La Soupente (p. 83-95).


PASSANTS

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Un dimanche du mois d’août, immobile : des champs de seigle bien mûr, le ciel bleu, la bruyère violette. Il semble, parce que c’est dimanche, que les abeilles bourdonnent plus fort qu’un autre jour.

Ma chaise sur le seuil, je me repose.

À l’auberge, de l’autre côté de la route, Frantz, l’artilleur, est revenu pour la moisson ; il joue aux quilles avec ses frères. Trop loin pour l’entendre, je distingue entre les sapins ses jambes blanches de soldat et ses bras en chemise.

Tout à coup, un grand vacarme sur la chaussée : c’est le tram de 3 heures qui a déversé sur la chaussée ses promeneurs du dimanche. Ils débouchent d’entre les sapinières et voilà le paysage qui se gâte.

Ils sont venus à la campagne pour s’amuser et ils s’amusent. De ma porte, je les vois lancer des pierres à la vache rousse de Nelis, escalader sa haie et pour trois fleurs piétiner le beau carré de trèfles dont il est si fier. Tantôt, ils apercevront ma ferme et feront un crochet pour regarder de plus près cet enclos où il y a tant de poules !

Là ! qu’est-ce que je disais ?

Papa ouvre la marche, pantalon clair, gilet déboutonné, agitant sa canne, beaucoup trop fier pour ne pas être un commis trembleur qui se rattrape le dimanche devant les siens. Maman, qui est très grosse, le suit à distance, dondonnant comme elle peut sur ses trop courtes jambes. Elle ne met pas un corset tous les jours ; elle est rouge, elle a chaud ; on devine, entre ses cuisses, de la sueur de jument qui mousse.

Une grande fille vient derrière, très sage, presque demoiselle, puis les autres de tout âge, débraillés, les bras pleins de fleurs, d’épis maraudés, de branches cassées qu’ils jetteront tout à l’heure.

Devant l’enclos, halte, extase !

— Mon Dieu ! que de poules !

— Et toutes blanches !

— Ça, c’est extra-ordinaire !

Puis risette au paysan qui pourrait dire quelque chose. Mais le paysan ne dit jamais rien.

Papa, qui est instruit, sait distinguer le sexe des volailles :

— Ça, c’est une poule… ça, c’est un coq.

J’ai une jeune chèvre.

— Ça, c’est un veau…

Puis une nouvelle risette au paysan pour qu’il parle de son veau. Maman non plus ne dit rien. Cul par terre, contre un arbre, elle sèche. Son œil accepte les choses telles qu’elles sont : là un cerisier, là un chien, là du sable. Elle trouve ça très bien : tout de même on serait mieux dans sa cuisine, entre ses casseroles.

Elle s’inquiète seulement pour son plus jeune, Dodore, une espèce de singe aux jambes arquées qui brandit en triomphe un jeune sapin. C’est une bonne massue et, comme papa dans les buissons, pan et pan, il en frappe à grands coups mon treillis, ce qui fait s’envoler mes poules. Plus elles volent, plus il s’amuse.

— Pan et pan !

— Dodore, intervient le père, le paysan va se fâcher…

Je pourrais en effet ; mais Dodore est un peu court pour son sapin, et j’attends le moment où, déraciné par son arbre, il se punira lui-même en se flanquant par terre.

Là ! ça y est. Une ornière où il glisse et le voilà, bras ouverts, à plat ventre, dans le sable.

— Dodore ! a jeté la mère, tout à coup très légère pour ramasser les morceaux.

Mais le bloc est solide et ça braille.

— Voyons, Dodore ! Dodore !

La famille au complet entoure Dodore, s’apitoie sur Dodore, torche Dodore qui, la bouche pleine de sable, ne veut rien savoir, lance des coups de pied et finalement fait signe qu’il va dire ce qu’il faudrait pour qu’il n’y ait plus de bobo à Dodore.

— Moi, veux une toule, déclare Dodore.

— Une toule, bravo, une toule !

— Mais oui, mon petit, dit la mère, tu auras ta toule. Le paysan va t’en donner une, n’est-ce pas, Monsieur ?

Évidemment, si le paysan se tient là sur son seuil, c’est pour distribuer ses toules aux Dodore. Je ne réponds rien quand même.

Le père sait comment on s’adresse à un rustre. Il met d’abord son chapeau :

— Dites donc, mon brave, elles sont à vous toutes ces poules ?… Vous en avez bien cent… ou mille… Ça, c’est extraordinaire… Extra-ordinaire, crie-t-il plus fort parce que je pourrais être sourd.

Le pauvre homme ! Il est là tout près. Il a une petite entaille de rasoir sur la joue gauche ; sa chaîne d’or est fausse ; au dernier moment sa femme a refermé avec du fil un accroc à sa chemise… Je serre les lèvres, comme cet accroc.

— Et des coqs, Monsieur, intervient la jeune fille. Vous en avez beaucoup de coqs ?

Elle est gentille, cette petite. Le nez qui lève, la jupe mi-longue, je lâcherais volontiers une cochonnerie à travers sa figure de vierge. Mais je veux rester convenable. Le sourire niais, je soulève un peu la cuisse et ce n’est pas ma chaise qui craque.

Ils ont compris. Le père lève sa canne qu’on s’en va, Maman se remet à mousser, les enfants ont vu d’autres fleurs, Dodore qui réclame sa toule, attrape une gifle.

… Par delà les sapins, je revois les bras en chemise de Frantz lancer des boules…

Ceux-ci veulent savoir :

— Vos poules, que mangent-elles ?

— Sont-elles en ponte ?

— Tiens ! vous avez deux chiens ?

— Pourquoi n’avez-vous pas de vaches ?

Mais, nom de Dieu, qu’est-ce que ça peut leur foutre ?

Il en est qui passent, fier d’être un beau monsieur, ou quelque jolie dinde à voilette :

— Tiens ! des poules !

Ils lancent un vague coup d’œil et méprisent de haut ce paysan. Ce n’est pas difficile : je suis par terre.

Cet écrivain qu’il me serait difficile de ne pas voir tant il est célèbre, passe en flânant devant ma baraque. À sa cravate, en symbole une chrysoprase ; très chic, dans son œuvre il n’a jamais commis le mot cochon : il n’use que de « vocables ».

Je suis par terre. Petit coup d’œil distrait à ce rustre, puis surprise parce qu’entre mes doigts, il vient d’apercevoir un livre dont le titre est visible. Tiens ! Nouveau coup d’œil plus aigu ; examen global du personnage, légère oscillation : interrogera-t-il ou n’interrogera-t-il pas ?

Fi, un rustre ! Il hausse les épaules et replonge vers en haut, dans les sphères de chrysoprases.

Je n’ai pas bougé.

Demain en quelque jolie volière, pintades et perruches apprendront que le Maître a découvert, en Campine, une brute, mon Dieu ! je ne dirai pas, chère Madame, qui lisait, qui profanait l’œuvre divine de notre divin Verlaine.

— Oh exquis, cher Maître ! Délicieux !! Charmant !!!

Ceux-là m’arrivent droit de chez les Baerkaelens qui s’en sont débarrassés, en les envoyant chez M. Baillon « qui se fera un plaisir de leur montrer ses poules ».

D’aussi loin que je les devine, je cours m’enfermer dans la grange et là, bien seul, loin de la civilisation, au milieu de la paille, je crache tous les « noms de Dieu » que cette visite m’a mis sur le cœur.

Après quoi, je reparais le sourire de travers, aussi peu mufle que je puis l’être.

Mais que pris au dépourvu, je n’aie pas le temps de filer, farouche, sans un mot, je me retranche derrière Marie et les fusille avec mes yeux.

— Va donc, souffle Marie, faire un petit tour à la grange.

Cet ami, que je n’aime guère, croit se faire bien venir parce qu’il apporte du veau. Je file à la grange :

— Nom de nom, qu’on lui prépare son veau ; qu’il mange son veau ! Pour nous du lard et sacré nom, qu’il s’en aille…

Et cela s’arrange comme je l’ai dit.

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Mon oncle… Ma tante…


Ce sont des parents d’Anvers, bien riches, bien assis dans leur égoïsme. Ils se décident un matin, parce qu’en ville on étouffe et qu’alors, il est agréable d’avoir un original de neveu qui élève des poules à la campagne.

Ils arrivent à la bonne franquette, sans prévenir : lui en flanelle, un sac de photographe sur le dos, la tante en brouillard de dentelles, tous deux avec des cannes, des pliants, des ombrelles et cependant les mains vides.

— Nous resterons jusqu’au soir, a dit l’oncle, nous avons le temps.

Habitués au plâtre de leur plafond, ils ont compté les toiles d’araignées sur le mien qui est en planches ; ils ont ri devant notre lit : « un grabat », a murmuré ma tante ; ils ont blâmé mes poules, dénigré mes chiens et poussé des exclamations parce qu’au lieu de bottines, nous portions des sabots.

— C’est curieux, a dit ma tante, comme le sable de la Campine donne aussi de la poussière.

— Je parie, a dit l’oncle, qu’en visant bien, je pisserais par-dessus votre baraque.

Et confidentiellement, dans un coin :

— Mon cher, je ne comprends pas qu’avec votre éducation… tandis que sa femme occupait la mienne avec les belles robes que portent les dames dont les maris consentent à être comme tout le monde, et la faisait pleurer.

Néanmoins, ils se sont bien amusés.

À midi :

— Quels œufs, maman ! a savouré l’oncle, et ce pain, si notre boulanger en faisait du pareil !

Et puis, il y avait une de ces poulardes, goûtant bien la merde, comme les gens de la ville les adorent.

Après, ils ont fait leur petit tour de campagne. Ombrelles, pliants, sacs, leur bagage au complet sur le dos du neveu, ils ont voulu tout voir. Ils se sont fait mener autour du couvent des Trappistes, ils ont traversé la Grande Bruyère, poussé plus loin jusqu’aux mares « dont l’ensemble, a déclaré l’oncle, formait un paysage vraiment admirable ».

Au retour, chacun suivant son goût, ma tante a gâché aux moineaux un de ces pains de campagne qui eût été si bon pour mes poules, l’oncle photographié ma bicoque, par devant, par derrière, sur le côté, avec sa femme, sans sa femme, avec mes bêtes, sans mes bêtes — en vrai artiste. Avec cela un temps superbe, un peu trop chaud peut-être, mais aéré de soudains coups de vent, qui promenaient à ras du sol de petits moulinets de poussière — vraiment jolis, disait ma tante.

Bref, ils ont passé une de ces journées ! Et maintenant encore, cette omelette qu’on leur cuisine pour le départ, hum ! elle sent bon, cette omelette…

Je fais un clin d’œil à Marie et vais jusqu’à la porte voir où en sont les nuages qui commençaient tout à l’heure à pousser leurs têtes rousses. Elles ont grossi, ces têtes, à se toucher, et de rousses, elles sont devenues noires.

— Je crois, dis-je en rentrant, que nous allons avoir un fameux petit orage.

— De l’orage, fait ma tante, pourquoi aurions-nous de l’orage ? Il a fait si beau.

— Précisément, ma tante, c’est pour ça.

— Mais non, dit l’oncle, ce ne sera rien, mange, maman, il sera tard, tu sais.

Il lui sert un gros morceau. Mais maman, décidément, n’a plus faim.

Elle laisse là sa fourchette.

Je sors une seconde fois et quand je rentre, je puis déjà montrer, sur ma veste, quelques taches de pluie.

— Cela va commencer, mon oncle.

— Vous croyez ?

— Je le crois, mon oncle, regardez…

Tantôt il y avait du soleil, maintenant on n’y voit presque plus. Marie doit allumer la lampe ; des gouttes claquent sur le carreau, les arbres se sont mis à bouger, les blés se couchent et se relèvent, des choses qui volent passent très vite sur le ciel.

— Papa, fait la tante, je commence à avoir chaud.

— Ce ne sera rien, dit l’oncle.

Et comme ce ne sera rien, tout là-bas, au-dessus des sapins, un gros éclair.

— Oh ! papa ! papa !

Lancée debout, ma tante s’est crue morte. Elle n’a eu que le temps de voir son mari et de lui tomber dans les bras.

— Oh ! papa ! papa !

— Raff !

Un éclair violet la rejette sur ses épaules, puis un rouge, un jaune, trois ensemble éblouissants.

— Oh ! papa ! papa !

Nous sommes tout de suite en plein milieu de la fête. Ne pouvant tomber sur nous, la pluie cogne à la porte et se faufile en dessous dessiner autour de nos pieds de sournoises petites mares. Marie et moi, nous avons nos sabots. Sur la table, la nappe se soulève comme en plein air. Dehors, on ne voit rien, puis brusquement tout s’illumine et c’est la terre mouillée qui brille, des arbres qui plient, la sapinière là-bas qui s’allume et s’éteint.

— Si on fermait les volets, propose l’oncle.

— Je veux bien, mon oncle.

Mais alors, pour la tante, c’est encore pis : tous ces coups dont elle ne voit pas l’éclair, celui-ci très près, d’une seule chute, celui-là long et qui roule… Et le suivant, que sera-t-il ?

— Oh ! papa ! papa !

Elle ne trouve que ces mots, mais elle en dit beaucoup, trois par éclair, et cela s’enchaîne : « Papapapapapa… » comme s’il fallait ce bruit de plus dans l’orage.

Gagné par cette frousse, l’oncle va s’assurer dans l’âtre si la foudre, des fois, ne pourrait entrer par là, mais il veut rester crâne…

— Quel dommage, fait-il, une si belle journée !

— Oui, mon oncle… et qui finit si mal.

— Praff…

Cette fois, c’était pour nous. Je laisse le coup donner son effet :

— Je me demande, dis-je, mon oncle, comment nous allons faire pour arriver à la gare : il est presque temps.

— Déjà ? fait l’oncle.

— Oui, je pense même qu’il serait bon, tout doucement, qu’on se prépare…

Poliment, comme cela se doit, je vais rassembler leurs petites affaires. Je les connais de les avoir portées : ici le sac, là l’ombrelle, là une canne. Je découvre une voilette :

— Elle est jolie, ma tante, voulez-vous une glace ?

— Oh ! papa ! papa ! »

La pauvre femme ! Elle se laisserait nouer un torchon.

— En somme, réfléchit l’oncle, nous pourrions loger ici. Qu’en pensez-vous ?

Le malin, il s’adresse à Marie. Mais c’est moi qui réponds :

— Voyons, mon oncle, cela vous dérangerait trop, vous avez vu notre lit…

Et un peu brusquement, car voici l’heure, je lui sangle son sac, j’épingle la jupe de ma tante, je leur pousse Marie, qu’ils l’embrassent, et « Après vous, mon oncle », je leur ouvre la porte. J’ai mis moi-même une vieille bâche.

— Nom de nom de nom !

— Oh ! papa ! papa !

Il pleut, il tombe aussi des grêlons. Toute en dentelle, ma tante commence à s’effeuiller comme un arbre. Ce que l’eau n’atteint pas par au-dessus, la crotte le lui souille par en dessous. Avant le bout du jardin, ils sont déjà trempés.

— C’est étonnant, dis-je, ma tante, comme le sable de la Campine fait aussi de la boue.

— Oh ! papa papa !

— Et ma maison, mon oncle, regardez donc, ce que l’on pisse là-dessus :

— Nom de nom de nom ! fait l’oncle.

Je les mène au plus long par des ornières que je sais, puis par un champ plein de boue, puis sous les arbres de la chaussée qui sont de dangereux paratonnerres. Et je veux qu’ils courent ! Pauvre tante ! Sait-elle encore qu’elle marche ? À chaque éclair, nous devons stopper, car elle mourrait dans sa frousse, si elle ne dégorgeait tous les « papa » qui l’étouffent. Une main dans son dos, je la pousse par derrière, l’oncle, par devant, tire : nom de nom de nom ! honteux de ramener cette vache.

Nous finissons quand même par arriver.

— Huit heures, constate l’oncle, qui est si trempé qu’on s’étonne que sa montre ne soit pas fondue.

— Oui, mon oncle, plus qu’un petit quart d’heure ; il fait d’ailleurs bon, cela nous fera du bien d’attendre.

L’orage en effet s’est calmé. La campagne sent bon. Entre les nuages, le soleil ouvre un œil tout rouge, pour voir. Les arbres s’égouttent. Eux aussi.

— Papa, gémit la tante, pourquoi sommes-nous partis si tôt ?

Pauvre sœur de ma mère ! L’a-t-on retirée de l’eau ? Presque nue, je lui vois le rose des épaules et sais maintenant comment sont faites ces deux choses mobiles, qu’elle appelle peut-être ses nounous. Et mon oncle ! Qu’en reste-t-il dans sa flanelle ? Mais son chapeau, pour un chapeau de photographe, a pris des plis bien esthétiques.

— Nom de nom de nom !

— Patience, mon oncle, le train ne peut tarder.

Il tarde quand même et lorsqu’il arrive enfin, je les pousse dedans, je les regarde se torchonner, je multiplie les « Au revoir », « Bon voyage », « Bon retour » !

Et que le diable les emporte…

Quand je rentre, Marie m’a préparé un gros feu :

— Comme tu es méchant, dit Marie.

— Et eux, Marie ?

Un jour pourtant, l’oncle revient, sans sa femme, en bohème, avec un ami qui est peintre. Cette fois, devant un artiste, il est fier d’avoir dans sa famille un original qui ne vit pas comme tout le monde. Je l’entends d’ici : « Mon cher, vous allez voir… » Mais je ne le fais pas à la pose, moi. Et jusqu’au soir, grave, l’œil pesant, la phrase en manchette, je leur débite ce que l’on dit en ville de la politique et des ministres.

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Point de vue


Ce cousin n’est pas comme les autres de ma famille. Il a des idées plus larges, plus carrées, ou pour mieux dire plus cubiques. Il a fait des études, il est ingénieur, il comprend tout — parce que tout se mesure.

J’apprends de lui beaucoup de choses.

À trois grades près, ma maison devient l’hypoténuse d’un rectangle dont mon enclos dessine la base et cette haie la médiane. L’orifice de mon puits développe trois mètres soixante-quinze et mon seau y descend, non pas au bout d’une perche, mais suivant une perpendiculaire. Ma bêche, que je croyais une simple bêche, est un levier ; ma brouette en est un autre. J’en ai presque peur. Pensez donc. Quand je la pousse, la roue tourne tangentiellement au sol et ce sol est la base d’une ellipsoïde infinie.

— Quels beaux arbres, dit-il des chênes de la chaussée, on en ferait de si belles planches !

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Modèle


Ne bouge plus.

Pol recule à trois pas, incline la tête, me regarde, un œil ferme.

— Avance un peu la jambe.

J’avance.

… Pol, mon ami, qui est peintre, va tenter mon portrait.

Nous étudions, pour commencer, quelques poses : d’abord au coin du pré, avec une casaque rouge, comme Fons quand il laboure ; mais je ne suis pas Fons et j’ai l’air d’un acteur. Ensuite devant ma brouette, la main sur la roue, comme si j’avais roulé dans de la merde ! Puis derrière, entre les brancards, ce qui vaut déjà mieux. Seulement la brouette était trop verte. Enfin, nous trouvons une attitude plus simple, tout bonnement tel que je viens de me laisser aller sur une chaise, entre les choux, dans le jardin.

Et cela marche…

Je souris. Les doigts aux genoux, je suis un paysan heureux qui se repose. Comme repère, j’ai sous les pieds deux cailloux ; en face, dans la muraille, une brique où raccrocher mes regards.

Je ne bouge pas.

De profil, je sens, plus que je ne vois, le travail sournois de Pol qui, à petits coups, tantôt sur la bouche, tantôt à l’oreille, me chipe un rien de ma ressemblance, puis le colle sur sa toile.

Au bout d’une heure, on peut deviner déjà ce que sera le portrait. Là, mes arbres ; ce rose : mon front.

— Là mes choux ?

Non, ton béret.

Pol est heureux : je suis un modèle excellent, je n’ai bougé qu’une fois, histoire de mettre un peu de calme entre deux coqs qui se battaient.

Le lendemain, à peine levé, Pol installe son chevalet :

— Mon vieux, quand tu voudras.

Je fendais une bûche.

Les pieds à mes cailloux, je tâche de redevenir ce que j’étais la veille. Mais hier, je n’avais pas cette bûche et cela me tracasse. Malgré moi, du regard, je la fends.

Mais enfin, au bout de deux heures, ma figure, les arbres, la chaussée ont trouvé leur place.

Le troisième jour, Pol me rattrape :

— Quand tu voudras, mon vieux.

Je n’ai plus seulement que ma bûche : il y aurait à remuer ce coin de terre ; il y a mes légumes qui ont soif ; il y a Spitz qui s’embête ; il y a tout ce qui, derrière ma chaise, existe de ce monde et qu’il me faudrait voir :

— Tu permets, Pol, je vais jeter quelques graines…

— Oui, mon vieux, dépêche-toi.

— Une minute, Pol, j’entends un poussin…

— Reviens vite, dit Pol.

Ainsi de jour en jour, tantôt le matin, tantôt l’après-midi, quelquefois encore un peu le soir :

— Quand tu voudras, me dit Pol.

Scrupuleux, il travaille à petites touches. Il ne va pas vite. Quelquefois, il efface.

Lié sur ma chaise, je regarde Marie aller où elle veut, je perds ma brique et après mes cailloux :

— Attention, dit Pol, la tête à droite, l’épaule plus effacée.

Je tourne, j’efface ; mais les jambes me repartent toutes seules ; dégoûté de ma brique, je ne la trouve plus qu’en louchant.

Enfin le dixième jour :

— J’ai fini, annonce Pol.

Mais l’œuvre est vraiment bien. À ne pas aller vite, ce sacré Pol, il a tout vu : tout y est ; mes arbres y sont, mes choux y sont, moi au complet avec le brun de ma veste, le rose de mon front, la tache de soleil qui faisait de mon nez un beau morceau de couleur — et même, sans qu’il s’en rendît compte, ce quelque chose de mauvais à mes lèvres, qui pendant dix jours, injustement, se sont serrées :

— Crétin !

Marie a plus de chance. À peine Pol l’a-t-il campée devant la porte, une gerbe de blé sous le bras, en gaillarde qui revient des champs, que voilà Marie qui devient blanche, lâche sa paille, doit s’appuyer à la muraille en faisant : « Ouf ! »

Il faut que je lui apporte un grand verre d’eau.

— C’est plus fort que moi, dit Marie, je ne pourrais pas me tenir tranquille, quand un homme me regarde comme ça.

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