Molière et l’Espagne, par Guillaume Huszar

Molière et l’Espagne, par Guillaume Huszar
Revue pédagogique, premier semestre 190954 (p. 199-204).

Molière et l’Espagne, par Guillaume Huszár, xi + 332 p. in-16, Paris, Champion.

Le livre de M. Huszár sur Molière et l’Espagne est une « étude critique de littérature comparée », C’est-à-dire que M. H. ne s’attache pas à Molière pris en lui-même, pour le plaisir que peut donner la représentation ou la lecture de ses comédies ; il ne se contente pas non plus de le situer à son rang dans la littérature française du xviie siècle ou dans l’histoire du théâtre en France : il veut définir la place de Molière dans la littérature européenne, dans l’ensemble de ces littératures nationales qu’unissent, par-dessus les frontières, les liens d’une solidarité complexe. De tels travaux, pour toutes les époques et tous les genres, apparaissent de plus en plus nombreux, parce qu’on les sent de plus en plus nécessaires. Pas plus que l’histoire politique ou l’histoire économique, l’histoire littéraire ne peut se cantonner dans l’intérieur d’un seul pays ; pour établir la vérité, où du moins s’en approcher le plus possible, elle doit rechercher Îles rapports de cause à effet qui vont d’un peuple à l’autre, et non pus seulement d’une génération à l’autre dans le même peuple. Il ne s’agit plus, aujourd’hui, de mentionner rapidement et vaguement, en avant-propos et comme pour déblayer le terrain, que telle pièce ou « la rappelle » « s’inspire » de telle œuvre exotique ; il s’agit de construire l’histoire générale des littératures, de les faire marcher de front, comme elles étaient dans la réalité, jointes les unes aux autres par des actions et des réactions multiples. C’est une besogne difficile, où ne suffisent pas les qualités brillantes qui assuraient autrefois la fortune d’un critique : il y faut la connaissance des diverses langues, la résignation aux recherches longues à travers les bibliothèques, l’art de faire tenir dans les cadres d’une exposition claire une matière d’autant plus malaisée à mettre en œuvre qu’elle est plus abondante ; mais à ce prix seulement l’histoire littéraire progressera, au lieu de piétiner dans les redites de l’appréciation purement esthétique.

M. H. est un ouvrier méritoire de cette vaste tâche. Il avait déjà publié un livre sur Corneille et le théâtre espagnol ; c’est donc un spécialiste, pour les rapports de notre littérature classique avec la littérature espagnole. Il faut lui savoir gré d’avoir passé des années à dépouiller, dans les grandes bibliothèques d’Europe, comme le dit sa Notice préliminaire ; un nombre infini d’œuvres souvent pénibles à découvrir ; le remercier aussi de s’intéresser intelligemment, lui Hongrois, à la littérature française. 11 est excellent qu’elle soit ainsi regardée de l’extérieur : un étranger n’a pas à secouer, pour prendre une attitude scientifique, ces préjugés de naissance et d’éducation que la meilleure volonté du monde et la probité la plus parfaite n’arrivent pas toujours à rejeter.

Regrettons seulement qu’une composition un peu confuse enlève au livre de M. H. une partie de l’efficacité qu’il pourrait avoir. Ces 332 pages sont divisées en cinq chapitres, dont voici les titres, qu’aucun autre sommaire n’accompagne : I, Molière et la critique comparée ; II, Rapports de l’œuvre de Molière avec la littérature espagnole ; III, Les comédies de Molière au point de vue de l’influence espagnole ; IV, La comédie de Molière et le théâtre espagnol ; V, La signification de l’œuvre de Molière au point de vue de la littérature européenne, Comme on le voit, les chapitres II, III et IV, qui forment les trois quarts de l’ouvrage, sont assez mal différenciés par le titre. Il arrive aussi qu’ils ne le soient pas très bien par le contenu, qu’il y ait, de l’un à l’autre, répétition ou double emploi. Mais, sans nous arrêter à ces inconvénients, secondaires en somme, nous devons dégager l’idée essentielle du livre : cette idée, c’est que presque toute l’œuvre de Molière s’explique par l’influence et l’imitation des Espagnols.

M. H. montre d’abord (ch. I) combien est légitime une étude de littérature comparée telle que la sienne, et combien étaient insuffisantes, jusqu’à ces derniers temps, les notions courantes sur les rapports de Molière avec l’Espagne. On n’avait guère fait que signaler la provenance espagnole d’un ou deux sujets et de quelques scènes ; encore cette liste d’emprunts, qui, même complète, n’aurait pas répondu à la véritable question, était-elle loin d’être définitive. Le chapitre III de M. H. est employé à rechercher dans le théâtre de Molière, depuis le Médecin volant jusqu’au Malade imaginaire. tout ce que l’on peut faire remonter à une source espagnole. Ce n’est pas seulement dans la Princesse d’Élide, imitée de Moreto., et dans Don Juan que se marque cette influence : il n’est pas de pièce pour laquelle M. H. ne trouve à indiquer quelques rapprochements. La comparaison de l’École des maris avec El marido hace mujer (c’est le mari qui fait la femme) est particulièrement intéressante : d’ailleurs, M. H. renvoie sur ce point aux études de M. Martinenche, dont il faut rappeler ici le livre sur Molière et le théâtre espagnol, paru en 1906. L’ouvrage de M. Martinenche et celui de M. H. ont été composés indépendamment l’un de l’autre ; la différence des idées directrices et des conclusions en rend la confrontation tout à fait utile.

Pour ne parler que de M. H., sa préoccupation constante est de retrouver partout la trace de la comedia espagnole, même là où on l’attendrait le moins. Cela n’est pas sans l’entraîner à des abus : trop vagues ou trop forcés, ses rapprochements sont parfois peu significatifs ; et le mal est que le lecteur, lorsqu’il a senti la témérité d’une ou deux affirmations, tend à devenir sceptique même pour les hypothèses mieux fondées, qui s’imposeraient avec plus d’évidence si elles ne souffraient pas de ce voisinage compromettant. Il est entendu que George Dandin « doit beaucoup à l’Italie » : est-il bien à propos d’y relever encore une « bouffonnerie parfois outrée » qui « rappelle celle des entremes espagnols » (p. 224) ? Après avoir reconnu que dans les Fourberies de Scapin « on découvre à peine quelques éléments espagnols », M. H. pense-t-il faire une remarque fort probante en déclarant que le dénouement « a tout le romanesque d’une comedia » (p. 244-245) ? Des expressions comme celles-ci : « son langage rappelle dans une certaine mesure… (p. 110), Solórzano « a pu inspirer Molière… (p. 145), signalons aussi la parenté lointaine… (p. 146)… effleurées par le souffle de la comedia (p. 162) », les « peut-être », les « sans doute », les « vraisemblablement », se lisent un peu trop souvent chez M. H. On aurait aimé à voir distinguer plus nettement les imitations certaines ou probables des imitations simplement possibles.

De mème il aurait été bon que M. H. s’efforçât de classer en deux catégories bien séparées les cas où Molière imite directement une pièce espagnole, et ceux où l’original ne lui parvient qu’à travers un intermédiaire italien ou français. M. H. dit sans doute (p. 150) : « a Que Molière se soit servi d’un ou de plusieurs originaux espagnols ou qu’il ait mis à contribution des traductions ( « adaptations » serait plus exact) italiennes ou françaises, cela ne fait rien à l’affaire » ; mais on peut ne pas être de son avis. Une influence au second degré ne saurait avoir la même énergie ni la mème signification qu’une relation immédiate. Sorel, Cyrano de Bergerac, Scarron surtout ont fréquemment précédé Molière dans les emprunts aux Espagnols ; M. H. mentionne à plusieurs reprises le fait ; il devrait en tenir compte davantage dans ses conclusions.

M. H. nous met encore lui-même en garde contre quelques-uns de ses jugements, quand il laisse entrevoir que dans bien des cas il a pu y avoir non pas action d’une littérature sur l’autre, mais parallélisme entre les deux littératures. Quand un mouvement général emporte en même temps, vers le même point, les littératures italienne, française et espagnole, on n’a guère le droit de dire que tel caractère, qui se manifeste dans toutes trois, est espagnol. Si la philosophie naturaliste de toute la Renaissance conduit nécessairement à la satire des médecins (p. 92), on n’est pas autorisé à reconnaître dans les médecins de Molière les répliques de portraits espagnols. Si Tartufe se rattache à « un universel courant anti-religieux », s’il s’explique à la fois par « la vieille tradition gauloise » et « l’esprit de la Renaissance » (p. 102). n’exagérera-t-on pas dans la suite en disant qu’il « est originaire d’Espagne » (p. 188), quelque instructive que puisse être d’ailleurs la comparaison entre Tartuffe et le « Montufar » d’une nouvelle espagnole ? S’il y a parallélisme entre le développement de la préciosité en France et celui du cultisme en Espagne (p. 83), n’était-il pas inévitable que, sans copier un modèle espagnol, Molière se rencontrât avec les poètes de Madrid dans la satire du bel esprit et du langage affecté ? Il en est de même pour les traits, les mots, les situations qui sont de tous les temps et de tous les pays : ils abondent dans les pièces de Molière, qui, en artiste classique, veut dessiner des types universels ; et il est fatal que parfois il les ait en commun avec des écrivains antérieurs, puisqu’on a mis sur la scène avant lui des avares et des hypocrites, et que certains gestes d’avare ou d’hypocrite se sont reproduits identiques dans toutes les civilisations. En pareil cas, lc rapprochement ne prouve pas l’influence, Tout au plus peut-on quelquefois admettre une source commune : si Hurtado de Mendoza a eu « le mérite incontestable de tracer les caractères des deux frères, de tempérament opposé, qui reparaîtront dans l’École des Maris » (p. 277), Térence avait eu avant lui le même mérite : Molière n’a-t-il pas recouru directement au latin plutôt qu’à l’espagnol ?

Tout cela revient à dire que les éléments d’origine espagnole ne sont peut-être pas, dans le théâtre de Molière, aussi prépondérants que le pense M. H. C’est qu’en effet on aura beau énumérer des vers, des scènes, des personnages imités de l’espagnol ; il n’en restera pas moins vrai que l’esprit de la comédie de Molière est opposé à l’esprit de la comedia ; loin de subir l’influence espagnole, Molière réagit contre elle et la contredit ; c’est un courant qu’il remonte au lieu de le suivre. N’avoir pas suffisamment reconnu ou marqué ce caractère fondamental, c’est la plus grosse critique qu’on puisse adresser au livre de M. H., celle qui résume toutes les autres. Pour parler plus exactement, M. H. ne néglige pas de noter (p. 49 et suiv.) le « contraste éclatant » qui semble exister « entre l’esprit de Molière et celui de la comedia ou plutôt de toute la littérature castillane », entre le « naturalisme » de nos classiques et le « romantisme » espagnol ; mais il est certain que dans l’impression d’ensemble laissée par son livre, le souvenir de cette antithèse occupe très peu de place. Tantôt M. H. s’est efforcé de démontrer que Molière, tout en luttant contre l’invasion du génie espagnol, « n’a pas échappé tout à fait à la contagion » (p. 53) ; tantôt il a présenté Molière et les adversaires de la mode espagnole comme « ayant reçu de l’Espagne même quelques armes avec lesquelles ils la combattirent » {p. 56), c’est-à-dire qu’il a voulu expliquer le réalisme de la littérature française par les parties réalistes de la littérature espagnole : toujours, entre Molière et les Espagnols, il a accentué, souligné les ressemblances, atténué, effacé les différences, faisant en sorte que toute la comédie de Molière, depuis les régions les plus hautes jusqu’aux données les plus communes, depuis la psychologie d’Alceste jusqu’aux plaisanteries burlesques, nous apparût comme d’origine castillane. C’est fausser les proportions réelles. On n’insistera jamais assez sur ce qui différencie Molière de ses prédécesseurs hispanisants, comme Racine de Corneille : avec toute la génération qui est au premier plan de notre littérature à partir de 1660, avec Boileau, Racine et La Fontaine, Molière attaque tous ceux qui s’écartent de la nature, soit pour la grandir à outrance, soit pour la raffiner à l’excès, soit pour la caricaturer ; nature et raison sont les règles de son esthétique. Cette direction de son théâtre, Molière ne l’a pas reçue de la comedia : au contraire, il a du s’épuiser en efforts pour la faire accepter d’un public à qui, pendant le demi-siècle précédent, l’influence de l’Espagne avait communiqué des goûts exactement inverses.

On trouvera donc dans ce livre, et c’est l’essentiel, beaucoup de renseignements positifs et de matériaux utiles ; on pourra faire ses réserves sur les conceptions de l’auteur, continuer à croire que Molière n’est pas, à l’égard de l’Espagne, dans cette dépendance étroite et permanente que dénonce M. H., et considérer qu’il ne sort pas de ces recherches aussi diminué que M. H. l’admettrait (p. ix). Un critique littéraire, en effet, si scientifique que soit son attitude, ne saurait s’abstenir de donner la mesure de son admiration pour l’écrivain dont il s’occupe : aussi M. H. dit-il dans son chapitre iv : « Il convient de considérer Molière comme supérieur ou inférieur aux auteurs dramatiques castillans ». Là comme dans le chapitre v, où il examine la « valeur universelle » des comédies de Molière, comme en maint autre passage de son livre, il est amené plus d’une fois à discuter les mérites de Molière, à le déclarer inférieur, dans le développement de telle situation ou le dessin de tel caractère, à l’auteur espagnol qui l’avait précédé, à affirmer qu’il voyait surtout la nature à travers les comédies des autres, à lui reprocher ce qu’il y a d’abstrait et de peu vivant dans ses personnages, de peu élevé dans sa morale.

On est souvent enclin à trouver M. H. trop sévère ; mais il faut avouer qu’il a pour sa défense une excuse excellente, à savoir l’exagération à laquelle les fanatiques de Molière ont porté le culte de leur auteur. M. H. cite abondamment les sentences des moliéristes pour qui toute critique contre Molière, même la plus timide, est un blasphème : pour eux, la suprématie de Molière est un dogme, Molière est le plus grand poète de tous les temps, sa comédie est une espèce de miracle, un chef-d’œuvre absolu, M. H. a bien raison d’être agacé par de telles prétentions, et l’on pardonne la vivacité de ses ripostes. Il n’y a pas de miracle, il n’y a pas d’absolu, il n’y a pas d’écrivain qui soit interdit à la critique. L’œuvre de Molière est un phénomène qui s’explique, comme tout phénomène ; sans doute, nous y reconnaissons quelques-unes des qualités les plus éminentes de l’esprit français, et ces qualités ont fait la valeur et le succès de Molière, en donnant à sa comédie une portée universelle à laquelle n’atteignit jamais la comedia espagnole (voir p. 296-217) ; mais cela ne veut pas dire qu’une opinion librement exprimée sur Molière doive être traitée comme un crime de lèse-patrie si elle vient d’un Français, comme une manifestation gallophobe si elle vient d’un étranger. M. H. peut être rassuré : si l’on n’accepte qu’en partie ses thèses, ce sera pour des arguments raisonnables, et non pour des questions de sentiment. Les temps de la critique imperturbablement admirative sont passés ; pour étudier Molière, ou tout autre, quelque grand qu’il soit, il ne faut que de la bonne foi, du sens critique, de la méthode et de la précision.