Molière à Fontainebleau (1661-1664)/IV

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IV.


Parmi les comédiens qui composaient en 1661 et 1664 la troupe de Molière et qui, par suite, vinrent au palais de Fontainebleau à ces deux époques, nous rencontrons un sieur De Brie, originaire du département de Seine-et-Marne, et qui, à ce titre, retiendra notre attention.

Edme Villequin, plus connu sous le nom de De Brie, est né à Ferrières en Brie, dans le canton de Lagny (Seine-et-Marne), le 24 octobre 1607 ; et nous pouvons publier aujourd’hui, pour la première fois in extenso, l’acte de baptême de ce comédien qui, pendant vingt ans, fit partie de la troupe de Molière.

« Cejourd’hui vingt-quatre octobre, an que dessus, a été baptisé Edme, fils de Jehan Villequin et de Philiberte Vernet, qui a été nommé par Edme Vallon, le second parrain se nomme Roch Fatras, et la marraine Françoise Vernet. Fait le jour et an que dessus. (Signé) Dupré. »

(Extrait des Registres paroissiaux de Ferrières en Brie, année 1607.)

Non-seulement le document inédit que nous venons de transcrire fixe de la manière la plus précise la date de la naissance du comédien De Brie, mais il nous apprend aussi l’orthographe du nom de Villequin qui a souvent varié dans les actes de l’état civil, ou bien suivant certains auteurs qui eurent occasion de mentionner dans leurs ouvrages, soit le comédien de Molière, soit le peintre Estienne Villequin, son frère, dont nous allons aussi parler. Ce n’est plus Wilquin, Vilquin, Villequain ou bien encore Villelain comme dans le Mercure de France de 1740, qu’il faut écrire ce nom, lorsqu’on parle de l’acteur de Molière ou du peintre de Jésus guérissant l’aveugle de Jéricho[1], mais bien Villequin, conformément à l’acte de baptême rapporté ci-dessus. Et d’ailleurs, à défaut de cet acte de baptême, peut-être aurait-on pu trouver la véritable orthographe de ce nom en se rappelant le rôle que l’acteur De Brie remplissait dans le Sganarelle de Molière, le personnage de Villebrequin, dont le nom n’était autre que la parodie du nom du comédien lui-même.

L’on rencontre aussi parfois le nom de théâtre de Villequin écrit en un seul mot, Debrie, ou même en deux mots : De Brix ; il est évident que c’est encore là une erreur. Lorsque La Grange note dans son journal, à la date d’octobre 1659, l’accouchement de mademoiselle De Brie, il écrit ce nom en deux mots, et l’on s’explique fort bien que Villequin n’ait cherché son nom de théâtre que dans la dénomination de son origine : Edme Villequin, originaire de Brie. Enfin l’on ne s’arrêtera pas non plus au prénom d’André qui lui est donné sur un registre paroissial de 1670 ; c’est évidemment le résultat d’une erreur commise par le rédacteur de l’acte. Aucun de ses parents n’a d’ailleurs porté ce prénom.

Les cinq portraits qu’on a conservés de l’acteur De Brie, et notamment l’eau-forte reproduite d’après l’estampe de J. Sauvé, sur le dessin de P. Brisart, nous permettent d’esquisser sa physionomie. Sa figure était maigre, allongée, le nez très-long et presque droit. Si l’on en croit Molière, Villequin était fort laid, d’un caractère détestable, difficile à vivre ; et c’était de bon cœur, paraît-il, qu’à son entrée en scène, sous l’habit du notaire dans l’École des Femmes, Arnolphe pouvait s’écrier en prenant la fuite :

« La peste soit de l’homme et sa chienne de face ! »

Comme Molière, l’acteur Villequin eut fort jeune la douleur de perdre sa mère, Philiberte Vernet, car douze ans après sa naissance, le 3 mai 1619, l’acte de baptême de son frère Estienne Villequin nous indique que celui-ci est fils de Françoise Harmarin. Son père était donc remarié dès cette époque. Voici d’ailleurs la copie exacte de l’acte de baptême de Estienne Villequin, conservé comme celui de son frère dans les archives de la mairie de Ferrières en Brie.

« Cejourd’hui troisième des susdits mois et an, j’ai baptisé Estienne Villequin, fils de Jehan Villequin et de Françoise Harmarin, qui a esté nommé par Estienne Cochet, l’autre parrain se nomme Jacques Thuillier, et la marraine Françoise Lepic. » (Le curé n’a pas signé.)

(Extrait des Registres paroissiaux de Ferrières, mois de mai 1619.)


Estienne Villequin, le frère consanguin d’Edme Villequin, comédien de Molière, devenu peintre du roi, fut admis à l’Académie de peinture le 21 avril 1663. Il est cité par Félibien, par l’abbé de Marolles, par Mariette qui nous apprend qu’Estienne Villequin était un peintre lourd et d’un genre assez froid, mais non sans valeur et sans réputation.

Edme Villequin, notre comédien, épousa Catherine Leclerc du Rozet ; mais à quelle époque, c’est ce qu’il est encore impossible de préciser, aucun acte constatant ce mariage n’ayant été découvert ; nous savons qu’en 1653, vers le mois de septembre, Edme Villequin et mademoiselle De Brie, sa femme, faisaient tous deux partie d’une troupe de comédiens en représentation à Lyon, et personne n’ignore que c’est du démembrement de cette troupe que celle de Molière s’accrut, par suite de l’engagement des Du Parc et des De Brie.

D’après trois miniatures à l’huile, sur cuivre, et faites à des âges différents, c’était une femme grande, bien faite et fort jolie que cette Catherine du Rozet ; certaine incertitude dans le regard (elle clignait un peu de l’œil gauche) lui donnait des mines fort piquantes, et sa beauté se conserva dans tout son éclat jusqu’à plus de soixante ans, car en jouant encore à cet âge le rôle d’Agnès de l’École des Femmes, rôle qu’elle n’avait pas voulu céder à mademoiselle du Croisy, ses charmes inspiraient l’auteur du quatrain suivant que nous a conservé Grimarest :

Il faut qu’elle ait été charmante
Puisqu’aujourd’hui, malgré ses ans,
À peine des charmes naissants
Égalent sa beauté mourante.

Le portrait que donne de mademoiselle de Brie M. Hillemacher dans sa Galerie de la troupe de Molière, confirme ce quatrain, et nous avons préféré la description de ce portrait à celui, plus fantaisiste, mais assurément moins vrai, que nous en donne un auteur du XVIIe siècle lorsqu’il dit que la De Brie était « un vrai squelette. »

C’est sans doute pour confirmer la vérité de son portrait que le même auteur rapporte ce mot de Molière à un de ses amis qui s’étonnait de le voir aller quelquefois chez la De Brie : « Je suis accoutumé à ses défauts ; je n’ai ni le temps, ni la patience de m’accommoder aux imperfections d’une autre. »

Autant Edme Villequin, son mari, était d’un caractère violent et emporté, difficile à vivre, autant mademoiselle De Brie, sa femme[2] était d’un caractère doux, conciliant et paisible ; et, ces différences de caractères se trouvent parfaitement accusées dans les rôles divers que Molière avait soin de distribuer à ces deux comédiens. Il est d’ailleurs fort curieux de remarquer combien notre grand poëte comique était soucieux de la distribution des rôles dans toutes ses pièces ; chaque acteur jouait toujours le personnage qui se rapprochait le plus de son caractère propre, et comme cette remarque semble ne rencontrer nulle part une plus juste application que pour les époux De Brie, nous allons donner la liste complète des différents rôles tenus par ces deux acteurs dans le répertoire de Molière :


Rôles de Villequin de Brie. — La Rapière, dans le Dépit amoureux ; Almanzor, dans les Précieuses ridicules ; Villebrequin, dans le Cocu imaginaire; un commissionnaire, dans l’École des maris, à Vaux, le 12 juin 1661 ; un notaire, dans l’École des femmes ; La Ramée, dans le Festin de Pierre ; un garde de la Maréchaussée, dans le Misanthrope ; monsieur Loyal, dans Tartufe, le 5 février 1669 ; un maître d’armes, dans le Bourgeois gentilhomme, à Chambord, le 24 octobre 1670 ; le dieu d’un fleuve, dans Psyché, aux Tuileries, en janvier 1671 ; Nérine, en 1671, puis Scapin, dans les Fourberies de Scapin ; Trissotin, dans les Femmes savantes, peut-être aussi Gros-René, dans l’Étourdi, à partir de 1664, c’est-à-dire lors du départ de Du Parc qu’il remplaça dans la plupart de ses rôles ; enfin, suivant un ancien dessin, il aurait encore joué Sosie, dans Amphytrion.


Rôles de mademoiselle de Brie. — Célie, dans l’Étourdi ; Lucile, dans le Dépit amoureux ; Madelon, dans les Précieuses ridicules ; la femme de Sganarelle, dans le Cocu imaginaire ; Isabelle, dans l’École des maris ; Climène, dans les Fâcheux, à Vaux, le 16 août 1661 ; Agnès, dans l’École des femmes ; Marianne, dans l’Avare et le Tartufe ; Claudine, dans Georges Dandin ; Armande puis Henriette, dans les Femmes savantes, ainsi qu’un grand nombre de rôles, dans les ballets où sa beauté et sa grâce étaient fort appréciées ; enfin Antigone, dans la Thébaïde, de Racine, le 20 juin 1664, à Fontainebleau.


Ainsi, en résumé, à Villequin les rôles de bretteur, de spadassin ; toujours il jouera de fâcheux personnages. À Mademoiselle De Brie, au contraire, engagée dans la troupe pour jouer « le grand tragique et le noble comique, » les personnages sympathiques, doux et conciliants. Impossible après cela de s’étendre davantage sur le caractère et sur les habitudes des deux comédiens dont nous essayons d’esquisser les portraits, Molière les a peints en véritable maître en leur distribuant leurs différents rôles.


Du mariage d’Edme Villequin et de Catherine du Rozet naquirent deux enfants[3] : une fille, Catherine-Nicolle, en 1659, et un garçon, Jean-Baptiste, qui se maria le 3 avril 1691, à la paroisse Saint-Sauveur, sous le nom de Villequin, qualifié bourgeois de Paris. La naissance de Catherine-Nicolle est mentionnée au journal de La Grange à la date du mois d’octobre 1659 ; mais l’acte de baptême de cette enfant, autrefois conservé dans les registres paroissiaux de Saint-Germain-l’Auxerrois, est bien plus précis et ainsi libellé à la date du 10 novembre 1659 : « ce jourd’hui a été baptisée Catherine-Nicolle, fille de Edme Vilquin, comédien de monseigneur le duc d’Anjou et de Catherine Leclerc, qui a esté nommée par Estienne Villequin, et la marraine Nicolle Ravanne. » Estienne Villequin, le parrain, était le peintre, frère de notre comédien, et Nicolle Ravanne était la mère de Catherine Leclerc, alors remariée à un sieur Brouart, l’un des vingt-quatre violons de la chambre du roi.

L’acte de baptême du fils de l’acteur De Brie, Jean-Baptiste Villequin, nous est demeuré inconnu, et nous n’avons eu sous les yeux que l’acte du 3 avril 1691 mentionné plus haut.

Si nous voulons suivre quelque peu la vie de Catherine-Nicolle, nous apprenons par un acte de 1687 qu’elle épousa Jean-Baptiste Vuix, écuyer, sieur des Plantes, capitaine au régiment de Picardie ; mais nous avons hâte de revenir plus spécialement aux acteurs De Brie dont on rencontrait encore les noms dans quelques autres actes de l’état civil, le 10 septembre 1669, le 25 avril et le 12 décembre 1672, enfin le 10 mai 1688[4].

Mademoiselle de Brie eut une sœur, Jeanne-Françoise Brouart, fille de Nicolle Ravanne mariée en secondes noces. Cette Françoise Brouart épousa, le 25 avril 1672, Jean Barillon ou Barillonet, le tailleur des ballets du roi. Les époux Barillon suivaient partout la troupe de Molière, ils eurent même deux rôles à remplir dans Psyché.

Il est presque impossible de parler de Mademoiselle De Brie, sans relever la légende qui, cherchant à suppléer à la vie intime de Molière, voudrait donner les complaisances amoureuses qu’aurait eues cette actrice pour le poète, comme motifs et de l’engagement théâtral des époux De Brie en 1653, et de l’irritation continuelle dans laquelle semblait se tenir Molière vis-à-vis de Villequin. Mademoiselle De Brie était-elle donc sans talent, et faut-il aller chercher dans une sorte de chronique scandaleuse des coulisses du temps, le motif qui détermina Molière à l’engager, elle et son mari, dans sa troupe d’excellents comédiens ? Il faut, selon nous, faire bon marché de ce mauvais livre, publié en 1688 à Francfort, chez Fraus Rottemberg, et qui avait pour titre : La fameuse Comédienne ou histoire de la Guérin. Ce petit roman graveleux ne doit être consulté qu’avec une extrême réserve ; et que peut d’ailleurs nous importer la rivalité qui aurait existé, au dire de l’auteur du libelle, entre mademoiselle De Brie et mademoiselle Duparc ? Il nous suffit de savoir que ces deux actrices avaient du talent pour justifier leur présence au milieu des comédiens de Molière et les soins attentifs dont celui-ci les entourait.


Edme Villequin demeura avec sa femme dans la troupe de Molière jusqu’à la mort du poète et jusqu’à la dissolution du théâtre du Palais-Royal en 1673. Ces deux artistes passèrent alors à la salle Mazarine, dite Guénégaud, où ils continuèrent à jouer, Villequin jusqu’à sa mort en 1676, mademoiselle De Brie jusqu’au 14 avril 1685, date de sa retraite du théâtre ; elle avait, dit-on, alors soixante-cinq ans. Elle serait née, en effet, suivant quelques auteurs, en 1620, et Mazurier indique le 19 novembre 1706 comme étant la date de sa mort, à l’âge par conséquent de quatre-vingt-six ans. Ces différentes dates ne sont appuyées par aucun acte authentique, et les dires des biographes des De Brie n’ont pu jusqu’ici être contrôlés.

Nous avons pourtant lieu de les croire exactes, car, avec la date précise de la naissance de Villequin, que nous venons de donner pour la première fois dans ce petit travail, nous savons qu’en 1653 Edme Villequin avait quarante-six ans, et il était déjà marié avec mademoiselle De Brie qui en aurait eu alors trente-trois. Les proportions d’âge entre les époux De Brie nous apparaissent ainsi dans les limites ordinaires, et il nous serait difficile d’admettre qu’elle fut née vers 1630 ou 1635, par exemple, comme on a essayé parfois de l’insinuer, puisqu’alors, en 1685, elle n’eût été âgée que de 50 ou 55 ans : ce qui ne justifierait plus le quatrain qui lui était adressé et que nous avons rapporté. De plus, en 1653, déjà mariée avec un homme âgé de 46 ans elle n’en aurait eu que 18 ou 23, ce qui eut constitué une bien grande disproportion d’âge.

Quant à Edme Villequin il est mort à Paris, pour ainsi dire sur la brèche, en combattant, ou plutôt encore acteur du théâtre Mazarine, le 9 mars 1676, à l’âge de soixante-neuf ans. Son acte de décès, inscrit sur les registres de l’église Saint-André-des-Arts, et analysé par Jal dans son Dictionnaire historique, porte cette mention : « Est décédé Edme de Brie, bourgeois de Paris, rue Guénégaud. »


Tels sont les seuls renseignements précis que nous avons pu recueillir sur deux des comédiens de Molière. Il reste, on le voit, beaucoup à découvrir encore pour compléter le récit de cette vie d’artistes et de comédiens nomades ; notre but aura été atteint si, dans l’avenir, l’on veut bien nous citer comme un des premiers biographes des acteurs De Brie.


  1. Tableau conservé au musée du Louvre.
  2. On désignait alors sous le nom de demoiselle les femmes mariées, filles de parents nobles. « Ah ! qu’une femme demoiselle, s’écrie Georges Dandin, est une étrange affaire ! »
  3. Nous avons été puissamment aidé dans nos recherches sur les actes de l’état civil que nous allons analyser, par M. Lhuillier, secrétaire-général de la Société d’Archéologie de Seine-et-Marne, auquel nous sommes heureux d’adresser ici tous nos remerciments.
  4. Le 10 septembre 1669, à Saint-Roch, « Catherine du Rozet, femme d’Edme de Brix (sic), officier du roi, rue Saint-Honoré, » est marraine d’une fille de Romain Toutbel, marchand ; Jean-Baptiste Poplain (sic) Molière, valet de chambre du Roy, demeurant aussi rue Saint-Honoré, est le parrain.

    Le 25 avril 1672, à Saint-Germain-l’Auxerrois, Edme Villequin et sa femme assistent au mariage de Charles Varlet de la Grange ; et, le 12 décembre suivant, Mlle De Brie est marraine, avec Molière, d’une des filles jumelles de ce même La Grange.

    Le 10 mai 1688, à Saint-Sulpice, la veuve de De Brie est marraine avec La Grange, d’un fils de François Gosmond, maître charpentier de l’artillerie de France.