La Soupente (p. 5-12).


LE VILLAGE DANS LA BRUYÈRE

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Ce que j’étais


Un monsieur de la ville : un faux-col, des manchettes, des cheveux sur les oreilles pour qu’on me sût artiste.

Pour vivre, je travaillais quelque part à quelque chose. Tout aussi bien j’eusse travaillé autre part à autre chose.

J’avais une bouche moyenne, une moustache moyenne, une taille moyenne ; l’esprit évidemment au-dessus de la moyenne, comme tout le monde.

Je savais que la Vénus de Milo est une belle œuvre et la Joconde aussi.

À cause de mes cheveux, on me croyait peintre. Je répondais : « Non, écrivain. » Je ciselais mes phrases ; à défaut d’âme, je les fourrais de mots : cela ne valait rien.

Je m’ignorais comme tous ceux qui se cherchent dans un miroir. La nature, je la connaissais par les horizons captifs en deux mètres de toiles. Aussi par les « Oh ! » des poètes, et les « Ah ! » des romanciers.

Je n’avais jamais regardé un arbre,

J’ignorais pourquoi au retour la campagne me rendait si triste.

Des idées, j’en avais. Mais où s’enfermer pour les mettre nues et les étreindre. Autant prendre la première qui passe sur le trottoir de tout le monde.

Je me croyais très fort, parce que je ne saluais plus ni prêtres, ni processions.

Au café, je me grisais. Quand un bourgogne était vieux, je claquais de la langue. « Quel bon bourgogne ! »

Je suivais des femmes, j’avais des femmes, surtout pour le dire aux amis.

Quand j’avais de l’argent, je voyageais, je prenais des trams, j’achetais des livres ; quand il me manquait, j’empruntais.

— Jeune ?

— On l’est toujours.

— Au physique ?

— Les genoux trop gros. Des pieds de timide qui s’appuient sur le bord et tournent un peu vers l’intérieur.

— Marié ?

— Oui, une femme robuste, matérielle et maternelle, Marie ; très bonne : beaucoup de cœur, dans beaucoup de poitrine.

— Votre moral ?

— Un estomac de muffle. Aussi des nerfs de muffle.

— Et puis ?

— Comme tout le monde vaniteux ; hypocrite comme tout le monde ; égoïste comme tout le monde.

— Mais encore ?

— Alors vous voulez que je vous lance à la tête vos propres ordures ?

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Où je suis


Le village s’appelle Westmalle. Pour les archéologues, ce nom doit signifier quelque chose.

Je pars de l’église. Je flâne pendant des heures, tantôt sous des sapins, tantôt par des bruyères, tantôt le long des mares. Je me fatigue parce que c’est du sable. Je rencontre quelqu’un :

— Voulez-vous me dire où je me trouve ?

— Westmalle, Monsieur.

Je file d’un autre côté, à droite ou bien à gauche. Je vois de nouvelles mares, de nouvelles bruyères, de nouveaux sapins, toujours pendant des heures, à travers le même sable. Puis un autre quelqu’un :

— Voulez-vous me dire où je me trouve ici ?

— Westmalle, Monsieur.

— Et là-bas, au bout, ce moulin ?

— Westmalle, Monsieur.

— Et tout, tout là-bas, ce petit arbre ?

— Ce n’est pas un arbre, Monsieur, c’est une église ; là finit Westmalle. Mais il faut des jambes.

Si Westmalle était bâti, ce serait une grande ville. Heureusement, il n’y a pas de maisons : il n’y a que des fermes. Et encore s’arrangent-elles comme les insectes qui ont pris la couleur de la bruyère. Où elles se terrent, on ne les voit pas.

Il y a cependant le village, avec la maison du docteur et celle d’un rentier.

Il y a l’église et son clocher ; le couvent des trappistes ; la grange où discutent les conseillers de la commune.

Il y a la vieille route : deux ornières entre des genêts ; puis la nouvelle, pavée, sous de hauts chênes, qui marchent en rang, deux par deux, en se tenant par les branches.

Il y a un petit train qui court tout le long, six fois le jour, sans doute pour marquer l’heure.

Il y a tout de même quelques hommes : il y a moi, le facteur sur sa bicyclette, un religieux dans sa vigne, un paysan dans son champ. Puis il y a des femmes ; des femmes qui ramassent du bois, des femmes qui font bouillir les marmites, des femmes qui crient « Oooh ! » dans l’étable en trayant leurs vaches.

— Il y a aussi, me dit l’instituteur, beaucoup d’ozone dans l’atmosphère.

Je n’ai pas répondu « Merde » à ce chimiste.
La lande.

L’horizon rempli de bleu dessine son grand cercle tout alentour. On peut voir, jusqu’au dernier rayon, le soleil qui se couche. C’est aussi vaste que la mer, mais plus serein parce que rien ne bouge et qu’on ne s’énerve pas comme devant l’agaçante turbulence des flots.

Je ne sais pourquoi, elle me fait songer à une femme qui n’aurait pas de sexe, et les mains jointes.

En automne elle porte sa robe couleur foncée de bure ; au printemps elle y pique un peu de vert. Pour l’été, elle se pare et sous ses millions de fleurs, un matin, la voilà rose. On la voudrait toujours ainsi ; mais trop grave, ses fleurs sont encore là, qu’elle repense déjà à sa bure.

L’air sent si bon qu’on dirait qu’il n’a pas d’odeur. Pourtant respirez : c’est frais, légèrement aigrelet comme une tige de bruyère à la bouche, avec un rien de résine qui sort des bois et un peu de ce bleu qui flotte sur les cheminées où l’on fait brûler les branches.

Ces bruyères, ces mares, ces sapins appartiennent à quelqu’un, mais à qui ? Les paysans qui en détiennent une parcelle, ne savent pas toujours où la trouver.

Avec quelques briques et les planches de sa roulotte, un bohémien assagi y a planté une masure. Il défriche le sable, il a déjà deux chèvres ; chaque année, grâce à sa haie, ses biens s’étendent un peu plus loin. On ne lui dit rien : il est chez lui.

La langue.

Je parle le flamand du pays, un patois onctueux qui n’a pas mal à la gorge comme celui de Bruges, ni dans le nez comme celui d’Anvers. Il est doux ; même quand il se fâche, on croit qu’il va chanter quelque chose.

Il y a une foule d’idées poussées ici, qui ne sont que d’ici, qui ne servent qu’ici, qui mourraient si on les empotait dans une autre langue. Comment appeler ce vent rêche qui soulève les champs et les envoie au ciel en poussière ? L’Italie a sa tramontane, le désert son simoun, le Nord sa bise. Le nôtre ne souffle qu’ici ; d’où vient-il ? Il est rugueux, il râpe. Les paysans ont trouvé le mot : Schrââl, long et mordant comme un rabot sur une planche.

Quand il passe sous les sapins, le vent aussi parle une autre langue. Il ne trouve plus de feuilles avec qui bavarder, la bruyère l’a écorché et vite, il file en sifflant contre ces milliers d’aiguilles qui le piquent.

Il y a quelque part, par delà les mares et les landes, un endroit qu’on appelle le « Dreiboomkesberg », la montagne aux trois petits arbres, à cause de trois arbres morts sur une butte. Les petits arbres sont très grands et la butte très petite. Mais dans ce pays tout en forêts et en plaines, on est plus facilement montagne que grand arbre.

L’église.

Avec son vaisseau en croix et sa tour effilée, elle se tient toute seule, loin des quinze maisons qui forment le bourg au long de la chaussée. On l’a mise à l’écart, ou peut-être sont-ce les maisons qui n’ont pas voulu la rejoindre, curieuses de voir ce qui passait sur la route.

Elle ne gronde pas, mais un peu triste, elle lève les yeux, ce qui lui fait de jolies fenêtres en ogives. Elle sait bien que l’un après l’autre, par la grande allée qu’ils lui ont faite, ses paroissiens viendront se tasser autour d’elle, au cimetière.

Elle n’a pour se tenir compagnie que le château du baron défunt : c’est un mauvais camarade, tout sourcilleux de lierres et qu’habite une âme noire et bossue en voiles de veuve.

L’église et le château se tournent le dos. Ils sont brouillés. On ne le dit pas, mais je crois qu’ils n’ont jamais pu s’entendre qui des deux avait la plus grosse tour.

Les tombes.

Quelques-unes sont en pierre avec des lettres d’or : on a mis à l’écart ces prétentieuses. Les autres se groupent pareilles : un tertre, une croix de bois, un nom : les morts sont égaux. Impartiale, l’église se tient au milieu : son ombre tourne de l’un à l’autre. Pourtant grâce au soleil, ceux qui sont au midi ont plus d’herbe que ceux du nord. Mais en dessous ce doit être la même chose.

Il n’y a pas d’hôpital. Si l’on tombait malade et que ce fût grave, il faudrait se faire transporter en train jusqu’à la ville. Quelle affaire ! Autant ne pas être malade ou bien crever tout de suite.

Le Couvent des Trappistes.

Jusqu’au fond des bois, sa cloche vient vous tirer par l’oreille. Autrefois le couvent était vieux. Le vent entrait à la chapelle souffler les cierges sous le nez du bon Dieu ; au réfectoire, des grenouilles nageaient vivantes dans les cruches des pères, mais on se sentait chez des Trappistes.

Un architecte y a mis bon ordre. Il a fait un plan, il a démoli ce qu’il y avait de beau et dressé à la place une caserne gothique. Heureusement, il n’a pas touché aux bons moines.

L’ensemble est plutôt laid, — si austère cependant entre ses douves sur le fond pieux des sapins, que, vraiment non, on ne pourrait mettre autre chose dans le paysage.

La maison communale.

Une grande salle où le secrétaire qui fait tout, s’étonne quand il doit faire quelque chose. Le fond de la pièce est tenu par une bibliothèque. C’est un cadeau de feu M. le baron qui, de son vivant, administra le village. Le meuble est très grand. Un jour, j’en ai vu tirer un livre : le registre de l’état civil. Il n’y avait que lui, mais il était très gros.

L’école.
Autrefois les Trappistes tenaient une école. Les enfants y allaient à contre-cœur parce que le frère, faute d’expérience, leur tirait les oreilles. Maintenant, c’est l’instituteur diplômé qui leur tire les oreilles.
La poste.

Une cloison sépare le bureau et l’étable. Au premier guichet, Adrien, facteur et percepteur, met ses lunettes pour timbrer mes lettres ; au second, le cul d’une vache coule de la cire verte pour les cacheter. Ce qu’elle en donne !…

La gare.

C’est, devant l’auberge, un petit drapeau rouge que l’on plante au milieu du rail pour avertir le machiniste qu’il doit prendre des marchandises. Le train s’arrêterait quand même, parce que le personnel a soif. Parfois il y a un voyageur.

La chaussée.

N’allez pas croire qu’elle ne serve à rien. D’un coup d’ongle sur la carte, Napoléon en a tracé le projet : « De là, à là. » Les ingénieurs n’ont eu qu’à marcher, et elle file droit, coupant la prairie de Jan, à travers la bruyère de Pol, sans tenir compte des intrigues qui font sinuer les routes modernes. Elle est aussi large qu’aucune avenue et bordée de chênes qui ont eu le temps de grandir. Le conquérant l’a créée pour un trafic intense. Aussi voyez : le docteur y passe, le facteur y passe, moi-même j’y passe et tout le long court un petit train,… Mais celui-là, je crois, je l’ai déjà dit.

Le Dreiboomkesberg.

C’est tout là-bas, après les grandes mares, en pleine forêt, un calvaire de sable avec trois croix en sapins morts. Alentour le peuple des sapins vivants qui se taisent.

Le plus gros, celui du milieu, porte entre ses bouts de branches, une Vierge avec une banderolle qui vous invite à ne pas quitter la montagne sans réciter un « Ave ». Et vraiment l’endroit est si farouche qu’on est presque heureux de ce prétexte pour se rassurer d’une prière.

La statue est miraculeuse : on la vénère ; elle donne des enfants à ceux qui le désirent. En été les amoureux qui en feront plus tard, viennent la supplier de leur prêter son aide, puis sur un banc ils essaient tout de suite.

Un jour, M. le curé, qui n’aimait pas ces manières, l’a fait enlever et remiser en lieu sûr dans son presbytère. Mais les Trappistes, qui ne savaient pas ses raisons, n’ont pas admis qu’on dépouillât la forêt de sa Vierge et en ont placé une autre. Plus neuve que la première, elle est tout aussi belle, et vénérée autant, elle réussit les mêmes miracles.

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