Molière, Shakspeare, la Comédie et le Rire/Shakspeare/Cymbeline

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 199-203).
◄  Shakspeare
Shakspeare

CYMBELINE[1]




Nous venons Cr[ozet] et moi de lire Cymbeline : nous avons eu en beaucoup d’endroits un plaisir pur, tendre et avoué par la raison. Il y a plusieurs parties, petits discours d’un personnage qui nous semblent les fruits du plus grand génie dramatique que nous connaissions, telle est « infidèle à sa couche », toute la scène où se trouvent ces paroles d’Imogène nous paraît exquise pour la pureté, la simplicité et la vérité. Si on y ajoute le charme de la position de cette pauvre Imogène abandonnée sans appui, sans autre espérance que celle de Posthumus fidèle, espérance qui est détruite en ce même moment, on trouvera qu’il est difficile de faire une scène plus touchante.

Il y a très peu de détails dans la pièce qui ne nous paraissent vrais, chaque scène prise en particulier nous semble une fidèle représentation de la nature ; mais toutes les scènes ne sont pas également intéressantes ou plutôt leur intérêt n’émane pas directement du sujet principal, car il est difficile en lisant une scène vraie de ne pas s’y intéresser. Seulement il faut faire l’effort de se prêter à la scène. C’est cet effort qui paraît au soussigné le grand défaut de la contexture des pièces de Shakspeare, mais ce défaut est bien racheté par la grande étendue d’idées, l’immense variété de sensations, de tons, de styles dont on jouit à la lecture de ce grand poète.

Le caractère d’Imogène, le premier de la pièce, nous a fait l’impression du tendre gracieux, du mélancolique doux. Imogène est une amante pure, d’un esprit borné mais juste, sans enthousiasme et sans chaleur, ne concevant que son amour, capable de mourir pour son amant, capable aussi de lui survivre, se bornant après sa mort à le regretter, à parler de lui et à pleurer.

Au reste ce caractère, que nous venons de tracer, se devine par le style d’Imogène, par son genre d’affliction, par ses réponses douces et sa résignation, mais ne paraît pas tout à fait fini par le poète : il n’a pas tiré parti de toutes les circonstances dans lesquelles il place Imogène. Lorsqu’elle voit le cadavre de Cloten qu’elle prend pour Posthumus, sa douleur n’est pas profonde. Elle parle, tandis qu’elle est restée muette aux accusations de Posthumus que lui a montrées Pisanio. Elle prend le singulier parti de se mettre au service de Lucius. Elle conserve assez de présence d’esprit pour mentir sans raison. Shakspeare aurait pu motiver ce parti de suivre Lucius en lui faisant craindre de rencontrer Cloten à la cour, et de le voir se réjouir insolemment de la mort de son époux.

Il n’en est pas moins vrai que nous ne connaissons pas de jeune première dans nos poètes qui soit aussi gracieuse, aussi vraie qu’Imogène et, j’ose dire, dont on puisse aussi bien déterminer, voir le caractère et arrêter la physionomie.

Rien de plus naturel que la scène de Iachimo et d’Imogène, rien de gigantesque, rien de superflu ; tout se passe, ce nous semble, exactement comme dans une conversation intéressante entre des personnages passionnés qui ne se croient pas contemplés du public. Imogène ne déclame point contre la perfidie humaine. Elle s’écrie : « Hors d’ici, holà Pisanio », et regarde Iachimo avec mépris.

Le caractère du vieux bavard ampoulé monarchique Belarius, des deux frères (caractères purs et jeunes) parfaitement dessinés, sérénité charmante et noble de celui qui apporte la tête de Cloten. Caractère de Iachimo, plein d’esprit. Le mot qu’il prête à Imogène en donnant le bracelet : « Il me fut cher autrefois », annonce même plus que l’esprit. [Caractère] de Posthumus presque entièrement dessiné parce qu’on dit de lui (noble et froid) et qui paraît l’homme fait pour enflammer Imogène ; de Cloten, excellente peinture d’un brutal insolent et qui se sent soutenu (le caractère le plus hardi et le plus original de la pièce).

Tous ces caractères, disons-nous, pourraient être plus approfondis. On conçoit par exemple que Cloten puisse être mis dans des positions qui le développent encore davantage.

L’intérêt qui n’est jamais très vif dans le courant de la pièce se soutient toujours. C’est un beau tableau dans le genre doux et noble. Tous les autres caractères sont pleins de vérité. L’augure, par exemple, le plus court de tous, a un trait de coquinerie de prêtre qui est charmant : c’est la deuxième explication de son songe, contraire à la première.

Le dialogue nous semble une voûte dont on ne peut rien ôter sans nuire à sa solidité.

Le dénoûment est exécuté par un très grand artiste. L’apparition de Posthumus est très belle, mais l’extrême longueur de la scène et le récit de choses que le spectateur a vues se passer sous ses yeux, tuent l’émotion.

Ce qui produit en nous la sensation de grâce pure dans Imogène, c’est qu’elle se plaint sans accuser personne.

Johnson, vol. 8, page 473, dit : « This play has many just sentiments… and too gross for aggravation. »

Johnson nous parait avoir eu trop de finesse et pas assez de sentiment. Il s’est laissé choquer par Iachimo mis à côté de Lucius et parlant d’un Français, fautes qu’un homme médiocre corrigerait en une heure d’attention.

  1. 31 mars 1811.

    Ces notes sur Cymbeline sont extraites des manuscrits de Grenoble R. 5896, tome 7. Nous les retrouvons en note du chapitre CI de l’Histoire de la Peinture en Italie. N. D. L. É.