Moi, j’ai d’la chance !

MOI, J’AI D’LA CHANCE !

Monologue
par Eugène LEMERCIER




 
Ya des gens qui n’sont pas veinards,
Ils r’çoiv’nt un’tuile à chaqu’seconde,
Ils sont malad’s, ils sont cornards,
Bref ! ils pleur’nt dans l’gilet d’tout l’monde.
Moi, j’ai toujours la bouche en cœur,
Car, dans n’import’quell’circonstance,
Mêm’quand il m’arrive un malheur,
Ya pas à dir’, moi, j’ai d’la chance !

Ce n’est pas sans difficulté
Qu’on travers’les ru’s d’la grand’ville,
A preuv’, qu’un jour, moi je m’suis j’té
Sous les rou’s d’une automobile.
Mais l’auto qui m’avait fait mal
— C’était un’voitur’d’ambulance —
M’a conduit d’suite à l’hôpital,
Ya pas à dir’, moi, j’ai d’la chance !

Dans mon lit, j’surprends un lascar
En train… de m’rendre ridicule,
Ma femme, en ch’mis’, me crie : « Oscar,
Prends garde à toi, c’est un hercule ! »
En j’tant sur moi des yeux sereins,
Il m’a tiré sa révérence.
Il aurait pu m’casser les reins,
Ya pas à dir’, moi, j’ai d’la chance !

Pendant la guerr’, j’étais troupier,
Tous les jours, fallait aller s’battre,
Crac ! un’ball’m’enlève un doigt d’pied,
Et c’est pourquoi j’n’en ai plus qu’quatre ;
Mais, par un heureux coup du sort,
Je perdis, en cette occurrence,
Le seul doigt où j’avais un cor,
Ya pas à dir’, moi, j’ai d’la chance !

J’avais poussé, sans fair’de bruit,
Dans un salon d’la plac Vendôme,
Un soupir qui sentait son fruit
Et répandait un drôl’d’arôme ;
Comme on d’mandait : « Quel est l’vaurien
Qui parfume ainsi l’assistance ? »
Un’dame a dit qu’c’était son chien,
Ya pas à dir’, moi, j’ai d’la chance !

Bref ! si j’deviens aviateur,
Histoir’de m’casser la caf’tière,
J’aurai, certe, un’pann’de moteur
Qui m’conduira droit au cim’tière ;
Ce s’ra la fin des jours mauvais,
Mais, pour finir mon existence,
Je tomb’rai dans un champ d’navets,
Et, jusqu’au bout, j’aurai d’la chance !



Eugène LEMERCIER.