Moïse Joessin/Texte entier

L’auteur éditeur (p. ).

LOUIS-JOSEPH DOUCET.


MOÏSE
JŒSSIN
(LES RUDES)


On ne refait pas le monde, mais on l’étudie dans ses penchants et dans ses aptitudes, afin de mieux saisir sa vie et sa conscience pour l’imiter à certaines heures et aussi pour éviter ce qui nous disconvient.



QUÉBEC
L’auteur Éditeur
142, rue des Franciscains, 142.


1918

LOUIS-JOSEPH DOUCET.


MOÏSE
JŒSSIN
(LES RUDES)


On ne refait pas le monde, mais on l’étudie dans ses penchants et dans ses aptitudes, afin de mieux saisir sa vie et sa conscience pour l’imiter à certaines heures et aussi pour éviter ce qui nous disconvient.



QUÉBEC
L’auteur Éditeur
142, rue des Franciscains, 142.


1918


À l’Ami
ANTONI LESAGE,


pour lire au coin du feu dans l’évocation d’une époque où la lutte ardue de mon héros n’excluait certes pas la franchise, je dédie cordialement ce livre.


L.-J. D.

Tous droits réservés.

MOÏSE JOESSIN


Ceux qui l’ont connu, et qui vivent encore, savent que Moïse Joessin n’éprouvait aucune sympathie pour le progrès moderne ; la mécanique surtout avait l’art de ne pas lui plaire ; il avait bien deux bonnes raisons en cela : ses bras d’une robustesse prodigieuse lui permettaient d’aborder avec aisance tous les gros ouvrages, et ses jambes, excellentes jusqu’à ses derniers jours, lui suffisaient à toutes ses courses.

Les principes sociaux de cet homme étaient peu nombreux mais clairs : droits de passer autant qu’il lui plaisait dans le chemin du roi et de dépenser de la manière qu’il lui semblait bon l’argent qu’il avait gagné royalement, c’est-à-dire en travaillant fort et dur.

Une seule fois, disait-on, il s’était senti fatigué sur son ouvrage : c’était de sa faute, de l’orgueil : pourquoi n’avait-il pas demandé son dîner plus tôt, aussi ?

Il avait tout dépensé son argent la veille au soir, et le lendemain, de bon matin, n’ayant rien à manger, il acceptait de travailler au chargement d’un bateau qui prenait du bois de corde, à Lanoraie ; l’avant-midi s’était bien passé ; mais le midi, Moïse eut l’orgueil ou la faiblesse, de laisser entendre qu’il allait dîner comme les autres, quand n’ayant rien à prendre, il n’avait rien pris, ni rien demandé, ne comptant que sur le prix de sa journée pour se refaire l’estomac.

Par dessus le marché, il travaillait avec le grand Marga, de « l’autre-bord », qui semblait le défier, lui-même, Moïse Joessin en personne.

Il faisait une grande chaleur, la journée était longue, longue. Des jurons intérieurs, ou prononcés à mots couverts, lui donnait de la force, sans doute : les quartiers de bois de quatre pieds de longueur : du merisier, de l’érable aussi, revolaient des mains nerveuses de notre Moïse comme des copeaux. Comme il y en avait du bois, des monceaux, le soleil était loin en l’air. Moïse avait chaud, Marga le colosse, avait chaud, tout le monde avait chaud.

Moïse qui n’était pourtant pas un rêveur, eut le pressentiment, la vision d’une déchéance : allait-il, lui, dans la force de l’âge, 45 ans, céder devant l’effort d’un antagoniste, un gas bien pris sans doute, mais qu’il s’était cru capable d’écraser de ses deux poings bien lancés, sur sa sale margoulette. Non, hein ! Ça serait pas un déshonneur. Et l’heure était longue, longue ; l’heure ne finirait plus, et la journée, grand Dieu ! la journée ne finirait donc plus ? Et Moïse rassemblait toutes ses forces, toute sa volonté et toute son énergie, et les bûches de bois de corde devenaient pesantes. Non, enfin, elles ne volaient plus comme des copeaux. Il n’était que quatre heures et demie de relevée.

Moïse voulut prendre une tassée d’eau, bien qu’il n’eut pas soif ; la tasse lui tremblait dans la main. Quelque chose d’anormal se passait dans son être. Il se remit à l’œuvre commencé, mais un quartier de merisier lui écorcha les pieds ; il l’avait échappé, son bois !

« Calvaire de misère ! Potasse à brûler ! » s’exclamait-il.

— Qu’est-ce que c’est Moïse ? lui dit quelqu’un.

— C’est, dit-il, en sacrant entre ses dents, c’est que si j’avais au moins déjeuner, je ne me crucifierais pas les pieds comme ça, million de potences !

Marga souriait dans sa barbe ; mais un mouvement de pitié se produisit chez les autres camarades : on le crut sur parole, parce qu’on devait le croire ; Moïse le disait, c’était vrai !

Tout le monde regarda l’homme prompt et fort qu’était Joessin, comme en se disant : je te crois, cet homme a coutume de faire beaucoup plus.

Le capitaine lui dit d’aller manger dans la cabine, il y avait du lard, du pain et du thé.

D’autres lui offraient de l’argent.

Un regard de sympathie générale se porta vers l’homme robuste qui n’avait pourtant pas manqué à sa coutume de faire l’appel au meilleur homme le midi même. Le grand Marga seul semblait satisfait de la pâleur subite qui indiquait la maladie ou la grande lassitude.

Évidemment Moïse Joessin était torturé par la faim et la fatigue ; mais il se remettait promptement, il le savait bien, dans toutes ses luttes et batailles ardues, il y avait rencontré parfois des instants d’angoisse, et il s’était remis vite.

Dans une bataille, le lutteur peut, la plupart du temps, se reposer, sous quelque prétexte, et nul mieux que lui ne le savait ; mais une journée de travail au chargement de bois de corde, il ne voyait aucun faux-fuyant : C’était pour lui, dans sa pensée, le déshonneur de renoncer à la journée entreprise et promise, ou le déshonneur d’avouer que le grand Marga était plus capable que lui même.

Quand on bataille, se disait-il, pour se reposer, on brise les conventions en feignant de les oublier ; on étouffe son adversaire au lieu de le frapper, on lui plante même ses doigts dans les yeux pour lui faire ouvrir la bouche, on se roule par terre avec lui et l’on se cache un peu la tête pour rebondir ensuite…

Notre héros redressa sa tête glabre et, soit que son orgueil fut revenu, ou que sa fringale fut diminuée, il dit, après avoir lancé quelques jurons appropriés aux circonstances pénibles de sa vie en général — « Je me contenterai d’un maudit bon verre, ça sera assez. » On lui procura cinq sous, et cinq minutes après il revenait de l’hôtel Marcotte, et reprenait son ouvrage avec ardeur et entrain, ayant resserré sa ceinture, — une simple corde — autour de ses reins. Et cette journée pénible et sans pain, ne fut pas d’un rendement moindre à celle du meilleur homme de la paroisse.

Un mois après sa journée de travail et de faim, Moïse, sur la même grève de sable jaune, sciait, à la scie de long, un énorme plançon de chêne, avec Francis Grenier ; il était trois heures de l’après-midi : On y était, tout de bon, la scie sonnait comme une cloche. Francis Grenier ne connaissait pas la fatigue ; Moïse Joessin était en bonne condition, santé parfaite, la boisson, le pain et la viande pris en ration suffisante et aux heures régulières répandaient dans son corps et dans ses nerfs comme des élixirs de Jouvence, des courants de force électrique. Le fleuve était sous un jour délicieux et chaud.

Soudain, un colosse interpella nos deux travailleurs acharnés, du haut de la côte : tête énorme, cheveux frisés, voix rauque, cet homme n’était autre que le grand Marga.

— Il fait chaud, disait la voix rauque.

— Oui, disait Grenier de sa voix sourde.

— Ça, c’est pour m’attaquer, dit Joessin à celui-ci, à mi-voix. Si je lui réponds, tu me promets de nous laisser faire ?

— Tu me le promets ?

— Oui, tant que tu voudras, dit Grenier.

Alors, Joessin cria à Marga :

— Il fait chaud, mais il pourrait encore faire plus chaud que ça, si c’est pour Joessin que tu parles.

C’était vrai, le colosse avait bien prononcé son il fait chaud sur un ton ironique ; il descendit la côte en grommelant des mots, entre coupés de jurons sérieux, dont le sens pouvait se traduire par : je me saoule pas comme lui, et je ne travaille pas le lendemain sans manger au moins du pain et de la graisse. L’explication de part et d’autre ne fut pas longue. Joessin affirma que sa santé était de première classe et qu’il était prêt à en donner des preuves tout de suite ; lorsqu’il travaillait à la journée il ne pouvait se battre sur le temps du patron, mais qu’en cette heure il travaillait à la pièce, et que, en fin de compte, pièce pour pièce, il lui allait aussi bien de poser des pièces à Marga que de tailler une pièce de bordée de bateau.

Grenier, sans peur et sans reproche, tint sa parole et sa place sur le plançon de chêne, bien que, affirmait-il, il serait bien utile de se faire frotter le dos, entendu qu’il avait une foutue démangeaison, — démangeaison de se battre.

Joessin et Marga ne perdirent pas grand temps : le premier roula sous l’autre et pendant un quart d’heure on le crut mort. Grenier souriait.

Pierre et José Lasette vinrent séparer les combattants. Quelle ne fut pas la surprise de tout le monde ?

Moïse Joessin n’avait aucun mal, tandis que Marga était tout massacré ; la figure en bouillie ; il ne voyait plus clair, on l’aida à remonter la côte, il fut malade trois semaines durant.

Joessin n’était pas même essoufflé, il reprenait son ouvrage à l’instant qu’on l’avait séparé en disant : — « En bois, Francis » ! Et la scie se remit à sonner comme une cloche, singue, sangue, songue…, la légende ajoute que la journée se prolongea un quart d’heure de plus pour reprendre le temps perdu et qu’un sourire rayonna sur la figure de notre Moïse, un sourire qui voulait être ironique comme celui de Marga, lorsque celui-ci paraissait si satisfait en face de la journée de grande famine et de détresse subie par Joessin, un mois auparavant.

Si Moïse Joessin n’était pas tout à fait aussi fort, me dit-on, que Francis Grenier, ni aussi pesant, il était bien pris dans sa basse taille, et d’une vivacité et d’une agilité presque incomparables, et le souffle ne lui faisait jamais défaut.

Joessin passait quelquefois ses hivers dans les chantiers de Byton (Ottawa), où il avait bien connu des forts à bras, de fières jeunesses, entre autres Joe Monferrand à qui il reprochait une trop grande condescendance envers nos compatriotes anglais et irlandais.

« J’ai entendu de mes propres oreilles, disait-il, un bourgeois anglais lui commander ceci : « Tu sais, Joe, je te paie ton temps comme il faut, royalement, souviens-toi de moi, dans les chicanes et les bagarres, n’abîme pas mes gens, quand mêmes ils seraient gris (pour grisés), et surtout je te défends expressément de ne jamais en prendre un par les pattes pour assommer les autres avec, tu en as déjà tué six comme ça, ce n’est pas raisonnable ; et Monferrand répondait :

— « C’est bien correct, Monsieur Dick, je penserai à vos conseils. »

J’ai connu un nommé Roch, vieillard robuste, au temps où je pointais la marchandise pour la compagnie du Grand Tronc, sur les quais de Montréal. Cet homme avec qui j’ai causé souvent, m’a parlé de Joe Monferrand et de Moïse Joessin ; détail curieux, ce nommé Roch avait un bras à deux coudes, le bras droit, je crois.

Il m’affirmait avoir rencontré les deux forts à bras dans un hôtel de Byton, et de les avoir vus jouer ensemble d’une manière rude ; Monferrand comme pour s’entraîner à la lutte et Joessin avec l’intention de s’essayer contre le colosse. Moïse défiait Joe de l’attrapper par les pattes comme pour assommer des adversaires, en guise de massue, celui-ci s’efforçait de lui jouer le tour, mais au moment de se faire enlever, il se trouvait toujours que Moïse retrouvait la liberté d’un pied, soit le gauche ou le droit, pour frapper à temps, avec adresse et force, sur le bras ou les deux bras de l’adversaire, de sorte que Joe lâchait prise immédiatement.

Une couple de fois, cependant, Joe enleva Moïse par les pieds, mais par un tour de rein extraordinaire, celui-ci, au même moment, courbé comme un arc, attrapa à son tour Monferrand par les pieds, et les deux lutteurs roulèrent ensemble sur le plancher ; la deuxième fois Monferrand rougit et se fâchant à demi ou tout à fait, je l’ignore, l’attrapa avec grandes force et agilité, et par un autre tour de force non moins extraordinaire, notre lutteur, au lieu de se replier le corps et la tête vers le sol, rebondit en l’air et, pendant que Joe avait les deux mains engagées à tenir les pieds, Moïse lui ramenait ses deux poings libres en même temps sur les deux oreilles ; Monferrand pâlit, lâcha prise, et s’appuyant sur le comptoir invita Joessin à prendre un verre.

Celui-ci, rouge comme un coq, accepta et dit : « Je pensais à ça, là, oui ; je me répétais à moi-même : ce grand maudit a les mains occupées à me tenir les pieds, c’est vrai, mais ses pieds, à lui, sont libres, sacrémilieu, il faut qu’il me lâche. Tu sais Joe, moi je me méfie bien plus de tes pieds que de tes poings. »

Le colosse répondit : — « T’es bête, t’es bête. »

L’autre parut indécis, avala son verre, et serra les dents, le verre se brisa et la partie brisée fut crachée dans la place, de la bouche saignante. Soudain, un air de violon retentit, Monferrand se mit à danser en lançant les jambes en l’air comme pour se dégourdir ; tandis que Joessin demandait au commis de barre de lui servir du bon whisky en esprit.

Quelqu’un l’interpela : « Que penses-tu Joessin ? »

Joessin répondit : « Je pense que si Francis Grenier et Pierre, mon frère, étaient ici, on aurait du plaisir ! » Dans une tempête de neige typique, durant laquelle les charretiers s’abstenaient, apparemment, de sortir leurs chevaux, notre héros ne s’était-il pas avisé de transporter sa tante Isabelle sur ses épaules, ou sur son cou, comme il vous plaira, de Lavaltie à Lanoraie, distance de deux lieues, en trottinant tout le long du chemin, sans laisser voir de fatigue ; précisément : la tante pesait 125 livres, le neveu pesait 175, c’était le mardi-gras, le soir de cette randonnée il fêtait joyeusement ses 25 ans, en les arrosant d’un peu d’eau-de-vie.

« Quoi, disait-il, il fallait bien que j’aille chercher ma tante Isabelle, sur mon dos, parce que sa petite fille était malade. » Je crois bien que cet effort n’était pas bien nécessaire pour la santé de la petite malade, mais notre Moïse aimait les prétextes à ses démonstrations de courage.

Et comme quelqu’un lui faisait observer qu’au Canada ce n’était pas la façon, pour les femmes, de voyager à d’os d’âne,

« Ah » ! répliquait-il, « je ne suis pas un âne comme les autres, vous saurez, je ne rue pas par derrière, mais bien par devant, comme ça », en assénant à son interlocuteur un formidable coup de poing entre les deux yeux, « et si je suis un âne, je ne ris pas. » L’autre fit une culbute.

Et Joessin affirma, en changeant de propos, que les plus gros bancs de neige de Lavaltrie à Lanoraie étaient chez les Hervieux, en haut de la « grand côte ».

Si Moïse Joessin n’était pas toujours d’humeur à laisser passer les farces qu’on pouvait faire sur son compte en sa présence, il est cependant reconnu qu’il était généralement gai : il aimait les chansons et lui-même était un beau « chanteux » mais il ne chantait que lorsqu’il était bien disposé, à la suite, par exemple, de politesse spiritueuse.

Une bonne « gobée » de rhum lui déliait la gorge et la voix, sans compter que la mémoire lui revenait complète et lumineuse.

Ce soir de mardi gras, passé en veillée, chez Basile Bonin, fut charmant, si l’on excepte le coup de poing oublié dans la face de l’intempestif interlocuteur ; ce qui n’irritait pas du tout le frappeur. Chacun y alla de sa chanson, et Moïse y alla de plusieurs, en commençant les refrains alternés de la chanson appropriée du « Mardi gras et du Carême » avec Lizette Vaive :

Le Carême :

Qu’elle est donc cette voix,
Infidèle mangeur, gourmand, double ivrogne ?
Qu’elle est donc cette voix ?
...............
...............

Le Mardi gras :

Carême, que tu es blême,
...............
...............

Le Carême :

J’ai dans ma grande armoire
Quantité de fruits et de confitures…

Puis on chanta Corbleur saubleur :

Où étiez-vous, hier soir ? Marion !
...............
Ah ! doux Jésus, mon mari,
J’étais à la Claire fontaine.

Si Moïse Joessin était un beau chanteux, Lizette Vaive ne le lui cédait en rien, car celle-ci, non seulement chantait bien, mais à ses heures, et très souvent, à l’impromptu, faisait, composait mots et musique de couplets originaux.

Je citerai quelques chansons d’alors ; en les citant, je n’ai qu’un regret, celui de n’y pas joindre les airs que j’aime beaucoup.

Je remets ce plaisir à plus tard, dans un choix complet de vieilles choses de La Noraye.

En attendant j’entasserai, à la Rabelais, sans ordre, ce qui pourrait se perdre.

J’ai le tort durant ce temps de m’éloigner de mon sujet ; mais qu’importe je me reprendrai ; l’homme de lettres qui veut voir et compter ses torts est bien prêt d’abandonner sa carrière, parce qu’il perdra beaucoup trop de temps. — D’ailleurs aussi, ces chansons ont vraiment été chantées par Moïse Joessin ; les voici toutes quatre :


J’AI ENTENDU PLEURER.

I


Là bas, dans la prairie,
N’entends-tu pas pleurer ?
Ah ! c’est la voix de mon amie
Que je désire consoler !


II


Qu’avez-vous donc, maîtresse ?
Comme vous soupirez !
Ami, je pleure de tendresse,
Et je crains de vous trop aimer.


III


De nous aimer, la belle,
Dieu ne le défend pas.
Mon pauvre cœur n’est pas rebelle,
Il est à vous jusqu’au trépas !


IV


Des loups dans la fougère
Menacent vos moutons.
Accourons-y, belle bergère !
Tout le troupeau nous garderons !


V


L’oiseau boit la lumière,
Des papillons, les fleurs :
Tout comme vous, Jeannette fière,
Vous qui savez cueillir les cœurs !

JE BOIS À LA SANTÉ


I


Je bois à la santé d’une brune que j’aime.
Sans la nommer, je bois à sa santé,
En la nommant, je croirais lui déplaire,
Grand Dieu, je l’aime tant ! Je chante sa beauté !


II


Derrière chez nous il est un beau parterre,
Tout alentour grandissent les lauriers,
Allons-y donc, mon aimable bergère,
Allons-y donc, d’amour nous parlerons !


III


Pour parler d’amour il faut être sincère,
Parler d’aimer non de railler toujours ;
En se raillant tout le monde s’en mêle,
Et tant de discours troubleront nos amours !

J’AI FAIT L’AMOUR


I


J’ai fait l’amour à une brune
Qui n’avait pas encor quinze ans.
Elle n’avait pas encore quinze ans,
    J’allais la voir,
Son père m’a donné mon congé,
    Quel désespoir !


II


Tout garçon qui veut fair’l’amour,
Ne fait pas l’amour quand il le veut.
Reviens ce soir sur les dix heures,
    Mon bel ami,
Quand mon père sera couché,
    Maman aussi !


III


Le beau galant n’manquait pas l’heure,
Que sa maîtresse lui donna.
Marchez tout doux, parlez tout bas,
    Mon bel ami,
Car si mon père nous entend,
    Morte je suis !


IV


On ne fut pas deux heur’s ensemble.
Que l’alouette chanta le jour :
Belle alouett’, belle alouette,
    Tu m’as trahi,
Tu as chanté l’heure du jour,
    Il est minuit.


V


Ah ! si l’amour prenait racine,
Dans nos jardins j’en planterais ;
Je planterais, je sèmerais,
    Aux quatre coins :
J’en ferais part à mes amis,
Ceux qui n’en ont point.

VOILÀ LES VOYAGEURS QUI ARRIVENT


I


Voilà les voyageurs qui arrivent (bis)
Bien mal chaussés, bien mal vêtus ;
Beau voyageur, d’où reviens-tu ?


II


Ah ! je reviens de mes voyages (bis)
Hôtesse, verse du vin blanc !
Voyageur, as-tu de l’argent ?


III


De l’argent nous n’en avons guère (bis)
J’engagerai mon vieux capot,
Mon aviron et mon canot.


IV


Quand ils furent tous trois à table ; (bis)
Ils faisaient que rire et chanter,
L’hôtess’ ne faisait que pleurer.


V


Oh ! qu’avez-vous, charmante hôtesse ? (bis)
Qu’avez-vous donc à tant pleurer,
Tandis que nous voulons chanter ?


VI


J’ai mon mari dans les voyages : (bis)
Voilà sept ans qu’il est parti,
Mais j’crois, monsieur, qu’vous êtes lui.


VII


Ah ! taisez-vous, méchante hôtesse ! (bis)
Je n’vous ai laissé qu’un enfant ;
Vous en avez quatre à présent !


VIII


J’ai tant reçu de fausses lettres, (bis)
Vous disant mort et enterré,
Qu’enfin j’me suis remariée.


IX


Nomme-moi donc le nouveau père ! (bis)
Je le tuerai, toi et ses enfants ;
Puis j’irai joindr’mes hivernants !


Un jour Moise Joessin dînait paisiblement dans un restaurant de Toronto ; son accoutrement de voyageur, sa basse taille typique, sa face glabre et sévère attiraient un peu le regard. Quatre Anglais de bonne mine et de haute taille se placèrent à sa table en se disant : Ce type doit être du « Bas-Canada ». There is a type of low-Canada. Ils prononcèrent « low » sur un ton qui voulait dire dernier échelon de l’échelle sociale. Joessin parlait peu l’anglais, mais le comprenait assez bien ; son repas était avancé, presque terminé, mais il se dit en lui même : je puis prendre mon temps, il y a ici des opinions à partager ou à défendre ; voici des gaillards bien mis qui sont prêts à se prononcer sur mon compte, je vais attendre. Ses yeux se fermèrent à demi et, à travers les paupières luisantes, il contempla sournoisement les quatre nouveaux venus.

Il y avait dans ce quatuor quelque souvenir de Malbrough, selon la chanson : l’un portait un grand sabre qu’il déposait dans un coin de la salle du restaurant, le second portait des lunettes bleues, le troisième portait des éperons qu’il faisait sonner sur le parquet et le quatrième lui, ne portait rien, plus que cela, il se portait mal lui-même, étant joliment éméché.

L’un demanda du sel à Joessin.

Please, the salt !

Notre homme fit mine de le chercher, mais dès qu’on lui indiqua le sel du bout du couteau, il passa le sel.

On lui indiqua le poivre, il passa le poivre. Dix minutes s’étaient passées que Joessin n’avait pas encore dit une parole, les nouveaux venus ne connaissaient pas le son de sa voix.

L’idée lui vint de demander du pain, et d’une voix grave il dit :

Voulez-vous me passer le pain ? en l’indiquant du bout de sa fourchette.

We don’t understand, lui fut-il répondu. (Nous ne comprenons pas.) Joessin s’étira le bras et retira le pain.

Il demanda du whisky, et en reçu du garçon de table ; il but son verre en y sauçant des bouchées de pain. On s’esclaffait de rire. Celui qui était à demi ivre prétendit que ce luron ne savait pas boire.

Quand il eut avalé son verre avec son pain, Moïse en avala un autre à la façon ordinaire, puis il dit ; en s’adressant en français à celui qui riait le plus de lui :

Voulez-vous me pousser le beurre ? en l’indiquant d’une voix lourde et cassée.

I don’t understand, fit le rieur.

Un petit coup sec de main fermée à plat frappé près de l’assiette au beurre sur la table, attira de nouveau l’attention du premier rieur qui fit mine d’être froissé et de s’exciter, en se pressant, lança avec une feinte précipitation, un morceau de beurre dans la face de Joessin qui se leva en s’essuyant du revers de sa manche, et dit : ton beurre est jaune comme un orangiste, je le trouve fade et rance comme ta farce ; je veux te rendre le change ! puis il reprit en anglais : my own butter is not yellow, but black for eyes.

Mon beurre à moi est noir pour les yeux, et sa main s’abattit avec vigueur dans la face de l’homme, et les chandelles que celui-ci vit étaient jaunes et blanches, et au nombre de trente-six.

Le bal ne faisait que commencer :

L’homme aux lunettes bleues se saisit du sabre qui reposait dans un coin, mais, il n’eut pas le temps ni la peine de s’en servir, la chaise de Joessin poussée par les deux montants du dossier s’écrapoutit sur l’homme au sabre et aux lunettes.

L’homme qui ne portait rien était un lutteur renommée du nom de Corner, John Corner, il s’emparait assez adroitement de notre Moïse, et l’emportait avec l’intention de lui casser les reins sur le garde fou et la rampe d’un escalier ; Moïse semblait inerte, paralysé, mais dès qu’il eut placé le bout de son pied sur le poteau du dit escalier, la scène changea d’allure, un premier coup de poing fendit la sourcil gauche, un second abattit le sourcil droit ; le lutteur cria : au meutre (murder), au troisième coup en pleine poitrine, il s’affaissa, il était mort.

Joessin lui disait : Veux-tu me passer le beurre ? Veux-tu me passer le beurre ? Quand deux hommes de police vinrent lui mettre les menottes.

Il ne résistait pas à la police, et arrivait bientôt à la prison, lorsqu’il entendit ces mots : « John Corner est mort. » John Corner is dead.

Je ne voudrais pourtant pas manquer mon bateau, dit Joessin à la police.

« We don’t understand you, » répliqua celle-ci.

Si vous ne me comprenez pas, moi je vous comprends, tas de gueux, je comprends que vous voulez me pendre par le cou, en remontant ses deux poings fermés sous sa gorge, un coup sec et les menottes étaient brisées, deux autres coups secs et les deux hommes de police étaient par terre.

Joessin échappa à la justice de Toronto.

Et c’est tant mieux pour lui, car nul n’aurait fait valoir pour lui sauver la vie qu’il était à son corps défendant lors de la bagarre ou, plutôt, pour terminer la lutte entreprise.

On voulait juger sans l’entendre dans sa langue maternelle.

En tout cas ajoutait la personne à qui j’ai lu ces lignes, Joessin aurait été pendu bien sûr, parce qu’il parlait français. (rire.)

Il s’enfuit à White-Hall où il finit ses jours, sans beaucoup voyager par la suite.

Les journaux du temps annoncent une lutte publique dans un théâtre de Philadelphie, qu’il fit contre un nommé Baxter : cette lutte fut considérée comme nulle. Moïse, assez âgé, trop âgé, y est accusé d’avoir brisé les conventions, au gréco-romain.

J’ai lu aussi qu’il s’était fait prendre entre deux chars urbains, à New-York.

Ayant voulu passer entre les deux chars dont l’un rejoignait l’autre, Moïse, glissant sur la voie, se fit plier de telle sorte que la tête et les talons se touchèrent par en arrière, il avait été plié comme une roulette. Rien n’était brisé en lui, puisqu’il repartait au pas de course sans daigner donner son nom : un compagnon de travail avait seul déclaré son tour de cirque, comme la fois qu’il avait remis sur la voie un petit char urbain déraillé : on dit qu’alors il avait levé de ses deux bras puissants le poids remarquable de neuf cents livres.

J’ignore la date et l’année de la mort de Joessin. Cependant Thomas Arpin m’a affirmé que ce fut à White-Hall, vers 6 heures de l’après-midi, en été, à la venue de la première voiture automobile qui soit apparue dans cette ville des États-Unis, après avoir été frappé par cette machine.

Ce devait être un dimanche, puisque une grande foule encombrait les rues. En tout cas, Moïse fut frappé lourdement, à un tournant.

S’étant relevé assez prestement, un ami et son frère Pierre croyaient que le choc ne devait pas avoir de suites graves. Moïse n’était pas de leur dire et, revenu à sa maison, il restitua un peu d’eau rousse. On le persuada de se mettre au lit.

Il répétait : « Jésus ! C’est pas des farces à faire. Des machines sans yeux ça ne voit pas clair. Moi je n’ai jamais frappé dans la rue un passant qui ne me disait rien. C’est pas comme ça qu’on attaque un homme. »

Le prêtre et le médecin furent mandés à son chevet. Le médecin dit que c’était une péritonite égüe et thromatique.

Joessin demanda : « Qu’est-ce que c’est ça c’t’affaire de maladie-là ?

J’ai eu la grippe, des coliques et j’ai reçu des briques, mais pas trop de mastique. »

Non, non, pas trop de mastique, reprit le médecin, c’est thromatique, c’est-à-dire que vous êtes crevé.

« Dans tous les cas c’est pas comme ça que j’aimerais à finir. C’est pas Francis Grignier qui m’aurait pris en traître comme ils ont fait, eux-autres ! »

Monsieur le curé lui répliqua qu’il fallait pardonner à ceux qui nous font du mal.

« Moi, dit Joessin je pardonne bien mieux à ceux qui ne s’arment pas pour nous détruire. »

Visiblement la fièvre augmentait…

Quand le prêtre lui administra les Saintes huiles, contenues dans une petite fiole d’argent Joessin sourit en murmurant : C’est pas un quat’épaules, ça contient pas cinq demiards.

S’adressant à Pierre, son frère, dont il se séparait rarement, il répétait : « Ah ! ils sont bien cochons ceux qui m’ont frappé comme ça. Frapper en traître, moi je n’ai jamais fait ça. »

« C’est pas un homme qui t’a attrapé, » dit Pierre, « c’est une voiture qui marche toute seule. »

Et Moïse plus bas : « Oui, une voiture qui marche toute seule devrait plutôt tuer ceux qui sont dedans que ceux qui sont en dehors. Un fusil ça tue tout seul aussi, mais pas sans poudre ni plomb, ni doigt pour le faire partir. Une voiture qui marche toute seule devrait connaître son chemin. »

Il se confessa et communia dignement, presque avec ferveur. Il dit au prêtre qu’il ne gardait pas rancune à personne, pas même au propriétaire de la machine qui l’avait renversé, ajoutant qu’après tout son pauvre corps avait bien assez vieilli et assez traîné sur la terre, qu’il ne lui déplaisait pas d’y rentrer tout de bon pour y faire le grand somme.

Une pâleur éclaira sa figure souffrante. Madame Joessin arriva à la maison, probablement des vêpres, avertie de l’accident. Le mourant lui dit de ne pas oublier d’aller payer soixante sous au cordonnier, prix du raccommodage de ses souliers, qu’il voulait partir sans dette de ce monde.

Elle le lui promit.

Pierre lui demanda s’il avait quelque recommandation à lui faire : « Oui, » dit-il, « si tu repasses à Lanoraie, rends-toi donc sur la “Grand’Pinière, ” où tu diras une dizaine de chapelet pour le repos de ma pauvre âme, sur le haut de la côte, près de l’emplacement de notre vieille maison, au bord du chemin. »

As-tu autre chose ?

« Oui, » dit-il, sur la terre de Xavier Boisjoli voisine de celle de la fabrique, il y a la grosse pierre que tu te rappelles, à trois arpents environ du bois, tu creuseras un peu du côté du chemin de ligne, à un pied en dessous tu trouveras une petite cruche bouchée d’un petit rond de plomb, elle contient un dix-piastre d’or, fruit d’une gageure, fais-moi dire une petite messe là dessus, et le reste ce sera pour ce que tu voudras.

Bonjour tout le monde ! »

Il demanda à boire, on lui donna de l’eau fraîche, il but et fit une légère grimace. Ses yeux se voilèrent en se fixant, la tête se pencha à gauche après avoir souri vaguement à droite ; et comme si jusqu’à la fin il eut voulu foncer sur quelque chose qui lui semblait hostile, il roidit le bras et lança son poing dans le vide, en disant : « Francis Grinier, viens donc, à nous deux, qu’on les escarbouille ! »

Du côté qu’il avait souri, une vision douce lui était apparue ; peut-être l’âme de sa mère, lui faisant signe avec bonté, que sais-je ? Son père qu’il avait beaucoup aimé l’encourageait, peut-être aussi, d’un geste fier, dans un dernier rêve à combattre la mort qui venait de son coup de faulx abattre l’un des corps les plus rebelles pour le séparer de l’une des âmes les plus tenaces. En tout cas, c’est à cet instant que s’éteignait dans un geste brusque, mais pour ainsi dire logique, l’homme le plus énergique, le caractère le mieux indomptable de Lanoraie.

Trois semaines environ après la mort de Moïse, on vit errer Pierre sur la « Grand’Pinière, » qui, fidèle au dernier vœu d’un mourant, venait réciter une dizaine de chapelet sur le haut de la côte, près de l’emplacement de la vieille maison disparue des Joessins : elle qui avait été leur château fort, leur premier patrimoine, leur fief, toute leur seigneurie.

S’est-il demandé, en repassant son enfance lointaine, et celle de son frère, enfance dépensée si énergiquement, si frénétiquement, si robustement, dans un effort de bras et une dépense de force terrible, si le but de l’existence était de cette manière bien atteint ? Je ne saurais dire ; mais après tout ils ont passé comme ils ont pu, dépensant le trop plein d’une énergie presqu’illimitée. Les circonstances, l’éducation avaient fait défaut, l’instruction ne leur était pas apparue avec ses conseils ; rien.

Tout ne fut pas perdu cependant de cette exubérance de force ; car personne en ce monde ne peut faire en sorte que ce qui a été ne soit effacé.

Une somme de travail énorme a été accomplie par Moïse Joessin, et ce travail a servi, et l’exemple de ce travail a servi aussi, et nul ne peut le défaire. Ce qui est fait est fait.

On m’a affirmé, et je le crois, qu’un commerçant devenu très riche avait salué avec respect, dans une grande rue de Montréal, Moïse Joessin devenu vieux, blanchi par les ans et ne jouissant certes plus de sa prime et merveilleuse santé, marchant à pied et mal vêtu ; le riche commerçant aurait dit à son compagnon dans sa belle voiture : « Mon vieux, si je suis riche aujourd’hui, si je ne suis pas tombé il y a vingt ans, c’est grâce aux bras émérites et au cœur vaillant de ce Moïse qui était alors le roi des débardeurs.

Une journée que j’étais menacé de perdre le plus beau contrat de ma vie, je payai la traite à Moïse Joessin qui fit l’ouvrage des quatre hommes qui me manquaient. »

Il lui aurait même dit : Veux-tu monter dans ma voiture, Joessin ?

« Voulez-vous rire de moé ? j’ai des jambes, c’est pour m’en servir, je suppose, » aurait répliqué ce dernier, « Sacré nom d’un gueux, je n’suis pas mort ! »

Moïse aurait aujourd’hui même, un petit fils, cavalier de tout premier ordre, dans la Légion étrangère de France, décoré, nous dit-on, sur un beau cheval blanc.

Une petite Joessin serait même devenue grande et bonne supérieure d’un couvent renommé.

Moïse Joessin s’est battu bien des fois, c’est vrai ; il aurait bu, cela est encore vrai, mais il avait du cœur.

Combien ne se sont jamais battu ! combien ont été sobres comme des turcs et frugaux comme des ânes, qui n’ont jamais eu et qui n’auront jamais le cœur de dire même ce qu’ils pensent !

Ne jugeons pas et nous ne serons pas jugés, ou jugeons bien.

La vie peut être vue sous bien des angles, l’important est de choisir l’angle de justice. Je rends cette justice à Joessin, qu’à y penser gravement c’était un honnête homme.

S’il a tué une fois, c’était à son corps défendant. On a vu de nos jours un intime de la cour du pape donner les indications nécessaires à la destruction d’un gros navire italien, que de pertes de vie ! C’était un Carmlingue allemand.

Il n’y avait aucune traîtrise dans Joessin, ni hypocrisie ; dans un temps de crimes comme aujourd’hui il eut été le moins criminel, étant donné qu’il fut mis dans l’occasion de jouer un rôle dans la haute diplomatie.

Il a passé pour ivrogne, parce qu’il ne se cachait pas ; combien se saoulent comme d’anciens Romains, et qui passent pour sobres, parce qu’ils ont l’art de cacher leur vice ?

Les petits Joessins n’ont jamais mendié leur pain, le père leur en donnait suffisamment.

Où qu’il fut établi Moïse avait toujours en propre une petite maison et quelques meubles ; il était riche, au sens vrai, puisqu’il n’avait pas un sou de dettes.

Combien font leur rodomonts, se promenant sous des apparences glorieuses, et qui doivent plus qu’ils ne pèsent ?

Cet homme aimait sa langue et respectait celle des autres.

Spartiate inconnu, né dans un monde incompréhensible, il a cru bon de passer sur cette terre dans une indépendance absolue, menaçant d’étriper qui le reprenait vertement, il voulut rester libre comme les oiseaux du bord du bois natal, et qui chantent à leur guise devant la lumière du jour et des grands horizons.

Un homme, un seul homme lui resta fidèle jusqu’après sa mort, ce fut son frère Pierre ; son second et son témoin en toute occasion difficile ; j’oubliais de nommer leur troisième témoin ; la misère, qui les accompagna presqu’en tout temps, mais ils étaient si courageux qu’ils étaient fiers, on eut dit, de l’avoir pour amie intime jusqu’à la tombe : l’un fut inhumé, m’a-t-on affirmé, dans le cimetière des enfants morts sans baptême. Pourquoi ? je l’ignore. Peut-être bien parce qu’il avait juré de ne jamais prier pour la conversion de l’Angleterre, affirmant ses grands dieux, que l’Angleterre convertie déciderait le vatican à nommer des évêques angliciseurs de notre pauvre race.

En tout cas nous pouvons affirmer une chose, c’est que si mon Moïse revenait et qu’il fut dans Ontario, il ne s’en laisserait aucunement imposer par un Fallon.

Moïse Joessin acceptant de défendre une cause ne se vendrait ni pour or ni pour argent.

Un de ses ancêtres, Caisse, je crois, est mort martyr en défendant un missionnaire chez les Iroquois qui lui ouvrirent la poitrine à coup de hache et burent son sang, en hurlant leur contentement de l’avoir vaincu, le valeureux.

Même ignorants et avec leurs défauts reconnus, je souhaiterais cinq mille Moïse Joessin dans la province de Québec et cinq autres mille dans l’Ontario, et c’est alors que j’aurais le plaisir, le très doux plaisir, de savoir que tous ceux qui dédaignent la France et les Canadiens seraient obligés de se fermer la margoulette.

Les anglais de toute part, eux-mêmes, sentiraient qu’une ère de sécurité et de justice planerait sur le sol du Canada, car Joessin qui aimait la justice ne la défendait pas rien que pour lui-même, il l’appelait pour tout le monde. On n’aurait pas insulter sans raison un Anglais devant lui ; car il avait le don de s’indigner, devant tout acte indigne ; et alors il se sentait dans le dos et dans les poings un fluide miraculeux d’une électricité qui chassait de son être toute timidité et toute crainte, quintuplait ses forces déjà grandes. Son verbe prenait l’accent haché et monosyllabique de la prompte décision ; une flamme traversait ses yeux, et si l’on persistait au défit, il se croyait obligé de vaincre ou de mourir. Son poing avait la prestesse vertigineuse d’aller se loger dans les faces qui montraient le plus d’orgueil.

Et si on lui donnait le temps, il enlevait toujours sa chemise, quelque fut le froid, restant là torse nu, ne gardant sur son corps que son pantalon retenu à ses reins par une simple corde ; non cet homme ne ménageait pas sa peau.

ÉPITAPHE

Ci-git Joessin, de la Pinière,
Qui dort en son dernier repos.
N’insultez pas à sa poussière,
Elle frémirait sur ses os.

Et son vieux corps, hargneux et digne,
De sa main, qui tant étouffa
De gargotons, vous ferait signe
Vers la « vallée à Josephat. »

Ce serait pour faire comprendre
Qu’il vous espère et vous attend.
Le jour que renaîtra sa cendre,
À l’heure du grand jugement.

C’est qu’il ne connut pas la crainte,
Le brave, durant son vivant ;
Il ne proférait pas de plaintes,
Dans sa misère, aux quatre vents.


Ne croyez pas que je badine,
Il ne souffrait rien à demi ;
La mort, et le froid sans cuisine,
Il les appelait ses amis.

Notre univers et ses déboires
Il les bravait tous réunis.
N’insultez pas à sa mémoire,
Il s’en prendrait à l’infini.

Il appelait colère sainte,
Celle qui l’aidait dans ses maux.
Il l’arrosait d’un peu d’absinthe,
En s’escrimant dans des gros mots.

Et c’était plaisir de l’entendre,
Dans son hangar, le soir, tout haut,
Prier d’un ton qu’il voulait tendre,
En s’adressant au dieu Très Haut :


Ô grand Manitou, je t’adore
Pour ces bons poings qu’tu m’as donnés,
Et pour ton enfer qui dévore
Le diable avec tous ses damnés.

Car y en aurait trop sur la terre
Si tu n’les fourrais pas dans l’feu.
Brûlez, grillez les restaquouaires ;
Merci, Seigneur ! merci, mon Dieu !

Grand Manitou, c’est toi le juste,
Je t’aime malgré mes défauts.
Ton diable qui me tarabuste,
Que j’le voie et, vlan, sur l’ciboulot !

Oui, que je l’voie et qu’il m’arrive,
Je l’étripe et je le pourfends ;
Je lui sors la « forsure » tout’vive,
J’l’abomine avec ses enfants !


Ah ! l’cochon d’lucifer borgne !
Le loucheux, l’hypocrite noir,
C’est lui qui pousse les ivrognes
À boire le long des comptoirs !
Pourtant c’est mieux qu’d’être hypocrite
Et qu’ceux qui r’vendent notre Seigneur Jésus !
Rac’de vipères qui s’abrite
Sous ton nom pour cracher dessus !

C’est ça leur fiel et ton calvaire
Où tu les croyais ignorants.
J’sais ben leur jeu, moi, les vipères
Qui mordent les agonisants !
J’suis l’gueux, mais j’t’offre ma prière
Et mes bras pour tuer l’démon…
Quand j’ai soif, j’prends d’la bière
Et souvent j’la prends en ton nom.


Quoi ? C’est pas trop mal, il m’semble,
Quand j’prends rien, j’pense à toi pareil.
Des fois j’ai faim, qu’j’en tremble
Et j’sens venir le grand sommeil.
Seigneur, p’t-être ben que j’suis indigne,
Il vaudrait mieux dormir encor.
J’entends un’voix qui m’fait signe…
Dieu, j’vous aimerai jusqu’à ma mort !



Et cette voix-là, beaucoup croient l’entendre : c’est celle aussi du tempérament. Une énergie indomptable traversait son être, et s’il fut parvenu à un degré élevé d’instruction et d’influence avancée, quel rôle n’aurait-il pas joué, lui qui ne demandait qu’à travailler et à lutter ? Cet homme, doué de tant de force morale et physique, se serait élevé au grade de commandant bien choisi.

Ce qui prouve à mon sens, que la grandeur d’une nation se résume dans la grandeur et le nombre réunis de ses sujets ; et les sujets sont grands et nombreux par les bons exemples qui leur sont donnés, à chacun dans sa sphère d’action et d’aptitude, dans un développement normal des facultés natives.

Pour tenir toute sa vie une conduite aussi logique, bien que souvent infructueuse dans des efforts inutiles, Moïse Joessin a basé sa force et son endurance, d’abord sur ses vertus naturelles, — je prends vertu dans son acception originale — et ensuite sur des résolutions et des convictions de pensées, preuve en somme que la force physique s’appuie sur les facultés cérébrales et intellectuelles ; car ce Joessin était doué d’une pensée forte et abondante, puisque, sans instruction et sans même d’éducation, au sens restreint du mot, il était parvenu à exprimer clairement des jugements simples et originaux et qui sont de quelque valeur. J’ai vu de mes yeux des écorces de bouleau gravées au charbon de bois par lui, en lettres imitées des caractères imprimés, assez compréhensibles et dont le sens m’a plu.

Je citerai quelques unes de ses phrases reconstituées, naturellement.

Le courage est parfois un fardeau.

Le chemin de la Grand’Pinière est le plus beau de Lanoraie, mais c’est le plus chaud l’été, et le plus froid durant l’hiver, preuve que ce que l’on gagne d’un côté, on le perd de l’autre.

C’est comme ça dans la vie, plus on lutte et plus on doit lutter.

Tout le monde devrait être content du fait que les goûts sont divers et changeants, puisque chacun devrait prendre sa part au moment que les autres sont rassasiés.

Les hommes luttent pour les femmes et celle-ci pour les hommes : pourquoi lutter de toutes parts, si les hommes suffisent à gagner seuls la vie ?

Le jugement vient du doute, puisque sans le doute, il est inutile de juger.

En revenant de la Grand’Pinière, Pierre Joessin avait rencontré mon père qui montait à Saint-Henri, occasionnellement, car nous habitions au village alors. Et la conversation s’était engagée.

C’est bien toi, Pierre ?

T’es le garçon de François-Xavier !

C’est bien ça. Qu’est-ce qu’on chante !

Il fait beau.

On ne chante pas, on vieillit. Tu sais que Moïse a « slaqué » ! Je suis bien choqué qu’il soit parti pour l’autre monde.

C’était un si bon teneur de parole ; quand il promettait quelque chose, ça lâchait pas.

Quand il disait : « On va en faire une semaine d’ouvrage ; ou bien : Celui-là, je vais lui donner sa rince, ou bien des tapettes.

C’est comme si c’avait été déjà fait, à tout coup, on pouvait s’y fier.

C’est vrai, c’est vrai.

Mon père savait que Moïse, malgré ses défauts, avait été l’homme franc par excellence.

N’avait il pas, trente ans auparavant, été témoin oculaire du sauvetage du Saint-Zénon, bateau des Mondor !

Oui, toute une nuit dans l’eau à la glace, Moïse Joessin avait promis de tout sauver en attendant du secours. C’était à la Sainte Catherine, le pauvre St-Zénon sur ses ancres, vis-à-vis le Cap au Massacre, par un gros vent, avait eu le front défoncé par la glace, et notre héros bouchait de ses deux mains et avec de grandes lisières de toile la plaie béante.

Cinq longues heures dans cette position terrible, c’était long.

Quand on revint à lui avec du monde dans la grande chaloupe, Moïse avait de l’eau et des glaçons jusqu’aux épaules. Il chantait dans son supplice sa chanson de mort, comme les anciens torturés par les Iroquois :

Misère et mort, je vous défie !
Vous saurez que je suis Joessin,
Je m’ennuierai moins de la vie,
Si vous m’abrégez mon chemin,
N’ayez crainte, car je suis brave,
Et je me ris de tout vos coups,
J’aime autant la bonne eau qui lave,
Qu’un cimetière avec ses trous !

Puis l’on s’était séparé sur le souvenir de Moïse disparu qui avait, sa vie durant, redoublé la grande force de son corps par la vigueur sans limite de son âme.

Il fallait bien se l’avouer, le défunt n’avait toujours méprisé le monde que pour la lâcheté qu’il y voyait : non seulement, il avait eu en lui-même un océan de mépris contre l’humanité presque tout entière, mais on croyait bien qu’il s’était souvent efforcé de s’en faire mépriser, disant que c’était la preuve d’un certain mérite que d’attirer sur soi la malédiction humaine ; car lorsqu’on l’avait vu passer son chemin, si droit, si aplomb, si carrément, on s’était demandé si cet homme n’avait pas été créé pour porter une bonne partie du fardeau des misères universelles abandonnées par les consciences molles et fades, et qui s’étiolent en accès de vanité.

Heureux Moïse, il avait demandé de le laisser mourir debout, mais ne le pouvant pas, il s’était résigné à terminer sa carrière et son agonie dans un geste brusque, mais de bravoure, contre l’esprit du mal, probablement.

Et l’on s’était donc séparé sur la Grand’Pinière, presqu’en face de l’emplacement où les Joessin étaient nés, emplacement vide de la vieille maison démolie, leur unique château, sans beauté, comme sans espérance ; car les Joessin avaient cette idée rare de ne vouloir rien laisser après eux dans la vie, si ce n’est que d’y passer sans la moindre crainte, ne la considérant même pas comme une politesse, mais bien plutôt comme une simple obligation.

Pierre ne survécut que peu de temps à Moïse dont l’étonnante force de caractère semblait avoir été faite pour aider au moins les deux frères, dans cette même vie, et dans une indépendance absolue.


ÉPILOGUE

Comme le soir tombait laissant courir sur les ondes rêveuses quelques voies de lumière, à l’heure où le clocher perlait son chant d’airain ; le fils de la veuve et moi quittâmes la contemplation de l’horizon fluvial dans sa grandeur épique, pour longer, bientôt, en une marche lente, le vieux champ des morts. Quelques croix de métal ou de marbre accrochaient les derniers rayons du jour.

Ayant tourné à angle droit, à l’autre bout, sous l’ombrage d’un saule vert, et par delà l’encerclement de pierre d’un peuple absent pour une éternité, dans un enclos de bois aux herbes incultes, nous découvrîmes, aux trois petits cailloux par nous jadis y déposés, l’endroit de la tombe déserte de l’homme fier qui ne ploya jamais que sous les coups redoublés de la grande faucheuse qu’est la mort. Le clocher vibrant dans l’Angelus du soir doucement s’était tu ; la brise rafraîchit soudain, et, retournant comme des cheveux en sueur, les hautes herbes sur la tombe de Moïse Joessin, fit passer son frisson vespéral dans le silence et sur la paix des os engloutis. Par delà le mur gris, des croix aux bras toujours tendus s’endormaient en prière.

Et nous comparions, sans nous le dire, et dans notre pensée, les morts qu’un souvenir veille, enrichis de la main de protecteurs généreux et sensibles, aux morts que l’oubli et l’abandon accablent.

Moïse Joessin dormait triste et las, surveillé un instant par nous seuls, rares et presque accidentels visiteurs, venus dans une heure de caprice saluer la cendre oubliée d’un être brave dans sa vie, mais aujourd’hui isolé, et toujours isolé. Mais parce que Joessin avait été brave et amoureux de la justice, nous demeurions respectueux sur sa tombe et devant sa mémoire perdue.

Nous fîmes une courte prière à l’intention du dormeur éternel ; et mon ami, dans un geste païen peut-être, mais non sans mérite, et à la manière des anciens sacrificateurs sur les mânes des ancêtres, lentement et avec dignité, debout dans une pose sincère, versa vis-à-vis le crâne du mort, fier comme un dernier Abencérage, versa un demi flasque de bon vin. À cet instant la brise du soir venue des pins sonores et du côté de la Grand’Pinière, apporta dans ses ondes évocatrices une senteur de bois résineux et plein d’arome. Une voix chanta au loin le refrain familier :

Beau marinier, beau marinier,
Quelles nouvelles de France !

De nouveaux les herbes hautes se retournèrent comme une chevelure épaisse et, coïncidence capricieuse et gentille, à l’endroit ou la libation de bon vin avait été répandue, apparurent trois fleurs remarquables par leur fraîcheur et leur beauté ; chaque fleur avait trois pétales aux trois couleurs, bleu, blanc, rouge. Il n’y a en moi aucune superstition, mais si j’avais une signification gratuite à donner aux trois fleurs du tombeau abandonné de Moïse Joessin, je dirais que ce vieux mort est content d’avoir un vaillant petit fils dans la légion étrangère combattant pour la France, cette grande patrie de tous les cœurs bien nés !

Et nous reprîmes le chemin de ligne et marchâmes jusqu’à la côte de la Grand’Pinière, heureux dans un amour de vivre, de respirer l’air pur et vivifiant et dont s’était rassasié, jadis, l’imparfait mais si vaillant Moïse Joessin.

Car la grandeur des hommes n’est pas toujours dans la réussite de la vie : les grands hommes se rendent vainqueurs de bien des circonstances ; mais il arrive aussi que de grandes circonstances soient maîtresses des meilleurs lutteurs.

Moïse Joessin, je te salue, je suis heureux d’évoquer au moins ton souvenir ! Toi le renié, l’abandonné dans ta vie, et l’oublié et l’ignoré dans ta mort, c’est vers toi et vers tes pareils que je me retourne quand les tristesses de l’heure, les renoncements de l’époque, les reniements de la race et des religions nous accablent. Oui, c’est vers les obscurs que vont mes pensées, quand la cruauté des circonstances font les cœurs se serrer.

Quand les grands diminuent, il est temps, il est bien temps de grandir les petits.


PENSÉES

Le véritable homme de cœur se consacre tout entier à la bonne cause ; encore faut-il qu’il la distingue.

Le cœur fortifie les résolutions de justice, sans obscurcir l’intelligence, dans le cours familier d’une vie ; c’est lui qui démêle l’inconnu.

Le sang appelle le sang, voilà pourquoi les guerres sont longues, même les plus courtes. Malheur aux agresseurs : aux premiers coupables.

Le droit divin qui tombe avec un empereur, ne fut un droit divin que dans la pensée des martyrs et non dans celle des partisans intéressés.

L’injustice unit aux causes qu’elle vient défendre : la force se fait parfois un droit nouveau à elle-même, mais ce droit vieillit avec cette force jusqu’à la mort : et le juste droit ne meurt pas, il renaît en une force neuve.

La meilleure religion dans son double effort de morale et de groupement ne veut pas intimider la raison ; mais essaye de la guider sur les chemins de la vertu qu’est la modération.

J’ai beau méditer, je ne puis sortir de là que la vraie religion est la vraie droiture, tout détour fait en son nom n’est pas juste. Faire servir la religion à autre chose c’est l’amoindrir.

Jésus était poète, le poète Jésus, la poésie signifie créer, faire, il a créé ses sermons, il les improvisait au fil de l’heure.

Le dernier moyen de défense de ceux qui se croiraient opprimés au Canada serait de prêcher l’annexion de notre pays aux États-Unis, et ceux qui préconisent une taxe directe par l’Angleterre aussi bien que la non liberté des langues, favorisent grandement ce projet. Ceux là, soyez en sûrs, ne sont pas aussi fidèles à l’Angleterre qu’ils devraient l’être.


ÉCONOMIE

Ouvrez, et lisez le premier résumé d’histoire universelle, ou même d’un seul pays en particulier, et dites, après quelque méditation sérieuse, si les meilleurs jours d’un peuple ne furent pas des jours de prospérité.

Je ne parle pas d’immenses richesses accumulées dans quelques mains, de couronnes d’or trop pesantes, de diamants baptisés sous des noms célèbres, comme le Florentin de Charles le Téméraire, l’Océan-de-lumière (Deria-i-Noor) du shaw de Perse, le Grand Mongol, le Nassak, le Pacha d’Égypte, L’Orlov volé au temple de Scheringan par un soldat, et le Régent, non, ces choses brillantes, en vérité n’étant que des vanités ne peuvent être considérées que comme des signes de pauvreté, non du pays où elles se trouvent, mais du peuple qui possèdent les personnes dignes de les acquérir, étant donné que de telles richesses sont loin d’être des économies, ce ne sont que des accumulations mortes et le prix qu’elles ont coûté est certainement payé par une force active qui s’est dépensée, ou qui se dépense quelque part, pour balancer la différence qu’il y a entre l’inutilité de ces choses et leur évaluation.

Un pays ne peut être riche par ses valeurs fictives, mais par ses valeurs réelles, j’entends par valeurs réelles, tout ce qui rapporte, soit directement, soit indirectement. Les arts sont, presque toujours, chez un peuple, des valeurs réelles, pour ce qu’ils rapportent et pour l’élévation du niveau moral de la pensée humaine. Paris, ce cerveau du monde, puise la richesse et sa pensée dans les arts qu’il cultive depuis des siècles. Rome et Florence vivent sur leur réputation passée et présente. Et l’économiste le moins averti peut facilement faire la distinction, même à distance, des sources où s’alimentent l’économie et l’intelligence des nations, selon le tempérament ou les aptitudes de celles-ci ; aux forces passives ou actives, selon l’éducation et la formation reçue, selon les métiers des ancêtres, selon les montagnes ou la plaine ou les rivages habités.

Les riverains sont commerçants et navigateurs, les autres chassent et cultivent. Mais, en somme, les peuples plus prospères sont plus policés et plus fidèles aux lois qu’ils se donnent. Les plus pauvres sont superstitieux et ceux qui jouissent de l’aisance ou de la richesse ont, en général, plus de largeur d’esprit, et sont moins crédules, et de là sont aussi plus éclairés.

Or, si l’indigence apporte la superstition et l’étroitesse d’esprit et si l’aisance et même la richesse produisent plus de clarté et plus de poli à ceux qui les trouvent, n’est-il pas désirable de souhaiter à son pays et aux siens, d’améliorer et leur vie quotidienne et d’assurer pour eux-mêmes et pour leurs enfants un avenir où reposer leur esprit et leurs jours.

Si l’histoire nous prouve qu’avec les efforts suffisants et le secours d’un créateur, qui donne quelquefois notre grain à ses petits oiseaux, les positions s’améliorent ; si l’histoire nous prouve que les juifs ont été plus heureux à gagner leur vie librement qu’en esclavage chez les Égyptiens, n’est-il pas juste à nous d’essayer d’adoucir la rudesse de l’existence en épargnant sur nos années d’abondance en vue d’adoucir l’épreuve des années de disette ?

Ne pouvons-nous pas sauver un peu de nourriture sur la large ration des sept vaches grasses pour subvenir un peu à la faim des sept vaches maigres ?

La pièce de dix sous n’est pas plus dure à serrer chez le pauvre, que la pièce de dix piastres, chez le riche, j’entends chez le pauvre capable de travailler : et cependant le résultat est le même que la même épargne proportionnelle chez le pauvre, et le riche, qui ne changent pas de vie.

Celui qui ne méditera pas sur chaque mot inscrit dans ces pages, de manière à voir tout le sens et tous les côtés de chaque mot même, et de chaque phrase, ne pourra jamais mettre en pratique l’affirmation qui y est faite : il faut non seulement étudier les mots, qui ne sont en somme que des signes conventionnels, mais de plus il faut les voir même quand le livre est fermé. Voir c’est savoir : savoir, pour un homme capable, c’est pouvoir ; pouvoir, c’est la vie jusqu’à la mort, et la mort c’est une autre existence : certaine mort, certains morts et certaines mortes ne sont pas aussi éloignées de votre vie actuelle qu’on ne le pense et qu’on ne le dit toujours.

De très beaux cerveaux ont affirmé et écrit : « Quand on dit : cette personne est morte, après qu’on la croit morte, et la vraie mort, la mort absolue, réelle, il y a entre cet état encore un océan de miséricorde. »

Or l’océan est une chose immense.

Il faut compter en tout sur la force connue sur la résistance des choses, et les choses ne sont pas toujours dans les mêmes conditions : un morceau de fer de 150 livres, ne pèse plus étant dans l’eau douce, ne pèse plus le même poids, et moins encore, dans l’eau salée.

Ceux qui ont un bon jugement, et qui ont souvent raison, avouent facilement quand ils ont tort.

Toute religion qui se forme en parti politique se cause à elle-même et cause aux autres bien du mal, elle se diminue et diminue bien des choses et bien des individus, et les plus bigots, ou les plus intransigeants politiques s’en prennent à Poincarré, à Viviani, à Doumergue, des gens à cent coudées au-dessus d’une masse de pauvres et de simples d’esprit, je prends les mots dans l’acception de l’Évangile. Car Jésus a dit : « je suis venu pour les pauvres, les affligés, les pauvres d’esprit » alors tout l’esprit des furieux tombe à côté.

Voir c’est savoir, savoir c’est croire.

Croyez, votre vision est douce comme votre chant, et votre voix a l’accent de la sincérité.

Pendant que tant d’autres spéculent sur les dons de Moïse, qu’ils se donnent à eux-mêmes, et qu’ils appelle le bon Dieu, le bon Dieu vengeur pour faire pleurer les femmes et effrayer les enfants, et gagner ainsi l’homme à des politiques anciennes par une foi nouvelle la foi du sentiment, d’autres luttent obscurément et justement, de bonne foi.

Le mensonge est une maladie beaucoup répandue, chez les êtres humains ; la terre et le ciel en souffrent moins que les hommes : la vie des astres est régulière. À la connaissance des livres écrits, le soleil ne s’est arrêté qu’une fois, il y a longtemps, c’était du temps de Josué.

Il n’y a pas beaucoup de crime ici-bas où le mensonge n’entre pas.

Il correspond assez bien à la description de l’homme par Montaigne : le mensonge est « ondoyant et divers » il se revêt de multiples costumes.

Ouvrez le premier résumé d’histoire universelle, ou même un simple résumé d’un pays en particulier, et, après quelque méditation sérieuse, dites-moi, si les peuples dans leurs meilleurs jours n’étaient pas prospères. On ne peut prouver que les plus grandes richesses donnent le bonheur, toute exagération est un germe de folie, et l’hypertrophie est un mal dangereux, mais la prospérité en général est la proche parente du bonheur, tandis que, ainsi que le disait un maître du moyen âge : en général dans la pauvreté ne gît pas grand loyauté.

François Villon cite la réponse d’un brigand à un roi qui lui reprochait son brigandage.

« Sire la différence n’est pas si grande entre vous et moi, répondait celui-là.

Comment, reprit le roi, mais tu es un voleur, m’as-tu vu piller et faire métier de pirate ?

Non, Sire, ah ! non, mais croyez-vous que c’est par plaisir que je sacrifie des nuits sans sommeil et que je risque souvent d’être écorché et roué vif ? si j’avais assez de bien, de chevance, je me reposerais, et si j’avais une armée et un pays, je serais roi comme vous, mais comme c’est la faim qui fait sortir le loup de sa forêt, c’est le besoin qui me fait courir après le bien que je n’ai pas acquis. » La légende ajoute que ce roi qui aimait la franchise et le langage hardi des grands brigands était le grand Alexandre.


La doctrine du bien, ou des nombreuses religions, n’a presque toujours fait que du bien, mais c’est l’application, la manière si souvent bête de l’appliquer qui a privé le monde de tant de bons sujets, de tant de têtes utiles, par des chrétiens et autres religieux, comme par des payens et autres non religieux. N’est-il pas déplorable de savoir qu’il y eut tant de martyrs qui se sont sacrifiés ? Oh, horreur de dévouement et de folies !

Tout pouvoir vient de Dieu, s’il est bon, autrement cette affirmation est une farce.

Les plus malheureux dans ce monde ne sont pas ceux qui souffrent du malheur des autres, mais bien ceux qui souffrent du bonheur des autres.

Ceux qui n’endurent que leur propre souffrance ne font face qu’à maintes difficultés humaines, pas plus.

Les malheureux du bonheur des autres ressentent au cœur, croit-on, des brûlures infernales.

Ceux qui sont plus qu’humains, s’éloignent des choses humaines, mais les comprennent de plus en plus, comme le peintre qui se recule des objets d’étude pour avoir une idée d’ensemble.

L’art, c’est l’art. L’art c’est la perfection rêvée et obtenue. C’est d’être parfaitement soi-même mais comme l’influence de toute relation nous modifie, on n’est pas toujours soi-même, mais quand un homme est son propre maître, il n’est pas surpassé dans son genre : et ceci s’adresse à tous.

Quand un homme s’entend très bien battre le cœur, qu’il se comprend très bien et qu’il traduit très bien, il n’y a plus de lois pour lui, son guide, c’est sa vision, l’éclair divin.

À part ça, il fait du métier plus ou moins méritant.

L’Église ne ressemble pas à Napoléon III qui, en 1869, avait acquis, on l’affirmait alors, ce genre de sénilité qui ne lui permettait pas de s’accoutumer à des figures nouvelles : il ne changeait plus de ministres tout en changeant ses lois : l’Église est accoutumée à étudier tous les dogmes et tous les principes. Elle n’est pas la prude tel que voudraient nous le faire croire quelques-uns de ses sectaires haineux et simplistes.

Ceux qui déblatèrent contre la démocratie en faveur de l’autocratie, s’aperçoivent vite que cette dernière ne vaut pas le diable, quand elle s’engraisse et grandit à leur dépens.

S’efforcer d’oublier c’est se souvenir : l’effort vers l’oubli chasse l’oubli.

Si le sommeil de nos nuits est le repos du corps, qui nous dit que le sommeil de la mort n’est pas le repos de l’âme ?

Le rêve de nos sommeils terrestres tendent à prouver que notre âme veille.

Le rire vrai et les larmes ne sont que l’ébranlement de l’être intérieur, un écho palpitant de nos fibres cérébrales et cordiales : l’un prouve la joie, les autres, la surprise de joie ou la détresse.

Deux choses contraires peuvent à la fois, satisfaire deux êtres pareils : tout dépend des besoins et des conditions d’aptitudes.

Ceux qui souffrent devraient non seulement comprendre la souffrance, mais aussi son utilité, principalement s’ils n’ont rien fait pour l’éviter.

L’heure ne fait pas le jour, elle le divise : nous ne prenons rien à l’existence, nous jouissons d’une certaine portion de la vie ; si nous l’usons trop vite, il nous en restera moins ; si nous mourons trop tôt, nous perdons peu, il est vrai, mais nous ignorons ce que nous aurons gagné, peut-être moins que ce qui est perdu.

Les yeux du corps ne sont que les lunettes de l’âme qui essaie de s’expliquer ce que nous entrevoyons dans une aube imprécise.

Les vrais lutteurs de la vie ne sont pas ceux qui s’agitent inconsidérément. Ceux qui font s’agiter les autres, se servent de la pensée : plus la pensée est bonne, plus elle s’éloigne du mensonge, et plus elle est simple et plus elle se rapproche du vrai.

L’âme saine assainit le corps qu’elle habite ; l’âme maladive le détériore.

Le dévouement est la main droite de l’amitié.

L’amour est un capital dangereux, parce qu’il ne reconnait pas l’intérêt qui le poursuit et qui le mangera.

Les arbres ressemblent aux hommes, ils ploient au vent : ceux-là au vent des saisons, ceux-ci au vent de la misère.

Ceux qui ne souffrent pas ne sont pas des hommes, ce sont des brutes ou des anges.



Fini d’imprimer, le 17 juin 1918
Imp. E. Tremblay, 146 rue du Pont, Québec.