Modorf-les-bains/08

Imprimerie Joseph Beffort (p. 60-76).

Régime des Dyspeptiques.

Dans toutes les formes si variées des dyspepsies, dans tous les troubles de l’appareil digestif, le régime alimentaire mérite une attention capitale. Il constitue la moitié du traitement, et il est temps que nous venions à nous occuper de cette importante question. Maint lecteur aura déjà trouvé étrange que nous ayons jusqu’ici gardé le silence sur cette matière qui constitue ordinairement une des premières préoccupations du baigneur quand il arrive aux eaux. En effet, les médecins de beaucoup de villes de bains ne manquent pas d’insister gravement sur l’incompatibilité de tel ou tel aliment avec leurs eaux, et de prévenir le nouvel arrivé contre le danger auquel il s’exposerait en mangeant de certains plats. Les fruits surtout se trouvent sur la liste de proscription ; les uns renferment du tannin qui pourrait neutraliser le fer des eaux minérales, les autres des acides qui en satureraient les alcalis. Malheur à l’imprudent qui oserait enfreindre ces commandements sacro saints ! Une attaque d’apoplexie, une décomposition du sang et d’autres accidents, les uns aussi lugubres que les autres, l’attendent comme punition. C’est surtout en Allemagne que le pédantisme balnéaire s’efforce à conserver pieusement ces traditions séculaires qui cadrent si mal avec les progrès de la science. Même là où l’on a voulu rompre avec l’ancienne hygiène balnéaire et adopter celle-ci davantage aux lois physiologiques, on n’est pas arrivé plus loin qu’à un cliché banal, au fameux, «kurgemäss» ; c’est-à-dire que le régime s’adresse indistinctement à tous ceux qui boivent l’eau, au lieu de tenir compte de la maladie seule, et même de l’individualité. Pour ne citer qu’un exemple frappant, voyons un peu ce qui se passe à Carlsbad, qui a la prétention d’être le grand hôpital international de l’Europe. Le baigneur, avant de s’y rendre, est déjà prévenu des rigueurs de la diète ; on l’a rassuré d’avance en lui disant qu’à l’hôtel il ne pourra dîner que d’après une carte spéciale, de sorte qu’il ne saurait trébucher dans la bonne voie. Au surplus, quand il est méticuleux, on lui conseille de se munir du livre du Dr Wiel «la table des dyspeptiques», qui lui servira de fil d’Ariane pour s’orienter dans le dédale des prescriptions culinaires. Le patient s’endort donc paisiblement, comme le jeune Alexandre, avec la brochure du Dr Wiel sous son traversin, et il bénit sa bonne étoile qui l’a conduit dans un endroit où une administration prévoyante le défend et le gare si paternellement contre les dangers d’un mauvais régime. Cela n’empêche pas que le matin, après avoir pris ses gobelets de Mühlbrunn ou de Sprudel, il déjeûne avec une tasse de café outrageusement fort (en Autriche on sert cette liqueur à la turque), et qu’il l’accompagne par dessus le marché de cette excellente pâtisserie de Bohème où il entre pour la moitié du beurre ou de la crème. S’il est permis au gourmet de savourer les délices de cet assemblage, je doute fort que le dyspeptique et le goutteux s’en trouvent bien. La digestion du dîner (très curgemâss) occasionne-t-elle quelque embarras, notre patient n’a qu’à se faire servir une forte infusion de thé noir, selon la recommandation de son Mentor ès choses gastriques, le Dr Wiel. Pourtant des observations répétées sur des individus qui portaient une fistule stomacale, ont depuis longtemps démontré, que le café aussi bien que le thé, entravent et retardent la digestion ; que le beurre et la crème, étant des substances grasses, sont difficiles à digérer. C’est à se demander à quoi la physiologie est bonne ? Est-ce bien pour éclairer les médecins praticiens, ou ne peut-elle servir qu’à ennuyer les candidats qui se vouent à la science d’Hippocrate ? On peut voir du moins par la critique de ces détails, combien une prescription générale et absolue est défectueuse, et combien il est nécessaire d’individualiser selon les cas et les tempéraments.

Mondorf est une création de notre époque, et si son origine n’est pas poétisée par des légendes comme celles qui enveloppent dans les nuages du passé la naissance de ses consœurs, en revanche aucune tradition naïve des siècles écoulés n’est venu influencer les pratiques qu’on y observe, et le traitement a toujours eu le cachet vraiment scientifique. Il n’existe donc aucun régime spécial pour Mondorf. Chaque catégorie de malades réclame son hygiène pour elle, sa façon spéciale de boire et de manger. Le goutteux doit vivre autrement que le candidat pour la phthisie ; mais c’est avant tout le dyspeptique dont le régime demande la plus grande attention.

Toutes les affections du tube digestif sont plus ou moins accompagnées du symptôme de la dyspepsie ; il convient donc, que tous les patients de ce genre observent les mesures qui leur garantissent une bonne digestion. Cette importante fonction n’est bien connue que depuis le commencement de notre siècle. Après les premières recherches de Spallanzani, sont venues celles du Dr Beaumont qui eut la chance d’observer un homme auquel un coup de feu avait fait une large ouverture dans l’estomac. On pouvait donc parfaitement observer ce qui s’y passait, et comment cet organe travaillait les différents aliments et boissons. Plusieurs cas de fistule stomacale ont été encore observés depuis, et les expériences qu’on a pu faire sur eux, sont absolument venues confirmer les lois que Beaumont avait trouvées. Dans ces derniers temps la découverte de la pompe stomacale par Kussmaul est venu ajouter un admirable moyen d’investigation et de traitement. Malheureusement les vérités dues à ces belles recherches demandent beaucoup de temps pour être connues et pour pénétrer dans le public. Celui-ci en est encore généralement aux prescriptions de l’école de Salerne, ou à des traditions qui varient d’un pays à l’autre.

Trois points sont à considérer dans le régime du dyspeptique : 1o Le nombre des repas ; 2o la qualité des aliments ; 3o la façon de les préparer et d’arranger les repas.

Quant au premier point, il est essentiel pour le dyspeptique de réduire le nombre des repas. En effet comme une digestion normale, chez un homme sain, demande cinq à six heures, il est permis d’admettre que chez un dyspeptique cet acte nécessite au moins six heures, sinon plus. En outre, comme il convient de laisser plus longtemps reposer un organe affaibli, il faudra accorder quelques heures de repos, après la besogne faite. De cette façon il ne faudra pas prendre plus que deux repas par jour. Mais la sagesse des nations pense autrement là dessus, et elle proclame ceci : Mangez peu à la fois, mais mangez souvent. On se figure dans le public qu’en prenant une petite quantité de nourriture seulement, l’estomac va besogner plus vite et que cela le fatiguera moins. C’est une erreur patente. La digestion doit être considérée comme une opération chimique telle que nous voyons s’opérer la transformation des matières alimentaires dans l’industrie. Tout le monde sait donc que, pour convertir la pâte de farine en pain, ce qui constitue déjà un commencement de digestion en dehors de l’estomac, il faut un temps déterminé pour permettre à la fermentation d’abord, et à la cuisson ensuite, d’exercer leur action. Il y a dans cette fabrication, qui est une des plus belles et surtout des plus utiles découvertes du génie humain, une action chimique (transformation de la fécule en dextrine) et une action physique (porosité obtenue par le développement des bulles de gaz) tout comme cela se passe pour la fonction digestive dans l’estomac. Or, pour obtenir un seul pain, il faut attendre le même nombre d’heures que pour une douzaine ; il faut lui accorder le même temps pour qu’il lève, et il faut le même nombre d’heures de séjour au four. La brasserie, la distillerie, offrent des comparaisons analogues à considérer. De même il y a un minimum de temps, plus ou moins invariable, qu’il faut à l’estomac pour remplir sa besogne, et quand on lui présente une quantité d’aliments plus restreinte il ne saurait pour cela, venir plus rapidement à bout de son travail. Il est bien entendu d’autre part, qu’en lui faisant prendre une nourriture trop copieuse, cet organe peut plus facilement faillir à sa tâche, surtout quand son énergie n’est pas à la hauteur de sa mission. L’observation sur le malade nous démontre du reste que c’est ordinairement le dernier repas de la journée, le souper, qui donne lieu aux indigestions, et que c’est pendant la nuit que s’accumulent les souffrances pour le pauvre dyspeptique. Il est bien naturel d’interpréter cette coïncidence si fréquente en considérant que l’estomac, ayant épuisé toutes ses ressources pour les premiers repas, se trouve à bout de forces pour achever le dernier. Malheureusement on attend toujours cette extrémité, et il faut l’évidence brutale des faits avant qu’on se décide à réduire le nombre et l’intensité des charges qu’on impose à cet organe. Il serait cependant bien plus raisonnable de s’y prendre d’une façon toute opposée : c’est-à-dire, de commencer par un repas unique pour toute la journée ; puis, celui-ci étant bien digéré, on aurait le droit seulement de faire un pas plus loin et d’essayer avec deux séances digestives. C’est du reste cette façon d’agir que nous adoptons quand il s'agit d’un estomac gravement compromis, comme dans la dilatation stomacale. Il arrive même dans les cas extrêmes de ce mal, qu’un repas par jour soit encore de trop pour la capacité digestive de cet organe, et qu’il faille nourrir le patient au moyen de lavements nutritifs, en attendant que l’estomac se remette sous l’influence des mesures prises en ce sens.

En somme donc, nous sommes grand partisan du système français de deux repas pour les vingt-quatre heures. Si c’est déjà une bonne et salutaire mesure pour ceux qui sont bien portants, son observation est de rigueur pour les dyspeptiques. L’Allemagne où l’on mange à toute heure de la nuit et du jour, est le pays par excellence des maladies de l’estomac, et il est assez significatif que la pompe stomacale nous vienne d’outre Rhin. C’est une question d’habitude ; en pays germanique le nouveau né trouve sa bouillie préparée depuis plusieurs jours d’avance, tandis que le jeune citoyen gaulois ne reçoit durant les premières vingt-quatre heures de son existence que de rares cuillerées d’une tisane homéopathiquement dosée. Il est donc bien préférable de prendre en deux fois la quantité de nourriture qui est nécessaire à notre subsistance, plutôt que d’ennuyer, de surmener et d’irriter l’estomac, en lui présentant des aliments quand il n’a pas encore pu achever le repas précédent, de sorte qu’on ne lui laisse ni trêve ni repos. On ne veut ainsi rien retrancher de la quantité, mais il s’agit tout bonnement de réglementer la prise de nourriture. Si, pendant ces intervalles plus longs des repas, le patient éprouvait de la faiblesse, ou bien si le froid lui devenait pénible, on pourrait lui accorder soit un verre de vieux Bordeaux ou de Bourgogne, soit une tasse de bouillon bien dégraissé ; ces liquides ne sollicitent pas l’intervention de la faculté digestive de l’estomac ; ils y sont tout bonnement absorbés selon les lois physiques de l’endosmose, et grâce aux principes excitants qu’ils contiennent et à la chaleur qu’on leur donne, ils exercent une action réconfortante sur le système nerveux et sur la calorification, sans entraver la digestion.

2o La qualité des aliments. On conçoit aisément qu’il faut rechercher ceux qui sont faciles à digérer et s’abstenir dans une certaine mesure des autres. Parmi les premiers nous voyons figurer les substances qui possèdent la plus grande force nutritive : le lait, le pain, la viande, les œufs et les fruits pris dans le sens le plus large. Parmi les aliments indigestes, on distingue deux groupes : D’abord toutes les substances grasses, considérées bien entendu au point de vue chimique : le lard, le beurre, la crème, l’huile, les sauces grasses, la mayonnaise, les noix et les amandes. Ensuite une seconde catégorie qui renferme les légumes dits herbacés, c’est-à-dire ceux qui sont constitués uniquement par le feuillage des plantes : les salades, les choux, les endives, les épinards, le cresson, les artichauts, ensuite les fruits non mûrs, comme les pois, les fèves, les concombres etc., confits avant leur maturité. Ce qui rend les légumes encore plus particulièrement indigestes, c’est qu’il faut toujours employer du beurre et de l’huile pour parvenir à en faire une préparation culinaire acceptable.

La partie digeste de la plante, en même temps la plus nourrissante, c’est le fruit, la semence, qui est une sorte de réservoir alimentaire pour la plante future, et qui joue le même rôle que le lait dans la série animale. Pour quelques plantes c’est la racine ou la tige souterraine qui emmagasine la substance alimentaire, et qui fournit une bonne matière nutritive et digeste à la fois. Ce sont la pomme de terre, le navet, la carotte, l’oignon etc.

L’homme, en vertu de la capacité de son estomac et de sa denture, est frugivore ; c’est la civilisation qui l’a fait omnivore, tout comme il a changé lui même le régime des animaux qu’il a réussi à apprivoiser. Les principaux aliments pour le dyspeptique seront donc toujours le lait, le pain, les œufs, les viandes (lesquelles devront faire surtout la variation de ses repas), les pommes de terre et les fruits doux, bien mûrs.

3o Quant à la façon d’arranger ses repas conformément à une bonne hygiène, il est important de les prendre avec le moins de liquide possible. En effet, chaque aliment que l’on prend à l’état sec, exige une mastication plus complète, un séjour plus prolongé dans la bouche ; d’où il résulte une division plus parfaite, et une imprégnation plus abondante de salive. Or, la salive joue un rôle fort important dans la digestion, et son action devient d’autant plus précieuse quand on ne peut plus compter sur un estomac intact et robuste. On sait aussi que les personnes qui ont une denture défectueuse, les vieillards entre autres, qui prennent de préférence des soupes et des potages, sont sujets à de fréquentes indigestions. Un fait pathologique fort curieux confirme encore mieux le rôle de la salive dans la fonction digestive. À Vienne, les malheureux qui sont las de la vie, choisissent très souvent, pour se suicider, une solution de potasse caustique qu’ils peuvent se procurer facilement et sans éveiller des soupçons. Le moyen est loin de réussir toujours ; il arrive au contraire plus fréquemment qu’il produit des plaies, des corrosions terribles à la gorge et à l’æsophage, de sorte que peu à peu, par l’accollement et la cicatrisation, il survient une obturation complète du passage. Aujourd’hui, grâce aux progrès de la chirurgie abdominale, on intervient dans ces situations par le bistouri. On pratique une ouverture dans l’estomac par laquelle on nourrit le patient. Lors des premières opérations de ce genre, on observait continuellement que les digestions étaient mauvaises, que le patient avait la langue chargée, etc. Enfin on devint attentif au manque de salive, et l’on recommanda de mâcher les aliments dans la bouche avant qu’ils ne fussent introduits par l’ouverture anormale dans l’estomac. Ce conseil réussit complètement ainsi qu’il avait été prévu, et le succès obtenu confirme puissamment l’utilité de la salive dans la fonction digestive.

Je demande pardon au lecteur de cette petite disgression, mais je crois que les préceptes hygiéniques sont plus volontiers acceptés et mieux saisis, quand on peut se faire une raison des motifs qui les ont dictés.

Pour l’estomac proprement dit, et la transformation que les aliments doivent y subir, l’usage de la diète sèche est encore recommandable. Ici les observations que Beaumont a pu faire sur son cas mémorable de fistule stomacale, sont tout à fait concluantes. Le savant Américain a constaté que l’introduction dans l’estomac de mets secs provoquait une abondante sécrétion de suc gastrique et des mouvements péristaltiques plus vifs, plus multipliés, tandis que les potages et les, bouillies ne produisaient guère de réaction intense. De plus, un excès de liquide doit évidemment délayer le suc gastrique et affaiblir son action.

Les mouvements vermiculaires de l’estomac sont absolument indispensables pour le bon accomplissement de la digestion. Il faut se figurer la masse alimentaire comme une boule dont la surface seule, en contact immédiat avec la paroi qui laisse suinter le suc gastrique, subit la modification chimique spéciale. Il est nécessaire donc que les parties alimentaires qui ont été travaillées déjà, rentrent dans la masse, et permettent à celles qui sont encore intactes, d’occuper leur place et d’y subir l’action de la pepsine et de l’acide chlorhydrique, les deux agents du suc gastrique. Les aliments sont pendant toute la durée de la digestion brassés comme dans un creuset de chimiste afin de multiplier les points de contact intime entre eux et les ferments.

Une tasse de lait, un doigt de vin vieux doivent donc suffire pour arroser le repas du dyspeptique, et il ne lui faut pas inonder son poulet comme certain compagnon de gloire de Napoléon qui avait l’habitude de s’adresser au premier verre de Bordeaux en lui disant : Range-toi bien, malheureux, car tu seras bientôt furieusement pressé !

J’ai déjà insisté plus haut sur l’inutilité, voire même le désavantage, de boire une eau minérale, gazeuse ou autre, aux repas, afin d’activer la digestion. Cette pratique est toujours mauvaise, mais particulièrement pour celui qui a l’estomac faible. Le gaz acide carbonique, à la dose artificiellement renforcée qui se trouve renfermée dans les eaux minérales, irrite certainement la muqueuse de l’estomac ; et les principes minéraux détruisent toujours l’acidité du suc gastrique. Enfin, la digestion étant l’affaire de l’estomac avant tout, je ne puis me figurer que les eaux minérales, dites de table, qui sont décomposées dès qu’elles se trouvent en contact avec le contenu de l’estomac, puissent encore exercer une action spécifique sur ce dernier. Qu’on prenne toute chose à son heure, et l’aliment et le médicament !

On pourrait encore objecter que la soif est une fonction naturelle, et qu’il faut y obéir en buvant jusqu’à ce que ce désir soit satisfait. À cela on peut répondre que la soif des dyspeptiques est souvent factice, de même que leur besoin exagéré de manger qu’on observe quelquefois. Ensuite, la soif exprime, à Vrai dire, plutôt un besoin général de toute l’économie, provoqué par l’échange organique du sang et la concentration de ce liquide, qui résulte de la perte en vapeur d’eau par la transpiration continuelle et la respiration. Si donc la soif se traduit ordinairement par la sensation si connue et si pénible de sécheresse à la gorge, il n’est nullement besoin pour s’en défaire, d’humecter le palais, car des lavements d’eau, des bains prolongés la calment tout aussi bien. Aux bains, l’affaire est du reste plus simple. La proportion d’eau qu’on a l’habitude de prendre dans la matinée, prévient sûrement la soif, car dès que le sang a reçu sa portion de liquide nécessaire, celle-ci ne se manifeste guère. Nous maintenons donc notre conseil, qu’on s’abstienne de boire pendant les deux heures qui suivent le repas.

Pour ce qui regarde la façon de préparer les mets, il y a une certaine difficulté à concilier les exigences de l’hygiène avec les artifices de l’art de Vatel. Quel est le cordon bleu qui voudrait encore faire de la cuisine, si on lui enlevait le lard, le beurre et la crème, que nous venons de désigner parmi les aliments indigestes ? Car ces ingrédients sont absolument de rigueur dans la préparation des plats d’un homme civilisé. Aussi n’y a-t-il rien d’absolu dans cette défense ; et il suffira de réduire à un minimum la participation des substances grasses dans les combinaisons culinaires, pour satisfaire à l’hygiène.

Les meilleures viandes, sous le rapport de la digestibilité, sont les viandes fumées : le jambon, la langue fumée, le filet d’Anvers, le saumon fumé etc. Ces viandes, par leur goût salé, excitent puissamment la sécrétion de la salive, et dans l’estomac elles absorbent énergiquement le suc gastrique, qui pénètre par endosmose dans leurs fibres desséchées.

Il n’y a aucune raison pour admettre une distinction entre les viandes noires et les viandes blanches, entre le gibier et la viande fournie par les animaux domestiques, pour ce qui regarde la question de la digestibilité. C’est la graisse qui s’y trouve naturellement, ou qu’on y ajoute pour en faire un plat culinaire, qui les rend lourdes ou légères pour l’estomac. Viennent ensuite quelques poissons d’un goût très plébéien mais d’une utilité reconnue : le hareng à la daube, les anchois, les sardines. Le caviar et les huîtres sont un excellent met pour les dyspeptiques. Les autres poissons doivent être mangés frits, ou bien avec une sauce matelotte ; jamais au beurre. Il y a du reste des gourmets qui s’accommodent parfaitement d’un poisson, rien qu’avec du sel ou de la moutarde comme ajoute. Le saumon, l’anguille et le maquereau ont une chair grasse, et il est convenable d’en user discrètement. Les escargots, les homards et les écrevisses passent pour être indigestes, mais ils le sont uniquement parce qu’on les noie dans des sauces grasses pour les déguster. Quant aux viandes qui apparaissent plus souvent sur la table, il faut préférer le bœuf bouilli, le bœuf à la mode, le roast-beef, les côtelettes de mouton faites au grille, le poulet, le perdreau, le civet de lièvre. On ne se sert bien entendu pas de sauces, et on peut de cette façon se mettre à toutes les tables d’hôte sans risquer un heurt pour son estomac.

Le pain est indigeste quand il est encore frais ; il se roule alors par la mastication en boulettes qui se laissent difficilement, imprégner par la salive autant que par le suc gastrique. Il présente dans cet état les mêmes inconvénients que les pâtes, la vermicelle, les nouilles, le macaroni, les gaufres, les galettes, les beignets etc., lesquels pèchent tous par le défaut de porosité, souvent aussi par la formation d’une couche de graisse qui les entoure d’une enveloppe difficilement attaquable par les sucs digestifs. Le pain devrait donc être bien rassis pour être mangé. De plus, un peut encore le griller légèrement ou ne se servir que de la croûte pour rehausser sa vertu. Les biscuits et les madeleines conviennent très bien comme pâtisseries pour le dessert.

Les œufs se digèrent le plus facilement quand on les prend à la coque ; leur contenu est alors, grâce au pain qu’on mange en même temps, finement divisé, et réduit en particules très ténues, ce qui n’est pas le cas pour l’omelette.

Le lait ne devrait jamais être pris comme on avale une autre boisson. Car il ne constitue un liquide qu’aussi longtemps qu’il se trouve servi dans le vase ; une fois dans l’estomac, il se fige rapidement et constitue un amas solide, cohérent, qui se laisse diviser très difficilement. Il est donc plus pratique de l’avaler lentement, par cuillérées, et de grignoter en même temps une croûte de pain. De cette façon, il est mélangé avec de la salive, et se divise en petites parcelles ; conditions qui lui assurent une digestion facile. Aussi, quand on le boit d’un trait, et qu’il est par dessus le marché un peu frais, il survient très volontiers une indigestion. Car tous les liquides froids qu’on ingurgite en certaine quantité, produisent une violente perturbation circulatoire à l’intérieur du corps. Le sang, d’abord refoulé par l’action du froid, revient avec une impétuosité égale ; il y a une congestion réactive telle qu’elle se produit dans la peau après une douche froide et si l’afflux sanguin est un peu intense, il s’ensuit l’indigestion, la diarrhée.

Ce petit accident arrive encore assez fréquemment après l’usage d’un verre de bière froide, d’une glace, ou la dégustation d’une poire fondante remontée toute glacée de la cave.

Pour ce qui regarde les légumes, ce sont les pommes de terre rôties dans les cendres en robe de chambre ou simplement cuites à l’eau qui conviennent le mieux. Il faut cependant signaler comme indigestes au plus haut point les pommes de terre frites, la graisse qui les imprègne ne permettant pas aux liquides digestifs d’y pénétrer. Les navets, les carottes etc., sont peu nourissants, mais on peut les employer, de même que les pois, comme variation. — Tout fromage est indigeste. Le lait caillé, qui mélangé avec des fines herbes, du poivre et du sel, est servi sous le nom de fromage blanc (makai en wallon) est en revanche d’une digestion facile. — Quant aux fruits, ceux qui sont très sucrés et pas trop acides, méritent la préférence.

En dernier lieu il faudrait encore se rappeler que, si l’on veut bien digérer, fl ne faut pas apporter à table des préoccupations, ne discuter ni politique ni religion entre la poire et le fromage.

Adjuvants de la digestion. Pour les gens du monde il existe un grand nombre de substances capables de faire passer le manger, de venir en aide à l’estomac défaillant. On compte parmi elles d’abord les vins généreux, le vieux Madère, le Marsala, les grands crûs de la Bourgogne, le Champagne, les liqueurs aromatiques, l’anisette, la Chartreuse, le Curaçao, les Bitter, enfin le thé et le café. Malheureusement de toute cette longue file de bonnes choses, aucune ne rend véritablement des services. Cela n’est pas étonnant, car chaque fois que, dans le traitement d’une maladie, on énumère un grand nombre de remèdes, on peut être sûr qu’il n’y a pas un seul qui vaille, et que le treizième de la douzaine est le bon. J’ai dit au commencement de ce chapitre qu’on peut permettre un doigt de vin au dyspeptique pour son repas : c’est une tolérance et non pas une recommandation, parce qu’on tient volontiers compte des habitudes antérieures du patient. Les liqueurs, le café et le thé, surtout ces deux derniers, sont parfaitement nuisibles à la digestion. Le café et le thé sont des drogues vraiment médicamenteuses et produisent une action intense sur le système nerveux, une excitation des facultés cérébrales ; mais en même temps leur influence sur l’estomac est tout-à-fait désastreuse. D’abord ils tuent la faim, et si cette propriété est peut-être, et bien malheureusement, une vertu pour le prolétaire, ce n’est plus une pour un estomac souffrant. En outre Beaumont a pu observer, que le café aussi bien que le thé retardaient de une à deux heures la digestion. Il est certain que si l’on prenait sa tasse de café avant de se mettre à table, on n’épuiserait guère une longue série de plats. En revanche, le besoin d’un bon café se fait surtout sentir après un repas plantureux, et il est aisé de constater alors la façon dont il fait « passer le manger » comme on s’exprime. En effet un dîner trop copieux nous alourdit, fatigue notre intellect ; il paraîtrait que l’estomac, en lutte avec une quantité exceptionnelle de mets et de boissons, absorbe toutes les forces nerveuses du corps. La légère congestion cérébrale inséparable de tout bon repas, dûment arrosé par des vins exquis et capiteux, produit une somnolence, une torpeur, qui cadrent généralement très mal avec les obligations du lieu et du moment. Le café vient alors très opportunément dissiper ces aspirations de la vie végétative ; il ranime la conversation languissante et réveille l’esprit qui a eu son quart d’heure du vieil Homère, dont le génie aussi dormitat aliquando. C’est notre cerveau qui réclame le café et non pas notre estomac. L’habitude du café devient très vite impérieuse ; il partage ce défaut avec toutes les substances qui agissent profondément sur le système nerveux, comme l’alcool, l’opium, le haschisch, etc. Son abus est cependant toujours nuisible, même quand on est doué d’un estomac bien portant. On a beau citer la longévité de Voltaire et d’autres gens célèbres pour en démontrer l’innocuité. Quand on parcourt les lettres du philosophe de Ferney avec les yeux du médecin, on doit être frappé du retour incessant de préoccupations qui toutes ont trait à la dyspepsie, et à tout ce qui s’y rattache. L’invention d’un nouveau modèle de clysopompe y est saluée avec un enthousiasme reconnaissant, et une rage de dyspepsie arrache au grand écrivain l’aveu tragique : Un siècle de gloire pour un bon estomac !

Le thé, dont le principe actif est analogue à celui du café, joint à son action défavorable pour la digestion, une action excitatrice plus puissante du cerveau. C’est le monde féminin surtout qui en use et qui en abuse. Des physiologistes méchants ont expliqué la préférence que le beau sexe montre à l’égard du breuvage chinois, par une vertu spéciale que celui-ci exercerait sur l’appareil moteur de la langue ; tandis que les chimistes ont eu la galanterie d’y découvrir outre là theïne, une grande quantité de fer, de ce précieux métal qui, façonné en pilules, guérit les hommes, et qui, transformé en obus et mitraille, doit guérir les peuples malades. On doit donc entendre dire comme excuse, que le thé est un bon stimulant, un tonique du sang, et je ne sais quoi encore. Tout beau, mais ce n’est, et ce ne sera jamais un digestif ! Que les Anglais avec leur appareil digestif si solidement organisé, leur tempérament phlegmatique, puissent se permettre de savourer impunément des flots de thé, cela n’est pas étonnant ; c’est peut-être un correctif pour leur constitution. Mais nos dames nerveuses, anémiques, qui osent à peine manger, s’en régalent à leur détriment, et ne font qu’ajouter une surexcitation artificielle à celle qui les accable déjà suffisamment en vertu de leur tempérament nerveux et de leur anémie.

Les observations qui précèdent, ne s’adressent évidemment pas à l’homme bien portant. Celui-ci peut boire et manger de tout ce qui lui plaît, en évitant seulement, les excès. La question de la digestibilité d’un aliment, d’une boisson, n’est posée que quand on a affaire à un estomac débilité ou malade. Pour l’homme sain, il lui est permis de se laisser guider par le goût et par l’habitude seuls.

En cas de mauvaise digestion, le malade peut cependant recourir à certaines pratiques aptes à relever la fonction languissante. D’abord on peut lui conseiller de prendre des adjuvants chimiques dont l’expérience a consacré l’efficacité p. ex. la pepsine, la pancréatine, l’acide chlorhydrique. Ces préparations exercent plutôt une action hygiénique que médicamenteuse, car, à vrai dire, ce sont des produits chimiques identiques avec ceux qui sont fournis par le corps, comme l’acide lactique, l’acide chlorhydrique, ou bien ce sont des sécrétions animales que nous empruntons à l’estomac, aux glandes des animaux domestiques tués à l’abattoir.

En second lieu, on a employé avec succès des fomentations chaudes, des cruchons d’eau chaude placés sur la région stomacale, la chaleur étant un puissant excitant pour toutes les fonctions. En dernier lieu on conseille le mouvement modéré, la promenade, en espérant que le cours du sang stagnant dans les vaisseaux de l’estomac, sera accéléré par le travail musculaire, qui anime la circulation générale et fait disparaître les stases sanguines.