L’auteur éditeur (p. 3-21).

MOÏSE JOESSIN


Ceux qui l’ont connu, et qui vivent encore, savent que Moïse Joessin n’éprouvait aucune sympathie pour le progrès moderne ; la mécanique surtout avait l’art de ne pas lui plaire ; il avait bien deux bonnes raisons en cela : ses bras d’une robustesse prodigieuse lui permettaient d’aborder avec aisance tous les gros ouvrages, et ses jambes, excellentes jusqu’à ses derniers jours, lui suffisaient à toutes ses courses.

Les principes sociaux de cet homme étaient peu nombreux mais clairs : droits de passer autant qu’il lui plaisait dans le chemin du roi et de dépenser de la manière qu’il lui semblait bon l’argent qu’il avait gagné royalement, c’est-à-dire en travaillant fort et dur.

Une seule fois, disait-on, il s’était senti fatigué sur son ouvrage : c’était de sa faute, de l’orgueil : pourquoi n’avait-il pas demandé son dîner plus tôt, aussi ?

Il avait tout dépensé son argent la veille au soir, et le lendemain, de bon matin, n’ayant rien à manger, il acceptait de travailler au chargement d’un bateau qui prenait du bois de corde, à Lanoraie ; l’avant-midi s’était bien passé ; mais le midi, Moïse eut l’orgueil ou la faiblesse, de laisser entendre qu’il allait dîner comme les autres, quand n’ayant rien à prendre, il n’avait rien pris, ni rien demandé, ne comptant que sur le prix de sa journée pour se refaire l’estomac.

Par dessus le marché, il travaillait avec le grand Marga, de « l’autre-bord », qui semblait le défier, lui-même, Moïse Joessin en personne.

Il faisait une grande chaleur, la journée était longue, longue. Des jurons intérieurs, ou prononcés à mots couverts, lui donnait de la force, sans doute : les quartiers de bois de quatre pieds de longueur : du merisier, de l’érable aussi, revolaient des mains nerveuses de notre Moïse comme des copeaux. Comme il y en avait du bois, des monceaux, le soleil était loin en l’air. Moïse avait chaud, Marga le colosse, avait chaud, tout le monde avait chaud.

Moïse qui n’était pourtant pas un rêveur, eut le pressentiment, la vision d’une déchéance : allait-il, lui, dans la force de l’âge, 45 ans, céder devant l’effort d’un antagoniste, un gas bien pris sans doute, mais qu’il s’était cru capable d’écraser de ses deux poings bien lancés, sur sa sale margoulette. Non, hein ! Ça serait pas un déshonneur. Et l’heure était longue, longue ; l’heure ne finirait plus, et la journée, grand Dieu ! la journée ne finirait donc plus ? Et Moïse rassemblait toutes ses forces, toute sa volonté et toute son énergie, et les bûches de bois de corde devenaient pesantes. Non, enfin, elles ne volaient plus comme des copeaux. Il n’était que quatre heures et demie de relevée.

Moïse voulut prendre une tassée d’eau, bien qu’il n’eut pas soif ; la tasse lui tremblait dans la main. Quelque chose d’anormal se passait dans son être. Il se remit à l’œuvre commencé, mais un quartier de merisier lui écorcha les pieds ; il l’avait échappé, son bois !

« Calvaire de misère ! Potasse à brûler ! » s’exclamait-il.

— Qu’est-ce que c’est Moïse ? lui dit quelqu’un.

— C’est, dit-il, en sacrant entre ses dents, c’est que si j’avais au moins déjeuner, je ne me crucifierais pas les pieds comme ça, million de potences !

Marga souriait dans sa barbe ; mais un mouvement de pitié se produisit chez les autres camarades : on le crut sur parole, parce qu’on devait le croire ; Moïse le disait, c’était vrai !

Tout le monde regarda l’homme prompt et fort qu’était Joessin, comme en se disant : je te crois, cet homme a coutume de faire beaucoup plus.

Le capitaine lui dit d’aller manger dans la cabine, il y avait du lard, du pain et du thé.

D’autres lui offraient de l’argent.

Un regard de sympathie générale se porta vers l’homme robuste qui n’avait pourtant pas manqué à sa coutume de faire l’appel au meilleur homme le midi même. Le grand Marga seul semblait satisfait de la pâleur subite qui indiquait la maladie ou la grande lassitude.

Évidemment Moïse Joessin était torturé par la faim et la fatigue ; mais il se remettait promptement, il le savait bien, dans toutes ses luttes et batailles ardues, il y avait rencontré parfois des instants d’angoisse, et il s’était remis vite.

Dans une bataille, le lutteur peut, la plupart du temps, se reposer, sous quelque prétexte, et nul mieux que lui ne le savait ; mais une journée de travail au chargement de bois de corde, il ne voyait aucun faux-fuyant : C’était pour lui, dans sa pensée, le déshonneur de renoncer à la journée entreprise et promise, ou le déshonneur d’avouer que le grand Marga était plus capable que lui même.

Quand on bataille, se disait-il, pour se reposer, on brise les conventions en feignant de les oublier ; on étouffe son adversaire au lieu de le frapper, on lui plante même ses doigts dans les yeux pour lui faire ouvrir la bouche, on se roule par terre avec lui et l’on se cache un peu la tête pour rebondir ensuite…

Notre héros redressa sa tête glabre et, soit que son orgueil fut revenu, ou que sa fringale fut diminuée, il dit, après avoir lancé quelques jurons appropriés aux circonstances pénibles de sa vie en général — « Je me contenterai d’un maudit bon verre, ça sera assez. » On lui procura cinq sous, et cinq minutes après il revenait de l’hôtel Marcotte, et reprenait son ouvrage avec ardeur et entrain, ayant resserré sa ceinture, — une simple corde — autour de ses reins. Et cette journée pénible et sans pain, ne fut pas d’un rendement moindre à celle du meilleur homme de la paroisse.

Un mois après sa journée de travail et de faim, Moïse, sur la même grève de sable jaune, sciait, à la scie de long, un énorme plançon de chêne, avec Francis Grenier ; il était trois heures de l’après-midi : On y était, tout de bon, la scie sonnait comme une cloche. Francis Grenier ne connaissait pas la fatigue ; Moïse Joessin était en bonne condition, santé parfaite, la boisson, le pain et la viande pris en ration suffisante et aux heures régulières répandaient dans son corps et dans ses nerfs comme des élixirs de Jouvence, des courants de force électrique. Le fleuve était sous un jour délicieux et chaud.

Soudain, un colosse interpella nos deux travailleurs acharnés, du haut de la côte : tête énorme, cheveux frisés, voix rauque, cet homme n’était autre que le grand Marga.

— Il fait chaud, disait la voix rauque.

— Oui, disait Grenier de sa voix sourde.

— Ça, c’est pour m’attaquer, dit Joessin à celui-ci, à mi-voix. Si je lui réponds, tu me promets de nous laisser faire ?

— Tu me le promets ?

— Oui, tant que tu voudras, dit Grenier.

Alors, Joessin cria à Marga :

— Il fait chaud, mais il pourrait encore faire plus chaud que ça, si c’est pour Joessin que tu parles.

C’était vrai, le colosse avait bien prononcé son il fait chaud sur un ton ironique ; il descendit la côte en grommelant des mots, entre coupés de jurons sérieux, dont le sens pouvait se traduire par : je me saoule pas comme lui, et je ne travaille pas le lendemain sans manger au moins du pain et de la graisse. L’explication de part et d’autre ne fut pas longue. Joessin affirma que sa santé était de première classe et qu’il était prêt à en donner des preuves tout de suite ; lorsqu’il travaillait à la journée il ne pouvait se battre sur le temps du patron, mais qu’en cette heure il travaillait à la pièce, et que, en fin de compte, pièce pour pièce, il lui allait aussi bien de poser des pièces à Marga que de tailler une pièce de bordée de bateau.

Grenier, sans peur et sans reproche, tint sa parole et sa place sur le plançon de chêne, bien que, affirmait-il, il serait bien utile de se faire frotter le dos, entendu qu’il avait une foutue démangeaison, — démangeaison de se battre.

Joessin et Marga ne perdirent pas grand temps : le premier roula sous l’autre et pendant un quart d’heure on le crut mort. Grenier souriait.

Pierre et José Lasette vinrent séparer les combattants. Quelle ne fut pas la surprise de tout le monde ?

Moïse Joessin n’avait aucun mal, tandis que Marga était tout massacré ; la figure en bouillie ; il ne voyait plus clair, on l’aida à remonter la côte, il fut malade trois semaines durant.

Joessin n’était pas même essoufflé, il reprenait son ouvrage à l’instant qu’on l’avait séparé en disant : — « En bois, Francis » ! Et la scie se remit à sonner comme une cloche, singue, sangue, songue…, la légende ajoute que la journée se prolongea un quart d’heure de plus pour reprendre le temps perdu et qu’un sourire rayonna sur la figure de notre Moïse, un sourire qui voulait être ironique comme celui de Marga, lorsque celui-ci paraissait si satisfait en face de la journée de grande famine et de détresse subie par Joessin, un mois auparavant.

Si Moïse Joessin n’était pas tout à fait aussi fort, me dit-on, que Francis Grenier, ni aussi pesant, il était bien pris dans sa basse taille, et d’une vivacité et d’une agilité presque incomparables, et le souffle ne lui faisait jamais défaut.

Joessin passait quelquefois ses hivers dans les chantiers de Byton (Ottawa), où il avait bien connu des forts à bras, de fières jeunesses, entre autres Joe Monferrand à qui il reprochait une trop grande condescendance envers nos compatriotes anglais et irlandais.

« J’ai entendu de mes propres oreilles, disait-il, un bourgeois anglais lui commander ceci : « Tu sais, Joe, je te paie ton temps comme il faut, royalement, souviens-toi de moi, dans les chicanes et les bagarres, n’abîme pas mes gens, quand mêmes ils seraient gris (pour grisés), et surtout je te défends expressément de ne jamais en prendre un par les pattes pour assommer les autres avec, tu en as déjà tué six comme ça, ce n’est pas raisonnable ; et Monferrand répondait :

— « C’est bien correct, Monsieur Dick, je penserai à vos conseils. »

J’ai connu un nommé Roch, vieillard robuste, au temps où je pointais la marchandise pour la compagnie du Grand Tronc, sur les quais de Montréal. Cet homme avec qui j’ai causé souvent, m’a parlé de Joe Monferrand et de Moïse Joessin ; détail curieux, ce nommé Roch avait un bras à deux coudes, le bras droit, je crois.

Il m’affirmait avoir rencontré les deux forts à bras dans un hôtel de Byton, et de les avoir vus jouer ensemble d’une manière rude ; Monferrand comme pour s’entraîner à la lutte et Joessin avec l’intention de s’essayer contre le colosse. Moïse défiait Joe de l’attrapper par les pattes comme pour assommer des adversaires, en guise de massue, celui-ci s’efforçait de lui jouer le tour, mais au moment de se faire enlever, il se trouvait toujours que Moïse retrouvait la liberté d’un pied, soit le gauche ou le droit, pour frapper à temps, avec adresse et force, sur le bras ou les deux bras de l’adversaire, de sorte que Joe lâchait prise immédiatement.

Une couple de fois, cependant, Joe enleva Moïse par les pieds, mais par un tour de rein extraordinaire, celui-ci, au même moment, courbé comme un arc, attrapa à son tour Monferrand par les pieds, et les deux lutteurs roulèrent ensemble sur le plancher ; la deuxième fois Monferrand rougit et se fâchant à demi ou tout à fait, je l’ignore, l’attrapa avec grandes force et agilité, et par un autre tour de force non moins extraordinaire, notre lutteur, au lieu de se replier le corps et la tête vers le sol, rebondit en l’air et, pendant que Joe avait les deux mains engagées à tenir les pieds, Moïse lui ramenait ses deux poings libres en même temps sur les deux oreilles ; Monferrand pâlit, lâcha prise, et s’appuyant sur le comptoir invita Joessin à prendre un verre.

Celui-ci, rouge comme un coq, accepta et dit : « Je pensais à ça, là, oui ; je me répétais à moi-même : ce grand maudit a les mains occupées à me tenir les pieds, c’est vrai, mais ses pieds, à lui, sont libres, sacrémilieu, il faut qu’il me lâche. Tu sais Joe, moi je me méfie bien plus de tes pieds que de tes poings. »

Le colosse répondit : — « T’es bête, t’es bête. »

L’autre parut indécis, avala son verre, et serra les dents, le verre se brisa et la partie brisée fut crachée dans la place, de la bouche saignante. Soudain, un air de violon retentit, Monferrand se mit à danser en lançant les jambes en l’air comme pour se dégourdir ; tandis que Joessin demandait au commis de barre de lui servir du bon whisky en esprit.

Quelqu’un l’interpela : « Que penses-tu Joessin ? »

Joessin répondit : « Je pense que si Francis Grenier et Pierre, mon frère, étaient ici, on aurait du plaisir ! » Dans une tempête de neige typique, durant laquelle les charretiers s’abstenaient, apparemment, de sortir leurs chevaux, notre héros ne s’était-il pas avisé de transporter sa tante Isabelle sur ses épaules, ou sur son cou, comme il vous plaira, de Lavaltie à Lanoraie, distance de deux lieues, en trottinant tout le long du chemin, sans laisser voir de fatigue ; précisément : la tante pesait 125 livres, le neveu pesait 175, c’était le mardi-gras, le soir de cette randonnée il fêtait joyeusement ses 25 ans, en les arrosant d’un peu d’eau-de-vie.

« Quoi, disait-il, il fallait bien que j’aille chercher ma tante Isabelle, sur mon dos, parce que sa petite fille était malade. » Je crois bien que cet effort n’était pas bien nécessaire pour la santé de la petite malade, mais notre Moïse aimait les prétextes à ses démonstrations de courage.

Et comme quelqu’un lui faisait observer qu’au Canada ce n’était pas la façon, pour les femmes, de voyager à d’os d’âne,

« Ah » ! répliquait-il, « je ne suis pas un âne comme les autres, vous saurez, je ne rue pas par derrière, mais bien par devant, comme ça », en assénant à son interlocuteur un formidable coup de poing entre les deux yeux, « et si je suis un âne, je ne ris pas. » L’autre fit une culbute.

Et Joessin affirma, en changeant de propos, que les plus gros bancs de neige de Lavaltrie à Lanoraie étaient chez les Hervieux, en haut de la « grand côte ».

Si Moïse Joessin n’était pas toujours d’humeur à laisser passer les farces qu’on pouvait faire sur son compte en sa présence, il est cependant reconnu qu’il était généralement gai : il aimait les chansons et lui-même était un beau « chanteux » mais il ne chantait que lorsqu’il était bien disposé, à la suite, par exemple, de politesse spiritueuse.

Une bonne « gobée » de rhum lui déliait la gorge et la voix, sans compter que la mémoire lui revenait complète et lumineuse.

Ce soir de mardi gras, passé en veillée, chez Basile Bonin, fut charmant, si l’on excepte le coup de poing oublié dans la face de l’intempestif interlocuteur ; ce qui n’irritait pas du tout le frappeur. Chacun y alla de sa chanson, et Moïse y alla de plusieurs, en commençant les refrains alternés de la chanson appropriée du « Mardi gras et du Carême » avec Lizette Vaive :

Le Carême :

Qu’elle est donc cette voix,
Infidèle mangeur, gourmand, double ivrogne ?
Qu’elle est donc cette voix ?
...............
...............

Le Mardi gras :

Carême, que tu es blême,
...............
...............

Le Carême :

J’ai dans ma grande armoire
Quantité de fruits et de confitures…

Puis on chanta Corbleur saubleur :

Où étiez-vous, hier soir ? Marion !
...............
Ah ! doux Jésus, mon mari,
J’étais à la Claire fontaine.

Si Moïse Joessin était un beau chanteux, Lizette Vaive ne le lui cédait en rien, car celle-ci, non seulement chantait bien, mais à ses heures, et très souvent, à l’impromptu, faisait, composait mots et musique de couplets originaux.

Je citerai quelques chansons d’alors ; en les citant, je n’ai qu’un regret, celui de n’y pas joindre les airs que j’aime beaucoup.

Je remets ce plaisir à plus tard, dans un choix complet de vieilles choses de La Noraye.

En attendant j’entasserai, à la Rabelais, sans ordre, ce qui pourrait se perdre.

J’ai le tort durant ce temps de m’éloigner de mon sujet ; mais qu’importe je me reprendrai ; l’homme de lettres qui veut voir et compter ses torts est bien prêt d’abandonner sa carrière, parce qu’il perdra beaucoup trop de temps. — D’ailleurs aussi, ces chansons ont vraiment été chantées par Moïse Joessin ; les voici toutes quatre :