Rabbin Simon Levy
Féret, Maisonneuve. (p. 195-232).


CHAPITRE VIII

VIE FUTURE


Il règne encore aujourd’hui un très singulier préjugé sur ce qu’une religion doit enseigner concernant les choses qui se passent dans la vie future. Pour peu qu’elle se montre là-dessus timide ou réservée, on la déclare déchue, on lui ôte son plus beau titre, celui de religion de l’avenir. Ne rien dire des demeures éternelles où s’en vont tous les mourants qui ferment successivement les yeux à la lumière du soleil ; ne pas savoir comment ils prendront possession, qui du paradis, qui de l’enfer, quelle étroitesse de vue, quel signe de faiblesse et d’incapacité, quelle marque de caducité ! Une semblable religion, une religion aussi ignorante, aussi peu au courant des secrets de l’autre monde, peut avoir été bonne à éclairer l’Humanité à son berceau, mais elle ne suffit plus à la société actuelle. C’est bien ainsi, si nous ne nous trompons, que l’on a souvent apostrophé le mosaïsme, qui, nous le confessons, a gardé un silence complet sur les diverses manières dont peut s’exercer la justice divine dans la vie future.

Nous répondons : au contraire quelle hardiesse, quelle témérité ç’eût été d’en parler ! Car enfin, sur quoi la Bible se serait-elle fondée pour dire la nature du sort réservé à l’âme quand elle arrive au séjour des immortels, comment elle y jouit de ses bonnes œuvres passées, et de quelle façon elle y souffre de ses méchantes actions d’autrefois ? Sans doute, Dieu aurait pu révéler cela à Moïse. Mais on sait qu’il ne l’a pas fait. La Synagogue rend témoignage qu’aucun des prophètes, sans même en excepter l’incomparable fils d’Amram, n’a obtenu la faveur de contempler la vie d’outre-tombe, pas plus dans le détail que dans l’ensemble de ses dispositions rémunératrices. Cette vue leur a été constamment refusée, suivant cette belle parole du Talmud : « Les prophètes, dans leurs prédictions du bonheur futur, n’ont jamais fait allusion qu’à l’époque messianique, car du monde à venir ils n’ont cessé de dire L’œil de Dieu seul peut l’inspecter et le contempler[1]. »

Il s’agit donc ici tout simplement d’examiner si c’est avec raison que la Bible a ainsi arrêté, au seuil de l’éternité, la curiosité des hommes les plus considérables, et si une religion n’a rien à perdre à laisser à peu près inconnu ce qui nous touche cependant de bien près comme regardant qui doit nous échoir au ciel jusqu’à l’infinie limite des siècles. Eh bien ! nous n’hésitons pas à affirmer que c’est justement un des caractères de véracité les mieux établis, un des bienfaits les plus signalés de la révélation sinaïque que ce soin de sa part de n’avoir point soulevé le voile de ce qui doit rester ignoré de l’homme, tant qu’il est sur la terre. Déjà ne confine-t-elle pas par là fort étroitement à la philosophie la plus sage ? Ce n’est point, certes, qu’elle ait besoin de recevoir de cette dernière quelque lustre, ni qu’elle ait jamais ambitionné une ressemblance plus ou moins marquée avec la raison pure dans sa manière de procéder, d’argumenter et d’enseigner. La révélation a son domaine à part, philosophie a le sien. Mais si, chemin faisant, il leur arrive de tomber d’accord sur un point, d’envisager un sujet sous le même aspect, de la présenter sous les mêmes couleurs et d’en parler avec la même réserve, c’est déjà un sérieux indice, disons mieux, une certitude que l’une et l’autre se trouvent dans la bonne voie. Elles ne sont pas si ennemies qu’elles ne veuillent, de temps à autre, se prêter un appui réciproque, et, pour notre compte, une vérité de révélation confirmée par la philosophie, ou un aperçu philosophique corroboré par un enseignement religieux, nous a toujours paru être placé en dehors de toute atteinte du doute.

Or, que nous apprend la philosophie par rapport à la vie future ? Quelle existe et voilà tout. Elle ne sait rien de particulier sur elle ; elle ne s’inquiète même pas d’en découvrir quelque chose, car elle craindrait de se lancer à pleines voiles sur la mer de l’imagination. Le mirage et la fantaisie lui font peur, et c’est ce qu’elle redouterait de rencontrer si elle se hasardait à rechercher comment se distribuent les félicités et les châtiments après la mort.

A son tour, la révélation s’est montrée de la même circonspection. Si elle n’avait pas à craindre de s’égarer, puisqu’elle est la sagesse de Dieu même, elle tenait du moins à garantir le fidèle de tous les écarts où peut entraîner la recherche des choses d’outre-tombe. Elle en eût dévoilé quelques-unes, que l’imagination populaire se serait précipitée dans ce champ une fois entr’ouvert avec un entraînement irrésistible ; puis, allant d’un excès à l’autre, la folle du logis aurait chassé la raison, et bientôt la foi n’aurait plus eu à se repaître que de fictions, au lieu de réalités qui sont et doivent être sa vraie nourriture.

D’un autre côté, la révélation, en élevant l’homme presqu’à la hauteur de Dieu par suite du majestueux spectacle qu’elle lui avait présenté d’un peuple communiquant directement avec le souverain Créateur par l’intermédiaire de Moïse, la révélation, dis-je, devait chercher du même coup à tempérer en lui ce que cette sublime élévation eût pu lui inspirer d’orgueil et de présomption. Si elle avait offert au monde le tableau d’Israël recevant au pied du Sinaï la vérité céleste, sans immédiatement laisser entrevoir qu’Israël par là ne se trouvait nullement initié aux secrets du Très-Haut, elle aurait peut-être plutôt aidé à la corruption qu’à la sanctification des futures sociétés. Il importe toujours que l’on fasse sentir à l’homme son infériorité, sa petitesse en regard de Dieu ; c’est comme un coursier auquel il ne faut jamais complètement lâcher les rênes.

Que la révélation soit venue résoudre bien des problèmes, éclaircir bien des doutes, débarrasser nombre de voies pierreuses, relever l’homme à ses propres yeux, lui donner en main la clef du bonheur et le placer sur le chemin de l’immortalité, cela est incontestable. Mais suit-il de là que son objet soit aussi de lui découvrir les mystères du ciel et ceux de la terre, et, par exemple, était-il absolument nécessaire qu’elle manifestât à ses yeux ce que l’œuvre de la création aura éternellement d’impénétrable et d’insondable ? Et à quoi donc eût-il servi que l’homme connût le secret de la production des êtres ? Serait-il devenu plus rapidement et plus complètement meilleur si, comme il est dit au livre de Job[2], « il eût pu être avec Dieu quand furent posés les fondements de la terre ; si, dès le principe, il eût pu toucher du doigt la pierre angulaire qui sert de point d’appui au globe, commander au matin de se lever et voir de près la source d’où s’échappe et jaillit l’aurore ? » De même, pour continuer l’éloquente expression de ce poème, l’homme eût-il été plus disposé au bien, si « les portes du palais des morts se fussent ouvertes devant lui, et qu’il eût pu voir ce qui se passe dans le domaine des trépassés ? »

Tout au contraire, l’amélioration prise au sens général, nous entendons l’amélioration de l’esprit comme celle du cœur, se produit en nous jusqu’à un certain point plus facilement à la suite du sentiment que nous acquérons des bornes posées à notre nature, qu’à la suite de la conscience que nous avons de la grandeur de notre capacité intellectuelle. On ne voudra, certes, pas contester à l’humilité son influence sur nous, et je ne sache pas que la gloire de Moïse ou la noblesse native de sa belle âme ait reçu une atteinte quelconque, du refus que lui a fait Dieu de se laisser apercevoir par lui d’une perception physique et matérielle, si toutefois on peut se servir de cette expression en parlant de l’Être incréé et incorporel. La parole des Saintes Écritures bien connue : « Nul homme ne me verra » aussi longtemps qu’il sera en vie sur cette terre[3] » n’a-t-elle pas toujours été plus féconde en leçons utiles qu’en conséquences pernicieuses ? Particulièrement, le mystère de la création et celui de la vie future ont en eux quelque chose qui agit sur nous bien plus profondément et plus énergiquement que ne le ferait la science certaine de ce que nous avons été avant notre existence et de ce que nous serons après que nous aurons cessé de vivre. Dans l’ignorance de ce double état, nous trouvons de quoi aiguillonner singulièrement les aspirations de notre âme. D’abord, elle fait que nous tendons toujours à nous rapprocher de Dieu, parce que nous n’aimons pas un seul instant à perdre de vue celui qui tient ainsi dans ses mains le double secret de notre origine et de notre fin. Puis, elle nous inspire pour lui un profond sentiment de respect, de gratitude et de vénération. Enfin, elle est un puissant stimulant à notre développement intellectuel et moral. C’est parce que nous ne savons rien, que nous désirons toujours apprendre, et c’est parce que nous ignorons, que nous sommes dans une perpétuelle attente, dans une constante espérance d’arriver à nous éclairer. Que l’on nous découvre, une fois pour toutes, les secrets de l’immortalité, et nous n’aurons plus rien à ambitionner. Nous posséderons à l’avance la vie future comme nous possédons actuellement la vie présente. Le plus ferme, le plus vigoureux, le plus agile ressort sera brisé en nous. Car, qu’est-ce que l’homme tout entier ? Un être reposant sur ce fond invariable : aspiration incessante vers l’inconnu. Otez à nos facultés la perspective de la conquête de l’inconnu, et vous risquez de leur couper les ailes. Il leur faut pour s’exercer, pour se soutenir dans leur activité et dans leur ardeur, il leur faut de lointains horizons, de ces horizons qui se déroulent indéfiniment. Cela est tellement vrai que bien des religions, et des plus populaires et des plus répandues, se sont déjà mêlées de donner d’exacts tableaux de ce qui arrive dans la vie future, et cependant voici que de notre temps les esprits les plus sérieux préfèrent avec la philosophie confesser leur ignorance sur ce point. Ils laissent volontiers là les assertions d’une foi qui les régente en toute autre matière, et ils avouent humblement, comme fait la Bible, ne rien savoir de ce qui se passe dans le monde à venir, bien qu’ils soient fermement convaincus de l’existence de ce monde.

Tant il est vrai de dire que vouloir tout expliquer, même l’inexplicable, convient aussi peu à l’esprit et au cœur de l’homme, que s’obstiner à tenir la lumière sous le boisseau quand il s’agit de sujets qui leur sont parfaitement accessibles. En tout l’excès est nuisible, et l’on a autant de tort de substituer à la raison l’imagination, que de maintenir les ténèbres là où il y a place pour la clarté. L’un nous mène à l’erreur, l’autre à notre perte.

Que serait-ce, enfin, si nous voulions nous appesantir sur le haut degré de moralité qui résulte pour nos actions de cela même que nous ne savons rien des châtiments ou des récompenses qui leur sont réservés ? La vertu pourrait-elle bien encore être désintéressée si nous connaissions toujours au juste ce qui devra en être la suite nécessaire ? Le calcul ne prendrait-il pas quelquefois la place du dévouement, et où serait le mérite de faire le bien si, en le pratiquant, nous avions constamment les yeux tournés vers les béatitudes célestes qui en seront l’infaillible rémunération ? Sans doute, dans notre condition présente, nous savons également que ces béatitudes ne nous échapperont pas. Mais autre chose est d’en être persuadé sans savoir exactement ce qu’elles sont, et autre chose d’en avoir une parfaite connaissance. Dans ce dernier cas, nous ne serions jamais assez maîtres de nous-mêmes pour en détacher notre pensée, et la vue toute spirituelle que nous en aurions pèserait tellement sur nos résolutions et nos actions, qu’elle leur ôterait une grande partie de leur valeur morale.

Ce fut donc tout ensemble pour tenir l’homme dans une juste sujétion vis-à-vis de Dieu, pour conserver le champ libre à l’exercice de ses facultés et pour laisser au devoir toute son indépendance, que la Bible a gardé le silence sur les choses de la vie future. Ce silence mérite plutôt d’être loué et admiré que critiqué et blâmé. L’exemple de faire le contraire ne lui avait certes pas manqué. Les descentes aux enfers n’ont pas commencé seulement à être popularisées par Virgile ni même par Homère. Orphée, le père de la poésie grecque, en avait déjà rapporté l’idée de l’Égypte où, sans doute, les prêtres s’étaient complus de tout temps à amuser la crédulité publique par des descriptions plus ou moins fantastiques du sombre séjour des morts. Faire justice de toutes ces descriptions enfantées par la superstition ou créées pour elle, les dédaigner, n’en point faire la moindre mention à des hommes qui précisément avaient vécu dans le pays où elles avaient pris le plus de développement, il fallait pour cela une hardiesse peu commune ; surtout, fallait-il qu’on fût bien persuadé du danger qu’elles portaient en elles, pour les avoir laissées dans l’ombre, lorsque toutes les religions, au contraire, s’étaient jetées sur elles non sans avidité et avaient constamment essayé de les mettre dans le plus éclatant relief.

C’est qu’en effet le danger est grand de s’engager dans la voie des recherches relatives à la manière dont nous sommes rémunérés dans l’autre monde. Cette voie présente une pente rapide sur laquelle on glisse inévitablement pour aboutir à la grossière et abrutissante erreur de la démonologie. Nous n’en voudrions pour preuves que les excès où sont tombés à cet égard le Christianisme et le Mahométisme, qui ont voulu lever complètement le voile de la vie future. Non que la Synagogue ait toujours été parfaitement sage sous ce rapport. Elle n’a pas su toujours garder la prudente réserve si bien observée par Moïse. Se développant à travers l’espace et le temps, posant ses assises au milieu de courants d’opinions et d’événements politiques et religieux, souvent en opposition les unes avec les autres, la Synagogue a quelquefois subi forcément leur influence. Tout dans le Pentateuque est et sera toujours invariable ; le Pentateuque étant donné par Dieu même, il est naturel qu’il ne s’y trouve rien que l’on doive à l’acquisition du temps ; encore moins y rencontre-t-on jamais une idée qui soit un pur fruit de l’imagination, c’est-à-dire possédant l’enflure et le caractère peu positif de tout ce qui vient de l’imagination.

La Synagogue, elle, bien qu’ayant toujours cherché à rester fidèle au Pentateuque, ne pourrait cependant pas revendiquer une semblable pureté. Seulement, elle a eu constamment soin de donner les produits de l’imagination pour ce qu’ils étaient, ne les présentant pas pour de la monnaie de bon aloi, et ne s’efforçant pas de les élever à la hauteur d’un point de doctrine. Par exemple, le Talmudisme a certainement donné dans toutes sortes d’écarts d’imagination, mais en s’y abandonnant, il n’a jamais présenté les fruits qui lui venaient de ce côté comme des articles de foi. Il a tout enregistré, cela est vrai, mais il a eu le grand sens de ne pas tout contrôler et de ne pas apposer son sceau indistinctement à tout. Là où est le malheur, c’est qu’avec le temps, différents systèmes religieux se soient fondés qui, précisément, ont pris de la Synagogue ce qu’il s’y trouvait d’exotique et d’étranger à une bonne inspiration biblique, pour s’en faire une base et pour l’ériger en croyances sacrées et inviolables. C’est ainsi que la Kabbale et simultanément avec elle le Christianisme et le Mahométisme ont enregistré comme véridique tout ce que, aux diverses époques qui ont présidé successivement à la formation graduelle de la Synagogue, cette dernière avait imaginé sur la vie future sans y attacher jamais d’autre valeur que celle que possède la figure dans le langage poétique. Ç’a été une grande méprise et une méprise d’autant plus funeste, qu’à sa faveur se sont introduites dans le monde de sombres superstitions, dont malheureusement les sociétés actuelles portent encore plus d’une trace.

Ces réserves faites, voyons à quoi peuvent aboutir des assertions inconsidérées sur les événements probables de la vie future, de laquelle, nous persistons à le croire, Dieu a sagement agi de nous refuser le secret. Chaque danger que nous signalerons deviendra un appui à notre thèse, et achèvera de montrer comme quoi il est de l’essence d’une religion révélée de ne pas se hasarder à mettre le pied sur un terrain aussi glissant et aussi plein d’écueils pour l’imagination populaire.

Qu’il soit venu à l’idée de plus d’un esprit hardi d’explorer ce terrain, cela se comprend. La limite qui sépare le fini et l’infini a beau être déclarée infranchissable, la curiosité humaine sera toujours tentée de la franchir. Il n’y a jamais que la vraie sagesse qui sache s’arrêter à point. Mais combien, dans le monde, peuvent se flatter de posséder cette sagesse ! Admirons cependant celle relative dont ont fait preuve quelques écrivains bibliques et quelques docteurs juifs de la Mischnah, qui, malgré le silence gardé par le Pentateuque sur les éventualités de la vie future, avaient essayé d’en pénétrer, d’en découvrir, d’en affirmer quelque chose. Jamais ils n’ont osé aller plus loin qu’à une conception générale de ce qui s’y passe. C’est dans son ensemble qu’ils ont envisagé le monde à venir. En décrire les diverses dispositions, ç’eût été vouloir ravir à Dieu son secret ; c’eût été aussi, ajoutons-le, s’engager dans un labyrinthe sans fil conducteur. Voyez l’auteur du livre de Job ! Lui, le premier, a osé élever son ambition jusqu’à soulever un coin du voile qui recouvre les choses d’outre-tombe. Qu’en a-t-il dit ? Les paroles suivantes bien vagues et bien indécises : « Que là finissent les colères des méchants ; que l’on y voit la fin de toutes les fatigues ; que les persécutés de la terre y trouvent le repos et qu’on n’y entend plus la voix de la tyrannie ; que l’égalité s’y établit entre le petit et le grand et que le maître n’y a plus de prise sur l’esclave[4]. »

L’inimitable chantre des psaumes ne se montre pas moins réservé dans ce qu’il dit de la béatitude du juste dans le monde futur. Comment nous le représente-t-il ? D’une manière générale « se déclarant et se rassasiant de la contemplation du Très-Haut à la droite duquel il lui est permis de se tenir éternellement[5]. »

Écoutons encore les prudents Docteurs de la Mischnah. Ils ne font que généraliser. « Sachez, disent-ils, que la récompense des justes leur sera accordée dans le monde à venir[6]. » Songe d’où tu viens, où tu vas, et devant qui tu seras un jour obligé de rendre compte[7]. » Rabbi Jacob enseignait : Ce monde-ci ressemble à une antichambre, eu égard au monde futur ; prépare-toi, arrange-toi dans l’antichambre avant d’entrer au salon[8]. » ajoutait aussi : « Mieux vaut une heure de béatitude dans le monde futur, que toute existence du monde présent[9]. » Enfin Rabbi Eliézer de Kappar avait l’habitude de dire : « Sache que tout est mesuré ici-bas ; ne te persuade donc pas que le Scheôl sera un refuge pour toi. Tu seras forcé d’en sortir pour te présenter au tribunal suprême du Saint, béni soit-il[10]. » Ainsi parlent les Docteurs de la Mischnah, avec une mesure qui ne laisse rien à désirer.

On ne saurait louer de cela les Talmudistes, surtout ceux du Talmud de Babylone. On sait des Talmudistes, en général, l’amour pour les tableaux d’imagination. Une fois lancés, c’est à qui renchérira sur l’autre. Mais il faut le dire : le lieu même où ils se sont mis à la recherche de ces images fantastiques, contribuait singulièrement à les pousser au-delà des bornes. Ce lieu, ce pays était la Babylonie, contrée où les doctrines du vieux Zoroastre avaient pris racine, avec tout le cortège de superstitions auxquelles avait donné naissance la lutte sans fin de l’esprit du bien contre l’esprit du mal, d’Ormuzd contre Ahriman. Une première fois, les Hébreux avaient déjà été dans ce pays ; c’était au temps du premier exil. Ils y sont revenus plus tard pour y fonder des écoles religieuses, des académies devenues très célèbres. Sans copier précisément les doctrines persanes, ne pouvant néanmoins échapper tout à fait à leur influence, les Talmudistes enseignaient donc que « la voix de l’âme, quand elle se sépare du corps, traverse le monde d’un bout à l’autre ; qu’après la mort elle porte son propre deuil pendant sept jours ; qu’elle apparaît encore quelquefois sur la terre, notamment le vendredi soir ; qu’elle prend plaisir aux oraisons funèbres auxquelles elle assiste toujours. Et lorsqu’elle s’est une fois bien décidée à quitter la terre, voici le cérémonial avec lequel elle est reçue au ciel : Si elle a été juste, trois groupes d’anges viennent à sa rencontre. L’un lui dit de s’avancer en paix, l’autre de marcher droit devant elle, le troisième de venir en paix et de se reposer sur sa couche. Mais si c’est un impie qui arrive, ce sont trois groupes d’anges malfaisants qui le reçoivent. Le premier dit : Point de paix pour l’impie ; le second : Prends ton gîte dans l’affliction ; le troisième : Descends et reste parmi les endurcis.

» Toutes les âmes des trépassés sont confiées à la garde de l’ange Doumah, et chacune d’elles est conduite devant le tribunal de Dieu, où elle rend elle-même témoignage de ses actions sur la terre. On lui dit : Tu as fait telle et telle chose, tel et tel jour, en tel et tel lieu. Elle répond : Oui, il en est ainsi. On ajoute : Certifie que c’est la vérité, et elle le fait, et le récit, comme dit l’Écriture, se trouve ainsi scellé de la » main de tout homme[11]. »

Voici maintenant l’opinion des Talmudistes sur le Paradis, Gan-Éden, et sur l’enfer, Guéhinnam[12]. Puisque les Talmudistes savaient si bien ce qui arrivait des âmes immédiatement après le trépas, il ne valait pas la peine de s’arrêter en si beau chemin. Autant conduire les âmes jusqu’à leur destination et leur demeure définitives. Donc, racontent les Talmudistes, « dans le Paradis, Gan-Éden, il y a de nombreuses gradations, suivant les différents degrés de mérite. À chaque juste est attribuée une demeure d’après son rang. Les pécheurs repentants sont plus haut que les justes, et la place la plus élevée appartient aux martyrs. Dieu a pour les justes des couronnes dont il orne leurs fronts, des baldaquins sous lesquels il les fait reposer, des banquets qu’il leur prépare, des danses auxquelles il les convie. De même dans l’enfer. Les punitions y sont variées, quoique le feu y joue le principal rôle. L’enfer est tous les mois fraîchement réparé pour les troupes de Coré[13], et les Coréistes y bouillent comme la viande dans la marmite. Il a, de même que l’Éden, divers compartiments ; les grands coupables sont dans les lieux les plus profonds où ils se lamentent et reconnaissent la justice de la peine qui les frappe. Les âmes des méchants y sont plongées dans de sombres réflexions, et deux anges qui se trouvent aux extrémités du monde se lancent ces âmes-là de l’un à l’autre[14]. »

Les couleurs, comme on le voit, ne manquent pas au tableau, ni la fantaisie non plus. C’est même parce qu’on savait que tout n’était que pure fantaisie, que l’on a pris plaisir de s’y étendre avec une si visible exagération. On ne voudra certes pas faire aux Talmudistes l’injure de supposer un instant qu’ils aient ajouté foi à ce qu’ils savaient pertinemment n’avoir d’existence que dans leur imagination. Aussi, celui de tous les docteurs juifs qui a le mieux réussi à se pénétrer de l’esprit dans lequel ils ont tous écrit, Maimonide, affirme-t-il que « ces couronnes dont il vient d’être question, que ces sièges d’honneur, ces baldaquins, ces banquets et ces danses célestes, ces places réservées près du fleuve des parfums, toutes les jouissances enfin qui sont le partage du juste, ne sauraient être prises matériellement », et il ajoute : « Quoique l’imagination de plusieurs rabbins n’ait pas su se garder suffisamment des images sensuelles touchant la vie à venir, il n’en est pas néanmoins qui soit tombé dans le pur matérialisme[15] ». Ils avaient trop conscience de l’essence spiritualiste qui fait le fond de l’homme, pour transporter dans l’autre monde une matérialité de jouissance qu’ils condamnaient si énergiquement dans la vie présente. Peut-on effectivement supposer que les mêmes docteurs qui ont exalté comme ils ont fait l’attachement à la loi Thorah, en lui donnant pour conditions, selon les termes rustiques dont ils se servent : « de manger son pain trempé dans le sel, de boire même l’eau avec mesure, de coucher sur la dure », en un mot, de s’imposer un genre d’existence plein de sacrifices et de privations, aient, d’un autre côté, placé dans la vie future des plaisirs sensuels déjà déclarés par eux incompatibles avec le culte de la vérité ici-bas ? N’importe ! ils ont commis une grave faute de s’être ainsi laissé entraîner sur les ailes d’une imagination trop ardente dans une voie qui est loin d’être celle des Saintes Écritures. Il y a des choses de l’esprit avec lesquelles il est aussi dangereux de jouer qu’avec le feu ; ce sont surtout celles concernant la mort et ce qui en est la conséquence, soit pour l’âme, soit pour le corps. On en arrive toujours à renchérir sur les premiers excès. Témoins les Kabbalistes qui racontent avec un profond sérieux que « lorsque l’homme, au moment de quitter le monde, vient à ouvrir les yeux, il aperçoit dans sa maison une lueur extraordinaire, et devant lui l’ange du Seigneur vêtu de lumière, le corps tout parsemé d’yeux, et tenant à la main une épée flamboyante ; qu’à cette vue, le mourant est saisi d’un frisson qui pénètre à la fois son esprit et son corps ; qu’alors son âme fuit successivement dans tous ses membres, comme un homme qui voudrait changer de place[16] ». Cela dépasse déjà de beaucoup les innocentes rêveries précédentes sur les plaisirs de la vie future et sur la manière dont les êtres célestes vont à la rencontre de l’âme, pour l’introduire dans celle des demeures de l’Enfer ou du Paradis qui sera la sienne.

Et pourtant, ce n’est encore là qu’une partie de ce que prétendent savoir les Kabbalistes. Selon eux, le plus terrible pour le mourant ne se trouve pas dans cette épouvante avec laquelle notre âme fuit devant l’ange de la mort. Ce qui suit le trépas est bien autrement effrayant ; car, voici ce qui arrive alors, et le juste comme le méchant sont obligés d’y passer. Cette nouvelle épreuve s’appelle le supplice, la question du tombeau : L’ange Doumah se place sur le sépulcre et applique au mort des coups violents. Les verges de feu, les chaînes de fer, la dislocation des membres, la rupture des ossements, sont » les instruments et les suites nécessaires de cette terrible épreuve ; et ce qui en augmente certainement l’horreur, c’est que personne n’en est exempt. A peine les Kabbalistes veulent-ils octroyer, à quelques rares jours de l’année, le privilège de sauver de cet affreux jugement si l’inhumation y a eu lieu ; ce sont les jours de nouvelle lune et les après-midi des vendredis ![17] »

Il serait impossible d’énumérer tous les préjugés et les pratiques superstitieuses enfantés par ces opinions fantastiques qui ne manquèrent pas, à la suite des Kabbalistes, de s’accréditer chez la foule. Le vieux et avare nocher du Styx, l’inflexible Charon, n’a rien certes de plus farouche que l’ange Doumah dont il est ici question, et le passage de l’Achéron le cède-t-il de beaucoup en terreur à celui qui devait ainsi s’effectuer à travers la tombe ? Ajoutez à cela une dernière erreur, mais une erreur capitale, à laquelle a abouti, dans le système de la Kabbale, la recherche sur l’exacte condition qui nous est faite après la mort, et vous connaîtrez tous les points d’appui de cette mythologie qui, régnant dans la Palestine, à titre de superstition, au moment où parut le Christianisme, a été par lui accepté comme article de foi. Cette dernière et grave erreur, la voici telle qu’elle avait couru à cette époque sur les rives du Jourdain, et plus encore peut-être sur les bords du lac de Tibériade, dans cette Galilée, théâtre des premiers enseignements de Jésus : « Après la mort, les âmes des méchants deviennent autant de démons malicieux (Masikim) dont tout le plaisir est de mystifier les hommes et de leur faire du mal[18]. »

Admis par le Christianisme et plus tard popularisé par le Mahomėtisme, cet enseignement, qui n’en a jamais été un pour la Synagogue, a produit tous ces sombres tableaux surchargés de figures de diables et d’esprits malins que les doctrines chrétiennes et musulmanes n’ont pas jusqu’aujourd’hui cessé un instant d’offrir à leurs fidèles. Lorsqu’on accepte comme croyance dogmatique ce qui, dans le Judaïsme, n’a jamais été donné pour telle, à savoir : l’existence de l’enfer avec son attirail de fournaise, de flammes, de marmites bouillantes ; avec ses chefs préposés à la distribution des tortures les plus atroces qui sont tenues en réserve comme dans un magasin ; lorsqu’on croit à cela, comment ne pas arriver, de conséquence en conséquence, à croire également que cet enfer forme un royaume à part, au service duquel se mettent des légions d’esprits, dont toute l’activité est sans cesse tournée vers le moyen de lui amener le plus de victimes possibles ? Et quand une fois on en est venu à croire à l’existence d’une armée de démons, on ne se ménage pas de les recruter de tous les côtés ; on les fait tout aussi bien sortir, complètement armés, du génie du mal, comme Minerve est sortie du cerveau de Jupiter, qu’on leur assigne pour origine les mauvaises actions, les rêves lascifs des hommes, et finalement on arrive toujours par voir en eux les personnifications de ces âmes coupables qui, ne pouvant arriver à expier complètement leurs fautes, s’enrôlent au service du dieu infernal dont elles sont devenues la propriété.

Quoi qu’il en soit de la source d’où le Christianisme et le Mahométisme font sortir les démons, toujours est-il qu’il ne mettent point en doute leur existence ! Si l’on nous demandait d’en produire des attestations, nous citerions pour le premier, ce que les Évangiles racontent de la tentation de Jésus, lequel fut successivement provoqué par le diable, d’abord dans le désert, puis sur le haut du Temple, enfin sur une montagne fort élevée[19] ; nous citerions encore les guérisons que le fils de Marie se flattait d’avoir opérées, ici sur un démoniaque, là sur des lunatiques ; et encore nous citerions cette parole si solennellement prononcée par lui : « Esprit muet et sourd, esprit immonde, je te commande, moi, de sortir de cet homme et ne reste plus en lui ![20] » ; enfin nous citerions cette autre parole non moins catégorique : « Ne fallait-il pas affranchir de ce lien cette fille d’Abraham que Satan tenait liée depuis dix-huit ans[21]. »

Quant au Coran, on sait que tantôt on y représente Abraham poursuivi par Satan, tenté par lui et parvenant à le chasser à coups de pierres, ce qui, par parenthèse, lui fit donner le surnom de lapidé ; que tantôt on y montre Eblis, le génie révolté et le père de tous les génies qui peuplent l’enfer, osant déclarer au Seigneur que, puisqu’il l’a circonvenu, il complotera contre les hommes de la terre et cherchera à les circonvenir pareillement ; que tantôt enfin on y raconte que Dieu lui-même a attaché aux pas des hommes les tentations, les démons, les suppôts de Satan, compagnons inséparables qui embellissent tout à leurs yeux[22].

Et dire que toutes ces extravagances, toutes ces aberrations capables d’égarer l’esprit, de surexciter les mauvaises passions du cœur, de fausser le sens même de la vertu non moins que le caractère de la vraie pitié, sont le résultat de la témérité qu’ont eue les hommes de vouloir découvrir les mystères de l’immortalité ! Que le Pentateuque est donc admirable dans la discrétion montrée par lui, sur un point qui a déjà tant servi à défrayer la crédulité humaine ! Si çà et là quelques écrivains sacrés se sont départis tant soit peu de cette prudente réserve, et si, plus tard, quelques rabbins ont cru devoir exercer leur imagination sur les sombres fictions d’une mythologie infernale, il a cependant toujours suffi du silence gardé par le Pentateuque pour arrêter à temps les uns et les autres, et les empêcher d’aller aux résultats extrêmes où peut conduire la foi aux démons. Ainsi, il est vrai, Satan a fini par conquérir sa place dans quelques-uns des livres des Saintes Écritures. Mais ce Satan est-il bien le même que l’ange rebelle envers Dieu, qui nous est représenté dans le Christianisme et le Mahométisme sous les traits d’un géant ayant porté la guerre dans les cieux ?… Nullement. La doctrine juive le déclare semblable à tous les autres êtres célestes qui sont soumis aux ordres de Dieu, et vont humblement solliciter de lui la permission de toucher à tel ou tel mortel pour le mettre à l’épreuve[23]. Qu’on veuille bien remarquer cette différence. Elle ne va à rien moins qu’à écarter jusqu’à la dernière nuance du dualisme, cette grande erreur venue de l’Extrême-Orient sur la lutte éternelle entre l’esprit du bien et l’esprit du mal.

Il est encore vrai que les démons, avec l’empire qu’ils exercent sur la terre et dans l’enfer, ont trouvé, à de certaines époques, créance dans la Synagogue. Mais ce n’a été que sous la condition de se donner, non pour un produit biblique, mais pour une importation venue du dehors dans le Judaïsme, pour une création exotique ne se rattachant aux Saintes Écritures par aucun fil.

Ici encore la différence est sensible. C’est à titre de pure superstition que la démonologie avait, pour un instant, pris pied dans la société juive, tandis que dans les sociétés chrétienne et musulmane elle règne encore aujourd’hui comme un article de foi, possédant la consécration de paroles claires et positives prononcées en sa faveur par les fondateurs des deux nouvelles doctrines. Jésus et Mahomet croient aux maladies de possession, à l’influence, à l’action des mauvais génies ; Moïse, au contraire, ne voit partout, en tout que Dieu et la liberté humaine. De là dans la Synagogue la réaction actuellement consommée contre les idées démoniaques, tandis que dans l’Église et dans la Mosquée, le diable et Eblis sont encore aujourd’hui considérés presque comme autant de puissances rivales du Créateur, puisqu’ils se plaisent et non sans succès, paraît-il, à lui enlever les hommages des mortels.

Cependant, que l’on n’aille pas s’étayer du silence gardé par la Bible sur l’exacte nature des peines et des récompenses à venir, pour avancer que le Judaïsme laisse indécise la question si grave de leur matérialité ou de leur non matérialité, de leur éternité ou de leur non éternité. Tous ces divers problèmes se posent parallèlement l’un à l’autre et n’ont entre eux aucune solidarité de solution. On peut parfaitement se récuser quand il s’agit d’affirmer que les choses dans la vie future se passent de telle ou de telle façon, que le Paradis a tant et tant de compartiments, l’Enfer tels et tels supplices, tandis qu’on peut afficher la prétention de savoir si les rémunérations dans l’autre vie sont matérielles ou non matérielles, éternelles ou non éternelles ; que faudrait-il en effet pour le premier cas ? Avoir été admis dans les secrets du Très-Haut et introduit dans les demeures de l’immortalité. On comprend qu’une sage théologie s’arrête devant la pente qui mène à de semblables témérités. Au contraire, que faut-il pour la solution de l’autre problème ? Établir simplement que le rapport moral qui existe entre la vérité de l’immortalité et celle de la rémunération exige chez les deux la présence d’éléments identiques ; que, comme l’âme est immortelle, mais d’une immortalité toute spirituelle ; que, comme l’éternité n’appartient pas en propre à l’âme, la rémunération non plus n’est pas d’elle-même éternelle ; enfin, de même la rémunération ne peut qu’être spirituelle ; que pareillement à l’âme qui a reçu de Dieu son principe de conservation indéfinie, la rémunération soit en bien, soit en mal, peut être prolongée à la limite que Dieu voudra, mais qu’en même temps tout concourt à prouver que, si les récompenses peuvent être éternelles, il est de toute impossibilité que les peines le soient, dans le cas où on veuille laisser à Dieu son attribut de Dieu de bonté.

Eh bien ! c’est là précisément ce que le Judaïsme affirme, et nous sommes fiers de constater comment il a su concilier son ignorance des dispositions de la vie future, avec une pleine et entière connaissance de l’immatérialité des récompenses et des peines, et de la non éternité de ces dernières. Sur ces points, nous trouvons complète et pleine lumière dans la doctrine israélite. Et d’abord qu’il y ait des châtiments et des félicités dans la vie future, cela est déjà inscrit sur les premières pages du Pentateuque. D’une part, la soudaine disposition d’Enoch que Dieu prit avec lui au ciel[24] et d’autre part la punition dont fut menacé le crime du suicide[25], n’en sont-ils pas une manifeste attestation ? On a longuement et diversement commenté le texte relatif à Enoch.

Ce n’est pas ici le lieu de décider entre l’interprétation toute de bon sens qu’en a donnée notre célèbre exégète français, Raschi, et la paraphrase d’Onkelos, expression des croyances religieuses de l’époque où vivait le traducteur chaldéen[26]. Qu’Enoch soit monté vivant au ciel ou qu’il ait subi l’épreuve de la mort, peu importe pour le moment ! Ce qui nous parait hors de doute, c’est que sa disparition de la terre a été pour lui le commencement d’une nouvelle vie. L’endroit même du Pentateuque où l’on parle de lui, le rapprochement involontaire qui se fait dans notre esprit entre sa piété la corruption générale du genre humain, tout, jusqu’aux termes exceptionnels dont on se sert pour nous apprendre sa fin, le prouve surabondamment.

Le châtiment réservé au suicidé ne saurait non plus, de son côté, avoir lieu dans ce monde-ci avec lequel l’homme qui attente à ses jours rompt tout lien et brise toute relation. C’est donc encore bien d’une existence ultérieure qu’il s’agit ici.

Mais dans cette existence, qu’est-ce qui dominera l’élément spirituel ou l’élément matériel ? Sont-ce des jouissances corporelles ou des jouissances intellectuelles que le juste y goûtera ? Le méchant s’y trouvera-t-il atteint par la punition dans son corps même ou seulement dans son âme ? La question ainsi posée, l’a toujours été de cette façon, c’est-à-dire avec la franchise et la clarté que nous y mettons, chaque fois que, dans le Judaïsme, on s’est occupé de rémunérations futures. Que les Talmudistes, avec leur langage figuré, aient souvent donné lieu de croire qu’ils faisaient participer le corps aussi aux félicités et aux châtiments à venir, qui pourrait s’en étonner ? La réserve que nous avons faite plus haut nous dispense de redire ici qu’il faut se garder de prendre jamais ce langage à la lettre. Mais la Synagogue n’a-t-elle pas toujours élevé bien haut ce célèbre enseignement de Rab : « Dans le monde futur, il n’y a ni boire, ni manger, ni jalousie, ni haine, ni colère, ni aucune occupation matérielle, comme nul plaisir sensuel ; les justes y sont assis, ceints d’une couronne de gloire et se délectant de la contemplation de Dieu[27]. » C’est déjà cette contemplation que la modeste Abigail a présentée à David, comme le suprême bonheur auquel l’homme puisse aspirer : « Que l’âme de mon maître puisse participer au faisceau de vie avec l’Éternel ton Dieu ! c’est-à-dire, ajoute Rabbi Eliézer, qu’elle puisse s’asseoir avec les âmes de tous les justes, à l’ombre du trône glorieux de l’Être des êtres[28] ! » C’était encore à cette contemplation qu’aspirait le psalmiste lui-même quand, dans ses moments de sainte langueur vers la vraie félicité, il s’écrie : « O que ne puis-je voir, mon Dieu, ta face dans l’innocence et, en me réveillant, me délecter de son image[29] ! » Ce n’est qu’elle enfin que les rabbins ont en vue, chaque fois qu’ils parlent de cette « mystérieuse muraille derrière laquelle Dieu est assis, entouré de myriades de justes et d’anges célestes[30] ».

D’ailleurs, pour résumer d’un mot toutes nos pensées à cet égard, il se comprendrait que des hommes qui feraient consister le bonheur d’ici-bas dans les jouissances matérielles et qui s’appliqueraient, durant leur vie terrestre, à goûter la plus grande somme possible de ce genre de bonheur, transportassent au-delà du tombeau le complément de leurs espérances et de leurs aspirations toutes sensuelles. Mais que les Elie, les Samuel et tous les prophètes de la Bible, que les Hébreux en général, qui furent constamment les adorateurs de la vérité, eussent soudainement consenti à écarter, à sacrifier, à perdre l’image de cette vérité, en arrivant précisément au lieu où on la savait devoir exister dans sa splendeur et son plus vif éclat ; à qui se flatterait-on de persuader une telle anomalie ? Quoi ! lorsque durant une vie entière, on n’a rêvé que la connaissance de Dieu, nourri et entretenu dans son cœur que l’amour du bien et l’attachement au devoir, on se croirait autorisé à laisser ensuite cette même existence se terminer par l’extinction subite de tout ce que l’on a eu de plus cher, pour céder la place à une autre pleine de ces sortes de jouissances qui avaient toujours été diamétralement opposées à celles que l’on ambitionnait !

Non ! une telle supposition se détruit par son absurdité même. On n’a qu’à prendre l’ensemble des tendances du Judaïsme, on n’a qu’à l’envisager par son côté dominant qui est le spiritualisme, pour comprendre qu’il n’a pu voir autre chose dans la vie future que le prolongement de la vie présente au point de vue des nobles aspirations d’une âme bien douée. Sortir de l’une pour entrer dans l’autre avec les mêmes désirs élevés, mais cette fois avec la certitude en plus de pouvoir leur donner satisfaction, voilà l’idée sous laquelle il a dû invariablement présenter à ses fidèles la perspective de l’immortalité. Et en existait-il donc une autre qui eût pu suffire à ces hommes extraordinaires composant la race d’Israël de génération en génération, qui avaient toujours eu le nom de Dieu sur les lèvres, qui avaient fait de la connaissance de ce Dieu l’objet de leurs constantes études jusqu’au sein des plus violentes persécutions, et qui du milieu des flammes des bûchers avaient encore acclamé avec un saint enthousiasme le dogme sublime de l’Unité de ce Dieu ? Aimer Dieu sur la terre, continuer à l’aimer dans le ciel, qu’eût-on pu leur offrir de plus digne et de plus consolant ? Devant Dieu, on le sait, tout s’efface aux yeux du Juif et si, dans ce monde déjà il ne voit que Lui, ne sera-ce pas toujours Lui qu’il voudra voir et contempler dans le monde futur ? Et c’est précisément cette continuation après la mort des aspirations vers Dieu, qu’un rabbin a su magnifiquement exprimer quand il a dit « que l’état d’une âme dans la vie future ne doit être considéré que comme un progrès dans la connaissance et dans la science, et qu’au ciel les justes n’ont pas plus de repos que sur la terre ; qu’ils y passent sans cesse d’un effort à l’autre pour saisir plus intimement les perfections du Dieu qu’ils seront admis à contempler[31] ».

Maïmonide n’a pas une autre idée de la vie future que celle que nous venons d’esquisser. Pour lui aussi « la vraie béatitude consiste en des jouissances purement spirituelles, telles que l’explication des vues de Dieu et de ses œuvres, la plénitude du développement de la raison, les progrès de l’intelligence pénétrant dans l’essence de Dieu au même degré que les anges[32] ». Et l’on sait ce qu’est Maïmonide pour la Synagogue. Nous ne nous avancerions pas trop en disant qu’il en est devenu comme la principale colonne d’appui. La valeur de ses écrits, méconnue pendant quelque temps se trouve de nos jours estimée comme elle doit l’être. On a fini par comprendre combien ce génie supérieur a su lire à fond dans les Saintes-Écritures et actuellement on s’attache à ses paroles, je ne dirai pas comme à celles d’un oracle ou d’un prophète, mais comme à celles d’un maitre intelligent qui a su s’identifier avec la Bible. Si donc Maïmonide déclare « que la dernière félicité, le dernier but de l’homme est de s’approcher de l’auguste assemblée des anges ; qu’ainsi l’âme arrive à se reposer éternellement dans le sein de Dieu qui est le fondement de son être, c’est que, pour nous servir de son expression, c’est bien là le vrai, l’incomparable bonheur ». Et, continue Maïmonide « ce n’est pas seulement du Paradis qu’il faut soigneusement écarter toute idée de corps, de sens et de matière ; l’enfer aussi que l’on s’est si souvent complu à envisager comme un lieu plein de supplices matériels, n’est qu’un mot pour signifier la douleur et la torture[33] ». Car voici en quoi consistent les peines que l’âme y endure ; c’est Albo, célèbre théologien israélite du moyen-âge qui paraphrase ainsi la pensée de Maïmonide[34]. « Si pendant la vie l’âme a tout sacrifié aux sens et aux plaisirs corporels ; si, se détournant absolument du bien et reniant sa nature meilleure elle s’est abandonnée à l’impulsion du corps, alors après sa séparation d’avec lui, elle éprouvera les mêmes désirs qu’auparavant pour les objets qui lui étaient demeurés indispensables. Or, comme les organes corporels lui manquent pour satisfaire de tels désirs et que, d’un autre côté, elle aspire par essence à se rapprocher des formes supérieures ; comme elle se sent attirée par les objets spirituels auxquels elle est devenue étrangère, parce que les principes de la science et la pratique de la loi divine lui manquent ; alors elle chancelle en quelque sorte entre les deux directions et ne peut atteindre ni l’un ni l’autre objet. Être ainsi ballottée lui cause plus de douleur et de tourments que toutes les douleurs du monde, que le feu, le froid et la fièvre, que les coups de poignard, le venin des serpents, la morsure des scorpions. Telle est la véritable douleur de l’âme, mais le feu ne peut rien sur elle, puisqu’elle est un être spirituel. »

Où y a-t-il encore place à la matérialisation de la vie future en présence de déclarations de ce genre ? Et ces déclarations, qu’on veuille bien le remarquer, furent solennellement faites bien longtemps avant le triomphe maintenant accompli de la philosophie spiritualiste, et à des époques où la culture des arts et encore un peu celle des lettres se trouvaient étroitement liées à la croyance à un enfer et à un paradis complètement matériels. Pendant que le Dante faisait son poétique voyage au Purgatoire, dans l’Enfer et dans le Paradis, et nous donnait de ces divers lieux des descriptions où éclatent tout ensemble le génie, la grandeur d’âme et le sentiment de l’harmonie qui distinguait le célèbre poète ; pendant que Milton charmait le monde par les magnifiques tableaux de son Paradis perdu ; pendant que les peintres de l’École d’Italie s’immortalisaient par des toiles brillantes sur lesquelles, l’Évangile sous les yeux, ils avaient représenté les scènes symboliques du royaume des cieux et du jugement dernier, la Synagogue, elle, par l’organe de ses théologiens, répudiait jusqu’à cette ombre de matérialité qu’ailleurs on a si volontiers laissé projeter sur la vie future. Nous disons une ombre de matérialité, car, à Dieu ne plaise que nous transportions de l’École des poètes et de celle des artistes dans le sein de l’Église chrétienne, toutes ces images complaisamment exagérées sous lesquelles se peignait l’immortalité. Et quand même nous en découvririons l’origine, la source première dans les écrits des apôtres, serait-il raisonnable de les prendre pour autre chose que des figures et des symboles ? Faut-il plus qu’un peu de bonne volonté pour admettre que Jésus et ses disciples ne s’en sont servis que pour se faire mieux comprendre de la foule qui les suivait ? Si nous cherchions bien, ne trouverions-nous pas des images absolument semblables dans les écrits des docteurs israélites ? Lorsque, par exemple, le Fils de Marie présente ces charmantes paraboles où le royaume des cieux est comparé tantôt à un père de famille qui loue des ouvriers pour faire travailler sa vigne[35], tantôt à un roi qui fait les noces de son enfant[36], tantôt à des vierges qui, des lampes à la main, vont au-devant de l’époux[37], tantôt enfin à un homme qui confie son bien à des serviteurs fidèles[38], ne croirait-on pas écouter ces docteurs israélites qui parlaient si bien du Dieu d’Israël qu’ils montraient, ou distribuant des salaires inégaux à différents serviteurs qui ont travaillé sa vigne avec une inégale ardeur[39] ou punissant ceux qui lui rapportaient en désordre des vêtements de prix qu’il leur avait confiés en récompensant largement ceux qui avaient su les conserver dans leur lustre et leur propreté[40] ? Y a-t-il au fond de tout cela plus qu’une hardiesse de comparaison, et irait-on accuser Jésus ou les docteurs juifs d’avoir matérialisé le royaume des cieux en l’encadrant ainsi dans une image sensible ?

Sans doute, la religion chrétienne avec les applaudissements qu’elle a donnés aux arts dont elle a accueilli les plus hardis produits pour en décorer ses temples, a singulièrement favorisé l’abus des figures contenues dans les écrits évangéliques concernant la vie future. Mais que ne se fait-on pas pardonner, quand on peut se glorifier d’avoir aidé au développement de l’esprit humain, et qui voudrait douter du progrès que lui ont réellement imprimé les Raphaël et les Michel-Ange dans lesquels se personnifient surtout la statuaire et la peinture chrétiennes ? Le Judaïsme plus scrupuleux et plus sévère, s’il ne peut revendiquer une semblable gloire, n’a pas non plus à se faire pardonner un semblable abus. Grâce à cette sévérité que l’on ne saurait assez louer, tout chez lui est resté pur. Comme il bannissait de ses maisons de prières les œuvres de peinture et de sculpture représentatives de traits humains, le langage symbolique qui est enfermé dans les Saintes Écritures ainsi que dans le Talmud, n’a jamais passé en action et a continué à demeurer ce qu’il était destiné à être dès l’abord, nous voulons dire, un pur langage imagé, et une figure sans réalité aucune.

Nous sommes donc bien convaincus que le Christianisme, malgré toutes ses blâmables facilités, n’a jamais songé à transporter la moindre idée matérielle dans le tableau des jouissances que la vie future tient en réserve pour les véritables justes. Son spiritualisme lui a été là-dessus du même secours qu’a été pour la doctrine israélite le spiritualisme de la Bible.

Que nous serions heureux d’en pouvoir dire autant des punitions qu’il place dans l’Enfer ! Mais on conçoit qu’il ne soit pas possible d’amender ici les choses, surtout après ce que nous avons vu au Christianisme enseigner publiquement du royaume du diable et de toutes les malignités dont il prétend que les milliers de démons qui peuplent l’enfer se plaisent à persécuter les hommes. La valeur et la portée littérale de tous ces enseignements ne sauraient être mises en doute, et celui qui étudie la théologie de l’Église se persuadera que tout est matériel dans l’Enfer qu’elle décrit avec la même rapidité qu’il mettra se convaincre de la complète immatérialité que possède son paradis. Il y a là une évidente contradiction, mais une contradiction que nous n’avons pas mission de lever.

Serait-ce de cette contradiction que le Mahométisme aurait eu peur, lui que nous allons voir transplanter dans la vie future tous les plaisirs corporels imaginables, comme pour faire contrepoids aux affreux tourments qui y sont réservés au vice et à l’impiété ? On le dirait presque, à considérer le soin qu’il apporte à présenter à ses croyants des tableaux, les uns plus sensuels et plus matériels que les autres, du Paradis et de l’Enfer. Tout dans celui-ci est sombre, effrayant, horrible ; tout dans celui-là est riant, frais, ravissant, d’une fraîcheur et d’un charme qui réjouissent encore plus le corps que l’âme. On voudrait interpréter spirituellement toutes ces peintures qui déparent tant la religion du Coran, qu’on en serait empêché par l’insistance que met Mahomet à matérialiser les récompenses de son Eden. On voit bien que c’est à dessein qu’il fait du monde à venir un séjour plein de félicités terrestres. Il avait affaire à un peuple grossier, chez qui la satisfaction des sens constituait tout l’objet de la vie, et qui ne savait trouver le bonheur que dans l’épanouissement et le triomphe facile des bas instincts de la nature humaine. Cela est peut-être changé aujourd’hui, mais tel a été le peuple primitif auquel il s’est adressé. Contrebalancer chez ce peuple la crainte des supplices de la Guéhenne par l’espoir des jouissances édéniques, lui rendre ces dernières aussi attrayantes que les premières étaient terribles à envisager, et chercher à gagner les cœurs ou à les tenir en respect par ce mélange, par cette pondération de frayeurs et d’espérances, ç’a été là le but évident des fondateurs de l’Islamisme.

Ce but, n’est-il pas écrit en toutes lettres dans les paroles suivantes ? « Ceux qui refusent de croire à mes signes, nous les approcherons du feu ardent. Aussitôt que leur peau sera consumée par le feu, nous les revêtirons d’une autre peau pour leur faire goûter le supplice. Ceux qui croiront et feront bien seront introduits dans les jardins arrosés de courants d’eau ; ils y demeureront éternellement ; ils y trouveront des femmes exemptes de toute souillure, ainsi que des ombrages délicieux[41] ». Et ces paroles-ci sont-elles moins significatives ? « Les Jardins de l’Eden aux vertueux ! Ils y entreront et s’y pareront de bracelets d’or et de perles ; leurs vêtements y seront de soie. A ceux qui n’ont point cru, le feu de la Guéhenne ! L’arrêt qui les fasse mourir et termine leurs tourments ne sera point rendu, ni le supplice de l’enfer adouci[42]. »

Mahomet tenait à être conséquent. Ce n’est pas la première fois que nous le voyons, sans hésiter, sacrifier les idées les plus consolantes et les plus morales au désir de se mettre d’accord avec un principe une fois posé et adopté par lui. C’est une qualité qu’il faut lui reconnaître, que celle de ne pas employer les demi-moyens et de ne pas marchander les conséquences. Sa doctrine a cela de commun avec la doctrine juive, qu’elle développe jusqu’à leur dernier fil les suites enfermées dans une idée. Elle fait seulement dans le mauvais sens ce que l’autre fait dans le bon. Bien différente en cela de la doctrine chrétienne qui, parce qu’elle a voulu complaire à la fois au dualisme et à l’unitarisme, au matérialisme et au spiritualisme, s’est trouvée dans la nécessité de se donner de moitié à chaque système, et de réaliser ainsi le genre hybride en matière de foi. La religion juive, essentiellement spiritualiste, écarte de la vie future les peines et les félicités corporelles ; la religion mahométane qui fait tourner les criminels autour des flammes de l’enfer, tient d’un autre côté à faire reposer les justes dans le Paradis « sur des coussins verts et sur des tapis, dont rien que la doublure est déjà de brocart ; elle leur promet des vierges aux grands yeux noirs et au regard modeste ; elle leur fait présenter à la ronde des écuelles d’or, et des gobelets remplis de choses que les sens désirent[43] » ; quant à la religion chrétienne, nous venons de voir de quelle façon elle a su conserver l’enfer avec des supplices dont le corps seul peut être atteint, et le paradis où il n’y a que l’âme qui soit appelée à être heureuse.

Reconnaissons-le, toutefois. Le Christianisme n’a pas toujours ainsi porté l’eau sur les deux épaules. Mais malheureusement, quand il est allé un jour résolûment jusqu’au bout de la voie, ç’a été pour se mettre en contradiction ouverte avec le Judaïsme. Le nouveau point dont nous voulons parler et le dernier aussi qui ait trait à la vie future, c’est celui concernant l’éternité ou la non-éternité des peines.

On connaît, à cet égard, l’opinion de la Synagogue. Cette opinion est devenue vulgaire. Il n’y a pas un croyant israélite qui ne sache que l’application des peines, suivant la doctrine juive, n’a qu’une durée de onze mois au bout desquels l’âme, quelles qu’aient été ses fautes, est censée les avoir expiées toutes et va goûter le repos éternel. C’est sur cette durée ainsi limitée. qu’a été réglée la récitation d’une certaine prière, le Kaddisch, que les orphelins doivent réciter dans la première année de deuil, à l’intention de leurs parents décédés et pour invoquer sur eux la miséricorde divine. De cette miséricorde, les docteurs juifs ont une si favorable idée, qu’ils prescrivent même de cesser la prière du Kaddisch un jour avant la fin des onze mois, supposant que déjà la clémence de Dieu a tout pardonné, tant ils étaient persuadés de la non-éternité des peines dans la vie future. Qu’on en juge encore par cette délicieuse allégorie : « Pourquoi Dieu a-t-il créé le Paradis et l’Enfer ? — Afin que l’un sauve de l’autre. — Et à quelle distance se trouvent-ils donc l’un de l’autre ? — Rabbi Jochanan croit qu’il y a entre eux l’épaisseur d’un mur, Rabbi Méir dit l’épaisseur d’une palme ; d’autres Rabbins prétendent l’épaisseur seulement d’un doigt. Et Rabbi Méir ajoute qu’il a obtenu par des prières que le grand coupable Elischa Ben Abouja, l’étrange transfuge du Judaïsme pour le Paganisme, reçut au ciel la punition tant méritée, afin d’être admis à la béatitude céleste ; et Rabbi Jochanan prétend avoir sauvé ce même docteur qui avait déserté la religion juive, de l’avoir sauvé des peines de l’enfer[44]. »

Que ce ne soit là que de l’allégorie, toujours demeure-t-il certain que ces paroles et ces prétentions prouvent chez les docteurs juifs une aversion décidée pour la damnation éternelle. Et c’est d’instinct que cette répugnance se manifeste chez eux. Car, on n’ignore pas qu’il y a nombre d’arguments fort spécieux que l’on pourrait invoquer en faveur de l’éternité des peines, et parmi lesquels le plus concluant est, sans contredit, celui qui prétend mesurer la punition à la grandeur, à l’étendue de la faute. Cet argument le voici : comme en offensant Dieu on offense un principe éternel, une justice rigoureuse demanderait aussi l’application d’un châtiment éternel. Mais on n’ignore pas non plus, et nous avons déjà eu occasion de l’établir, combien les rabbins aiment à subordonner la justice de Dieu à sa bonté. Un Dieu bon, c’est avant tout ce qu’ils proclament ; c’est leur premier Credo, c’est la pierre angulaire de leur édifice théologique ; c’est le soleil de leur route. Qu’ils viennent après cela parler des peines et des félicités du monde futur, le tout sera examiné à la clarté de ce beau soleil, et si ses rayons projettent toujours une traînée de lumière éternelle sur le bonheur des justes, ils abrègent en même temps, par leur bienfaisante action les tourments des méchants ; ou, pour parler sans figure, si la bonté de Dieu veut que la vertu soit éternellement heureuse dans la vie à venir, elle ne peut pas ; d’un autre côté, vouloir que le criminel s’agite dans des tourments sans fin. Et ainsi se trouve élevée à la hauteur d’un principe vrai et incontestable la belle théorie juive qui se prononce pour l’éternité des récompenses et pour la non-éternité des peines dans la vie future.

Eh bien, qui le croirait ? Cette théorie si consolante n’a pas trouvé le moindre écho dans le Christianisme ni dans le Mahométisme. On ne saurait certes assez s’en étonner, surtout après que l’on a entendu Jésus parler en termes toujours si touchants de la mansuétude du Créateur, et que l’on a vu Mahomet avoir constamment à la bouche sa formule favorite de « Dieu clément et miséricordieux ». Mais ce qui est encore plus étonnant, c’est de les voir tous deux poser face à face l’immense miséricorde de Dieu et l’inexorabilité de sa vindicte éternelle. N’est-ce pas le fondateur de l’Église chrétienne qui a dit : « On donnera à celui qui a et il aura encore davantage, mais pour celui qui n’a pas on lui ôtera même ce qu’il a[45]. » Et Mahomet n’a-t-il pas répété après lui : « A ceux qui font le bien, un bien est un surplus. Ceux qui font le mal, leur rétribution sera pareille au mal, l’ignominie les couvrira ; ils habiteront le feu et y demeureront éternellement[46]. »

Et comme s’ils avaient craint qu’on ne saisît pas leurs pensées dans toute leur portée, ils se sont encore simultanément attachés à les rendre sensibles par des exemples tirés de scènes déchirantes qu’ils supposent se passer dans l’enfer. Écoutons l’apôtre musulman : « Une cloison sépare les bienheureux des réprouvés. Les habitants du feu crient à ceux du jardin : Répandez sur nous un peu d’eau ou un peu de ces délices que Dieu vous a accordés. A quoi les habitants du jardin répondent Dieu a interdit de vous donner quoi que ce soit. S’adressant ensuite au souverain Juge lui-même, les premiers appellent du fond de l’enfer : Seigneur, fais-nous sortir d’ici ; nous pratiquerons la vertu autrement que nous ne l’avions fait auparavant. Non, non ! sera la réponse ; subissez votre peine ; il n’y a point de protecteur pour le méchant qui sera hors de tout espoir de salut[47]. »

Jésus n’est pas moins explicite. On devine que nous faisons allusion à la célèbre parabole de Lazare et du riche. Que dit le riche lorsqu’après sa mort, il passe en enfer, et qu’il voit au contraire Lazare, le pauvre, reposant dans le sein d’Abraham ? Il s’écrie : « Père Abraham, aie pitié de moi et envoie Lazare afin qu’il trempe dans l’eau le bout de son doigt pour me rafraîchir la langue, car je suis extrêmement tourmenté de cette flamme. Abraham lui répond : Mon fils, souviens-toi que tu as eu des biens pendant ta vie et Lazare y a eu des maux, et maintenant il est consolé et toi tu es dans les tourments. Outre cela, il y a un grand abîme entre vous et nous, de sorte que ceux qui voudraient passer d’ici avec vous ne le peuvent ; non plus que ceux qui voudraient passer de là ici[48] ; » Dieu dit encore aux méchants : « Retirez-vous de moi, maudit, et allez dans le feu éternel qui est réservé au diable et à ses anges[49]. »

Qu’on veuille bien rapprocher cela de l’allégorie du Midrasch Kohéleth cité plus haut, et qu’on juge de la différence ! Ce qui est ici un abîme se réduit là-bas à la mince épaisseur d’un doigt, à une distance facile à franchir.

Mais enfin qu’est-ce qui a pu faire que le Christianisme et le Mahométisme ne se soient pas aperçus, à l’égal de la doctrine juive, de l’incompatibilité qui règne entre le dogme de la damnation éternelle et la croyance en un Dieu bon, clément et miséricordieux ? C’est que, de prime-abord, ils s’étaient placés tous deux volontairement dans des situations qui ne pouvaient manquer de les aveugler sur les oppositions les plus manifestes. Le Judaïsme, lui, s’est toujours posé en adversaire vis-à-vis du paganisme triomphant ; il n’a jamais craint de le contredire, de l’attaquer, de le saper par ses bases. Au contraire, les deux nouvelles doctrines sont entrées de bonne heure en compromis avec lui ; elles l’ont ménagé ; en tout temps, elles ont plutôt cherché à le circonvenir qu’à le combattre de front. De là, dans les deux enseignements respectifs, certains restes du dualisme qui faisait le fond de toutes les religions païennes. Il est vrai que le Christianisme a souvent réagi, plus que ne l’a fait le Mahométisme, contre cet élément hétérogène qui s’était ainsi glissé, dès le principe, dans le sein de tous deux et par leur propre faute. Néanmoins, il n’a pas toujours su se rendre maître de lui. Est-ce manque de courage, ou manque de moyens ? On ne sait trop, surtout quand on le voit spiritualiser d’une part les récompenses de la vie future et d’autre part en matérialiser les peines. Pourquoi cette différence ? Disons-le : parce qu’il n’a pas su se détacher assez radicalement de l’antique croyance à un principe du mal, à un prince des ténèbres, au diable, comme chef d’un royaume peuplé d’une légion de démons innombrables. Partant de cette croyance, toute la question, pour lui comme pour le Mahométisme, se réduisait à savoir qui des deux, du génie du mal et du génie du bien, se saisirait des âmes des trépassés, et, comme le principe du mal en sa qualité d’ange rebelle est censé être tout-puissant dans son empire, dans l’enfer, on comprend qu’on lui ait accordé le pouvoir de ne plus jamais lâcher ceux qui sont une fois tombés dans ses mains, et de leur infliger des tourments éternels.

Un reste de dualisme, corroboré par une superstition populaire, voilà donc ce qui a fait entrer dans le Christianisme et dans le Mahométisme le dogme désolant de l’éternité des peines. Ah ! que de maux eussent été épargnés à l’humanité si, plus courageuses et mieux avisées, les deux religions avaient rejeté ce dogme comme impur, comme indigne de figurer parmi les fleurs qu’elles cueillaient dans le champ de la Bible, comme attentatoire à un des plus nobles attributs de Dieu, sa bonté, qu’elles savaient cependant toutes deux si bien apprécier ! Car, quelles n’ont pas été ces calamités dont ce funeste dogme a inondé la terre ? C’est lui qui a attisé le fanatisme, qui a promené parmi les sociétés la torche des persécutions religieuses, qui a fait, pendant des siècles, d’une bonne partie des hommes, une horrible boucherie, et a donné lieu à ces abominables immolations d’hécatombes humaines en l’honneur d’un Dieu, d’un Dieu qu’on supposait implacable pour ceux qui ne l’adoraient pas, d’une certaine façon plutôt que d’une autre. Ne s’était-on pas acharné sur ces malheureuses victimes avec d’autant moins de pitié, qu’on les savait toutes par avance vouées à la damnation éternelle ? Vous voir damné à jamais, entendre dire de vous que vous êtes « un serviteur inutile, propre à être jeté, pieds et poings liés, dans les ténèbres extérieures ; ne plus pouvoir espérer aucun salut et vous voir voué éternellement aux pleurs » et aux grincements de dents[50] », cela ne vous expose-t-il pas à tout de la part d’une foule ignorante et fanatique ? Et qu’est-ce, par exemple, qui arrêterait rage dévote d’un musulman en présence d’un incrédule duquel Mahomet a dit positivement que puisqu’il traitait ses signes de mensonge, il serait livré au feu » et aux flammes de l’enfer[51] ».

Avouons que le Judaïsme a mieux compris son rôle humanitaire quand il a hautement affirmé et enseigné « que le péché n’est point inexpiable ; que les justes, même païens, participent à la vie et à la béatitude éternelle[52] ». C’était là vraiment inviter les hommes à se pardonner réciproquement comme Dieu pardonne à chacun d’eux ; c’était leur mettre au cœur l’inappréciable disposition de se supporter mutuellement avec leur diversité d’opinions, de croyances et de convictions qui, après tout, ne sont que le produit de la liberté dont Dieu a jugé convenable de doter sa créature favorite. Puisque cette noble faculté a été octroyée à l’homme, il faut qu’on la respecte et qu’on se garde d’y jamais porter atteinte par une pression quelconque exercée sur la pensée ou la conscience ; et puisque Dieu a permis que chacun disposât librement de sa raison et de sa foi, ne ravissons à personne, dans le cas où il aurait fait un usage blâmable de l’une ou de l’autre, la consolation d’obtenir son pardon après qu’il aura expié ses erreurs dans la vie présente ou dans la vie future.

  1. Sanhedrin, page 99.
  2. Job, chap. XXXVII.
  3. Exode, chap. XXXIII, v. 2.
  4. Job, chap. III, v. 17 à 20.
  5. Psaumes, chap. XVI, v. 11, chap. XVII, v. 15.
  6. Traité des Principes, chap. II, v. 20.
  7. Traité des Principes, chap. III, v. 1.
  8. Traité des Principes, chap. IV, v. 21.
  9. Traité des Principes, chap, IV, v. 22.
  10. Traité des Principes, chap, IV, v. 28.
  11. Voir l’ouvrage cité de l’Immortalité de l’âme, traduction Isidore Cahen, page 88 et suivantes.
  12. Qu’on n’oublie pas que dans les Saintes Écritures il n’est fait mention ni l’enfer ni de paradis. Le mot Guehinnam est un nom purement emprunté de celui que possédait une vallée près de Jérusalem, et où les plus anciens habitants de la Palestine, les farouches Cananéens, avaient la barbare coutume de brûler des enfants en l’honneur de l’idole Moloch. Autant peut-on dire du mot Gan-Eden, paradis. Ce mot signifie dans le Pentateuque tout autre chose que le séjour des immortels ; il veut dire simplement le jardin planté par Dieu à l’usage du premier couple humain.
  13. Coré est celui qui s’est mutiné contre Moise. Voir Nombres, chap. XVI.
  14. Voir l’ouvrage précité.
  15. Nombres, surtout à la page 94. L’ouvrage du Dr Brecher indique aussi les sources talmudiques d’où sont tirées toutes ces citations.
  16. Kabbale de M. Franch, pages 315 et 336.
  17. Kabbale, de M. Franck, ubi supra.
  18. Immortalité de l’âme, du Dr Brecher, page 161.
  19. Math., chap. IV, v. 1, 5, 8.
  20. Marc, chap. IX. v. 25.
  21. Luc, chap. XIII, v. 7.
  22. Coran, chap. XV, chap. III et chap. XLI.
  23. Job, chap. I et II.
  24. Genèse, chap. V, v. 24.
  25. Genèse, chap. IX, v. 4.
  26. Onkelos, traduit au livre de la Genèse, chap. V, v. 24 : « Et Enoch marcha dans la crainte de Dieu et il ne fut plus, car Dieu ne le fit point mourir ». Raschi traduit au même endroit : « Enoch était juste, mais comme il aurait pu se laisser entrainer au mal par le mauvais exemple qu’il avait tous les jours sous les yeux, Dieu préféra l’appeler à lui. »
      La Vulgate et les Septantes conservent le vague du texte. L’une traduit : « Et il ne parut plus, parce que Dieu l’avait enlevé ». Les Septantes : « Et on ne le trouva plus, parce que Dieu l’avait transporté. »
  27. Talmud, traité Berachoth, v. 17.
  28. Voir Livre de Samuel, chap. XXV, v. 29, et Talmud, traité Schabb, p. 152.
  29. Ps., chap. XVII, v. 15.
  30. Talmud, traité Schab., p. 149.
  31. Voir le livre traduit par M. Isidore Cahen, page 101.
  32. Ib., page 132.
  33. Ubi supra, surtout pages 129 et 133.
  34. Voir Séfer Ikarim, IVe partie, page 33. Voir aussi le livre de M. Isidore Cahen, pages 139 et 110.
  35. Mathieu, chap. XX.
  36. Mathieu, chap. XXII.
  37. Mathieu, chap. XXVIII.
  38. Mathieu, chap. XXVIII.
  39. Midrasch et Kolhéleth.
  40. Talmud, traité Schab., p. 154.
  41. Coran, chap. IV.
  42. Coran, chap. XXXIV.
  43. Coran, chap. XLIII. LV et XXXVII.
  44. Voir le livre de M. Isidore Cahen, p. 100, avec la citation du Midrasch Kohéleth. Voir aussi le Ikarim du R. Albo, 4e partie, chap. XXXVIII.
  45. Math., chap. XIII, v. 12.
  46. Coran, chap. X.
  47. Coran, chap. VII, XXXVIII et LXIII.
  48. Luc, chap. XVI, v. 23 à 26.
  49. Math., chap. XXV, v. 14.
  50. Math., chap. XXII, v. 13, et chap. XXV, v. 30. Luc, chap. XIV, v. 28.
  51. Coran, chap. V II et L.
  52. Talmud, traité Kidouschin, p. 40, et traité Abodath Elilim, p. 3 ; voir aussi Maïmonide Jad Hachsaka Hilchoth Teschouba, chap. III.