Molière d’après ses derniers biographes

Molière d’après ses derniers biographes
Revue des Deux Mondes3e période, tome 22 (p. 587-616).
MOLIERE
D’APRÈS
SES DERNIERS BIOGRAPHES

I. Œuvres de Molière, éditées par M. Eug. Despois. — II. Les Points obscurs de la vie de Molière, par M. Loiseleur, 1877. — III. Bibliographie moliéresque, par M. Paul Lacroix, 1875. — IV. Iconographie moliéresque, par le même, 1876. — V. Registre de La Grange, publié par M. Edouard Thierry, 1876. — VI. La Fameuse Comédienne, annotée par M. Ch. Livet, 1877.


I.

D’autres sont Romains, comme le vieux Corneille, et d’autres, comme Racine, seraient Grecs, Molière est Gaulois : c’est le secret de sa popularité. Gaulois de race, qui va droit aux sources, trop dédaignées par ses contemporains, de l’antique malice et de la gaberie traditionnelle, — Gaulois de tempérament, qui n’aime pas à perdre terre, également éloigné du romanesque et de l’héroïque, ne s’élevant jamais au-dessus d’un certain niveau moral, — Gaulois d’allure, qui ne s’effarouche ni d’une parole franche ni d’un geste hardi : je parle de l’œuvre et non de l’homme, puisque ce grand moqueur vécut triste et mourut hypocondriaque. On se lasse donc parfois, même en France, non pas, à la vérité, sans quelque dépit de soi-même et quelque remords de conscience, mais enfin on se lasse de Corneille et de Racine : on ne s’est point encore lassé de Molière. Molière n’a pas seulement ses fidèles, il a ses dévots ; le culte que nous lui rendons deviendra bientôt, si nous n’y prenons garde, intolérant comme une superstition ; quelqu’un l’a bien dit, il est vraiment en train de « passer dieu. »

Dans ce moment même, il n’y a pas moins de trois grandes éditions de ses œuvres en cours de publication. Deux des trois ne sont guère qu’éditions de luxe, bonnes pour la reliure et l’ornement des bibliothèques ; la troisième, qui fait partie de la belle collection des Grands Écrivains de la France, s’annonçait déjà comme l’édition critique et définitive, l’édition qui fait date et loi dans l’histoire d’un texte, quand la mort de l’éditeur est venue brusquement l’interrompre. Il ne sera pas facile de remplacer dans sa tâche délicate l’un des hommes de France qui savait le mieux son XVII e siècle. Il y avait surtout dans l’érudition d’Eugène Despois, en même temps qu’une abondance et une précision de détails singulière, cette discrétion dans le choix, si rare, et cette liberté, si difficile, dans l’emploi des matériaux, qui dénoncent l’écrivain de race. Il ne fut pas de ces érudits qui vont à l’aventure, au hasard de la découverte, qui s’égarent et ne se retrouvent plus dans la foule de leurs documens, comme si de ces archives et de ces parchemins jaunis qu’ils fouillent avec une louable opiniâtreté je ne sais quelle poussière s’élevait qui les aveuglât : il composait et, jusque dans une notice bibliographique, il avait l’art de mettre l’agrément littéraire.

Si maintenant à ces éditions nouvelles de Molière on voulait joindre l’énumération de tous les recueils de pièces authentiques, articles, dissertations et gros livres publiés sur sa vie depuis quelques années, ce serait tout un long travail. Aussi bien a-t-il été fait par M.  Paul Lacroix dans sa Bibliographie moliéresque. Les curieux trouveront là, décrites avec beaucoup de soin, toutes les éditions connues de Molière, depuis les Précieuses ridicules de 1660 jusqu’aux éditions illustrées de nos jours ; une liste amusante, et même instructive, des principales imitations ou traductions de ses comédies dans toutes les langues de l’Europe : Γεόργιος Δαντίνος, ὁ ἐντροπιάσμενος σύζυγος, jusqu’en tchèque et jusqu’en magyar, — le catalogue très complet enfin des moindres publications relatives à Molière, sans en excepter telle brochure sur la Science du droit dans ses Comédies, ou telle autre, plus bizarre encore, sur ses Calembours. Il y manque cependant quelque chose. En effet, Molière n’a pas également bien inspiré tous ceux qu’a tentés son histoire, et puis cette histoire elle-même a son histoire. La liberté des mœurs du théâtre invite les biographes à l’anecdote. Quand ils ne peuvent pas illuminer l’existence du comédien d’une sorte de poésie du désordre et de l’aventure, ils y veulent au moins introduire le roman. La légende, formée promptement autour du nom de Molière, s’est donc obscurcie promptement autour de l’histoire de sa vie. D’autre part, la critique en ce temps-là ne se piquait pas de beaucoup de rigueur : il faut voir l’indignation de Grimarest « contre ceux qui ont le goût difficile, » c’est-à-dire contre ceux qui réclament de lui des témoignages autorisés et des actes authentiques ; il en devient presque éloquent. On eût aimé que M. Lacroix discutât ces biographies et notices qu’il énumère, et, pour tout dire, que parfois il les jugeât avec plus de sévérité qu’il ne fait; surtout on eût aimé que, sous forme d’introduction ou de préface, brièvement, il montrât les méthodes nouvelles à l’œuvre, et chaque progrès de la critique, en jetant les « moliéristes, » comme ils s’appellent, sur une piste inexplorée, faisant faire un nouveau pas à la biographie de leur maître.

Ainsi ce ne sont d’abord, comme ce pamphlet malpropre de la Fameuse Comédienne, tantôt que tissus d’allégations calomnieuses et compilations de scandales de coulisses; tantôt, comme l’ouvrage de Grimarest, la Vie de M. de Molière, ce ne sont que recueils d’anecdotes invraisemblables, ramassées un peu de toutes mains, où pas une date n’est exacte et pas une assertion ne porte avec soi sa preuve. Plus tard, mais plus d’un siècle malheureusement après la mort de Molière, on s’avise d’employer à l’éclaircissement de l’histoire de sa vie « les mêmes moyens dont on se sert pour établir les droits des familles, » on compulse les registres des paroisses, on refait un état civil à Molière, à sa famille, aux compagnons de ses épreuves et de ses travaux : les recherches du laborieux, mais quelquefois naïf Beffara, les premières éditions de l’Histoire de la vie et des ouvrages de Molière par M. Taschereau, sont dirigées dans ce sens et conçues dans cet esprit. Plus tard encore, un historien qui sait par le menu les hommes et les choses du XVIIe siècle, difficile à contenter, difficile à convaincre, applique pour la première fois à cette question d’histoire littéraire cette méthode ingénieuse, féconde, riche en surprises, de contrôle et de vérification par les faits de l’histoire générale : après trente ans passés, les Notes historiques sur la vie de Molière, publiées ici même par M. Bazin, restent au nombre des meilleurs travaux que l’on doive consulter sur Molière. Plus tard enfin la critique naturelle à son tour, cette critique savante, mais parfois aventureuse qui veut soumettre les grands hommes à la dépendance étroite, nécessaire, absolue des circonstances extérieures, de la « race, » du « milieu, » du « moment, » s’empare du sujet, l’étend, l’anime, le renouvelle. Elle imagine de remplir, au moyen des actes notariés, — obligations, contrats de vente et de mariages, inventaires après décès, — les vastes lacunes qui séparent encore un acte d’un autre acte de l’état civil, un acte de naissance ou de baptême d’un acte de mariage, et l’acte de mariage d’un acte de décès ou d’inhumation. Elle pénètre dans le secret du tempérament, de la santé, de la table et du lit de Molière; elle décrit la chambre où il est né, la chambre où il est mort; elle retrouve le chiffre de sa fortune, le catalogue de sa bibliothèque, la marque de son argenterie, et le vrai Molière nous apparaît, son enfance, sa jeunesse, sa maturité, dégagées des fables qui les obscurcissaient, et son noble visage dépouillé de ce masque et de ce fard d’histrion qui nous le déguisaient encore. Nul ici n’a fait plus que M. Soulié : ses Recherches sont et demeureront longtemps le bréviaire de quiconque aimera Molière, et, l’aimant, voudra le faire aimer.

Depuis lors les travaux se sont multipliés, de nouvelles découvertes ont été faites, de vieilles anecdotes convaincues de fausseté, des faits inattendus mis au jour, des dates encore douteuses fermement assurées ; les moindres villes de province où la tradition signalait un passage de la troupe de Molière ont tenu à honneur de vérifier ce titre de noblesse : toutes ces recherches procèdent de l’initiative heureuse de M. Soulié. Beffara fut le premier, en 1821, M. Bazin le second, en 1847, M. Soulié le troisième, en 1863, qui aient mérité l’éloge d’avoir fait faire, chacun à son heure, le pas décisif à la critique de la vie de Molière. Sans doute, comme on peut le voir en parcourant le dernier ouvrage d’Eugène Despois : le Théâtre-Français sous Louis XIV, et même le livre tout récent de M. Loiseleur: les Points obscurs de la vie de Molière, il reste beaucoup à faire, et toutes les ombres ne sont pas dissipées; mais ne sommes-nous pas aussi trop curieux? Les Molière vivent surtout dans leurs œuvres : c’est notre malignité plus encore que notre sympathie qui s’intéresse à l’histoire de leur ménage. En pareille matière, il y a peut-être une ignorance qui sied bien et dont il faut savoir prendre notre parti.


II.

Sur la famille, la naissance, les premières années et l’éducation de Molière, la lumière est aujourd’hui faite, et c’est à peine si quelques points nous échappent. Nous ne savons pas si, comme le voulait un commentateur du dernier siècle, les Pocquelin descendaient d’un noble écossais, « de ceux qui composèrent la garde que le roi Charles VII attacha à sa personne, » et sans doute on pensera qu’il n’importe pas beaucoup. En revanche, on croit connaître les armoiries de la famille, on en a même retrouvé les quittances d’enregistrement : fond d’azur et chevron d’or, gerbes de même et rocher d’argent, il n’en aurait coûté que 20 livres aux Pocquelin. Mais il y a deux branches de la famille Pocquelin, ou plutôt, à ce qu’il semble, puisque ces deux branches d’une même famille n’ont jamais eu de relations entre elles, il y a deux familles Pocquelin. Parce qu’Armande Béjart, veuve de Molière, prit et porta les armoiries des Pocquelin, ce n’est peut-être pas à dire qu’elle y eût légalement droit. En tout cas, Jean Pocquelin, père de Molière, ne les porta jamais et se contenta d’être, toute sa vie, de vieille, bonne et riche bourgeoisie. Tapissier de son métier, il acquit en 1631, de Nicolas Pocquelin, son frère, une charge dans la maison du roi. Les actes le qualifient tantôt « maître tapissier et tapissier ordinaire de la maison du roi, » tantôt « tapissier et valet de chambre ordinaire du roi. » J’ignore si ces variantes sont de pure forme ou si par hasard elles indiqueraient quelque diversité de fonctions. Quoi qu’il en soit, les derniers biographes insistent avec raison sur l’importance relative d’une charge qui conférait, sinon la noblesse et le titre d’écuyer, comme on l’a dit sans en donner des preuves qui soient sûres, tout au moins le privilège alors tant envié des approches du prince. En effet, ce pouvait être vraiment une manière de personnage qu’un valet de chambre du roi dans un temps où des gens de race, des gens de qualité, pour prendre pied dans la cour, n’hésitaient pas à payer chèrement telle charge de bas officier, comme de « piqueur du vol pour corneilles, » ou de « garçon de lévriers, » si humble, qu’il fallait que Louis XIV, plus soucieux de leur dignité qu’ils ne l’étaient eux-mêmes, leur fît enjoindre de résigner. Il était donc naturel qu’on vécût largement dans cette « maison des Cinges » sur l’emplacement de laquelle s’élève la maison qui porte désormais la plaque commémorative de la naissance de Molière. On peut en juger par l’inventaire qui fut dressé lors du décès de la mère de Molière. La seule prisée des « bagues, joyaux et vaisselle d’argent » n’y monte pas à moins de 2,000 et quelque 300 livres, qui font environ 11,000 ou 12,000 francs d’aujourd’hui[1]. » Cette aisance bourgeoise était presque du luxe, un luxe discret, commode et solide. La chambre à coucher, tendue tout entière de tapisserie façon de Rouen, garnie de beaux et bons meubles, ornée de tableaux et d’un miroir de glace de Venise, — nous avons là, comme sauvée de la destruction, une image de la vie réglée, saine, facile d’il y a deux siècles passés.

C’est au sein de cette abondance que naquit Molière, probablement dans les premiers jours du mois de janvier 1622. La Comédie-Française célèbre l’anniversaire de son illustre ancêtre à la date précise du 15; toutefois ce n’est là que la date du baptême, et il reste possible que Molière fût ne quelques jours auparavant. L’année sera considérée comme à peu près certaine, l’acte de mariage de Jean Pocquelin et de Marie Cressé portant la date du 27 avril 1621. Molière perdit sa mère de bonne heure, en 1632; il n’avait que dix ans à peine. Quelques endroits de son théâtre, où la franchise toute nue de l’expression et la liberté très crue de la plaisanterie blessent encore les oreilles délicates, trahissent peut-être ce défaut d’éducation maternelle[2]. Son père se remaria; mais ce n’est pas une raison de croire que, sous la férule d’une belle-mère, l’enfance de Molière ait été si malheureuse et si durement traitée qu’il en ait gardé une impérissable rancune, et que, quarante ans plus tard, ce soit la seconde femme du tapissier Pocquelin, Catherine Fleurette, qu’il aurait représentée sous les traits odieux de Béline, dans le Malade imaginaire. On éprouverait une pénible surprise à voir Molière, Molière malade, Molière mourant, venger si cruellement les injures de l’enfant Pocquelin. On pourra cesser aussi de s’apitoyer, comme l’ont fait quelques-uns, sur le sort de cet enfant de génie condamné par un père barbare à l’apprentissage du métier de tapissier, car enfin ce n’est que l’événement qui déclare le génie, la longueur du temps qui le consacre, et l’honnête Pocquelin n’est pas seulement excusable, il est louable d’avoir voulu mettre son fils en état d’exercer un métier lucratif et de tenir une charge honorable. Au surplus, si Molière commença ses études d’humanités assez tard, il les fit du moins complètes et solides. Un seul de ses maîtres, Gassendi, paraîtrait avoir eu sur l’élève une influence dont on retrouve quelques traces dans la comédie du poète. Parmi ses compagnons d’études, il se lia surtout avec Chapelle. Quant au prince de Conti, plus jeune que lui de huit ans environ, si l’on admet qu’ils se rencontrèrent au collège de Clermont, sur les bancs des mêmes classes, c’est tout ; et supposer que de cette rencontre entre le fils du tapissier et l’un de ceux que La Bruyère appelait « les enfans des dieux, » il ait pu naître, non pas même un semblant d’amitié, mais une ombre de camaraderie, ce serait méconnaître singulièrement les distances. En quittant le collège, Molière étudia le droit, — quelques-uns sont allés jusqu’à dire la théologie, et qu’ayant fait tant que de l’instruire, son père aurait formé le projet de le mettre dans les ordres. Voilà certainement une belle antithèse, et de quoi se récrier : « L’auteur de Tartuffe prêtre ou moine ! » Mais on n’a d’autre témoignage de ces études théologiques qu’un mot, un seul mot de Tallemant des Réaux, et, comme on sait, il s’en faut que la parole de ce nouvelliste à la main du XVIIe siècle puisse passer pour autorité. Tallemant, on l’a dit, « aura pris à distance la Sorbonne pour la Faculté de droit. » Il paraît en effet certain que Molière étudia le droit. Termina-t-il ses études? passa-t-il sa thèse? prit-il son titre d’avocat? Rien ne le prouve. On cite quelques vers de la diatribe d’Élomire hypocondre :

Puis, venu d’Orléans, où je pris mes licences,
Je me fis avocat au retour des vacances,
Je suivis le barreau pendant cinq ou six mois…


c’est Molière lui-même qu’on faisait parler ainsi. M. Loiseleur a voulu tirer une autre preuve de quelques mots de La Grange, dans la préface de l’édition de 1682 : « au sortir des écoles de droit, il choisit la profession de comédien, » et M. Loiseleur conclut : « on ne sort des écoles de droit qu’après avoir passé sa thèse. » Hélas ! encore aujourd’hui, sans remonter à deux cents ans de nous, combien, et tous les ans, sortent des écoles de droit qui n’ont passé, ni, selon les apparences, ne passeront jamais la moindre thèse. On invoque encore les comédies de Molière, la précision et l’aisance avec laquelle tel notaire de l’École des femmes ou tel M. Bonnefoi, du Malade imaginaire, parle la langue du droit; mais cette même langue technique du droit et de la procédure, la comtesse de Pimbêche et le Chicaneau des Plaideurs ne la parlent-ils donc pas, ce semble, avec la même justesse et la même propriété? D’ailleurs les médecins comme les notaires ne parlent-ils pas leur langue dans la comédie de Molière? Molière aurait donc étudié la médecine? N’est-ce pas là plutôt et tout simplement la marque du grand écrivain, l’inimitable secret du génie s’emparant en maître de tout ce qu’il touche, et, par un effet de ce scrupule extrême de l’exactitude ou de cette haine instinctive de l’à-peu-près qui lui sont propres, donnant naturellement à ses personnages, comme les mœurs et le costume, le langage aussi qu’ils doivent avoir? Le doute spirituellement exprimé par M. Bazin reste donc suspendu sur ce point de la vie de Molière, et nous pouvons toujours, s’il nous plaît, « compter un homme d’esprit de plus parmi les déserteurs du barreau, où il en reste toujours assez. » Aussi bien ces études de droit, qu’il faut faire tomber en 1642, auraient-elles eu beaucoup à souffrir des distractions de Molière. Non-seulement en effet dans cette même année 1641-1642 il achève sous Gassendi ses études philosophiques, — non-seulement il fréquente les théâtres en compagnie de Cyrano de Bergerac, — non-seulement « il ébauche sa liaison avec Madeleine Béjart, » — ce qui prouverait simplement qu’un étudiant du XVIIe siècle n’était pas beaucoup moins inoccupé qu’un étudiant en droit de nos jours; — mais encore du mois d’avril au mois de juillet 1642 on veut qu’à titre de survivancier de la charge de tapissier valet de chambre il ait suivi le roi Louis XIII dans ce fameux voyage de Narbonne qui devait coûter la vie à Cinq-Mars et De Thou. On a beaucoup discuté ce voyage de Molière; « les Grecs, enfans gâtés des filles de Mémoire, » n’en auraient eu garde. Ils aimaient ces rapprochemens, qui ne coûtent pas beaucoup en somme à la vérité de l’histoire et qui mêlaient le nom de leurs grands hommes au souvenir des grands événemens de leur vie nationale. Et comme ils se plaisaient à raconter que dans cette illustre journée de Salamine, Eschyle combattant sur les vaisseaux d’Athènes, Sophocle chanta sur le rivage le péan de la victoire, à l’heure même qu’Euripide naissait dans l’île, sans doute ils se fussent complus à cette image d’un Molière assistant à l’arrestation de Cinq-Mars, comme à cet autre souvenir d’un Bossuet contemplant d’un œil avide la litière qui de ce voyage tragique ramenait le cardinal de Richelieu dans Paris. Ils eussent plutôt inventé l’anecdote une seconde fois que de la contrôler. Aussi nous félicitons-nous que, pour Molière du moins, la preuve soit désormais acquise et qu’on ne puisse pas surprendre en défaut sur ce point le détail des argumens de M. Loiseleur. Molière suivit donc le roi, s’acquitta des fonctions de sa charge, visita pour la première fois ces contrées du midi, ce même Languedoc où ses courses nomades le ramenèrent plus tard comme vers un séjour de prédilection, et ne rentra dans Paris que vers la fin de 1642, toujours pour s’y occuper beaucoup moins de droit que de théâtre. C’est à peu près vers ce temps qu’il dut préparer sa première entreprise dramatique et rêver de son Illustre-Théâtre. Son père consentit à lui faire une avance d’hoirie de 630 livres, en échange de laquelle Molière, sans abandonner le titre, rétrocédait à son cadet, Jean Pocquelin, la charge de tapissier valet de chambre; mais le principal secours lui vint de Marie Hervé, mère des Béjart, qui cautionna le bail du « jeu de paume dit des Métayers, » où la troupe allait dresser la scène de ses représentations. C’était à l’endroit, dit-on, où s’étend aujourd’hui la longue cour de l’Institut. On a conjecturé que la troupe de l’Illustre-Théâtre avait d’abord été, d’après La Grange, une troupe ou mieux une société « d’enfans de famille » jouant la comédie pour leur plaisir, et gratis. Ce serait au milieu du XVIIe siècle un reste des mœurs du moyen âge, de ce temps où les Gringoire et autres facteurs renommés composaient leurs mystères, leurs moralités ou leurs farces, moralitates vel simulacra miraculorum cum farsis, pour des confréries de métiers et des corporations d’artisans qui les montaient et les jouaient eux-mêmes. En effet l’acte de rétrocession de la charge de tapissier valet de chambre est daté du 30 janvier 1643 : d’autre part il paraît certain que Molière à cette époque, et depuis quelque temps, connaissait déjà George Pinel, « maître écrivain, » et les trois Béjart, — Joseph, Madeleine et Geneviève, — qui figurent dans l’acte authentique de constitution de la troupe, passé le 30 juin 1643[3]. Mais ce ne fut qu’à la fin de l’année, le 31 décembre, que les travaux d’appropriation nécessaires permirent enfin à l’Illustre-Théâtre d’ouvrir ses portes au public. M. Lacroix suppose qu’on y joua quelques pièces non moins pompeusement qualifiées que le théâtre lui-même, comme l’Illustre Pirate et l’Illustre Corsaire, l’Illustre Amazone et l’Illustre Désespéré. Le public s’y pressa moins « qu’aux sermons de Cassaigne ou de l’abbé Cotin. » Tant bien que mal, on vécut quelques mois. Peut-être la vogue des comédiens italiens, qui commencèrent de jouer au mois de juin 1644, nuisit-elle au succès de la troupe, et ce fut peut-être aussi pour soutenir la concurrence qu’on s’avisa d’engager un danseur. Longtemps après Molière, c’était encore une ressource extrême où recourait la Comédie-Française dans ses jours de détresse, et Grimm s’est plaint quelque part que l’on fît suivre une représentation de Polyeucte ou de Bajazet de « ballets, pantomimes et gargouillades à peu près conformes au sujet, exécutés par Cosimo, Maranesi et Mlle Bugiani. » Les entrechats de Daniel Mallet, — c’est le nom du danseur, — ne retardèrent pas longtemps en tout cas la déconfiture de l’Illustre-Théâtre. Une série d’actes passés le 17 décembre 1644 constate, sous forme de cessions et transports de créances, une série d’emprunts usuraires, au remboursement desquels la troupe, évidemment réduite à l’extrémité, affecte « les premiers deniers qui lui reviendront de la comédie, tant des chambrées, visites que autrement, en quelque sorte et manière que ce soit. » Trois jours plus tard, ayant résolu de tenter la fortune sur l’autre rive de la Seine, elle passe marché pour l’appropriation d’un jeu de paume dit « de la Croix-Noire. » Sans doute elle n’y réussit pas davantage, puisque nous voyons le 2 août 1645 son chef écroué au Châtelet. Douloureuse et misérable dérision du sort dont il faut « se presser de rire, avec l’autre comique, de peur d’être obligé d’en pleurer ; » Molière, emprisonné pour dettes à la requête du linger Dubourg, « faute de paiement d’une somme de 150 livres, » et d’Antoine Fausser, u maître chandelier, » fournisseur de l’Illustre-Théâtre ! Mais aussi quelle force, quelle vertu même et quelle probité native du génie qui n’a pas sitôt triomphé de l’épreuve que le souvenir s’en efface et qu’il n’en conserve pas au fond du cœur un levain de colère ni seulement d’amertume ! Molière n’a pas pu réussir à Paris : il se décide à parcourir la province, et, formant des débris de l’Illustre-Théâtre, grossis de quelques recrues, dont un quatrième Béjart, une troupe nouvelle, il part pour cette longue odyssée qui va le retenir pendant près de douze ans loin de Paris, c’est-à-dire loin du succès et de la gloire. Dans aucune littérature, on ne trouverait un autre exemple d’une éducation puisée plus directement à l’école de la vie réelle. C’est vraiment ici l’histoire de ces fécondes Années d’apprentissage et de voyage dont le Wilhelm Meister de Goethe ne nous a raconté que le roman métaphysique et sentimental. Tous les autres dons du génie de Molière étaient peut-être en pure perte si l’observation ne s’y était jointe, et quel champ d’observation plus vaste, quel fonds plus fertile que la province du XVIIe siècle avec ses mœurs tranchées, ses ridicules outrés, ses originaux achevés et ses petites villes, « où un mariage engendre une guerre civile » et où la querelle des rangs « se réveille à tous momens par l’offrande, l’encens et le pain bénit, par les processions et par les obsèques. »

Malheureusement nous perdons ici la trace de Molière. On ignore à quelle date précise il quitte Paris, si c’est même en 1645 ou 1646, et jusqu’au commencement de 1648 il nous échappe. On trouve bien, dans l’inventaire qui fut dressé lors du décès de Jean Pocquelin, le père, la mention d’une « promesse faite à M. Aubry par ledit défunt de lui payer en l’acquit de son fils aîné la somme de 320 livres » et datée du 24 décembre 1646, mais il ne nous semble pas que ce soit une preuve irrécusable de la présence de Molière à Paris en décembre 1646 : on peut promettre pour un absent. Il y a donc là une première lacune.

On a maintes fois essayé de la remplir et les conjectures abondent. M. Lacroix, le premier, dans un livre qui remonte à 1859, mais encore bon à consulter, sur la Jeunesse de Molière, a proposé de reconnaître la troupe des Béjart dans cette troupe d’aventure que nous a dépeinte le Roman comique de Scarron, et de la faire débuter par le Mans. Dufresne donc, le chef nominal de la troupe, vieux routier qui court la province depuis douze ou quinze ans, s’avançant « plié sous le poids d’une basse de viole, » Madeleine Béjart ou Marie Hervé, sa mère, qui suit la bande, faisant son entrée dans les villes « juchée comme une poule sur le haut du bagage, » et Molière qui les escorte « avec un grand fusil sur l’épaule et chaussé de brodequins à l’antique, » cette image de la troupe et du grand homme en débraillé, traversant allègrement les années d’épreuves et de misère, devait faire et n’a pas, en effet, manqué de faire fortune. Par malheur on a prouvé récemment qu’en 1646 l’auteur du Roman comique avait quitté le Mans pour n’y plus revenir qu’en passant et que par suite[4], même en admettant qu’un jour Molière ait traversé la ville, ce n’est pas sur lui que Scarron a pris au vif le modèle du comédien Destin, non plus que celui de Mlle de l’Étoile sur Madeleine Béjart. Si quelques traits de Destin peuvent convenir à Molière, ce n’est pas de Madeleine, à coup sûr, que Scarron eût pu dire « qu’il n’y avait pas au monde une fille plus modeste et d’une humeur plus douce. » Galante, et très galante, mais d’ailleurs bien convaincue, selon la leçon du cardinal de Retz, « qu’une femme ne saurait conserver de dignité dans la galanterie que par le mérite de ses amans, » femme d’affaires et femme d’argent, |qui ne dédaigne pas les moindres profits et qui ne perd pas une occasion de faire un bon placement, bien garanti, dûment cautionné : voilà la vraie Madeleine Béjart, telle que nous la connaissons aujourd’hui. D’autre part, si Scarron en 1646 avait quitté le Mans, ce qui est déjà une bonne raison pour qu’il n’y ait pas vu Molière, il y en a une seconde, qui n’est pas sans doute moins bonne : c’est que Molière très probablement n’y a jamais joué. En effet, le continuateur anonyme du Roman comique, en nous avertissant que les comédiens « ont leur cours limité comme celui du soleil dans le zodiaque, » nous a tracé rigoureusement l’itinéraire des compagnies qui exploitaient une partie du centre de la France. « En ce pays-là, nous dit-il, elles vont de Tours à Angers, d’Angers à La Flèche, de La Flèche au Mans, du Mans à Alençon, d’Alençon à Argentan ou à Laval[5]. » Évidemment ce n’est pas un itinéraire que les comédiens soient tenus de respecter : tout chemin mène au Mans comme à Rome, il n’y a pas commandement exprès de suivre l’un plutôt que l’autre; mais enfin, il est à remarquer que sur pas un point de cet itinéraire on n’a signalé, jusqu’à ce jour, le passage de la troupe de Molière. La tradition de son séjour au Mans reste donc plus que douteuse.

La troupe a-t-elle visité Bordeaux et donné des représentations devant le duc d’Épernon, gouverneur de Guyenne? Mêmes incertitudes, mêmes hypothèses, même difficulté de prendre parti. Les frères Parfaict, dans leur Histoire du Théâtre-Français, inscrivent ici la date de 1645. Ils invoquent le témoignage d’un amateur peu connu des choses de théâtre, le sieur Nicolas de Trallage, et ses notes manuscrites; seulement ils en altèrent, ou du moins ils en abrègent les termes : « Le sieur Molière, dit en effet le manuscrit, commença à jouer la comédie à Bordeaux en 1644 ou 1645. » Or on vient de voir qu’en 1644 et 1645 Molière était encore à Paris se débattant contre la malchance avec ses compagnons de l’Illustre-Théâtre. De plus, ni pour 1644 ni pour 1645, la correspondance administrative du duc d’Épernon avec les jurats de Bordeaux ne laisse entrevoir la moindre allusion à des passages de comédiens. Et si l’on place les représentations de Molière en 1646, on avouera que l’heure était singulièrement mal choisie pour venir tenter la fortune dans une ville qui du mois de janvier au mois d’octobre de cette année même fut désolée par la peste[6]. Nous ne rejetons pas cependant la tradition du séjour à Bordeaux : elle est ancienne, elle paraît certaine, mais il faut expliquer comment il se fait que la trace en soit perdue. C’est ce qu’on ne peut faire qu’en l’avançant jusqu’en 1648.

A Nantes, nous rencontrons enfin des actes authentiques, de vraies preuves, des mentions sur les registres municipaux, et des actes de baptême aux registres des paroisses. La troupe y séjourna quelque temps, faisant par intervalles, aux alentours, des excursions assez lointaines. En juin 1648, on croit la rencontrer à Fontenay-le-Comte, en Vendée, où elle demeure presqu’un mois. Un sieur Dufresne y a loué un jeu de paume : un jeu de paume, c’est bien la scène ordinaire de nos comédiens; Dufresne, c’est bien le nom du chef de la bande. On indiquerait d’ailleurs aisément dans un lexique de Molière quelques provincialismes qui seraient un souvenir de ce séjour dans les provinces de l’ouest de la France.

Son passage à Limoges est déjà moins assuré, quoique cependant probable encore. La légende raconte que Molière, accueilli par les huées et les sifflets du public limousin, en aurait conservé cette joyeuse rancune qui plus tard lui souffla Monsieur de Pourceaugnac. En effet, Petit-Jean, « ce traiteur qui fait si bonne chère, » et « le cimetière des Arènes, ce lieu où l’on se promène, » et l’église Saint-Étienne ont tout l’air d’être pour lui de vieilles connaissances. La cathédrale de Limoges est mise précisément sous l’invocation de Saint-Étienne, une rue de la ville porte encore le nom de faubourg des Arènes. Ajoutez qu’y ayant deux comédies de Molière dont la scène est en province, George Dandin et la Comtesse d’Escarbagnas, ni dans l’une, ni dans l’autre, les lieux ne sont ainsi, comme dans Monsieur de Pourceaugnac, spécifiés par leur nom. Pourtant il ne faudrait pas pousser ces inductions à l’extrême, et j’avoue qu’il me semble hardi de retrouver un souvenir du séjour de Molière à Angoulême dans le nom seul de la comtesse d’Escarbagnas, qui serait formé, dit-on[7], des deux noms d’une dame Sarah de Peyrusse, fille du comte d’Escars et femme du comte de Baignac. Cette fureur de rapprochement nous emporterait un peu loin : le nom de M. de la Dandinière deviendrait un témoin du passage de Molière en Poitou, celui de M. de Sotenville une preuve de son séjour en Lorraine, les Scapin nous mèneraient à Bergame, et les Mascarille et les Sbrigani jusqu’à Naples. Contentons-nous des pièces authentiques : elles établissent qu’au mois de mai 1649 la troupe contribuait pour sa part aux fêtes données à Toulouse en l’honneur de l’entrée du lieutenant-général du roi dans la ville. On s’enfonçait dans le midi. Le 10 janvier 1650, Molière tenait un enfant sur les fonts à Narbonne, le 15 février il était en représentations à Agen.

Le séjour d’Agen a son importance, il prouve le séjour à Bordeaux, et qu’il faut le placer en 1648, après le séjour de Limoges et celui d’Angoulême, si toutefois on les admet. C’est dans le Journal des consuls d’Agen qu’on en a retrouvé la mention ; elle est donc authentique. Le texte est remarquable. Il n’y est pas dit, comme par exemple aux registres de Nantes, « que le sieur Dufresne supplie humblement, » mais bien : « le sieur Dufresne est venu dans la maison de ville nous rendre ses devoirs... et nous dire qu’ils étaient en cette ville par l’ordre de monseigneur notre gouverneur[8].» Les comédiens ne demandent pas, ils avertissent, et de fait ils sont dans la ville, comme on dit encore aujourd’hui, par ordre. Mais « monseigneur notre gouverneur, » c’est le gouverneur de Guyenne, Bernard de Nogaret, le second duc d’Épernon, contre qui les Bordelais sont en armes, et qui consacre dans Agen, à « dame Nanon de Lartigues, » les loisirs que lui laisse la guerre. Évidemment, à la distance de 60 ou 70 lieues qui séparent Agen de Narbonne, s’il appelle à lui la troupe de Molière, c’est qu’il la connaît. Le déplacement est coûteux, la guerre civile est partout : si Molière et ses compagnons n’hésitent pas, et même s’ils s’empressent, évidemment c’est qu’ils n’osent pas désobéir à l’appel d’un ancien protecteur. Et si maintenant la correspondance administrative du gouverneur avec les jurats de Bordeaux ne fait pas mention du passage des comédiens dans la capitale de la Guyenne, c’est que Molière a joué devant le duc, pour la première fois, en 1648, à la fin de l’année, vers l’époque même où commencent les troubles de Bordeaux, pour le duc lui seul et sa cour de Cadillac. On n’a donc pas eu besoin de solliciter des jurats une autorisation qu’ils n’avaient pas à donner. Ce n’est là qu’une hypothèse, mais pour que cette hypothèse soit à peu près vérifiée, il suffira de constater sur les lieux si le duc d’Épernon a en effet passé le mois de février 1650 dans la ville d’Agen.

Ainsi Nantes certainement, Fontenay-le-Comte et Limoges, selon les apparences, Angoulême et Bordeaux peut-être, Toulouse, Narbonne, Agen enfin sans contestation possible, marqueront, de 1648 à 1650, les principales étapes du voyage de Molière.

Mais aussitôt nous perdons une seconde fois sa trace, et l’obscurité s’épaissit de nouveau. Nous savons cependant qu’il était à Paris au mois d’avril 1651. L’inventaire des papiers de son père, Jean Pocquelin, en fait foi. Une date en deux ans, du mois de février 1650 au mois de décembre 1652, c’est peu de chose, et le moyen de s’y résigner? On a donc supposé qu’au départ de Paris, où sans doute Molière, en même temps qu’il réglait des affaires de famille, avait remonté sa troupe, selon l’usage des directeurs errans, nos comédiens, avant d’atteindre Lyon, se seraient arrêtés quelque temps à Poitiers. La cour y venait d’arriver. On était en pleines luttes civiles, Mazarin était hors de France, Condé soulevait la Guyenne, c’était à lui, comme au plus redoutable, qu’Anne d’Autriche avait résolu de marcher, et courageusement elle avait pris position dans cette province de Poitou, comme au milieu même de l’insurrection. Cependant ni la guerre ni l’universelle détresse n’interrompaient les plaisirs ni les fêtes. Il serait fort possible que la troupe de Molière eût contribué pour sa part aux divertissemens royaux, mais nous n’en avons pas de preuves, ou plutôt nous avons un commencement de preuves du contraire. Les Mémoires de Mademoiselle nous apprennent en effet que pendant l’hiver de 1653 elle vit jouer à Orléans des comédiens qui a l’hiver de devant avaient suivi la cour à Poitiers et à Saumur, où ils avaient même obtenu beaucoup d’approbation de toute la cour. » Or dès les premiers mois de 1653, en février, Molière était certainement à Lyon, puisqu’il signait au mariage de René Berthelot, dit Du Parc, avec Marquise Thérèse de Gorla, et il y était, ou du moins sa troupe, depuis quelque temps déjà, puisqu’un acteur, Pierre Réveillon, y avait signé comme parrain dès le mois de décembre 1652.

Ici les documens deviennent plus nombreux. Molière se fixe, et Lyon devient comme le quartier-général où la troupe, après chaque campagne, viendra chercher le repos et retrouver les applaudissemens, l’accueil ami du public familier.

C’est à Lyon, comme on sait, que Molière subit l’influence italienne, c’est à Lyon qu’il trouve, encore vivant, le souvenir de Nicolo Barbieri, dit Beltrame, l’auteur de l’Inavvertito, c’est à Lyon que, sur le modèle de la Emilia et de l’Inavvertito, Molière compose et fait représenter l’Étourdi, Les érudits ne s’accordent pas sur la date précise de cette représentation : M. Loiseleur la place au mois de janvier 1653, M. Despois la mettait aux premiers jours de l’année 1655; une phrase de la Notice de La Grange autorise l’hypothèse de M. Loiseleur, une mention de son Registre donne raison à M. Despois : la question est encore pendante. Ce n’est pas malheureusement la seule date qui nous échappe, et du mois de mars au mois d’août 1653 une troisième fois la troupe s’éclipse et disparaît. Peut-être a-t-elle donné des représentations dans les villes voisines, parmi lesquelles on nomme Vienne. En effet, il y a bien un témoignage formel, mais dont on ne saurait tirer grand parti, puisqu’il reporte les représentations de Molière jusqu’en 1641, et qu’en 1641 Molière, de science certaine, est encore sur les bancs du collège. L’embarras est d’autant plus grand que le texte qualifie Molière « d’excellent auteur comique, excellentissimus comœdiarum scriptor ; » à peine comprendrait-on cette épithète superlative après l’Étourdi et le Dépit amoureux, c’est-à-dire après 1656. Nous ne le retrouvons qu’au mois d’août. Armand de Bourbon, prince de Conti, frondeur lassé, frondeur réconcilié, suivi d’une cour en liesse, bien pourvue de gouvernemens, d’évêchés et de pensions, vient d’arriver en Languedoc et de s’établir près de Pézenas, dans sa maison de La Grange. Molière s’y présente avec ses comédiens, et d’abord y réussit assez mal au gré de Mme de Calvimont et du prince. Mais l’aumônier, Daniel de Cosnac, à qui nous devons ces détails, et Sarrasin, le secrétaire des commandemens, interviennent fort à propos, et la troupe de Molière l’emporte sur la troupe d’un certain Cormier, qui lui disputait la faveur et la clientèle du prince. On leur donne pension, et ils prennent le titre de « comédiens de Mgr le prince de Conti. » Au mois de décembre, ils sont encore à La Grange, qu’ils ne quittent probablement qu’après le départ du prince pour Paris. C’est à Lyon qu’ils passent la plus grande partie de l’année 1654 : on connaît l’acte de baptême d’un enfant de Mlle Du Parc en date du 8 mars 1654, un autre acte où elle prend part comme marraine à la date du 3 novembre de la même année. Nous arrivons ainsi jusqu’à l’époque probable où Molière quitte Lyon pour le « service des états de Languedoc » dont la session s’ouvre à Montpellier le 7 décembre 1654. Le fait est aujourd’hui certain. Il serait bien possible que ce fût là, sur cette terre classique de la médecine, séjour élu de la Providence et qui se vantait de compter parmi ses docteurs Ferragius, chirurgien de Charlemagne, et Marilephus, premier médecin du roi Chilpéric, que Molière eût pressenti pour la première fois quelle riche, féconde, inépuisable matière les médecins et les apothicaires fourniraient à sa raillerie. On saignait beaucoup à Paris, on détergeait à Montpellier. On cite à ce propos un certain mémoire d’apothicaire, gros, pour le court espace de six ans, de 980 articles, dont près de 300 « clistères réitérés[9]. » Ce qu’on peut toutefois affirmer, c’est que pendant ce séjour à Montpellier Molière vit de beaucoup plus près qu’il ne put le faire par la suite à Paris la médecine et les médecins. C’est l’avis aussi de l’auteur du livre très amusant sur les Médecins au temps de Molière. Peut-être y connut-il encore les originaux de ses Précieuses ridicules; peut-être, comme plus tard son ami Chapelle, y tomba-t-il au débotté sur une assemblée de dames « ni trop belles ni trop bien mises » qui « se mirent exprès sur le chapitre des beaux esprits, afin de lui faire voir ce qu’elles valaient par le commerce qu’elles ont avec eux. » On aimerait du moins à le croire, et que cette farce immortelle n’eût pas été dirigée contre l’hôtel de Rambouillet. La troupe resta près de cinq mois à Montpellier. Entre autres circonstances, Molière y figura dans ce Ballet des Incompatibles, dont on lui attribue témérairement la paternité. La campagne fut bonne. A la fin de la session, nous savons que le prince de Conti fit donner à la troupe une assignation de 5,000 livres sur le fonds des étapes de la province. Déjà, le 18 février 1655, Madeleine Béjart s’était fait souscrire devant notaire, par Antoine Baralier, receveur des tailles en l’élection de Montélimart, une obligation de 3,200 livres. Le 1er avril, elle plaçait encore une somme de 10,000 livres sur les états de Languedoc. Voilà une comédienne bien avisée : multipliés par cinq, ce sont là chiffres respectables et nous sommes loin des mauvais jours où le chef de l’Illustre-Théâtre, faute de paiement d’une somme de 150 livres, était décrété de prise de corps et mis au Châtelet. Que d’ailleurs ces 13,200 livres, — car ici les érudits donnent la bride à leurs hypothèses, — représentent les économies de Madeleine Béjart, ou que Madeleine, dans ces placemens, ne soit qu’un prête-nom de Molière, la question serait délicate à résoudre. Mais c’en est fait de la légende, et nous saurons désormais que dès cette époque la troupe n’était pas seulement à l’abri du besoin, elle était riche. Nous avons en outre à l’appui le témoignage de l’empereur du burlesque, Charles Coypeau d’Assoucy, qui dans le récit de ses lamentables aventures a consigné le souvenir très reconnaissant de la grasse hospitalité qu’il trouva pendant près d’un an sous le toit et à la table de « Molière et de MM. les Béjart. » Il les rencontra, comme ils venaient de regagner Lyon, vers le milieu d’avril 1655. Dans l’hypothèse de M. Despois, ce serait vers cette date et quelque temps avant l’arrivée de d’Assoucy qu’il faudrait placer la première représentation de l’Étourdi. D’Assoucy, qui serait bien étonné de passer pour une autorité, suivit ses hôtes à Avignon, puis à Pézenas, où ils se transportèrent pour une seconde session des états, 1655-1656, et séjournèrent du mois de novembre au mois de février. Il ne quitta ces honnêtes gens, comme il les appelle, u si dignes de représenter dans le monde les personnages des princes qu’ils représentent tous les jours sur le théâtre, » qu’au mois d’avril ou de mai 1656, à leur arrivée dans Narbonne. Certes c’était un triste sire que d’Assoucy ; pourtant c’est un hasard heureux pour l’histoire de Molière que le récit du personnage soit parvenu jusqu’à nous. En effet, depuis un acte daté de Lyon, 29 avril 1655, jusqu’au mois de décembre 1656, on ne retrouve que deux actes authentiques et deux preuves des pérégrinations de Molière. C’est un reçu, qui passe pour être écrit tout entier de sa main, d’une somme de 6,000 livres payée le 24 février 1656, à Pézenas, par le « thrésorier de la bource des états de Languedoc, » et, le 3 mai 1656, un accord intervenu, devant le juge de Narbonne, entre Madeleine Béjart, Molière et les étapiers du Languedoc au sujet de l’assignation de 1655, qui n’avait pas encore été payée.

De Narbonne, pour une troisième tenue des états, Molière se rendit à Béziers. Il y donna, soit au mois de novembre, soit au mois de décembre 1656 la première représentation du Dépit amoureux. Il paraîtrait que cette fois les états montrèrent moins de générosité qu’ils n’avaient fait à Pézenas et à Montpellier. Les billets même que Molière avait adressés gratuitement aux députés lui furent assez insolemment retournés avec notification d’une défense expresse faite « à messieurs du bureau des comptes de, directement ou indirectement, accorder aucune somme aux comédiens. » Le prince de Conti n’était plus là : les états se vengeaient sur ses créatures de la dureté militaire avec laquelle le prince avait accoutumé de les traiter.

On suppose que, sur cet affront, Molière, justement blessé, quitta Béziers presque aussitôt et sans prendre seulement le temps d’épuiser le premier succès du Dépit amoureux, Retourna-t-il à Lyon? On relève sur les registres de l’Hôtel-Dieu de cette ville, à la date du 19 février 1657, la mention d’une représentation au profit des pauvres : malheureusement aucune indication bien précise ne permet d’affirmer qu’il s’agisse là de la troupe de Molière. Encore une fois il faut prendre garde à ne pas tirer des pièces authentiques des inductions trop hardies et trop promptes. C’est ainsi que, découvrant dans l’inventaire de Madeleine Béjart une commission donnée « par Pierre Le Blanc, conseiller et juge pour le roi en la cour de Nîmes, » le 12 avril 1657, à l’effet de poursuivre un remboursement de créance, on en conclut qu’au mois d’avril 1657 Molière était à Nîmes. Mais, puisque nous n’avons pas le texte même de cette commission, n’oublie-t-on pas qu’il serait possible que la commission fut délivrée par le juge de Nîmes, tout simplement parce que le débiteur, ou sa caution, avait son domicile à Nîmes, domicile réel ou domicile élu? Si nous en appelons à cette commission pour prétendre que Madeleine Béjart, qui l’obtient, est présente à Nîmes, et Molière avec elle, je ne vois pas ce qui nous empêche de supposer que Joseph Béjart, qui le 16 avril 1657 arrache à la lésinerie des états du Languedoc une gratification de 500 livres pour son Armoriai de la province, soit encore à Béziers et la troupe avec lui? C’est peut-être la vérité : Béziers n’est pas bien loin de Nîmes ; peut-être Molière n’a-t-il pas tenu rancune à Messieurs des États, ou plutôt il n’a pas voulu se refuser la petite vengeance de jouer en dépit d’eux et de réussir sans eux. En tout cas, il reste là, comme on voit, quelque confusion à dissiper. D’ailleurs cette dernière année de pérégrinations est évidemment mal connue. « De Nîmes, dit M. Loiseleur, la caravane fit route pour Orange et Avignon, où Molière retrouva son ancien camarade Chapelle. » Il y a là certainement erreur. Orange est sur le chemin d’Avignon : la raison est-elle suffisante pour croire que la troupe y ait donné des représentations? Quant à la rencontre de Molière et de Chapelle, si par hasard elle avait eu lieu, d’abord il serait singulier que Chapelle ne nous en eût rien dit, mais surtout elle ne pourrait pas dater d’avril ou de mai 1657, puisqu’en avril ou mai 1657 Chapelle et Bachaumont ont terminé depuis cinq ou six mois le voyage qu’ils nous ont raconté. C’est au mois de juillet 1656 ou de juin qu’ils ont quitté Paris, au mois d’août qu’ils ont pris les eaux d’Encausse, et vers le milieu de novembre qu’après leur course de Provence ils traversent Lyon, où ils écrivent la relation de leur voyage. Les preuves sont acquises. M. Loiseleur ajoute : « C’est aussi dans la vieille cité papale que Molière rencontra Mignard, avec lequel il contracta une amitié solide. » Ici la rencontre ne paraît pas douteuse : elle a pour garant un consciencieux biographe de Mignard, l’abbé de Monville, qui écrit sur les Mémoires de Mme de Feuquières, fille de Mignard; mais c’est l’avancer de huit ou dix mois que de la placer au printemps de 1657. M. Taschereau l’avait bien datée, qui la reculait jusqu’au mois de décembre. En effet, Mignard ne quitta l’Italie que du 10 octobre 1657, passa, en débarquant en France, près d’un mois à Marseille et ne put arriver que dans les derniers jours de l’année à Avignon, chez Nicolas Mignard, son frère. Enfin, au mois de mai 1657, une lettre du prince de Conti, citée récemment par M. Louis Lacour, semble établir que Molière n’était ni à Orange ni à Avignon, mais à Lyon. « Il y a ici, écrit le prince, de Lyon, le 15 mai, au P. de Ciron, des comédiens qui portaient autrefois mon nom : je leur ai fait dire de le quitter, et vous pensez bien que je n’ai eu garde d’aller les voir. » Jamais autres comédiens que Molière et sa troupe n’ont porté le nom du prince de Conti. Bien plus, et malgré l’injonction du protecteur qui les abandonne, c’est encore sous le nom de comédiens de monseigneur le prince de Conti qu’ils se présentent et qu’ils jouent à Dijon, en 1657. Ils reviennent à Lyon et y passent un dernier hiver, 1657-1658. Le moment approche d’aller demander à Paris la consécration de la renommée qu’ils se sont acquise dans les provinces; leurs dernières visites sont pour Grenoble, Avignon, Lyon une dernière fois; à Pâques 1658, ils émigrent enfin du midi, vont achever l’été à Rouen, y rencontrent une autre troupe dont le chef, Du Groisy, va bientôt devenir l’un des leurs, et rentrent enfin à Paris au mois d’octobre 1658. On persuade à Monsieur, frère du roi, de prendre la troupe du prince de Conti sous sa protection, il y consent, lui permet de porter son nom, lui promet une pension qu’il ne paiera jamais, et « le 24e jour d’octobre 1658, cette troupe commença de paraître devant leurs majestés et toute la cour sur un théâtre que le roi avait fait dresser dans la salle des gardes du vieux Louvre. » Les peintres qui nous ont représenté si souvent, en dépit de l’histoire et de la vraisemblance, Louis XIV et Molière assis et soupant face à face auraient bien dû nous donner un crayon de cette scène : Mazarin assis au premier rang, Louis XIV accoudé sur le fauteuil du cardinal et M. de Molière sur le théâtre « remerciant sa majesté de la bonté qu’elle avait eue d’excuser les défauts de la troupe[10]. »

La vie de Molière à partir de cette date ou du moins l’histoire de ses ouvrages et de cette incomparable succession de chefs-d’œuvre, qu’il donne jusqu’à trois dans la même année, l’accueil que leur fit le public, sont choses depuis longtemps assez bien connues. Ce n’est pas qu’il ne reste encore des trouvailles à faire et dignes de provoquer les chercheurs : les Notices instructives de M. Despois en seraient la preuve. Mais enfin ces sortes de détails appartiennent plutôt à l’histoire littéraire du siècle qu’à l’histoire même de Molière. Ils ont leur intérêt, mais cet intérêt est, en un certain sens, secondaire. On serait tenté d’en dire autant de ces détails plus qu’intimes qui regardent la vie privée de Molière. Les indiscrétions posthumes sont à la mode aujourd’hui. L’histoire certainement en a pu faire son profit quelquefois, mais il serait temps de poser des bornes à cette manie de troubler le repos des morts illustres et de confesser impitoyablement les grands hommes. Il faudrait prendre son parti de laisser dans l’ombre certains côtés de leur vie mortelle. Pascal disait que « le froid est agréable pour se chauffer : » de même l’ombre est utile, amassée sur quelques points, pour mieux éclairer les autres. Pense-t-on qu’il soit utile de livrer des batailles pour savoir si la femme de Molière, Armande Béjart, est la fille ou la sœur de Madeleine, et d’illustrer de quelque anecdote nouvelle le chapitre des infortunes conjugales de Molière? « Un voile, dit M. Loiseleur, qu’aucune main ne soulèvera jamais complètement couvre l’origine de la jeune femme que Molière épousa le 29 février 1662. » Alors laissons-le retomber! car quelle est notre fureur enfin de vouloir démontrer que Molière épousa la fille de sa vieille maîtresse? Et c’est bien en ces termes que la question se pose aujourd’hui, puisque les actes authentiques donnent tous à la femme de Molière la qualité de sœur de Madeleine Béjart. Supposerons-nous donc avec M. Bazin que Molière, pour dissimuler aux yeux de la famille Pocquelin la bâtardise de la femme qu’il épousait, et sans doute avec lui son honnête homme de père, se soient rendus complices d’un faux en écriture authentique? Repasserons-nous avec M. Fournier l’histoire des galanteries de Madeleine Béjart et chercherons-nous à débrouiller une paternité confuse entre M. de Modène, l’amant en titre, tel cadet de Gascogne ou de Languedoc, l’amant du jour, et peut-être Molière lui-même, dont le premier voyage à Narbonne s’accorderait avec l’époque probable de la conception d’Armande? ou bien, avec M. Loiseleur, d’acte en acte, remonterons-nous jusqu’à un premier faux que tous les autres n’auraient eu pour objet que de dissimuler, et remettrons-nous en scène la mère complaisante des Béjart, cette odieuse vieille femme qui vit si grassement du déshonneur de ses filles? Ah! si Molière s’est trouvé mêlé à de semblables misères et de pareilles hontes, épargnons-lui-en du moins le souvenir, et puisque nous ne pouvons plus aujourd’hui l’oublier, tâchons du moins, affectons de l’ignorer. On se révolte, et l’on a raison, à la seule pensée que Molière ait épousé_ une Armande qui risquait d’être sa propre fille, mais, hélas ! quand il n’aurait épousé que la fille de sa vieille maîtresse, en dépit de la mère, après neuf mois de résistance et dotée des économies de Madeleine, dont il recueillit plus tard la succession tout entière, le malheureux grand homme en serait-il beaucoup plus excusable?

Croit-on qu’il soit bien utile encore de forcer le secret du ménage de Molière et de relever le nom des amans d’Armande Béjart? Au moins y a-t-il ici quelque prétexte à l’indiscrétion. Molière, qui donnait une grande importance aux moindres parties de son art et qui semble avoir estimé qu’il n’y a pas de petits secrets du métier qu’on néglige impunément, s’est mis lui-même en scène plus d’une fois, avec ses acteurs, profitant de la difformité, de la maladie même pour donner à ses personnages une réalité plus vivante. Ce « chien de boiteux » que rudoie Harpagon, c’était Louis Béjart, qui traînait la jambe, et lui-même, Harpagon, avec sa fluxion sur la poitrine, n’était-ce pas Molière, déjà souffrant de la maladie qui devait l’emporter? D’ailleurs on lit dans la préface de La Grange : « On peut dire que dans ses pièces il a joué tout le monde, puisqu’il s’y est joué le premier en plusieurs endroits sur les affaires de sa famille et qui regardaient ce qui se passait en son domestique. C’est ce que ses plus particuliers amis ont observé plus d’une fois. » Pourtant, et malgré l’affirmation de La Grange, il ne faut pas aller trop loin. On cite souvent le Misanthrope et telle scène d’Alceste et de Célimène; mais on semble oublier que ces vers et ces couplets « où la passion parle toute pure » sont tirés presque textuellement de Don Garcie de Navarre, qui fut représenté pour la première fois le 4 février 1661, c’est-à-dire un an avant le mariage de Molière. On cite encore l’École des femmes, et, dans l’histoire du ménage de Molière, on l’appelle même « une pièce prophétique; » mais, outre qu’il faut bien convenir que Molière aurait mérité le sort d’Arnolphe et pis encore, s’il eût fait vraiment élever Armande comme Arnolphe a fait élever Agnès, on oublie peut-être que cette pièce prophétique est postérieure de dix mois au mariage. Autre exemple ; supposons que la toile se lève et que l’acteur nous apparaisse : «Il faut avouer que je suis le plus malheureux des hommes. J’ai une femme qui me fait enrager... Au lieu de se tenir à la maison, elle aime la promenade, la bonne chère, et fréquente je ne sais quelle sorte de gens... » Cette femme dont on parle est Armande sans doute, et celui qui parle est Molière ? Point du tout, c’est le Barbouillé, et peut-être qu’Armande n’est pas encore sortie de nourrice. Toutefois il est bien certain qu’Armande ne fut pas une Lucrèce. Le même amateur des choses de théâtre que nous avons nommé plus haut, Nicolas de Trallage, avait dressé quelque part une liste des acteurs qui « vivaient bien, » et une autre liste de « ceux qui vivaient mal. » La veuve de Molière y est, mais sur la seconde : elle y tiendrait même le premier rang, s’il n’était occupé par Baron, « le satyre des jolies femmes, » comme l’appelle M. de Trallage. Elle eut donc des torts; mais on peut dire aussi que dans cette maison facile où Madeleine Béjart continuait de gouverner la dépense et de régler l’ordinaire, sous ce toit où Mlle de Brie habitait, dont l’humeur accommodante et l’affection banale, mais toujours fidèle, étaient depuis tantôt vingt ans en possession de consoler le maître du logis, dans ce ménage enfin où le mari, s’il apportait la gloire, — une gloire à cette date encore vivement disputée, ne l’oublions pas, — apportait aussi ses quarante ans sonnés, les préoccupations irritantes et les impatiences nerveuses de son triple métier d’acteur, de directeur d’une troupe difficile à conduire, et d’auteur, il n’est pas étonnant qu’une femme jeune, aimable, coquette, mais de petit jugement, si l’on veut, et d’humeur indépendante, ait mal supporté des froissemens d’amour-propre et les exigences d’une affection plus passionnée que raisonnée peut-être, plus ardente que tendre, et, pour tout dire, mêlée d’un peu de ce mépris de l’homme pour la femme qui l’attire et qui le possède malgré lui. Ce n’est pas une raison d’être un bon mari parce que l’on est un grand homme : l’exemple en est même assez rare. Et puis il faut tenir quelque compte aussi d’une malheureuse disposition de Molière qui n’avait pas échappé à la perspicacité de ses ennemis : « La jalousie, remarquait de Visé en 1663, est tout ce qui fait agir ses héros depuis le commencement jusqu’à la fin de ses pièces sérieuses aussi bien que de ses comiques. » En tout cas, et de quelque côté que soit la faute, Molière a souffert et souffert profondément de ce mariage : Armande, inconsciemment ou de propos délibéré, n’en a pas moins été, dix ans durant, l’instrument de son supplice, et dans un corps épuisé nous ne saurions douter que les ravages du désespoir et de la jalousie aient abrégé la vie de Molière. Ne le plaignons pas trop cependant : qui sait si « la prude Arsinoé, » qui sait si « la sincère Éliante » elle-même eussent mieux été son affaire, et si, plus heureux dans un ménage plus calme, il eût enfoncé dans certains caractères aussi avant qu’il l’a fait. Combien de Térence à qui peut-être il n’a manqué pour devenir un Plante que d’avoir tourné la meule? et combien de Regnard, qui viennent si loin derrière Molière, en eussent approché de plus près si la vie avait eu pour eux tout ce qu’elle a eu pour le maître de déboires humilians, d’épreuves difficiles, de désillusions amères et de souffrances mortelles? On sait comment expira Molière et quelles difficultés sa veuve dut écarter pour le faire enterrer : ici encore la légende et l’histoire sont mêlées et confondues, il est bon de les séparer. Ce sont toujours les dures, les impitoyables paroles de Bossuet qui nous reviennent en mémoire, comme si Bossuet les eût prononcées au lendemain même de la mort de Molière et que cette voix retentissante eût proféré l’anathème solennellement jeté sur le théâtre et sur la profession de comédien par l’église tout entière. Mais les paroles de Bossuet sont de 1694, c’est-à-dire postérieures de vingt ans et plus à la mort de Molière, et le livre de M. Despois a prouvé nettement l’importance qu’avaient ici les dates. En 1694, Bossuet interprète la doctrine des Pères avec une rigueur qu’on était loin d’y mettre en 1673. En 1673, le divorce du théâtre et de l’église n’était pas encore consommé. Tous les actes de baptême que nous avons rappelés, d’autres encore où Molière figure comme parrain, sur les registres de Saint-Roch en 1669, après Tartuffe, sur les registres d’Auteuil en 1672, démontrent suffisamment que, si le « rituel de Paris pour 1645 rejette les comédiens de la communion, » cela ne veut pas dire, comme on traduit à l’ordinaire, qu’ils soient excommuniés. Les comédiens italiens par exemple alliaient fort bien les pratiques d’une dévotion scrupuleuse à l’exercice de leur profession. Molière lui-même avait un confesseur attitré, « M. Bernard, prêtre habitué en l’église Saint-Germain-des-Prés, » et il faisait ses pâques, en dépit du rituel. Nous savons d’ailleurs qu’en 1672, un an jour pour jour avant Molière, Madeleine Béjart étant morte, retirée depuis un an du théâtre, il est vrai, mais toujours qualifiée cependant, — et jusque dans l’acte d’inhumation, — de « comédienne de la troupe du roi, » la cérémonie de son enterrement ne souleva pas la moindre difficulté. Si nous remontions jusqu’en 1659, nous verrions son frère Joseph Béjart, mené en carrosse de Saint-Germain-l’Auxerrois à Saint-Paul, et suivi « d’un convoi de cinquante prêtres. » Il ne semble même pas qu’on eût exigé du frère ni de la sœur les renonciations in articulo mortis qu’on imposa plus tard aux comédiens et dont on trouve le formulaire dans les registres de paroisse, à la marge de plusieurs actes d’inhumation. Tenons donc pour assuré que, si la mort précipitée de Molière ne l’eût pas empêché de recevoir les sacremens et de faire sa paix avec l’église, la cérémonie de ses funérailles se fût accomplie sans protestation du clergé. Tout au plus est-il permis d’ajouter que les prêtres de Saint-Eustache, qui se plaignaient depuis plus d’un siècle des comédiens de l’hôtel de Bourgogne, leurs voisins, saisirent plus volontiers que les prêtres d’une autre paroisse le prétexte qui s’offrait de témoigner leur hostilité. Mais il ne saurait plus être question désormais de Tartuffe, ni de la cabale, encore moins d’une espèce d’émeute préparée par les meneurs du parti dévot. Et quant à cette scène que Grimarest essaie de décrire : — le populaire attroupé devant la maison de Molière, la femme de Molière épouvantée du murmure menaçant de cette « foule incroyable » et jetant par la fenêtre l’argent à pleines poignées, — certainement il ne nous déplairait pas qu’une fois de plus le peuple eût prouvé ce merveilleux instinct qu’il a pour méconnaître ceux qui l’ont aimé le plus sincèrement, et qu’il eût outragé le cercueil de Molière comme dix ans plus tard il insultera le convoi de Colbert, mais il y a un texte précis. « Le corps, dit un témoin oculaire, pris rue de Richelieu, devant l’hôtel de Crussol, a été porté au cimetière Saint-Joseph et enterré au pied de la croix. Il y avait grande foule de peuple, et l’on a fait distribution de 1,000 à 1,200 livres aux pauvres qui s’y sont trouvés, à chacun 5 sols. » Il est assez singulier, comme le fait remarquer justement M. Loiseleur, que, cette lettre étant connue depuis déjà vingt-six ans, et l’authenticité n’en ayant pas été mise en doute, personne encore ne se fût avisé qu’elle démentait formellement le récit de Grimarest, tel que l’ont accrédité toutes les biographies de Molière. Le clergé de Paris fit son devoir, ou plutôt il usa de ses droits, peut-être avec rigueur, mais avec une rigueur qu’il dépendra des convictions de chacun d’approuver ou de blâmer. Et j’avoue qu’il me paraît au moins fort inutile de faire intervenir à ce propos l’archevêque de Paris, Harlai de Champvallon, « son intolérance barbare » et les « débauches qui le menèrent au tombeau. » Ce raisonnement contemporain est vraiment bien singulier qui voudrait, parce qu’un homme a violé quelques-uns de ses devoirs, qu’il les transgressât tous, et qui se refuse à comprendre que le respect de l’obligation professionnelle est indépendant des vertus ou des vices de l’homme privé. Pour le peuple, il observa du moins les convenances. Et comme il faut qu’un peu de gaîté se mêle toujours aux choses les plus tristes, il n’y eut enfin que les médecins et les apothicaires qui gardèrent au grand homme une longue rancune des immortelles plaisanteries qu’il avait dirigées contre la Faculté.


III.

Sur toutes ces questions, on comprend sans peine que la lumière ait été lente à se faire, et qu’encore aujourd’hui, sur bien des points, la contradiction demeure possible, et le doute. Rien n’est si difficile que de refaire une biographie de toutes pièces et que de rétablir, après deux siècles écoulés, la simple vérité des faits contre une tradition reçue. Les anecdotes en effet, les historiettes. vraies ou fausses, soutiennent la mémoire, et de même les mots célèbres, authentiques ou controuvés. Les dates sont arides et ne valent que par leur enchaînement continu, les faits sont souvent dépourvus d’un intérêt qui leur soit propre et ne valent que par leur rapprochement, les anecdotes, bien contées, et les mots, bien placés, se suffisent à eux-mêmes. Tel mot que l’on prête à Molière, absolument faux, et pour cause : « Messieurs, nous comptions avoir l’honneur de vous donner aujourd’hui la seconde représentation de Tartuffe, mais M. le premier président ne veut pas qu’on le joue, » fait naturellement fortune, et telle anecdote invraisemblable comme celle qui nous représente Molière partageant « l’en-cas de nuit » du roi se pousse aisément dans le monde, tandis qu’on ne voit pas bien, au premier abord, quel grand intérêt de savoir si Molière a fondé l’Illustre-Théâtre en 1643 ou 1645, s’il a passé jamais au Mans et s’il a traversé Bordeaux. Il est donc tout naturel qu’en pareil sujet les dates et les faits soient la dernière chose où l’on se soit avisé de regarder. Les scrupules d’érudition sont une invention de nos jours. Mais ce que l’on ne conçoit peut-être pas aussi facilement, c’est qu’après deux cents ans de critique et d’histoire la discussion soit encore ouverte sur l’estime que les contemporains de Molière ont pu faire de lui, la controverse indécise sur les rapports du poète avec le roi.

Les uns veulent que les contemporains, tout en applaudissant Molière, cependant n’aient pas connu son prix et n’aient pas deviné dans l’auteur de Tartuffe « le plus rare écrivain du siècle. » Les autres soutiennent que Molière, de son vivant, fut admiré comme il le méritait, et qu’au lendemain de sa mort un Bussy-Rabutin ne fut pas seul à penser que « personne dans le siècle ne prendrait la place de Molière, et que peut-être le siècle suivant n’en verrait pas un de sa façon. » Ceux-ci prétendent que Louis XIV n’estima pas Molière en somme beaucoup plus haut que Scaramouche, et ceux-là veulent que le poète, entre les mains du roi, n’ait été rien moins qu’un instrument de règne. C’est ici l’inconvénient de la recherche même. On exhume tant de textes ignorés, on ramène au jour tant de témoignages obscurs et depuis longtemps oubliés, on découvre tant de faits jusqu’alors inaperçus, que la confusion finit par s’y mettre, et les opinions les plus diverses par trouver leur justification. Voulons-nous établir que les contemporains de Molière l’ont méconnu? Rien n’est plus simple : voici d’abord le fatras des critiques dirigées contre lui; voici le flot de ses détracteurs :

En habits de marquis, en robes de comtesses,


et les railleries des beaux esprits, et la foule des auteurs jaloux, de Villiers et la Vengeance des Marquis, Boursault et le Portrait du Peintre, Montfleury et l’Impromptu de l’hôtel de Condé, Le Boulanger de Chalussay et son Élomire hypocondre ; voici même l’insulte et l’outrage, Molière dans Héraclius accueilli par des pommes cuites, et ces mousquetaires qui troublent la représentation de Psyché par leurs « hurlemens, chansons dérisionnaires et frappemens de pieds dans le parterre, » et, du milieu de ce même parterre, ce gros de laquais qui jette sur la scène où Molière joue l’Amour médecin un « tuyau de pipe à fumer[11], » et voici maintenant les vrais juges, Boileau qui lui reproche « d’avoir à Térence allié Tabarin, » Bayle, qui le reprend sur ses « barbarismes, » La Bruyère qui juge « qu’il ne lui a manqué que d’éviter le jargon, » Fénelon, qui préfère la prose de l’Avare aux vers du Misanthrope, où il relève cette « multitude de métaphores qui approchent du galimatias. » Joignez à tout cela le demi-succès du Misanthrope, l’insuccès certain de l’Avare, la cour, qui n’ose pas approuver le Bourgeois gentilhomme avant que Louis XIV en ait donné le signal ; n’est-ce pas de quoi prétendre que les contemporains de Molière ont ignoré le prix de son génie ? Mais veut-on démontrer le contraire ? Il n’est rien de plus aisé. Les critiques elles-mêmes ne sont-elles pas un hommage indirect que rend au génie la médiocrité impuissante ? L’envie, disaient les anciens, est comme la foudre, qui ne tombe que sur les hauteurs. Des laquais égarés au parterre et vingt-cinq mousquetaires pris de vin ne sont pas le public. Quelques erreurs n’empêchent pas que, dès les Précieuses ridicules, la foule, la vraie foule, celle qui se laisse « bonnement aller aux choses qui la prennent par les entrailles, » n’ait applaudi, soutenu, consolé, vengé Molière. N’avons-nous pas d’ailleurs le témoignage de Mme de Sévigné ? le témoignage de Bussy-Rabutin ? l’éloge convaincu de l’honnête Loret et du naïf Chappuzeau ? « Il sut si bien prendre le goût du siècle et s’accommoder de sorte à la cour et à la ville qu’il eut l’approbation universelle de côté et d’autre, et les merveilleux ouvrages qu’il a faits depuis, en vers et en prose, ont porté sa gloire au plus haut degré. La postérité lui sera redevable avec nous du secret qu’il a trouvé de la bonne comédie, dans laquelle chacun tombe d’accord qu’il a excellé sur tous les anciens comiques et sur tous ceux de notre temps. » Ne sont-ce pas là des louanges bien senties, et Chappuzeau, dès 1674, ne rend-il pas ici pleine justice à Molière ? Qui ne connaît encore et qui n’a présens à la mémoire les beaux vers de Boileau :

Après qu’un peu de terre obtenu par prière…


Ou l’éloquente épitaphe de La Fontaine :

Sous ce tombeau gisent Plaute et Térence,
Et cependant le seul Molière y gît.


Quelle conclusion tirerons-nous de là? Sans doute que les contemporains de Molière l’ont bien vu tel qu’il était, et qu’en somme l’auteur de l’École des femmes et du Tartuffe a été moins sévèrement jugé par son siècle et moins injustement que Racine en particulier. On rappelle toujours le demi-succès du Misanthrope ; M. Despois y revient et rapproche, comme une autre erreur célèbre du goût public, l’insuccès de Turcaret en 1709. Mais c’est qu’en effet le Misanthrope et Turcaret ne sont pas ce qu’on appelle aujourd’hui « scéniques » et ne valent vraiment leur prix qu’à la lecture. Et la preuve en est que toutes les fois qu’à des époques différentes on a repris Turcaret, qui n’est pas, lui, comme le Misanthrope, défendu par le grand nom de Molière contre toutes les révolutions du goût, la comédie de Le Sage n’a pas rempli l’attente que la lecture en avait fait concevoir et n’a guère dépassé le succès d’estime. Et pour les critiques de Boileau, de Bayle, de La Bruyère, de Fénelon, reprises depuis au XVIIIe siècle, et même avec une sévérité d’expression plus forte encore, par Vauvenargues et par Voltaire, peut-être qu’elles ne sont pas si mal fondées qu’on le prétend d’ordinaire et qu’après tout elles ne doivent pas exciter tant d’étonnement. Il est certain que, quand Alceste prononce tels vers :

Le poids de sa grimace où brille l’artifice
Renverse le bon droit et tourne la justice,

(Acte IV, sc. I.)


qui sont assez nombreux dans le Misanthrope, nous comprenons un peu La Bruyère et Fénelon. Il ne faudrait pas, à la vérité, comme l’a fait un auteur dramatique de notre temps, sous prétexte de motiver le jugement de Fénelon tout en justifiant Molière, prendre un exemple qui ferait le procès à toute la prose du XVIIe siècle. C’est avoir eu la main malheureuse de choisir quelques phrases de Molière, très nettes et très claires d’ailleurs, mais chargées d’incidences, de relatifs et de conjonctions. Il n’est personne du XVIIe siècle qui parle ou qui écrive autrement. À ce moment de l’histoire de la prose française, les relatifs et les conjonctions sont comme les attaches de la phrase, les articulations de la période, et suppléent le rôle que jouent aujourd’hui dans notre manière d’écrire les signes de la ponctuation. Si c’étaient de telles phrases qu’eussent blâmées les juges de Molière, ils se seraient trop évidemment condamnés avec lui. D’ailleurs nous ne nierons pas que les termes de ces jugemens nous paraissent aujourd’hui bien durs, et vraiment le malencontreux historien de Molière, le sieur de Grimarest, qui, dit-on, avait composé tout un livre sur les caractères de la « patavinité » dans Tite-Live, aurait bien dû nous transmettre quelques renseignemens sur « le jargon et le barbarisme » de Molière.

Quant à la question des rapports de Molière avec Louis XIV, il semblerait que le livre de M. Despois l’eût définitivement tranchée. Deux opinions, encore ici, se sont longtemps combattues et peut-être, à bien y regarder, était-ce moins encore Molière que Louis XIV que l’on mettait en cause. Ceux qu’il lassait d’entendre appeler le XVIIe siècle du nom de Louis XIV voulaient, et voulaient à tout prix, que Molière n’eût dû rien ou peu de chose au roi, et que ces faveurs tant vantées se fussent réduites au paiement d’une pension de 1,000 livres, c’est-à-dire de 3,000 livres plus maigre que la pension de l’historiographe Mézeray. M. Despois lui-même avait soutenu jadis cette opinion, mais depuis lors il en était judicieusement revenu. Quelques-uns y persistent encore. D’autres au contraire ont prétendu, comme par exemple M. Bazin, que non-seulement la protection royale aurait toujours, en toute circonstance et contre toutes les cabales, couvert et par suite encouragé les audaces de Molière, mais encore qu’il se serait établi dès les Fâcheux, entre le comédien et le roi, « comme une sorte d’association tacite qui permettait à celui-là de tout oser sous la seule condition de toujours amuser et respecter celui-ci. » M. Bazin a même été jusqu’à dire : « Il y a de Louis XIV deux créations du même temps et du même genre, Colbert et Molière. » Il y a là quelque exagération, et le rapprochement est forcé. Colbert est la créature du roi, l’homme du maître, mais non pas Molière. Il est vrai que Molière et sa troupe touchèrent pension du roi, mais Corneille et Racine aussi, bien d’autres encore, et la pension de la troupe des comédiens du Palais-Royal ne dépassa jamais 7,000 livres, tandis que celle des comédiens de l’Hôtel de Bourgogne se réglait à 12,000 et celle des comédiens italiens à 15,000. Il est vrai que Molière et sa troupe contribuèrent pendant dix ans pour une large part aux fêtes de la cour et aux divertissemens du roi, mais les autres troupes y jouèrent aussi leur rôle et nous savons telle période où Molière, dans tout l’éclat cependant de la faveur et déjà de la gloire, ne donne à la cour qu’une seule représentation contre plusieurs que donnent les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne. Il est vrai que Louis XIV fit l’honneur à Molière, par procuration, de tenir sur les fonts du baptême le premier né d’Armande Béjart, mais il fit le même honneur à bien d’autres et particulièrement au fils de l’arlequin Dominique, en 1669. Ce chapitre de l’Histoire du Théâtre-Français sous Louis XIV nous paraît inattaquable. Évidemment, ce ne sont pas là les preuves d’une faveur personnelle de Molière auprès de Louis XIV, et telle anecdote qui continue de traîner dans les biographies du poète ne sera pas pour démentir les faits et suspendre la conclusion. Molière n’a jamais possédé la faveur du roi comme l’ont possédée Racine ou Boileau. Est-ce à dire que Molière ne soit donc redevable à Louis XIV que de ce patronage hautain et de cette protection un peu banale que le noble orgueil du prince étendait à tous les gens de lettres, et jusqu’aux savans étrangers ? Non, Molière lui dut quelque chose de plus : il lui dut les encouragemens qui le soutinrent contre la haine de ses rivaux et de ses calomniateurs et la liberté d’aborder une ou deux fois ces grands sujets que La Bruyère quelques années plus tard se plaindra mélancoliquement de se voir interdits. Il ne faudrait pas aller plus loin.

Cependant le débat n’est pas encore clos, et de temps en temps, sur la foi de quelques pièces inédites, de quelques recherches nouvelles, un érudit reprend la thèse du Tartuffe par ordre de Louis XIV et s’efforce de démontrer que l’œuvre « a eu un collaborateur ou plutôt un premier auteur, et que celui-ci est le roi. » Nous n’entrerons pas dans la discussion, qui n’a pas au fond le grand intérêt que l’on pense, et nous nous bornerons à une observation préliminaire : c’est qu’il faudrait qu’on s’entendît une fois pour toutes et qu’on décidât, puisque l’on veut donner à Tartuffe une signification historique, si l’attaque fut dirigée contre les jansénistes ou contre les jésuites. Or c’est le point délicat, et, s’il est curieux de faire, guidé par M. Louis Lacour, une connaissance intime avec la petite cour dévote du prince de Conti, devenu dans ses années de repentir l’intraitable adversaire des comédiens et le chef naturel de la cabale janséniste, il sera longtemps encore bien difficile de revoir ou de relire Tartuffe sans que les Provinciales nous reviennent involontairement en mémoire. Les deux chapitres de Port-Royal que Sainte-Beuve a consacrés jadis au Tartuffe n’ont rien perdu de leur solidité, ni les argumens qu’on y trouve de leur vraisemblance ou de leur presque certitude. Que d’ailleurs les jésuites aient fait l’éloge de Molière et que même l’un d’eux, le père Maury, dans une pièce datée de 1664 et récemment découverte, ait célébré le poète aussi dignement que pas un de ses contemporains, cela ne fait rien à l’affaire. Des gens mal intentionnés pourraient même aller jusqu’à dire : au contraire. Car le moyen n’était-il pas bien ingénieux, en 1664, de détourner le coup, si par hasard Molière l’eût dirigé contre le célèbre institut ? Au résumé, nous ne sommes guère plus avancés qu’au temps où Racine écrivait : « On disait que les jésuites étaient joués dans cette pièce, les jésuites au contraire se flattaient qu’on en voulait aux jansénistes. »

Aussi bien ces recherches, trop systématiquement poursuivies et menées trop avant, sans compter que jamais elles n’aboutiront à la certitude, ont-elles ce défaut qu’elles rabaissent et qu’elles diminuent la comédie de Molière en l’asservissant à une imitation de la réalité, trop précise et trop littérale. C’est comme la recherche de ces originaux que Molière aurait eus sous les yeux en composant ses grandes pièces et dont il n’aurait fait en quelque sorte que tirer copie. Sans doute c’est un hommage au génie de Molière que de reconnaître dans ses moindres personnages une telle intensité de vie qu’on soit tenté de se demander si ce sont eux qui imitent la nature, ou si ce ne serait pas la nature qui les copierait ; mais c’est précisément le propre du grand art que de donner cette illusion de la réalité : c’est là proprement ce qu’on appelle « créer. » Quand nous rencontrons dans l’histoire d’une littérature ces œuvres marquées au signe du talent, dont le mérite suprême n’est que d’exprimer sous une forme littéraire les sentimens et les idées qui sont les sentimens d’une époque et d’une civilisation, — que la critique littéraire et la recherche érudite s’efforcent à l’envi de définir cette époque, de restituer cette civilisation, et qu’elles ne considèrent les romans de Mme de La Fayette, par exemple, ou les tragédies et les opéras de Quinault qu’à titre de documens historiques, rien de mieux; mais les grandes œuvres, les œuvres maîtresses, faisons-leur cet honneur de ne voir et de n’étudier en elles qu’elles-mêmes. Je ne sais pas si Molière a pris le modèle de Tartuffe sur l’abbé de Pons, ou sur le sieur de Sainte-Croix, ou sur l’abbé de Roquette, ou sur le prince de Conti; je n’ai pas même besoin de le savoir. Je ne sais pas s’il a fondu, ni comment, en un type unique et cohérent les traits que dans chacun d’eux aura pu démêler la sûreté de son regard et la toute-puissance de sa pénétration; c’est le secret de son génie. Mais je sais que Tartuffe est Tartuffe, comme Alceste est Alceste, comme Arnolphe est Arnolphe, des caractères tirés des entrailles de la nature, éternels exemplaires des vices et des faiblesses humaines, vieux comme le monde et qui ne périront qu’avec lui.


FERDINAND BRUNETIERE.

  1. On remarquera, comme renseignement pour servir de terme de comparaison, que dans l’inventaire de Madeleine Béjart, qui cependant laisse à sa mort près de 35,000 livres et qu’on pourrait croire, en qualité d’actrice, bien pourvue de bijoux, la même prisée de bagues, joyaux et vaisselle d’argent ne s’élève qu’à 1,175 livres, soit entre 6,000 et 7,000 francs.
  2. Comme en ces matières il convient d’être sceptique, nous nous empresserons pourtant de rappeler que l’auteur de Bérénice et d’Iphigénie avait environ treize mois quand il perdit sa mère.
  3. Sur les Béjart et sur leur père, Joseph Béjart, huissier audiencier à la table de marbre, un drôle de corps, et qui, pour le désespoir des curieux avenir, changeait de domicile aussi souvent, serait-on tenté de dire, que s’il n’eût été qu’un simple débiteur, nous renverrons au Dictionnaire de M. Jal, que tous ceux qui l’ont pratiqué ne sauraient trop vivement louer et recommander.
  4. Henri Chardon, la Troupe du Roman comique dévoilée, 1876.
  5. C’est encore M. H. Chardon qui le premier a relevé ces deux passages.
  6. Arnaud Detcheverry, Histoire des théâtres de Bordeaux, 1860.
  7. Benjamin Fillon, Recherches sur le séjour de Molière dans l’ouest de la France.
  8. Adolphe Magen, la Troupe de Molière à Agen, 1874.
  9. Louis Lacour, le Tartuffe par ordre de Louis XIV, 1877.
  10. Registre de La Grange'', à la date du 26 octobre 1660, il est vrai.
  11. Émile Campardon. Documens inédits sur Molière.