Molière, Shakspeare, la Comédie et le Rire/Molière/Notes sur l’Avare

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 177-184).

NOTES SUR L’AVARE[1]




Lavare peut-il être ridicule ?


Oui.


1o Le véritable Avare, en le montrant pusillanime à force d’avarice, n’osant rien hasarder, manquant les plus belles occasions de gagner, de doubler ses fonds et se désespérant ensuite de ne pas avoir fait ces spéculations, en un mot se trompant sur la chose où sa passion lui fait croire qu’est le bonheur.

2o (Deuxième espèce d’avare) l’Ambitieux de plaisirs ou d’honneurs voulant aller à son but en amassant de l’argent. Il est ridicule quand on le montre prenant le moyen pour le but, manquant les plus belles occasions de plaisirs ou d’honneurs, faute de vouloir faire quelque dépense. Il est ensuite instruit de sa bévue par un railleur, son antagoniste ordinaire qui lui rend ses pertes cuisantes en lui faisant sentir la douceur des plaisirs manqués. C’est à enfoncer ces carrés-là que la plaisanterie triomphe.

(Destouches a décrit un Avare de ce genre dans le Dissipateur, je crois.)

Quant à l’Avare de Molière, c’est un caractère bien peint, mais comme on ne le montre point se trompant dans sa passion, le comique glisse sur lui, et les positions comiques où Molière le montre ne s’élèvent pas au-dessus de la plaisanterie, ne produisent que de la plaisanterie, au lieu de fournir du comique.

Note 1, page 16 (édition in-8o de 1804).

Cette scène suppose un amour extrême entre Valère et Élise, et ne le prouve point par le coloris. Il fallait attacher en montrant à nu les sentiments de deux cœurs tendres. On peut se rappeler le premier duo del matrimonio segretto. Cette scène manque donc de chaleur et de vérité dans la couleur.

L’action de Valère pouvait le mener à être pendu. Il est dans le caractère de l’Avare de mettre sa fille dans un couvent, avec une mince pension alimentaire, et de faire pendre Valère.

On pouvait peindre Valère heureux, s’inquiétant peu de l’avenir et cherchant à consoler Élise par sa gaieté, et le tableau de ses espérances. Cette manière pouvait faire naître de charmantes peintures d’amour. Élise aurait paru craintive, tremblante, aurait exposé les uns après les autres les motifs de ses craintes et toutes ses objections auraient été successivement détruites par l’amour et les paroles rassurantes de son amant. Ce moyen avait l’avantage d’amener l’exposition très naturellement, de montrer Valère comme un homme voyant les choses de plus haut.

Valère aurait été peint se moquant davantage des actions de l’Avare ; dans la scène de sans dot, il a l’air uniquement de suivre ses intérêts, et ne se moque pas du ridicule de l’Avare : cette manière aurait aidé le parterre à rire du comique de ces scènes, Valère aurait fait des plaisanteries sur le caractère, et aurait ainsi paru plus brillant et plus noble, ces deux sensations ne sont point données par la pièce. Valère a l’air trop intendant : il y avait une source de comique gracieux, en montrant Valère faisant des balourdises dans son métier et cherchant en plaisantant comment il doit s’y prendre pour bien s’en tirer.

Cette scène peut être parfaitement vraie pour M. de Roicy, mais arrangée à notre manière, elle lui serait plus agréable (pourvu toutefois qu’il n’y eût pas trop de passion).

Des scènes de cette nature feraient une peinture nationale, peu agréable peut-être mais qui peindrait parfaitement nos mœurs au philosophe qui, dans mille ans, voudrait les connaître.

No 2, page 21.

Le coloris de cette scène ne prouve point encore la résolution forte qui y est énoncée. On est fâché de voir Cléante se proposer d’aller chercher en d’autre lieux la fortune que le ciel voudra lui offrir. Ce manque de raison affaiblit tout ce qu’il dit contre son père.

Il fallait dès l’abord précipiter le spectateur au milieu d’un événement qui lui fît conclure tout ce que Cléante avance, lui fît voir son genre de vie, et une partie des rapports d’Harpagon avec le monde.

Je ne sais pourquoi Molière, dont le caractère mélancolique sentit si bien l’amour et la jalousie, s’est refusé la peinture d’amants passionnés, le meilleur passeport pour faire tout passer, même la plus sublime philosophie.

(Commentaire sur Molière de Simonin, comparaison de Regnard à Molière, page.)

Sixième principe : Une scène ne nous semble bonne qu’autant qu’elle produit changement dans la position du personnage[3].

Quel changement produit celle-ci ? d’apprendre à Élise que son frère est amoureux. Ce qui produit peu d’effet. Le but de celui-ci en venant parler à sa sœur n’est pas raisonnable.

Note 3, page 29.

Marmontel, tome 2, page 143, édition complète, assure que Molière a mis l’autre.

Les autres nous paraît un mot exagéré dans tous les cas. Si l’Avare était plus passionné dans cette scène, il pourrait dire l’autre, après avoir regardé les mains l’une après l’autre, et ne se rappelant plus ou plutôt craignant de n’avoir pas assez examiné la première : mais l’Avare n’est point passionné dans cette scène, il ne fait à ses yeux qu’exécuter un devoir.

Pendre un haut de chausse nous semble naturel dans un homme qui, songeant toujours aux voleurs, regarde la potence comme le seul moyen d’empêcher de prendre ou de recéler.

Ce qui fait rire dans le reste de la scène, c’est le désappointement de vanité que reçoit l’Avare, désappointement qui serait bien plus grand si l’Avare était le comte de Barral[4]. Le pot de chambre jeté avec une manche de livrée, la seringue pour tirer le bouillon, la malle pleine de bougies.

Le comte de Barral surpris dans l’action de tirer le bouillon avec une seringue est vraiment comique parce que la vanité est en souffrance. Au lieu du comte, vous mettez M. Gérard, un plat apothicaire de la Grande Rue, le comique diminue beaucoup : où l’on voit que Molière a manqué le principal moyen de rendre l’Avare comique, c’est de le montrer obligé à un certain faste. Notre comte de Barral était un homme d’infiniment d’esprit et fort aimable[5].

On objecte que l’Avare, se soumettant encore à un certain faste, n’est pas l’avare pur ; on répond que l’avare pur ayant cent mille livres de rentes et vivant avec 10 sols par jour, ne donnerait au parterre que le plaisir de la singularité, on dirait c’est un personnage de petites maisons (voir l’excellent M. Edger, Bibliothèque britannique, vers 1804). Mais quel homme peut dire à son voisin : Vous avez tort de chercher le bonheur par ce chemin.

Nous avons conçu l’Avarice, Seyssins et moi, en nous supposant économisant et dînant avec 30 sols pour faire un grand voyage qui exige 100 louis. Parvenus à cette somme l’habitude est prise, l’on trouve du plaisir aux privations, par l’effet de la passion de voyager. Ayant ces 100 louis dans notre secrétaire, nous nous ferions quelques raisonnements pour nous prouver qu’il nous en faut 200 pour faire ce voyage avec agrément. Le voyage sera éloigné plusieurs fois sous des prétextes.

Quelle passion nous fera éloigner le voyage ?

Il arrive que 1o le sentiment de puissance réelle que me donne la possession de ces beaux doubles Napoléons, et 2o le plaisir de faire des châteaux en Espagne sur cet argent, l’emporte sur le désir du voyage qui s’est affaibli dans mon âme occupée maintenant à faire des châteaux en Espagne, fondés sur ce trésor.

  1. Ces notes se trouvent à Grenoble au tome 10 de 5896 où elles forment le chapitre 13 de l’Art de faire des Comédies. Elles se retrouvent sous la même forme dans le Molière de Chantilly. N. D. L. É.
  2. 1
  3. Oui, dans une comédie d’intrigue, mais une scène qui fait rire, sans changement, est bonne.
  4. Avare de qualité et homme d’esprit qui florissait à Grenoble, vers 1770, grand-père, je crois, de mon ami, le Vicomte.
  5. On trouve sur un autre manuscrit de Stendhal (R. 5896, tome 7) quelques lignes qui expriment les mêmes idées et s’appuient sur les mêmes exemples. Stendhal voulant le 13 août 1811 reconstituer un recueil de faits comme ceux qu’autrefois il avait rassemblés sous le nom de Filosofia nova, ébaucha pour ce recueil une sorte de préface dont quelques lignes annoncent déjà les idées qu’il devait codifier en 1813 dans ses écrits plus systématiques sur Molière et la comédie :

    « Nous connaissons l’homme en général, mais quelles sont les bornes précises de la charge et du naturel dans les imitations théâtrales ? Nous ne pouvons en juger avec certitude. Chaque jour il nous arrive de rencontrer dans la rue un exemple qui nous paraîtrait une exagération du théâtre. Nous avons résolu d’ouvrir un compte à chaque passion, aux états dans lesquels cette passion fait passer l’âme, et enfin aux habitudes de l’âme. Il faut chercher surtout à nous garantir du vague. Chaque soir nous écrirons les traits d’avarice, d’amour, de dureté que nous aurons observés. On peut même dire que les traits n’auront de mérite qu’autant qu’ils seront très détaillés. Dire que M. de Barral était très avare, c’est ne rien dire : mais l’histoire de la manche, ou celle du bouillon à la seringue, peint l’homme, et six cents anecdotes de cette force observées et décrites par nous ; nous aurions une connaissance de l’homme infiniment supérieure à celle que nous pourrions obtenir par les livres, et nous pourrions enfin répondre à cette question : que fera tel bourgeois dans telle situation donnée ?

    Nous écrirons à côté de chaque passion, état de l’âme, habitude, etc. le nom du personnage historique et poétique qui nous paraîtra avoir éprouvé de la manière la plus remarquable l’état de l’âme dont il est question… » N. D. L. É.