances de ce mariage qu’on est en train de vouloir rompre.

Marthe résuma au curé les évènements que lui avait racontés André.

— C’est triste ! C’est bien malheureux ! Ma chère enfant, je n’ai pas à vous redire là-dessus ce que vous savez comme moi. Tout ce que je puis vous exprimer c’est d’espérer que Dieu arrangera les choses… Jacques connaît-il ce jeune homme ?

— Oui, et il l’aime bien.

— Sait-il qu’il n’est plus libre ?

— Non, personne ne semble le savoir… la chose s’est passée à Chicago.

— Jacques a été transféré à Rexville n’est-ce pas ?

— Oui, et il semble très content. Mais le temps passe et je pars à cinq heures ! Il faut que je vous quitte, monsieur le curé, et je n’ai pas eu le temps de vous parler de mon voyage !

— Nous trouverons le temps d’en parler une autre fois, mais promettez-moi de prier beaucoup. mon enfant, pour avoir, sans trop souffrir, la force de vous montrer ferme !

— Je ne prie presque plus ! dit Marthe en détournant la tête.

— Vous avez si peu de temps, dit le curé avec indulgence, puis, il n’est pas nécessaire de faire de longues prières, un cri du cœur vers le bon Dieu, quand on se sent faible et meurtri, une aspiration et avec celà le devoir accompli, n’est-ce pas agir suivant l’esprit de Dieu ?

— Je veux vivre, monsieur l’abbé, je ne veux pas végéter toute ma vie dans un bureau ! Je n’ai jamais avoué à qui que ce soit ce que je souffre moralement… mais il y a des moments où le désespoir m’affole… me pousse vers la liberté… que je veux à tout prix, et que j’entrevois si belle…

— Marthe, écoutez-moi ! Un mot seulement… Cet homme dit qu’il vous aime ?

— Oui.

— Il vous sait catholique ?

— Oui, je lui ai dit que pour moi, le divorce n’existait pas !

— Alors, s’il vous aime vraiment… honorablement… il n’insistera pas, il ne voudra pas votre malheur certain… et s’il insiste… c’est qu’il vous veut… vous désire… mais il ne vous aime pas !

Le curé avait parlé avec force et Marthe eut le cœur gros…

— C’est dur, monsieur le curé, ce que vous dites là !

— Non, mon enfant, dit-il, en reprenant sa bonne intonation de douceur, ce n’est pas dur, ce n’est que la vérité… mais, je ne crains pas, je sais que la fille de votre mère, une sainte, que la fille d’Henri Beauvais, un croyant, ne sera jamais parjure à sa foi ! J’en suis tellement sûr, qu’en leur nom et au nom du bon Dieu je vous bénis, ma petite Marthe ! Et comme elle se levait, il traça sur son front le signe de la croix.