Rabbin Simon Levy
Féret, Maisonneuve. (p. 15-27).


CHAPITRE PREMIER

CE QUI EST EN QUESTION


Deux grands esprits, Bossuet et Guizot, l’un catholique, l’autre protestant, tous deux chrétiens sincères, convaincus, ardents même, ont été amenés, dans le cours de leurs écrits, à examiner ce que le Christianisme a fait de plus et de mieux que le Judaïsme. C’est bien ainsi que la question devait se poser pour eux. Admettant l’un et l’autre que leur religion est venue achever, parfaire, consommer celle des Hébreux, il leur a bien fallu trouver au Christianisme quelque supériorité sur le Judaïsme. C’est à chercher cette supériorité qu’ils se sont tous deux appliqués, et, quoique partant du même point, quoique poursuivant le même but et travaillant sur les mêmes documents, ils sont cependant arrivés à des résultats différents, j’oserai dire opposés.

Le fait seul de cette divergence d’opinion entre deux intelligences aussi élevées, peut déjà donner à supposer que l’une et l’autre sont tombées dans l’erreur. Quand, sur une matière aussi considérable et dans laquelle le doigt de Dieu doit s’être montré si manifestement, on en est encore à faire des conjectures ; quand on ne s’accorde pas et que parfois même on se contredit, il est bien permis, ce semble, de douter de l’originalité, de la grandeur exclusive, de la perfection spéciale et supérieure qu’on se plaît à accorder à l’une des deux doctrines comparées. La supériorité vraie ne se déduit et ne se conjecture pas ; elle s’affirme par la clarté et la précision.

Voyez les diverses révélations qui se sont succédé d’Adam à Moïse, et dont nous prétendons que la dernière a été supérieure aux autres ! Là, tout s’établit clairement. Lorsque Dieu apparut à Moïse et lui dit : Je suis celui qui suis[1] » ne se fit-il pas autour de cette révélation nouvelle comme un nouveau jour ? Je suis celui qui suis, c’est-à-dire à moi seul appartient la perfection absolue ; je suis l’Être par excellence ; vers moi doivent converger toutes les pensées, toutes les aspirations de l’humanité ; c’est à imiter ma sainteté que les hommes doivent tendre sans cesse, et c’est pour leur enseigner le chemin qui conduit vers moi que je t’envoie, toi, Moïse, mon serviteur. Les patriarches m’ont connu[2], m’ont adoré ; ils ont cherché à répandre autour d’eux la connaissance de mon nom ; à Noé aussi je m’étais montré avec mes attributs de puissance et de justice. Mais ni Noé ni les patriarches n’avaient pour mission de proposer au genre humain la voie qui rapproche de moi. Je n’avais pas fait descendre dans leurs mains ce code de préceptes que je mets entre les tiennes.

Abraham ne reçut qu’une seule loi positive : la circoncision ; encore n’était-elle qu’un signe, qu’une marque de l’alliance que Dieu avait contractée avec lui.

Noé n’avait reçu que des lois négatives qui, à proprement parler, n’étaient que les défenses de la loi naturelle[3].

Quand Moïse paraît, un nouveau chemin est tracé. Dieu devient le modèle éternellement vivant de toute sainteté, de toute vertu, et l’accomplissement de sa Loi donnée sur le Sinaï, le meilleur moyen d’imitation de ce sublime modèle. Ce n’est plus seulement de connaissance et d’adoration contemplative de Dieu qu’il s’agit ; un nouveau caractère de la Divinité est révélé ; elle veut devenir le but final des aspirations de l’homme, qui devra avoir à cœur de se rendre, par la pratique des bonnes œuvres, pur et saint comme le principe dont il émane.

Voilà à quels traits distinctifs se reconnaît la révélation mosaïque parmi les révélations qui l’ont précédée aux temps d’Abraham et de Noé. Et ce trait est clair, visible, se détachant de la doctrine comme se détache du soleil un rayon de lumière. La même clarté, la même netteté, se montrent-elles dans le caractère prêté au Christianisme par ceux qui le considèrent comme une révélation nouvelle par rapport au Judaïsme ? Loin qu’elles s’y rencontrent, on ne s’accorde même pas sur la nature de ce caractère. On sent bien qu’il devrait exister sous peine de voir toute base solide manquer à la doctrine chrétienne, et toute condition de durée dans l’avenir lui faire complètement défaut ; on le cherche partout, ce caractère particulier ; on compare, à cet effet, les enseignements de la Bible avec ceux des Évangiles ; on examine les fruits produits des deux côtés. Or, comme le Christianisme domine dans le monde depuis un grand nombre de siècles déjà ; comme c’est sous ses yeux et, le plus souvent, avec son concours, que de grandes réformes sociales et morales se sont accomplies, on en conclut magistralement que lui seul contenait en germes toutes ces réformes. Et l’on ne se soucie pas de rechercher, si, en réalité, lui qui leur a donné naissance, ou bien s’il ne les a pas trouvées renfermées en principe dans le sein d’une religion qui fut sa mère, et d’où il les a tirées pour aider seulement à leur développement et contribuer à leur triomphe définitif. La conclusion, on le voit, est quelque peu précipitée. On ne s’en est pas moins fait faute de la tirer, et cela, bien entendu, au mépris des textes le plus précis et les plus formels.

Pourtant, en présence de ces textes, un seul des apologistes du Christianisme a montré quelque hésitation. C’est Bossuet, qui savait si bien estimer la valeur d’une parole des Saintes Écritures. Écoutons-le attentivement quand, dans son magnifique discours sur l’histoire universelle[4], il en vient à comparer la mission de Moïse avec celle de Jésus. Voici la substance de ce qu’il dit à ce sujet :

Les Juifs étaient trop charnels, trop abrutis, trop livrés aux sens et à leurs plaisirs, pour qu’on pût élever parmi eux en dogme la croyance aux félicités futures. L’immortalité de l’âme a été en tout temps et chez la plupart des peuples de la terre, trop féconde en erreurs et en superstitions, pour qu’on ne dût pas en refuser la connaissance aux Hébreux du temps de Moïse encore trop enclins à l’idolâtrie. Il fallait d’abord les attacher à Dieu par l’espoir de récompenses toutes temporelles, les initier à la véritable connaissance de ce Dieu et les empêcher de confondre avec lui cette noble partie de nous-mêmes qui lui ressemble en quelque sorte et qui toutefois n’est ni incréée, ni éternelle, ni incorruptible comme lui. C’est précisément pour n’avoir pas su distinguer l’âme d’avec son Créateur que les uns allèrent jusqu’à sacrifier aux mânes des morts, et que les autres crurent à une éternelle transmigration des âmes humaines, les faisant rouler des cieux à la terre et de la terre aux cieux, des animaux dans les hommes et des hommes dans les animaux, de la félicité à la misère et de la misère à la félicité, sans que ces révolutions eussent jamais ni de termes ni d’ordre certain.

» C’est pourquoi, dit Bossuet en terminant, la loi de Moïse ne donnait à l’homme qu’une première notion de la nature de l’âme et de sa félicité. Mais les suites de cette doctrine et les merveilles de la vie future, ne furent pas alors universellement développées, et c’est au jour du Messie que cette grande lumière devait paraître à découvert. »

A ce premier caractère de la révélation nouvelle s’en vient joindre, selon Bossuet, un second non moins remarquable et qui ressort du degré de grandeur, d’abnégation, de renoncement et d’étendue que revêt la charité dans la doctrine chrétienne :

« Avant la proclamation de cette doctrine, la perfection et les effets de la charité n’étaient pas entièrement connus ; c’est elle qui apprend à se contenter de Dieu seul, à étendre notre amour sur tous les hommes sans en excepter les persécuteurs ; à se soumettre aux ordres de Dieu jusqu’à se réjouir des souffrances qu’il nous envoie et à devenir humbles jusqu’à aimer les opprobres pour la gloire de Dieu, et à croire que nulle injure ne peut nous mettre aussi bas, que nous ne soyons encore plus bas devant Dieu par nos péchés. »

Ainsi, immortalité de l’âme et félicité future, charité et amour de Dieu, voilà les points qui, dans la pensée de Bossuet, élèvent tant le Christianisme aux dépens du Judaïsme. Mais l’aigle de Meaux semble hésiter à conserver définitivement ces divers points. Son langage, d’ordinaire si ferme, si serré, si entraînant, prend, quand il parle de la charité, de l’immortalité de l’âme et de la vie future au point de vue de la Bible, un ton d’indécision, d’incertitude et de réticence vraiment significatif. On y sent comme le combat entre le désir de vouloir prouver et l’impossibilité de le faire. Comment, en effet, la grande âme de Bossuet eût-elle pu dénier à la religion juive la gloire d’avoir, la première, proclamé le principe fécond de la charité dans ce qu’il a de large et d’universel, puisqu’en parlant de la création de l’homme, l’éloquent évêque n’avait lui-même pu s’empêcher de s’écrier : « Voilà donc l’homme formé ! Dieu forme encore de lui la compagne qu’il veut lui donner. Tous les hommes naissent d’un seul mariage, afin d’être à jamais, quelque dispersés et multipliés qu’ils soient, une seule et même famille[5]. »

Comment, d’un autre côté, eût-il pu oublier les paroles par lesquelles la Genèse proclame l’âme humaine d’origine et d’essence divine et, à ce titre, lui donne implicitement l’immortalité en partage ? Lui qui savait lire la Bible comme peu la savent lire, il sentait bien que ce livre n’est si élevé, ni si unanimement révéré, que parce qu’on y reconnaît l’homme dans toute la vérité de sa nature, avec ses grandeurs, ses faiblesses et ses aspirations continuelles vers l’infini. Aussi finit-il par concéder au Judaïsme l’honneur d’avoir, le premier, parlé des promesses de la vie future : « Dieu, dit-il, en avait répandu quelques étincelles dans les anciennes Écritures. Salomon avait dit que, comme le corps retourne à la terre d’où il est sorti, l’esprit retourne à Dieu qui l’a donné. Les patriarches et les prophètes ont vécu dans cette espérance, et Daniel avait prédit qu’il viendrait un temps où ceux qui dorment dans la poussière s’éveilleraient, les uns pour la vie éternelle, et les autres pour une éternelle confusion, afin de voir toujours. »

Bossuet appelle ces textes quelques étincelles ! Pour nous, ce sont des traînées de lumière.

Que conserve donc, en somme, l’inimitable apologiste du Christianisme, qui puisse servir de caractère particulier à la nouvelle révélation ? Ce n’est pas l’unité du genre humain avec sa conséquence nécessaire, la fraternité universelle ou la charité poussée à sa dernière expression ; ce ne sont pas non plus l’immortalité de l’âme, la croyance à la vie future et l’espoir en la résurrection. Ces principes et ces dogmes sont écrits sur les premières pages de la Bible, dans le récit de la création, et on les retrouve dans toute la suite de l’histoire sacrée, tantôt soutenant le courage et la piété des patriarches, tantôt inspirant la muse de David et donnant à la parole des Isaïe, des Ezéchiel, des Amos, des Obadiah et des Joël, une élévation, de même qu’à leurs pensées une profondeur de vues qu’on ne se lasse pas d’admirer.

Il ne reste, en définitive, comme caractère propre, que l’amour de Dieu… Mais Moïse n’avait-il pas dit avant Jésus : « Tu aimeras l’Éternel ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tous tes moyens ? » Quel est donc encore ce dernier caractère donné pour fondement à la nouvelle doctrine ? Bossuet pressentait si bien la difficulté, qu’il s’est hâté d’énumérer les qualités du nouvel amour de Dieu prêché par le fondateur du Christianisme pour le distinguer d’avec celui de l’Alliance sinaïque. Tel qu’il le présente, ce n’est, en effet, plus l’amour de Dieu prescrit par Moïse ; il est complètement transformé. Ce n’est plus l’amour de Dieu conforme à notre nature, mesuré à notre pouvoir, à nos moyens ; c’est « le retranchement de nos propres membres, c’est-à-dire, ce qui tient le plus vivement et le plus intimement à notre cœur ; c’est le renoncement à tout plaisir, c’est l’obligation de vivre dans le corps comme si l’on était sans corps, de quitter tout, de donner tout aux pauvres pour ne posséder que Dieu seul, de vivre de peu et presque de rien et d’attendre ce peu de la Providence divine. »

Que ce soit là, outre le dogme de la Trinité, la différence fondamentale entre le Christianisme et le Judaïsme, qui oserait y contredire après Bossuet ? Mais combien plus praticable, combien plus vrai est l’amour de Dieu prêché par Moise, et comme il laisse l’homme à la société tout en lui demandant une portion de son affection pour le Créateur de l’Univers !

Examinons maintenant l’opinion de Guizot :

« Le Christianisme, dit-il, a fait deux choses également grandes et nouvelles. Il a placé la simple qualité d’homme en dehors et au-dessus de toute circonstance accidentelle ou locale, en dehors et au-dessus de la nationalité comme de la condition sociale. Selon la foi chrétienne, l’étranger est un homme et possède les droits inhérents à la qualité d’homme aussi bien que le compatriote[6] ».

Ou nous nous trompons fort et nous ne savons plus lire la Bible, ou cela est du Judaïsme tout pur. Les textes, à cet égard, sont formels[7].

Guizot continue : « Le Christianisme considère tous les hommes, tous les peuples, comme liés entre eux par d’autres liens que par la force, par des liens indépendants de la diversité du territoire et des gouvernements. » Et pour corroborer cette pensée, il ajoute, page 242 : Chez les plus glorieuses nations, la justice, la sympathie, la liberté étaient refusées sans scrupule aux trois quarts de la population. Les › plus grands esprits ne voyaient dans cette spoliation qu'un fait naturel et nécessaire, une condition inhérente à l'état social. C'est le principe et le fait chrétiens par excellence d'avoir chassé de la pensée humaine cette iniquité, et d'avoir étendu à l'humanité tout entière ce droit à la justice, à la sympathie et à la liberté borné jusque-là à un petit nombre et subordonné à d'inexorables conditions. L'unité de Dieu maintenue chez les Juifs, l'unité de l'homme rétablie chez les Chrétiens, à ces traits éclatants se révèle l'action divine sur l'humanité. »

Il se peut très bien, et cela a eu lieu effectivement, que chez les plus glorieuses nations, à Athènes, à Rome, à Lacédémone, les étrangers, victimes d'un farouche orgueil, aient été réduits à l'état d'esclaves et traités sur un pied d'inégalité avec le reste des citoyens. Mais il n'en fut pas ainsi dans le petit pays de la Judée où les étrangers, pourvu qu'ils promissent d'observer les septs préceptes donnés aux enfants de Noé[8], avaient droit à la protection des lois et vivaient tranquillement, librement, sous leur tutelle. Ce n'est pas ici le lieu de le prouver. Nous aurons encore une fois occasion de revenir sur ce sujet. Pour le moment, nous nous contentons d'opposer à Guizot l'autorité même de Bossuet. Celui-ci, nous venons de le voir, contredit positivement l'affirmation si tranchée que l'unité de l'homme soit un fait purement chrétien. Et vraiment, quand on a accepté comme une vérité historique l'origine assignée par la Bible au genre humain ; quand on croit avec elle qu'il est sorti d'une seule et personne, de laquelle Dieu tira jusqu'à la première femme, comme pour mieux faire croire encore à notre communauté de nature, peut-on venir ensuite enlever au livre qui a, le premier, recueilli cette vérité, la gloire de l’avoir apprise au monde, pour en honorer une doctrine religieuse qui ne s’est formée que douze siècles plus tard ?

Mais voudrait-on dire seulement que le Christianisme est parvenu à faire l’application de cette vérité historique parmi les nations modernes qui, les unes après les autres, sont appelées à rompre le maudit cercle d’exclusion dont elles ont entouré si injustement ceux qui se trouvaient dans des conditions religieuses, sociales et locales autres que les leurs ? Dans ce cas et avec cette restriction, nous applaudissons de grand cœur à tout ce que le Christianisme a tenté et fait, pour répandre chez les peuples les plus cruels et les plus barbares, la croyance à l’unité de l’homme ; il comptait bien, et avec raison, que le triomphe de cette croyance ferait tomber les barrières qui divisaient depuis si longtemps la population générale de la terre et en formaient autant de groupes, de peuplades ennemies les unes des autres, et s’observant d’un œil ombrageux et jaloux.

Israël n’a rien à envier ; il peut même reconnaître et laisser à chacune des deux religions dominantes, au Christianisme comme au Mahométisme, son mérite spécial, car sa religion à lui fut leur mère commune ; elle les a nourries de son lait ; elles ont grandi sous ses yeux ; c’est elle qui leur a donné tous ces beaux principes au moyen desquels elles ont fait leur chemin sur la terre, et, en retour, elle ne leur demande qu’une chose qu’elles ne deviennent pas ingrates envers elle, qu’elles ne la renient pas et qu’elles n’aillent pas jusqu’à s’attribuer exclusivement la révélation des grandes et fortes vérités dont elle les a dotées, et qui lui avaient été léguées, à elle, par un Abraham, un Jacob, un Moïse, pour devenir un jour les moyens de salut du genre humain.

Assurément, le Christianisme et le Mahométisme ont opéré dans le monde de superbes changements ; d’autres, non moins brillants, s’opéreront encore soit par leur concours direct, soit seulement sous leurs regards et pendant qu’ils posséderont l’empire des âmes ; car la parole de Dieu est infaillible, les promesses de la Bible s’accompliront nécessairement. Aujourd’hui, c’est l’unité du genre humain qui triomphe, c’est la justice, le droit, la liberté pour tous qui vient s’asseoir au foyer des nations ; demain, ce sera l’unité de Dieu qui reparaîtra dans sa simplicité, dans sa pureté première, et qui chassera au-devant de ses pas les derniers restes du Paganisme ; et puis encore arriveront les grandes transformations politiques et sociales qui étendront le cercle des relations de peuple à peuple et effaceront bien des lignes, bien des divisions territoriales, pour établir de vastes nationalités au sein desquelles les citoyens vivront paisibles, heureux, sous l’égide de lois tutélaires ; puis enfin viendra l’ère de paix universelle si fréquemment, si positivement et si clairement annoncée par les prophètes, où tous les hommes, réunis sous un même sceptre et invoquant le même Dieu, n’auront plus de haine les uns pour les autres, et où les guerres auront à jamais fui devant le règne de l’amour des humains entre eux.

Mais toutes ces transformations, qu’elles se fassent au nom du Christianisme ou au nom du Mahométisme, sont, pour nous servir des expressions de Guizot mais appliquées au Judaïsme, sont le fait juif par excellence. C’est le Judaïsme qui les a prédites, qui en a préparé de loin l’avènement par la proclamation de principes d’où elles ne pouvaient manquer de sortir, comme une fleur sort de sa tige.

Que les deux religions qui se partagent actuellement et depuis un certain nombre de siècles déjà l’Orient et l’Occident, aient joué, au milieu de ces transformations, un rôle plus actif et plus direct que le Judaïsme, qui est partout en minorité, cela se peut, cela est même très vrai. Nous n’en sommes nullement jaloux ; au contraire, nous nous en glorifions personnellement en notre qualité d’Israélites, et nous aimons à mettre en relief, tout comme le font les Chrétiens et les Musulmans, les prodigieuses améliorations que le sentiment religieux bien compris et ramené vers Dieu a produites, tant dans la vie morale que dans la vie matérielle des peuples. Car, au fait, que sont les deux nouvelles religions ? Deux branches sorties de l’antique tronc de Jacob ; deux avant-coureurs de l’époque messianique ; deux apôtres envoyés pour la préparer, l’un dans le Levant, l’autre dans le Couchant et jusque dans les contrées du Nouveau-Monde.

Pour que le Judaïsme pût sortir des murs de Jérusalem et s’étendre au loin dans des pays encore barbares et adonnés à l’idolâtrie, il était nécessaire qu’il vint deux apôtres dont l’un concédât quelque chose aux idées et l’autre aux mœurs des divers peuples qui étaient appelés à recevoir la vérité du Sinaï, mais ne pouvaient encore en soutenir l’éclat, en comprendre le caractère élevé, ni la pratiquer dans ses règles si austères.

A part ces concessions, qu’est-ce que le Christianisme et le Mahométisme ont offert de plus que les dogmes et les principes de morale révélés autrefois à Moïse ? Idée d’un Dieu incréé, infini, saint, parfait, bon, juste, vengeur du crime et prenant plaisir à récompenser la vertu ; doctrine de l’unité du genre humain ; croyance à l’immortalité de l’âme et à l’existence d’une vie et d’une rémunération futures ; enfin, solution du grand problème de la destinée humaine, voilà sur quoi roulent les enseignements principaux du Judaïsme, et je ne sache pas que les docteurs chrétiens et musulmans aient revendiqué, pour leurs croyances respectives, la gloire d’avoir proclamé des principes plus purs et plus capables de fonder une bonne morale que ceux que je viens d’indiquer.

Toute la question entre ces docteurs et les docteurs juifs est de savoir si l’ancienne alliance a déjà promulgué ces principes, ou bien s’il a fallu, pour les apprendre au monde, l’avènement de deux nouvelles révélations, l’une en la personne de Jésus, l’autre en la personne de Mahomet. C’est à examiner cette proposition que nous allons consacrer la première partie de ce livre. Il va sans dire que nous demeurerons toujours sur la défensive. Nous respectons trop la croyance d’autrui pour nous permettre de l’attaquer en quoi que ce soit. Pour la plupart du temps, nous nous bornerons à exposer les éléments de la doctrine morale et religieuse du Judaïsme ; par là il sera facile de juger quels sont ceux d’entre ces éléments qu’il a légués aux religions qui l’ont suivi et dont nous ferons connaître les plus importants enseignements. Et lorsque nous aurons montré ce qu’est la doctrine juive, comment elle s’est formée et continuée, de quelle façon et au moyen de quels principes larges et féconds elle a su, au milieu des circonstances les plus critiques, réserver pour l’avenir les droits imprescriptibles de la raison, de la justice et de la liberté, nous ferons encore voir, dans une seconde partie, que sa morale pratique ne le cède en rien à celle d’aucun autre peuple, ni d’aucune autre religion. Il deviendra alors manifeste que tout s’accorde, s’enchaîne et se lie dans le Judaïsme, cette religion admirable que Dieu protège depuis des siècles, et dont il fait avancer lentement, insensiblement, le triomphe à travers toutes les vicissitudes qui accablent le peuple d’Israël.

  1. Exode, ch, III, v. 14.
  2. Exode, ch. VI, v. 3.
  3. Savoir défense du blasphème, défense du culte des divinités païennes, défense du meurtre, défense d’enlever à quelqu’un ce qui lui appartient, défense de manger la viande et de boire le sang d’un animal vivant, défense de braver l’autorité de la justice, défense de l’adultère. Voir Kozari, livre III, 273.
  4. Au chapitre intitulé : Jésus-Christ et sa doctrine.
  5. Discours sur l’histoire universelle, Il partie, chap. I.
  6. L’Église et la Société chrétienne, p. 102.
  7. Exode, 12, 49 ; Lévitique, 24, 22 ; Deuteronome, 15, 29 et 29, 11.
  8. Voir ci-dessus, p. 5, 17.