Molière, Shakspeare, la Comédie et le Rire/Le Rire/Du rire

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 289-320).

DU RIRE
ESSAI PHILOSOPHIQUE SUR UN SUJET DIFFICILE[1]



I

qu’est-ce que le rire ?



Hobbes dit que cette convulsion des poumons et des muscles de la face est l’effet de la « vue imprévue et bien claire de notre supériorité sur un autre homme. »

(De la Nature humaine.) Ce contraste, avantageux pour nous, nous fait jouir de notre propre supériorité. Si le malheur de cet autre homme est assez fort pour nous faire songer, que nous aussi, nous pouvons être malheureux, alors il n’y a plus jouissance de notre supériorité ; il y a, au contraire, vue du malheur pour nous, il n’y a plus rire.

Il faut que le comique soit exposé avec clarté (j’entends par comique ce qui fait rire : un geste, un mot, une grimace) ; il est nécessaire qu’il y ait une vue nette et rapide de notre supériorité sur autrui. Mais cette supériorité est une chose si futile et si facilement anéantie par la moindre réflexion, qu’il faut que la vue nous en soit présentée d’une manière imprévue.

Voici donc deux conditions du comique : la clarté et l’imprévu.

Seule borne du rire : la compassion et l’indignation.

Dans l’indignation, nous songeons à des intérêts plus directs et plus chers, nous songeons à nous-même mis en péril.


II

des conditions du rire


Plus nous avons de considération et de respect pour quelqu’un, mieux et plus vite nous comprenons les plus légères plaisanteries faites sur cette personne. Notre amour-propre, tenu en respect et comme blessé, jouit délicieusement de la vue imprévue de l’infériorité d’une personne que nous croyions supérieure à nous, ou, au moins, rivale de notre supériorité.

Si cette personne est soupçonnée par nous d’affecter la supériorité, alors notre soif pour la plaisanterie redouble ; non seulement nous rions avec délices des moindres plaisanteries, mais nous arrivons à rire même de l’intention, non suivie de succès, de lui faire une plaisanterie. C’est que notre imagination, réveillée par la soif de la vengeance, a entrevu la plaisanterie.

Les domestiques rient de nos moindres faux gestes ; exemple : le portier qui vient de m’apporter des serviettes ; distrait par ceci que j’écrivais, je vais lui ouvrir, et, lui voyant quelque chose de blanc à la main, je prends cela pour une lettre et je commence le geste de la décacheter.

En réfléchissant attentivement sur ce qui se passe dans moi, quand je ris avec délices, il me semble que j’entrevois deux causes.

1o Rire ordinaire, ou simple vue imprévue de ma supériorité,

2o Vue du bonheur, produisant sourire et larmes, quand le bonheur est extrême.

Rire aux larmes, viendrait alors, partie de l’effet physique du mouvement imprimé aux muscles de la face, partie de la vue de l’extrême bonheur.

Le plus petit détail, la plus légère circonstance est décisive, pour faire naître ou empêcher le rire ; rien n’est plus délicat que le rire. L’absence de la moindre condition fait manquer son effet à la chose la plus comique, empêche le rire de naître. Rien n’est plus fragile que cette vue de notre supériorité sur autrui ; souvent cela ne résiste pas au moindre examen.

On ne rit pas :

1o D’un conte fait sans à-propos (qui ne vient pas à propos).

2o D’un conte fait trop souvent.

3o D’un conte fait avec trop de lenteur.

L’improviste est si nécessaire, que, quand on refait un conte dans un salon, pour quelqu’un qui arrive, si vous voulez que le reste du cercle, qui le connaît déjà, rie, il faut en varier la forme ; en d’autres termes, créer l’imprévu.

Conséquence : Dominique me disait qu’il lui était impossible de faire ou de continuer une scène comique, en y songeant dans la rue, comme il faisait à la Scala en finissant un chapitre de l’Amour.

La clarté est nécessaire au rire ; c’est une des causes pour lesquelles on riait de la seule figure de Dugazon, lorsqu’il entrait en scène on savait qu’il allait faire des plaisanteries.

1o On lui donnait une extrême attention ;

2o On riait du souvenir rapide de ses anciennes plaisanteries.

Avec tout le talent possible, Dugazon n’eût pas pu jouer un rôle tragique ; on eût quitté, avec plaisir, les larmes pour le rire.

La compassion. La seule compassion pour le moqué arrête le rire.

Beaucoup de choses font rire, dans le récit, qui n’auraient pas fait rire dans la réalité. C’est comme dans les malheurs d’une vie agitée. Énée dit avec raison :


forsan et hæc olim meminisse juvabit[2].
(Énéide, liv. I.)

Pour le rire, il y a plusieurs causes ; l’une d’elles, c’est que le récit aide à faire abstraction de ce qui nous aurait fait pitié dans le malheur de celui aux dépens de qui nous rions. Par contre, beaucoup de choses font rire, quand nous les voyons, qui, contées, ne nous arracheraient que cette exclamation : « Cela ne valait pas la peine d’être dit ; » par exemple, les malheurs communs : les chutes dans la boue, les maris surprenant, pour la première fois, une lettre galante de leur fidèle épouse, notre savonnette qui nous échappe et court sous le lit se garnir de poussière, quand nous nous faisons la barbe. Lorsque quelqu’un nous conte de ces petits malheurs-la, nous le taxons d’égotisme.

Un mari anglais (le général lord***), découvrant une lettre d’amour de sa femme ne fait pas rire ; pour lui, c’est une lettre de change de quatre mille livres sterling sur la fortune de l’amant de sa femme.

Le forcement du signe physique du rire ne signifie rien ; c’est comme cet enfant qui, désirant qu’il soit cinq heures, pour avoir son goûter, monte sur une chaise et met l’aiguille de la pendule sur cinq heures.

On pleure par chagrin ; l’oignon, cher à M. de Marcellus[3], fait pleurer.

De même on rit par ridicule ; on rit lorsqu’on a le côté chatouillé.

L’effet physique est un signe ; il n’est signe de rien, quand il est provoqué physiquement.

On voit bâiller, on bâille ; souvent on rit de voir rire, particulièrement les jeunes filles. On dit que les femmes pleurent de voir pleurer, exemple : les funérailles en Écosse.


III

pourquoi la cour est-elle la patrie du rire ?


Un ancien auteur dit : « Le rire est excité par ce que nous voyons de laid, difforme, déshonnête, indécent, malséant, peu convenable, pourvu que nous ne soyons mus à pitié, compassion[4]. »

À la cour, le rire est excité par le peu convenable. On appelle ainsi l’action de s’écarter, quand ce serait le moins du monde, du patron convenu, du modèle de toute démarche, action, habillement, manières. À la cour de Louis XV, la fidélité à une centaine de convenances entrait ainsi officiellement dans toutes les actions. Les nécessités des démarches et actions, pendant la Terreur, ont commencé à rompre le convenable on l’a ensuite oublié sous Napoléon. Alors, il s’agissait de bien autre chose que de faire l’aimable ; il fallait obéir en courant et partir à l’instant, pour Dresde ou pour Badajoz.

Du temps de madame d’Épinay ou de madame Campan, aucune action ne pouvait se produire sans un mélange de vanité, qui arrivait sous le nom de convenable. « Ma petite nièce va mourir ; je me souviens qu’il est convenable de suspendre toutes les leçons de mes filles. » — Je voudrais, moi, qu’au moment où les maîtres arrivent, on n’eût pas le courage de prendre leçon. — « Mais, si je ne faisais pas la chose convenable, que diraient amis, parents, domestiques, etc. ? »

— Cela est de bon goût, me disait le comte V…, en parlant du danseur de madame du Cayla, qui ne se fâcha pas contre le mari, apportant son châle à sa femme, le lui jetant sur les épaules et l’arrachant brusquement à sa contredanse.

Revenant aux maîtres contremandés, qu’arrivera-t-il si Mathilde regrette M. N…, à l’heure où il devait venir ? Voilà de ces douleurs de Paris, durant lesquelles la moindre plaisanterie est si bien reçue !

Cette disposition du peuple français à suivre un patron pour ses actions, comme pour ses habits, existe depuis plus de deux cents ans. Si l’on en veut la preuve détaillée, on la trouvera dans les Aventures du baron de Fœneste, d’Agrippa d’Aubigné. Le jeune Gascon, baron de Fœneste, répond à toutes les objections du sage Énay : « C’est pour parestre. »

Rappelons-nous que la borne naturelle du rire, c’est la compassion. Or, la compassion est un sentiment bien difficile à la cour de Louis XV, où il n’y a pas, ou du moins fort rarement, la mort pour le malheureux, mais seulement une disgrâce qui, en général, délivre le rieur d’un rival. Et notez que le sentiment de cette délivrance n’est pas assez vif pour mettre obstacle au rire, par l’énergie du bonheur qu’il procure. Donc, à cause de la difficulté de la compassion, la cour est la vraie patrie du rire.

Une cour magnifique et polie, et par conséquent gouvernement monarchique, à la Louis XV, est fort utile au rire. Une telle cour est une source immense, inépuisable, d’une espèce de rire, le rire satirique.

On a, je crois, plus de bon sens à Washington ; mais on y rit moins qu’à Paris. Même au milieu du sérieux apporté par la Révolution et la haine qui divise les classes de la société, voyez les ridicules donnés à M. de Villèle depuis un mois. À Washington, on doit attaquer un ministre bien plutôt par des raisonnements d’une évidence mathématique, que par des plaisanteries.

Je sens que ma comparaison serait plus décisive, si l’on ne pouvait m’objecter qu’à Washington, on est encore un peu grossier et triste, la tristesse du puritanisme et des prêcheurs. J’ai vu dans les journaux d’hier qu’en décembre 1822, un prêcheur vient d’attaquer M. Mathews le comédien. Le prêtre dit à ses grossiers auditeurs que M. Mathews, arrivé en octobre 1822, est une des causes de la fièvre jaune qui s’est manifestée en août. Nos braves missionnaires ne risqueraient guère de telles choses en France ; non pas, certes, que leur courage religieux reculât devant l’absurdité ; mais la logique répandue parmi les auditeurs leur ferait peur.


IV

des obstacles au rire


La France serait-elle la patrie du rire, comme l’Italie celle des beaux-arts ?

La religion encourage, en Italie, la peinture des miracles et des saints ; ce n’est qu’une espèce de peinture, toutes les espèces prospèrent.

De même, la cour, en France, n’encourage qu’une seule espèce de rire, le rire satirique, fondé sur la non-ressemblance à un modèle, et tous les rires prospèrent.

Tout homme, je ne dis pas passionné, mais seulement occupé sérieusement de quelque chose ou de quelque intérêt, ne peut rire ; il a bien autre chose à faire que de se comparer oiseusement à son voisin[5].

Les gens tristes et moroses, la plupart des Anglais de quarante ans, sont dominés, habituellement, par l’agréable préoccupation de craindre quelque grand malheur.

Les Denon, les Henrion de Pansey, les Matthieu Dumas, les Donézan, les Jearjailles, doivent être rares en Angleterre. Les Johnson, ou les caractères à la Johnson, y sont fort communs.

Mais, pour revenir, tout homme passionné, quel que soit l’objet de sa passion, triste ou gai, l’amour ou l’avarice, la méditation sur un baiser donné sur la main de sa maîtresse, ou sur quatre beaux billets de mille francs, reçus hier matin, tout homme passionné n’écoute pas la narration d’une anecdote et ainsi conséquemment ne peut pas en rire.

Deux causes de sa mine sérieuse :

1o Il ne trouve pas qu’il y ait de quoi rire. Redoutant quelque malheur, que lui fait de se voir momentanément supérieur, pour un petit avantage, à tel homme ? Il est occupé de choses bien autrement sérieuses. Le vicomte de Barral dit : « Il peut y avoir guerre avec l’Angleterre dans trois mois ; tous les vaisseaux seront pris, cela fera enchérir le sucre ; et, de malheurs en malheurs, cela peut compromettre mes rentes en Dauphiné. » Un homme profondément occupé à craindre ne peut pas rire de ce qu’il entend ; ces pauvres diables-là rient encore quelquefois de ce qu’ils voient.

2o Le craintif est tellement préoccupé, qu’il n’entend pas même la narration qui doit le faire rire ; c’est comme si on la faisait en haut allemand. L’insouciance est donc une bonne prédisposition dans l’homme qui doit goûter une plaisanterie. Les gens d’esprit sont insouciants, sous un Louis XVI, du temps de M. de Maurepas, et non pas en Angleterre, sous le mmistère de Pitt ou de Fox.

Un avare, qui passe sa vie à craindre, ne peut rire.

Un sage philosophe, qui passe sa vie à se mépriser soi-même et les autres hommes, ne peut pas rire. Que voit-il dans le charmant récit du combat que Falstaff fait au prince Henri ? Un plat mensonge, fait pour un vil intérêt d’argent, une misère de plus de la pauvre nature humaine. Au lieu d’en rire, il en fait une grimace triste.

La nation française est vive, légère, souverainement vaniteuse, surtout les Gascons et les gens du Midi. Cette nation semble faite exprès pour le rire, au contraire de l’italienne, nation passionnée, toujours transportée de haine ou d’amour, ayant autre chose à faire que de rire.

La république, ou les intérêts de la ville, ont occupé l’Italie, de l’an 900 jusqu’au quinzième siècle. Peut-être, avant les Romains, la forme républicaine avait déjà façonné les mœurs de ce pays.

La royauté est, au contraire, bien ancienne en France. Nous la voyons renaître en ce pays, au sixième siècle, avec Clovis[6].

Tout ce qui est arrivé en France, depuis l’an 1500, semble calculé exprès pour enseigner aux Français la vanité, et, par conséquent, une des branches du rire. Voir, en 1823, l’éducation des petits garçons à Paris, l’habit gaulois des petits V[iol]et Led[uc], etc., on aura de fiers niais, avec cette admirable éducation.

On rira plus souvent en France ; on rira plus profondément, si j’ose parler ainsi, en Italie. On y aime beaucoup plus la bouffonnerie au théâtre, c’est un soulagement.

Il y a un proverbe sale, mais fréquemment employé en Italie, et qui me semble prouver la fréquence de la chose : Compisciarsi dalle risa (pisser dans ses culottes à force de rire).

On rirait avec plus de violence en Italie qu’en France. Il y a peut-être, en revanche, cent nuances du rire fréquentes en France et inconnues en Italie. La mine du diable du pauvre moine qu’un valet de campagne et balourd allait réveiller de demi-heure en demi-heure, et promenait de chambre en chambre.

Le tempérament sanguin est évidemment celui du rire, au contraire du bilieux ou du mélancolique. Voilà la confirmation physiologique de ce qu’on a avancé sur le Français et l’Italien, d’après les observations morales et les voyageurs. Autre raison physique, les gens gros rient plus que les maigres.

La pointe de vin provoque si bien le rire, qu’on l’appelle être en gaieté, pointe de gaieté. Il s’agit d’un petit excès, d’un petit extraordinaire, et nullement de l’ivrognerie ou des excès habituels.


V

nécéssité des détails


On ne fait pas rire avec des généralités ; pour être ridicule, pour faire rire, il faut des détails.

C’est pour cela que M. Courier est obligé de se mettre en scène, de parler de soi ; chose qui, en France, met en péril la dignité de la personne qui parle ou écrit. Cette disposition du public qui fait le péril, n’existait probablement pas dans les commencements de la civilisation ou à son renouvellement ; par exemple, à Florence, vers l’an 1200.

Ce péril provient, en grande partie, de la vie de courtisan, de la cour et, par conséquent, du gouvernement monarchique absolu. Est-il besoin de dire que cette cause est moins active lorsque, comme Frédéric II, le roi est ennuyé de la cour et ne la tient pas, ou lorsqu’une grande fraction du public ne songe à la cour que pour s’en moquer ou la haïr, comme à Londres, du temps de Georges II.

Le langage noble abhorre les détails ; c’est par horreur instinctive de son plus grand ennemi : le ridicule. Le langage noble, né à la cour de Louis XIV, a été perfectionné à celle de Louis XV. Les détails donnent presque seuls prise au ridicule.


VI

cause du rire


Comme on veut m’inspirer des doutes sur la définition du rire donnée par Hobbes, je vais parcourir les causes du rire, telles qu’on les rencontre ordinairement dans la société, et telles que je pourrai me les rappeler au hasard.

Les personnes qui doutent de l’idée de Hobbes, parlent d’assigner pour cause au rire : les contrastes, ou un certain mélange de peine et de plaisir, etc.

On rit beaucoup des attrapes ; mais, dans les sociétés où il y a de l’humanité, on n’en rit que s’il n’y a point de vrai dommage. Au corps de garde, entre jeunes officiers, impatients de se colleter avec le danger, on ne se souvient guère de l’humanité, et l’on rit fort bien de la mine ridicule d’un cavalier ridicule qui se casse la jambe. Cela m’est arrivé à Bra en Piémont ; nous dîmes, après avoir ri :

— S’il ne sait pas monter à cheval, que vient-il chercher dans un régiment de dragons ?

On rit donc des attrapes, s’il n’y a point de vrai dommage ou grave déplaisir. Plus la société qui rit est raffinée, plus on varie sur ce mot grave, sur cette circonstance de gravité. Il y a grave déplaisir :

1o Par la douleur corporelle ;

2o Par outrage à l’honneur ou à l’importance.

L’importance existait dans la Rome de Cicéron, et non l’honneur.

On rit donc d’une attrape de société, s’il n’y a pas de grave dommage et que pourtant l’apparence de tout cela y soit.

On rit de l’erreur : 1o de qui se laisse décevoir à l’apparence ; 2o si l’attrapé laisse paraître quelque signe extérieur, on rit de sa sotte mine.

Exemples :

1o À la campagne, en 1811, je vis rétrécir les chemises, gilets et pantalons, d’un malade imaginaire, qui arriva un beau soir. Le lendemain, à son lever, notre homme se crut devenu hydropique.

2o Cacher ses gants ou sa canne, à quelqu’un qui va sortir et qui est fort pressé.


VII

des deux sympathies


On bâille à voir bâiller les autres. C’est par une raison semblable que la nombreuse compagnie augmente le rire. Un homme vous conte une anecdote, dans un salon, où il y a vingt-cinq personnes réunies sans gêne, en divers groupes : on rit de son anecdote ; on voit rire les autres, le rire augmente. Pourquoi cela ? Je crois voir deux causes de cet effet :

1o Sympathie physique et nerveuse, comme le bâillement ;

2o Il y a une sympathie d’esprit et non nerveuse ; on est confirmé dans le jugement qu’on a porté de sa propre supériorité sur le personnage ridicule, en voyant tant de gens le trouver également ridicule.

Vers la troisième seconde de la durée du rire, au lieu de perdre mon temps à examiner si j’ai raison de rire, je ne m’occupe qu’à me détailler ma jouissance, à me complaire dans ma jouissance.

Exemples :

Me rappeler, en général, le rire fou du duc d’Athènes, son nez venait à rien ; le rire fou d’un quart d’heure, à en faire mal à la plupart des rieurs, à souper chez madame Pasta, un soir que la table se trouva dans l’antichambre, M. de Miccicché et moi ne savions pas un certain conte que les autres avaient déjà fait et entendu sept ou huit fois au moins. Il y eut réunion de deux ou trois causes de rire ; plût à Dieu que je pusse les démêler et les voir nettement ! mais il y a trop longtemps de cette soirée.


VIII

du rire en trois temps


On fait un conte ; Torribio Poncil ne le comprend qu’à demi, il commence à rire ; il voit rire le reste du salon : par sympathie, physique et nerveuse, il rit davantage. Enfin, tout à coup, il comprend entièrement le conte. À cette troisième secousse, il naît un rire fou et capable de le faire tomber. C’est peut-être là la manière dont le rire fou naît le plus fréquemment ; il faut une nouvelle dose de ridicule, arrivant, lorsque l’on rit déjà.

Un souvenir fait rire, surtout si ce souvenir vous prend en quelque lieu ou occasion grave, et où le rire soit malséant. Se laisser gagner du rire fou en un lieu grave, vient de deux causes :

1o La sympathie physique, comme dans le cas du bâillement.

2o La vue ou seulement l’idée de la grave inconvenance commise par un tel rire. Peut-être rit-on de soi-même, en cette occasion. Pour moi, ce rire-là me semble le plus irrésistible ; je tomberais, je crois, si je voulais absolument m’empêcher de rire.


IX

de la cause du sérieux des parisiens surtout des plus jeunes de huit heures du soir à neuf heures et demie


Un homme passionné ne rit pas. Cela est encore plus exactement vrai d’un homme qui est possédé par la passion de la peur. Or, la peur du ridicule est le sentiment général des jeunes Parisiens qui arrivent à une soirée et entrent dans un salon. Cette peur affreuse disparaît un peu vers les dix heures du soir, et surtout après quelques verres de punch qui leur donne du courage.

Pour rire il faut ne penser trop fortement à rien, et se trouver dans une disposition heureuse. Un sanguin, sans projet, est le sujet le mieux prédisposé pour le rire.


X

1o déception des sens
2o rire fondé sur la laideur du signe de l’infériorité

Attouchement (Déception de l’).

Dans le cas de la glace qui rompt, en patinant, sous les pieds de notre compagnon de promenade, nous nous disons : « J’aurais mieux jugé que lui de la solidité de la glace, je lui suis supérieur. » Il est inutile de dire que le rire redouble, si le patineur a des prétentions à la grâce des mouvements, à la force, à l’adresse. Car, alors, la soif de la vengeance nous rend son malheur plus agréable, et il y a une seconde cause du rire : nous rions de la laide figure qu’il fait en tombant.

Goût (Déception du).

Nous rions de l’homme qui se brûle en mangeant sa soupe trop chaude. Nous rions surtout de la laide grimace qu’il fait. Cela se prouve ainsi : nous rions moins si nous ne voyons d’autre témoignage de l’accident que la rougeur de la figure du brûlé. Nous nous disons : « J’aurais tâté ma soupe avant de la porter à la bouche ; donc, je suis supérieur. » Chez une nation où en une heure, on a huit à dix prétentions de vanité, le rire provenant de la laideur du signe de l’infériorité doit être extrêmement fréquent ; il l’est moins chez les peuples où l’originalité est plus habituelle.

On offre à quelqu’un un bonbon amer il le saisit avec une sorte d’avidité de gourmandise ; on rit : 1o de son attrape ; 2o du signe ridicule qu’il en donne.

Vue (Déception de la).

Nous apercevons une femme fort bien faite, qui marche à vingt pas devant nous. Notre ami nous dit : « Ah ! voilà madame une telle ! » Et il nomme une femme célèbre par sa beauté. Nous doublons le pas, nous contre-passons cette beauté, et c’est une ci-devant jeune femme, comme madame L… Les Milanais appellent cela un diable t’emporte[7], d’après l’exclamation qui échappe alors[8]. Je me dis : « À la place de celui qui a été trompé si facilement, j’aurais douté ; j’aurais remarqué un clignotement dans les yeux de qui m’abusait ; il est bête de croire si facilement. »

Enfin, principe général : faites-moi voir soudainement de la crédulité en quelqu’un, et je rirai. De quoi rirai-je ? De la crédulité que je n’aurais pas eue. De là vient ma supériorité sur vous et mon rire.

Remarquez qu’on ne trompe pas le sens ; on trompe l’expectation ou attente. Le pauvre sens fait bien son devoir.

Odorat (Déception de l’).

On présente à quelqu’un un bouquet de violettes, saupoudré d’ellébore ; il aspire avidement l’odeur, et éternue à se faire sauter la cervelle. On rit. De quoi ?

1o De l’erreur morale ;

2o De la figure ridicule qu’il fait en éternuant ;

3o De la colère impuissante qu’il témoigne en éternuant (si, toutefois, on a affaire à un sot et s’il y a colère impuissante).

On rit, si une jeune fille cache une épingle très fine et très piquante au milieu d’un bouquet de violettes, et le présente à un admirateur qui l’ennuie. Le piqué aurait dû prévoir et deviner la plaisanterie. « Je l’eusse devinée, moi, en voyant les yeux de la jeune fille. Donc, je suis supérieur au piqué… »

Il est superflu de faire observer, pour la centième fois, que tous ces rires-là sont détruits par la compassion ; par exemple, si l’admirateur ridicule se pique trop fort à l’épingle cachée dans le bouquet de violettes, et qu’il perde beaucoup de sang.

Ouïe (Déception de l’).

On promet à quelqu’un de lui faire entendre M. Pignatelle, qui chante divinement. Enfin, après un quart d’heure de sollicitations et d’attente, ledit duc chante.

1o Attente déçue, erreur morale ; on rit de l’imagination faussement persuadée ;

2o Grimace, en entendant ces glapissements diaboliques ;

Quelle source de ridicule pour un homme froid et raisonneur, que toutes les douleurs d’un pauvre amoureux !… Le philosophe voit son ami manquer à la fois d’esprit, de prudence et de courage. Quelle bonne jouissance d’amour-propre !

1o Manque d’esprit : concevoir des espérances si facilement ;

2o Manque de prudence : mettre la source de toutes ses joies, de tout son bonheur, dans une seule personne, et encore cette personne est une femme ;

3o Manque de courage : être mortellement affligé de voir s’évanouir le bonheur qu’on avait espéré.

Folie de la base des joies et des chagrins ; nouvelle folie dans l’excès de ces joies et de ces chagrins. Le philosophe rit, pourvu que sa bonne étoile préserve sa gaieté de ce raisonnement : « Ces joies, ces désespoirs, c’est là vivre, et, moi, je suis congelé. »

Un ancien auteur dit : « Je tiens que c’est une opinion fausse que celle qui dit que l’on peut ôter la rate aux laquais (Joubert, page 284), pour les rendre plus légiers, car ils en mourraient, et, par conséquent, deviendraient immobiles. »

Cette dernière ligne me fait rire ; je ris de la bonhomie de l’auteur, qui a cru une telle explication utile au lecteur.

Nous rions presque autant des erreurs narrées ci-dessus, quand elles sont contées naïvement, que, si nous en étions actuellement témoins. Le premier sonnet de Pétrarque, qui me fait pitié, fait rire beaucoup de gens secs.


Les maris trompés dans leurs droits les plus chers


Ce qui rend si bonne et si fertile cette source du rire, c’est que difficilement un mari trompé arrive à nous sembler digne de pitié.

Vous savez que le rire ne s’arrête qu’à la vue du digne de pitié ; donc, on peut présenter sur les maris trompés, des choses beaucoup plus fortes que contre aucun autre genre de déception.

« Il nous semble laid sans en avoir compassion, dit un vieil auteur, qu’un homme soit ainsi moqué. »

Dans tous les genres de comique, dès que le ridicule arrive au digne de pitié, il est mauvais. Par exemple, c’est du mauvais comique que la pauvre vieille des Voitures versées[9], chantant :

Oui, oui, j’ai bien cinquante ans.

On a pitié d’une pauvre femme de cet âge qui a des prétentions sérieuses à accrocher un amant ; il faut au poète comique une grande délicatesse d’âme.

Le ridicule qui fait le plus de plaisir est celui par lequel un homme repousse celui qu’on voulait lui donner. On rit du malheur du plaisanté et il ne peut pas y avoir de compassion pour arrêter le rire, car le moqué a commencé l’attaque. Extrême rapidité et vivacité de l’impression. On rit de l’attaquant qui se voit trompé dans un projet et donner un ridicule[10].

Les Italiens doivent rencontrer bien rarement cette espèce de rire et de plaisir, au contraire des Français. C’est une revanche de l’amour, que nous n’avons guère, et des beaux-arts que nous n’avons jamais : c’est un effet de la furia francese.

L’imprévu, il me semble, manque aux histoires comiques italiennes. C’est que l’esprit de ce peuple ne peut pas se remuer rapidement, il est lent ; l’habitude des passions profondes est, ce me semble, la cause de cette lenteur dans ses mouvements. Je faisais ces réflexions ce matin, en parcourant un vieux bouquin italien, avec estampes en bois, intitulé Filosofia morale del Doni. Venezia, 1506, petit vol. in-4o, recouvert en parchemin. (Le lire dans quelque moment perdu à la bibliothèque ma voisine[11].)

L’injure ne fait pas rire ; ou, si elle faisait rire, ce serait de la colère de qui se la permet. Exemple : Alfieri, dans ses épigrammes, et les journaux bêtes voulant donner des ridicules et allant jusqu’à l’injure. On dit une injure à quelqu’un, il la supporte patiemment, nous rions :

1o De sa lâcheté ;

2o Ou de la laide mine qu’il fait en avalant le mépris.

Voilà pourquoi on rit des brocards, lardons, moqueries, plaisanteries, mots piquants, mordants, équivoques, etc.

Toutes ces choses excitent d’autant plus le rire, qu’on respecte davantage le lieu, le temps et les personnes.

On connaît cette anecdote. À côté du lit d’une fille mourante, la mère éplorée dit, dans l’excès de sa douleur : « Grand Dieu, prends mes autres filles et laisse-moi celle-là ! » Le gendre, s’approchant doucement : « Madame, les gendres en sont-ils ? » — Tous en prirent le rire fou, même la mourante.

Le rire s’adressant à l’estime de nous-même, passion qui ne nous abandonne jamais, l’âme quitte avec plaisir la tristesse, même la plus naturelle, pour revenir au rire. 1o C’est que souvent la tristesse n’est que de la sympathie, et que l’estime de soi-même est un intérêt direct ; 2o je crois que l’âme se lasse facilement de la tristesse.

Le rire vient-il de l’estime de nous-même ou de la vanité ? La vanité n’est-elle pas l’appréciation exagérée de nos avantages, comme si je me croyais l’homme le plus gros de France ?

L’estime exagérée de nos avantages nous sollicite à faire beaucoup de comparaisons impossibles à qui ne s’exagérerait rien. Ainsi, un sot, M. d’Estourmel chante ; s’il se connaissait, il se tairait à jamais. Tirant vanité, au contraire, de son chant, ayant la prétention du chant, il rit des mille désappointements que peuvent rencontrer les chanteurs.


XI

chapitre de l’à-propos


Si le conteur rit en faisant son conte, un Français dit : « Il est bien content de me faire rire, il compte là-dessus ; ma vanité va désappointer la sienne, je ne rirai pas. »

Le conteur est encore plus bête, quand il dit grossièrement et explicitement : « Vous allez bien rire, » ou : « Je vais vous dire un conte qui, hier, dans telle maison, fit bien rire. » Les benêts de cette force sont rares ailleurs que dans la rue Saint-Denis ; mais, même dans la rue d’Anjou[12], on voit des gens qui laissent entrevoir l’estime qu’ils font de leur anecdote, en la contant hors de propos et sans qu’elle soit précisément amenée par la conversation. La rapidité du courant de la conversation est telle à Paris, qu’une anecdote qui est placée dans ce moment, ne le sera plus dans vingt secondes, et fera même une tache déplaisante. La reine Marie-Antoinette aimait surtout madame de Polignac parce que celle-ci n’avait nulle pédanterie et ne faisait jamais de ces taches dans la conversation.

Notre vanité fait une fort juste estime du degré d’esprit du conteur ; nous voyons bien vite si c’est par bêtise ou par excès d’estime pour son anecdote qu’il la conte hors de propos.

Il n’y a qu’une exception pour que le rire du conteur ne nuise pas à son anecdote, c’est quand on voit que ce rire est absolument involontaire. Cette exception n’a lieu à Paris que dans la très bonne compagnie, ou peut-être en Amérique, sur la prairie des Illinois, dans un état de société très simple. Ce pardon est de beaucoup facilité si nous méprisons un peu le conteur.

Si le mépris pour la personne du bouffon aide beaucoup au rire, c’est que notre amour-propre ne se bat pas avec le sien, et est bien loin de toute idée de rivalité. Cela est plus remarquable en province, où la hideuse maladie nommée pique d’amour-propre étend ses ravages beaucoup plus qu’à Paris[13]. Je connais plusieurs provinciaux qui ne rient jamais d’un conte, qu’en s’écriant : « Que tu es donc bête ! »

N’oublions pas, toutefois, que le personnage de conteur connu et affiché favorise le rire, par une autre cause : la clarté.

La dignité de mauvais goût fait qu’on ne se permet pas de rire de certaines choses réputées trop gaies. Les provinciaux sont forts pour ce genre de dignité. C’est, je crois, ce que Beaumarchais appelle le bégueulisme.

Naïveté ridicule.

la dame. — Monsieur, je suis trop vieille pour aller au bal.

le baron de béthanie. — Ô madame, j’en reçois chez moi, de bien plus vieilles et de bien plus laides que vous !

Tel rire est-il de simple gaieté comme les jeunes filles, ou y a-t-il moquerie ? Question souvent fort difficile à résoudre. Souvent il y a mélange des deux ingrédients, gaieté de jeune fille, plus comparaison avantageuse de soi à autrui.

La nature du rire ne dépendrait-elle point de la passion qui le cause, de la passion qui jouit de la comparaison faite ?

1o De l’estime de soi juste et fondée, vue du bonheur par la vue d’un avantage que j’ai réellement et qui manque au moqué ;

2o De la vanité.

  1. Il y a entre cet essai et celui qui a pour titre Racine et Shakspeare, une certaine affinité. Ce dernier, dans plusieurs de ses parties, s’occupe également du rire. — Joubert écrivit en latin, à Montbrison, vers 1559, un livre sur le ris. (Note de l’édition de 1867.)

    Ces pages publiées pour la première fois dans les Mélanges d’art et de littérature, ont été écrites en février 1823, quand Beyle, mécontent du chap. II de Racine et Shakspeare, recommença son essai. M. Pierre Martino les a reprises en appendice de Racine et Shakspeare chez Champion. Ses notes érudites m’ont été précieuses.

    Stendhal, on le sait, s’est toujours beaucoup préoccupé du Rire et des sources du comique. Les notes qu’il a amoncelées sur cette question sont fort nombreuses. En plus des chapitres réunis ici on consultera avec fruit sur ce même sujet : Racine et Shakspeare (éd. du Divan, ch. II, p. 27), et l’Histoire de la Peinture en Italie (éd. du Divan, tome II, ch. XCVI, pp. 75–79). On trouvera enfin quelques chapitres sur le Rire dans le Traité de l’Art de faire des comédies (voir plus haut dans le présent volume, p. 235), dans le Journal et particulièrement dans le recueil de Pensées et Filosofia nova. N. D. L. É.

  2. « Vous vous souviendrez peut-être, un jour, avec quelque plaisir de tout ce que vous avez souffert. »
  3. Le comte de Marcellus avait publié dans les Débats du 1er janvier 1823 une ode à l’ail. N. D. L. É.
  4. Laurent Joubert qui en 1579 publia un traité du ris. C’est à lui que Stendhal dans cet essai fait de fréquentes allusions, l’appelant un vieil auteur, un ancien auteur. N. D. L. É.
  5. Donc, la république est contraire au rire.
  6. Histoire des Francs, par Grégoire de Tours.
  7. Vate far fottere.
  8. Origine des noms chez les peuples sensibles, au lieu d’un beau nom descriptif ou analytique tiré du grec, comme chez ces pauvres Allemands, qui estiment le grec et se méprisent eux-mêmes.
  9. Opéra-comique de Dupaty, musique de Boïeldieu (1820). N. D. L. É.
  10. Un homme est trompé, voilà une source de ridicule. Un homme se voit trompé, voilà une seconde source de ridicule qui s’ouvre. Nous rions de la laide mine avec laquelle il reçoit le ridicule.
  11. À la bibliothèque royale, rue de Richelieu, rue dans laquelle Stendhal habitait. N. D. L. É.
     
  12. La rue Saint-Denis, rue du petit commerce est opposée ici à la rue d’Anjou qui désigne le salon de Mme de Tracy que fréquentait assidûment Stendhal. N. D. L. É.
     
  13. Preuve : les parterres de province comparés aux parterres de Paris.