Mme du Châtelet

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Mme DU CHATELET.




LETTRES INEDITES
Au maréchal de Richelieu et à Saint-Lambert




On s’est beaucoup occupé de Voltaire dans ces derniers temps, et après tant d’attaques violentes et de jugemens passionnés, c’était justice de revenir à ce grand homme avec impartialité ou plutôt avec reconnaissance. Voltaire a été le hardi fondateur de cet esprit de tolérance politique et religieuse que, malgré quelques essais infructueux en sens contraire, la génération actuelle tient à honneur de maintenir. Voltaire fut le représentant de tout un siècle. M. de Châteaubriand l’a dit : « Voltaire est à lui seul toute l’histoire de France de son temps. » Nous n’avons point à rappeler ici ce qu’a fait pour la France et pour le monde ce bienfaisant génie à qui Paris doit encore une statue auprès de celle de Molière. Nous entreprenons une tâche plus humble. Il y a presque toujours dans la vie des grands hommes une attrayante figure de femme dont les biographes attachés à la principale figure dédaignent de s’occuper, ou qu’ils ne nous rendent qu’imparfaitement. N’est-ce pas aux femmes qui tiennent une plume de revendiquer ces touchantes et nobles mémoires trop souvent méconnues par la postérité ? Les femmes sont un peu traitées par les historiens et par les moralistes comme on traite les nations vaincues, c’est-à-dire que leur personnalité s’efface, disparaît, ou tout au moins se confond dans celle de l’homme qui les a dominées. Ce qu’elles eurent d’originalité, de grandeur, et quelquefois de génie, ne leur est reconnu que comme un reflet de l’esprit de l’homme célèbre qu’elles ont aimé.

C’eût été pourtant, même sans le prestige de la renommée de Voltaire, une femme vraiment supérieure par le cœur et par l’esprit, qu’Émilie-Gabrielle, marquise du Châtelet. Née à Paris, en 1706, elle était fille du baron de Breteuil, introducteur des ambassadeurs. Douée d’une vive intelligence, elle apprit dès son enfance, et comme en se jouant, l’italien et le latin. Elle avait commencé à quinze ans une traduction de Virgile, et les fragmens qui restent de cette étude prouvent combien elle avait dès-lors le sentiment des beautés de l’original. Ce jeune esprit s’exerçait aussi à faire des observations grammaticales et littéraires sur les grands écrivains du règne de Louis XIV, et c’est ainsi que se forma ce goût d’une exquise délicatesse, qui fut plus tard si salutaire au génie de Voltaire. À ces fortes études, l’éducation du temps, comme celle de nos jours, en joignait de moins sévères. La jeune Émilie avait une voix charmante ; elle apprit la musique, la déclamation, la danse, l’équitation, elle apprit même le jeu, car c’était alors un des plus vifs amusemens du monde, et les jeunes femmes se le permettaient aussitôt après leur mariage. Voltaire aperçut quelquefois l’aimable et studieuse enfant chez son père, puis il la perdit de vue, et ne la retrouva qu’en 1733. Elle fut mariée à dix-neuf ans au marquis du Châtelet-Lomont, lieutenant-général des armées du roi, et d’une des plus anciennes maisons de Lorraine ; le contrat fut passé à Versailles, le 4 juin 1725, devant Louis XV et la famille royale.

La jeune femme fit son entrée dans le monde à une époque où débordait la licence, et, sans s’abandonner au torrent comme tant d’autres, elle ne sut pas s’y dérober entièrement. Ce fut dans ces années d’entraînement et d’inexpérience qu’elle rencontra ce brillant maréchal de Richelieu, « cet homme extraordinaire qui, à vingt ans, avait été deux fois à la Bastille pour la témérité de ses galanteries, qui, par l’éclat et le nombre de ses aventures, avait fait naître parmi les femmes une espèce de mode et presque regarder comme un honneur d’être déshonorées par lui[1]. » Mme du Châtelet eut la faiblesse d’aimer le maréchal de Richelieu, alors jeune, charmant, dans la fleur de la galanterie ; elle mit tout son cœur dans cette liaison passagère, comme elle le mettait dans chaque sentiment qu’elle éprouvait ; elle souffrit beaucoup de la légèreté du brillant séducteur, et lui retira dignement son amour en le forçant à garder pour elle une amitié et une estime qu’il accordait rarement aux femmes dont il avait été aimé. Elle continua d’entretenir avec le maréchal un commerce de lettres, dont quelques-unes sont parvenues jusqu’à nous. Il est curieux d’y voir la transformation d’une tendresse orageuse en une sereine amitié. Quand le duc de Richelieu se maria à la princesse de Guise, Mme du Châtelet devint l’amie de sa jeune femme ; elle lui inspira le goût des sciences. Souvent, durant ses voyages à Paris, elle logeait à l’hôtel de Richelieu ; Voltaire était lié avec le maréchal, il avait même contribué à son mariage, et, grace à un philosophique oubli du passé, il se forma entre ces quatre personnes une amitié sincère et pleine d’agrémens.

« Qui l’aurait jamais cru, écrivait[2] Mme du Châtelet au maréchal après une maladie, qu’entre Mme de Richelieu, Voltaire et vous, l’amitié eût pu me faire regretter ? A peine l’espérais-je de l’amour. On n’est heureux que par ces deux sentimens. J’avoue qu’ils font le bonheur de ma vie et que je ne demanderais aux dieux (s’il y en a) que de passer ma vie dans cette partie carrée, où il serait également doux d’être le tiers et le quart. Je crois que je vaux réellement quelque chose depuis que je commence à croire que vous avez pour moi une amitié solide Vous connaissez mon cœur, et vous savez combien il est vraiment occupé (de Voltaire) ; je m’applaudis d’aimer en vous l’ami de mon amant.

« Ce sentiment ajouterait encore à la douceur que je trouve dans votre amitié, si je ne l’avais pas empoisonné ; je ne me pardonne point d’avoir eu pour vous des sentimens passagers, quelque légers qu’ils aient été ; assurément le caractère de mon amitié doit réparer cette faute, et si c’est à elle que je dois la vôtre, je dirai, malgré tous mes remords, ô felix culpa ! »

On le voit, dans cette lettre, une singulière légèreté de ton, inspirée sans doute par le souvenir de l’homme, se mêle à des réflexions sérieuses. Une autre fois, elle lui écrivait d’un accent plus ému[3] :


« Je n’aurais jamais dû vous dire ce que je vous ai avoué ; mais je n’ai pu me refuser la douceur de vous faire voir que je vous ai toujours rendu justice, et que j’ai toujours senti tout ce que vous valez. L’amitié d’un cœur comme le vôtre me parait le plus beau présent du ciel, et je ne me consolerais jamais si je n’étais sûre que vous ne pouvez, malgré toutes vos résolutions, vous empêcher d’en avoir pour moi. Au milieu du sentiment vif qui emporte mon ame et qui fait disparaître le reste à mes yeux, je sens que vous êtes une exception à cet abandonnement de moi-même et de tout autre attachement. J’ai tout quitté pour vivre avec la seule personne qui ait jamais pu remplir mon cœur et mon esprit ; mais je quitterais tout dans l’univers, hors elle, pour jouir avec vous des douceurs de l’amitié. Ces deux sentimens ne sont point incompatibles, puisque mon cœur les rassemble sans avoir de reproches à se faire. Je n’ai jamais eu de véritable passion que pour ce qui fait à présent le charme et le tourment de ma vie, mon bien et mon mal ; mais je n’ai jamais eu de véritable amitié que pour Mme de Richelieu et pour vous. J’ai conservé ce sentiment si cher à mon cœur au milieu de la plus grande ivresse, et je le conserverai toute ma vie. »


Puis, dans un moment où Voltaire est poursuivi, elle écrit au maréchal :


« On passe sa vie avec des vipères envieuses ; c’est bien la peine de vivre et d’être jeune. Je voudrais avoir cinquante ans et être dans une campagne avec mon malheureux ami, Mme de Richelieu et vous. Hélas ! on passe sa vie à faire le projet d’être heureux, et on ne l’exécute jamais.


Mme du Châtelet était grande, svelte et brune. Nous avons vu un fort beau pastel qui la représentait à vingt ans, dans ce moment de première jeunesse dissipée. Le jour où l’artiste a tracé pour la postérité cette vivante image, la marquise portait une agaçante robe bleue pomponnée de blanc ; ses cheveux légèrement poudrés faisaient paraître plus éclatant encore son grand œil noir, qui rayonnait sous un épais sourcil. Sa bouche expressive souriait ; sa taille souple et fine s’épanouissait dans un corsage de soie. Telle elle était alors, telle elle fut jusqu’à la fin de sa vie si courte, car sa beauté consistait surtout dans une vive physionomie, mélange de force et de grace, qui, à quarante ans comme à vingt, était encore jeune et séduisante.

Les fêtes de la cour, où sa naissance l’appelait et où elle brillait par la distinction de son esprit, les plaisirs variés de cette brillante société du XVIIIe siècle, ne suffisaient pas cependant à remplir la vie de la jeune femme ; quelquefois elle se dérobait au monde pour revenir à l’étude. Elle avait eu trois enfans dans les premières années de son mariage : une fille[4] et deux fils ; elle eut le malheur de perdre un de ses fils, et dans son affliction elle songea à former l’intelligence de celui qui lui restait au contact de la sienne[5]. Nous la verrons plus tard adresser à ce fils un livre composé durant des veilles laborieuses qui formaient un piquant contraste avec d’autres veilles consacrées au plaisir. Du reste, tous les êtres d’élite de cette époque furent ainsi ; ils recherchèrent ardemment le plaisir, mais, le plaisir ne les satisfaisant pas, ils se rejetaient sur les sciences : ils étaient avides de tout ce que peut connaître et sentir l’ame humaine, et se purifiaient pour ainsi dire en éclairant leur raison.

C’est au moment de ce retour à des goûts sérieux que Voltaire retrouva Mme du Châtelet ; ils devaient être naturellement charmés l’un par l’autre. Tous deux réunissaient dans un mélange parfait le frivole et le sérieux, l’esprit et la raison de leur siècle, et par exception le sentiment. Par les graces et la souplesse de son esprit, Voltaire était du monde de la marquise, et, par l’étendue de son génie, il répondait aux instincts jusqu’alors comprimés de cette vive intelligence. Il parvint facilement à se faire aimer, et durant quatorze ans il fut tout pour Mme du Châtelet. Les premières traces de leurs relations naissantes se trouvent dans la correspondance de Voltaire à la date du 3 juin 1733 ; Mme du Châtelet avait alors vingt-sept ans. Voltaire écrit de Paris à son ami de Cideville : « Hier, étant à la campagne, n’ayant ni tragédie, ni opéra dans la tête, pendant que la bonne compagnie jouait aux cartes, je commençai une épître en vers dédiée à une femme très aimable et très calomniée. » L’épître sur la Calomnie, dont il est ici question, fut adressée à Mme du Châtelet avant le départ de Voltaire pour Londres. Ce n’est qu’après ce voyage qu’ils se lièrent intimement. A son retour, Voltaire esquisse encore à M. de Cideville quelques traits de l’image aimée :

Elle a l’imagination

Toujours vive et toujours fleurie ;
Elle a, je vous jure, un génie
Digne d’Horace et de Newton,
Et n’en passe pas moins sa vie
Avec le monde qui l’ennuie
Et des banquiers de pharaon.

Dans l’épître à Uranie, la muse de Voltaire rencontre quelques accens de véritable passion :

Je vous adore, ô ma chère Uranie !
Pourquoi si tard m’avez-vous enflammé ?
Qu’ai-je donc fait des beaux jours de ma vie ?
Ils sont perdus : je n’avais point aimé.
J’avais cherché dans l’erreur du bel âge
Ce dieu d’amour, ce dieu de mes désirs ;
Je n’en trouvai qu’une trompeuse image,
Je n’embrassai que l’ombre des plaisirs.

Mme du Châtelet avait pour amie la duchesse de Saint-Pierre, et parfois elles allaient ensemble surprendre le poète dans le modeste appartement qu’il occupait alors vis-à-vis de Saint-Gervais. Le duc de Forcalquier, amant de la duchesse de Saint-Pierre, accompagnait les deux jeunes femmes. On enlevait Voltaire à son travail, et on lui demandait à souper.

C’était l’amour du temps, intrigue à demi cachée, galanterie frivole mêlée de petits vers et de bonne chère ; mais dans Mme du Châtelet et dans Voltaire, l’amour devait avoir un côté plus sérieux : le goût réciproque de l’étude fortifiait en eux le sentiment. La vie de Paris les fatigua bientôt ; dès le commencement de 1734, ils se retirèrent ensemble à Monjeu, près d’Autun ; c’est là que Mme du Châtelet commence à lire Locke et à traduire Newton. Elle prend des leçons de Maupertuis, à qui elle écrit[6] : « Ce n’est pas pour moi que je veux devenir géomètre, c’est par amour-propre pour vous. Je sens qu’il n’est pas permis à quelqu’un qui vous a pour maître de faire des progrès si médiocres, et je ne puis vous dire à quel point j’en suis honteuse. » Plus loin, « je sens, dit-elle, combien je perdrais si je ne profitais pas de la bonté que vous avez de vouloir bien condescendre à ma faiblesse et m’apprendre des vérités si sublimes presque en badinant. J’aurai toujours par-dessus vous l’avantage d’avoir étudié avec le plus profond et en même temps le plus aimable mathématicien du monde. »

Ainsi elle mêlait l’étude au sentiment et au plaisir, et Voltaire, sous le charme de l’amour qu’elle lui inspirait, lui adressait alors ces vers :


CONTRE LES PHILOSOPHES SUR LE SOUVERAIN BIEN

L’esprit sublime et la délicatesse,
L’oubli charmant de sa propre beauté,
L’amitié tendre et l’amour emporté,
Sont les attraits de ma belle maîtresse.
— Vieux rêvasseurs, vous qui ne sentez rien,
Vous qui cherchez dans la philosophie
L’Être suprême et le souverain bien,
Ne cherchez plus, ils sont dans Uranie !

C’est au milieu de ces enchantemens de l’amour que la publication des Lettres philosophiques obligea Voltaire de s’éloigner de Paris pour échapper à la persécution. Il partit pour la Champagne et se retira au château de Cirey, propriété du marquis du Châtelet depuis longtemps inhabitée. Durant cette première et courte séparation, la correspondance des deux amans fut fort active[7]. Après quelques arrangemens d’affaires de famille et de société, Mme du Châtelet alla rejoindre Voltaire à Cirey.

Entre deux coteaux, dans le département de la Haute-Marne, se cache le riant village de Cirey, bâti sur la lisière d’un bois ; la Blaise, petite rivière, l’arrose en courant et baigne de nombreuses prairies. Les templiers possédaient à Cirey une commanderie dont il reste encore quelques vestiges. Après la condamnation des templiers par Philippe-le-Bel, le duc de Lorraine, pour obéir au pape, leur enleva leurs biens de Cirey, qu’il réunit au domaine de Ferry-d’Enfer ou du Diable, son frère et son Vassal, et laissa seulement ceux qu’il avait dépossédés vivre et mourir sur leurs anciennes terres. Pour protéger son domaine ainsi augmenté, Ferry fit construire en 1220 à Cirey même un petit château-fort ou chastelet parfaitement gardé et armé, puis il ajouta à ses autres titres celui de seigneur du Chastelet. Telle est l’origine de la famille du Châtelet. Depuis ce moment, elle ne cessa de s’allier aux premières maisons de l’Europe.

Les bâtimens du château de Cirey sont gracieusement groupés sur le penchant d’une des collines boisées au pied desquelles serpente la jolie rivière, où se baignaient de beaux cygnes. Ces bâtimens se divisent en deux parties, les constructions féodales et gothiques désignées sous le nom de vieux château et servant de communs, et le château neuf élevé sous la régence, vaste et simple maison à l’anglaise, meublée et embellie avec amour par Voltaire et Mme du Châtelet. Le site de Cirey est ravissant ; au-dessus du château, de grands arbres s’échelonnent jusqu’au sommet le plus élevé de la colline, couronnée par une chapelle qui sort d’un bouquet de pins. C’est là que Voltaire allait parfois à la messe, pratiquant à l’avance ce que Béranger a dit plus tard :

On peut aller même à la messe.


La vallée de Cirey est une des plus pittoresques et des plus riches de la Champagne ; la Blaise y arrose dans son cours des vergers, de grands prés, de nombreuses fabriques ; puis, à l’horizon qui borne la vallée, d’autres villages se groupent sur les coteaux, et de grands bois projettent leur sombre verdure sur le fond du ciel. C’est dans ces bois qu’on courait les chevreuils que Mme du Châtelet envoyait aux deux anges[8] ; c’est dans ces bois que Voltaire chassait. « J’ai besoin de faire de grands exercices, écrivait-il à l’abbé Moussinot ; je vous prie de me faire acheter un bon fusil, une jolie gibecière avec appartenances, marteaux d’armes, tire-bourre, etc. » Et tandis qu’il passait à travers les forêts dans cet équipement, Mme du Châtelet le suivait svelte et gracieuse, montée sur sa jument l’Hirondelle.

L’intérieur du château de Cirey était d’une grande magnificence ; c’était ce luxe intelligent et exquis que les artistes et les poètes seuls savent se donner quand ils ont pour eux la fortune. Le président Hénault s’arrête un jour à Cirey en allant à Plombières, et il écrit au comte d’ Argenson : « J’ai passé par Cirey ; c’est une chose rare. Ils sont là tous deux seuls, comblés de plaisirs ; l’un fait des vers de son côté, et l’autre des triangles. La maison est d’une architecture romanesque et d’une magnificence qui surprend. Voltaire a un appartement terminé par une galerie qui ressemble à ce tableau que vous avez vu de l’école d’Athènes, où sont rassemblés des instrumens de tous les genres, mathématiques, chimiques, physiques, astronomiques, etc., et tout cela est accompagné d’ancien laque, de tableaux, de porcelaines de Saxe, etc. ; enfin, je vous dis que l’on croit rêver.

Voltaire avait fait graver au-dessus de la porte de la galerie dont parle le président :

Asile des beaux arts, solitude où mon cœur
Est toujours occupé dans une paix profonde,
C’est vous qui donnez le bonheur
Que promettait en vain le monde.


Et sur la porte du belvédère où travaillait Mme du Châtelet, on lisait :

Du repos, une douce étude,
Peu de livres, point d’ennuyeux,
Un ami dans la solitude,
Voilà mon sort, il est heureux.


L’Amour avait sa statue dans cette riante demeure, et c’est aux pieds de cette statue qu’étaient gravés ces deux vers célèbres :

Qui que tu sois, voici ton maître,
Il l’est, le fut, ou le doit être.

On le voit, rien ne manquait au bonheur des deux amans. Le cadre était digne de l’intéressant tableau qu’offrait l’intimité de ces deux natures d’élite.

Mme du Châtelet était venue rejoindre Voltaire à Cirey ; son mari s’était prêté à cet arrangement, et avait même présidé à l’installation du poète. C’était dans le goût du temps ; chaque grand seigneur patronait un homme de lettres. Avoir chez soi le premier d’entre tous fut une satisfaction de maître de maison à laquelle la vanité du marquis du Châtelet ne résista pas. Tantôt à la cour, tantôt à son régiment, rarement chez lui, c’était là un seigneur et maître peu gênant, et pour lequel on avait d’ailleurs de grands égards. Le plus parfait décorum présidait à cette liaison de Voltaire avec la marquise. Dans le monde, Émilie n’était pour le poète que la divine Émilie, une muse, une déesse, un prodige de savoir et d’esprit ; on substituait l’admiration à l’amour, on désavouait en public les vers à Uranie un peu trop tendres et significatifs. Les d’Argental seuls étaient dans la confidence.

Mais tandis que ce beau château abritait cette double vie studieuse et tendre, Voltaire, menacé d’être arrêté par suite de la publication de ses Lettres philosophiques, fut obligé de quitter tout à coup Cirey. Il s’enfuit en Hollande au milieu de l’hiver. Écoutons Mme du Châtelet confier sa douleur et son inquiétude à son ami le comte d’Argental ; ici l’amour se montrera tel qu’il est d’ordinaire dans le cœur de la femme, sans autre préoccupation que celle de l’objet aimé. Dans cette correspondance, qui se continue jusqu’en 1748, et que nous prendrons souvent plaisir à citer, l’ame de Mme du Châtelet se fait voir tout entière, ardente, dévouée, délicate, s’oubliant elle-même pour s’occuper constamment de Voltaire, de sa gloire, de ses intérêts, lui sacrifiant avec joie son temps, son esprit et sa fortune, jusqu’à ce que, le cœur froissé par ce brillant égoïsme, elle essaie de retrouver l’amour, qu’il ne peut plus lui inspirer, dans un autre cœur plus jeune, tentative orageuse et vaine dont elle mourut.

Mme du Châtelet, inconsolable du départ de Voltaire, qu’elle aime alors avec toute la vivacité des premiers temps de l’amour, écrit au comte d’Argental, en décembre 1734 :


« Ange tutélaire de deux malheureux, j’ai enfin reçu de la frontière des nouvelles de votre ami ; il y est arrivé sans accident et en bonne santé. Sa malheureuse santé soutient toujours mieux les voyages qu’on n’oserait l’espérer, parce qu’en voyage il travaille moins. Cependant, quand je regarde la terre couverte de neige, ce temps sombre et épais, quand je songe dans quel climat il va et l’excessive délicatesse dont il est sur le froid, je suis prête à mourir de douleur. Je supporterais son absence, si je pouvais me rassurer sur sa santé

« Je ne veux point absolument qu’il aille en Prusse, et je vous le demande à genoux ; il serait perdu dans ce pays-là. Il se passerait des mois entiers avant que je pusse avoir de ses nouvelles ; je serais morte d’inquiétude avant qu’il revînt : le climat est horriblement froid Le prince royal n’est pas roi : quand il le sera, nous irons le voir tous deux ; mais, jusqu’à ce qu’il le soit, il n’y a nulle sûreté : son père ne connaît d’autre mérite que d’avoir six pieds de haut. Il est soupçonneux et cruel, il persécute son fils, il le tient sous un joug de fer ; il croirait que M. de Voltaire lui donnerait des conseils dangereux ; il est capable de le faire arrêter dans sa cour ou de le livrer au garde des sceaux. En un mot, point de Prusse ; je vous en supplie, ne lui en parlez plus. »


Le 30 décembre de la même année, elle exprime au comte d’Argental de nouvelles et plus vives inquiétudes, elle craint qu’on ne la sépare à jamais de Voltaire. Un de ses parens, qui lui est hostile, menace d’écrire une lettre au marquis du Châtelet pour lui dessiller les yeux ; après avoir parlé de cette crainte :

« Je désire, dit-elle, de me tromper, mais si je ne me trompe pas, comme je le crains, il est de la dernière importance que je le sache. Cela changerait toute ma vie ; il faudrait abandonner Cirey, du moins pour un temps, et venir demeurer à Paris. Là on n’aura point de prétexte de prier M. du Châtelet de ne lui point donner asile, et nous pourrons du moins nous voir. Il faudrait que j’eusse le temps de prévenir M. du Châtelet de loin, car nos affaires sont arrangées pour demeurer ici au moins encore deux ans. Nous y avons fait bien de la dépense, mais cela ne fait rien, j’en viendrai à bout, pourvu que je le sache. Il est bien affreux de quitter Cirey, mais tout vaut mieux que la lettre à M. du Châtelet... Je vous demande donc d’éclaircir ce mystère d’iniquité…. Ma vie, mon état, ma réputation, mon bonheur, tout est entre vos mains. »


Et le 31 décembre :

« La tête me tourne d’inquiétude et de douleur, vous vous en apercevez bien à mes lettres. Je n’ai pas eu de nouvelles de votre ami depuis le 20 ; cependant je suis bien sûre qu’il m’a écrit. Il peut arriver tant d’accidens en chemin, sa santé est si mauvaise, que les choses les plus sinistres me passent par la tête et que je suis prête à céder à mon désespoir. Il se peut encore qu’on ait reconnu son écriture et qu’on ait arrêté ses lettres….

« Il y a quinze jours que je ne passais point sans peine deux heures loin de lui. Je lui écrivais alors de ma chambre à la sienne, et il y a quinze jours que j’ignore où il est et ce qu’il fait ; je ne puis même pas jouir de la triste consolation de partager ses malheurs. Pardonnez-moi de vous étourdir de mes plaintes, mais je suis trop malheureuse. »


Janvier 1735.

« Je vous ai mandé mes raisons aussi bien que mes instances pour qu’il fût d’une sagesse extrême dans cette nouvelle édition de ses œuvres… Il faut à tout moment le sauver de lui-même, et j’emploie plus de politique pour le conduire que tout le Vatican n’en emploie pour retenir la chrétienté dans ses fers…

« On (Voltaire) m’envoie la copie d’une lettre au prince royal (de Prusse)… Voici ce que j’y trouve : J’aurai la hardiesse d’envoyer à votre altesse royale un manuscrit que je n’oserais jamais montrer qu’à un esprit aussi dégagé de préjugés que le vôtre, et à un prince qui, parmi tant d’hommages, mérite celui d’une confiance sans bornes. Je connais ce manuscrit ; c’est une métaphysique d’autant plus raisonnable qu’elle ferait brûler son homme …. Jugez si j’ai frémi ; je n’en suis pas encore revenue d’étonnement, et, je vous avoue aussi, de colère. J’ai écrit une lettre fulminante ; mais elle sera si long-temps en route que le manuscrit pourra bien être parti avant qu’elle arrive, ou du moins on me le fera croire, car nous sommes quelquefois entêtés, et ce démon d’une réputation (que je trouve malentendue) ne nous quitte point. Je vous avoue que je n’ai pu m’empêcher de gémir sur mon sort, quand j’ai vu combien il fallait peu compter sur la tranquillité de ma vie ; je la passerai à combattre contre lui pour lui-même sans le sauver, à trembler pour lui, à gémir de ses fautes ou de son absence. Mais enfin telle est ma destinée, et elle m’est encore plus chère que les plus heureuses … Confier à un prince de vingt-quatre ans dont le cœur ni l’esprit ne sont encore formés, qu’une maladie peut rendre dévot, qu’il ne connaît point, le secret de sa vie, sa tranquillité et celle des gens qui ont attaché leur vie à la sienne, en vérité, il devait ne le point faire ! Si un ami de vingt ans lui demandait ce manuscrit, il devrait le lui refuser, et il l’envoie à un inconnu et prince ! »


Et plus loin :

« Ce serait bien ici le temps de faire imprimer cette dissertation sur les trois épîtres ; cela lui ferait plus de plaisir que cela ne vaut. Il faut lui pardonner ses faiblesses.


En février de la même année elle écrit encore :

« Je l’aime mieux libre et heureux en Hollande que menant pour moi la vie d’un criminel dans son pays ; j’aime mieux mourir de douleur que de lui coûter une fausse démarche….

« On jouait Alzire à Bruxelles, à Anvers, et dans toutes les villes où il a passé. Quels chaos de gloire, d’ignominie, de bonheur, de malheur ! heureuse ! heureuse l’obscurité !….

« Vous penserez que je deviens folle ; on le serait à moins. Je suis un avare à qui, on a arraché tout son bien et qui craint à tout moment qu’on ne le jette dans la mer.

« … Plus de cour de Lorraine ; si je puis revoir votre ami, je ne veux jamais sortir de Cirey. J’en reçois dans cette minute une lettre qui me fait bien craindre qu’il ne revienne point ; je suis très mécontente de lui ; il faut enfin que je vous l’avoue, et je crains fort qu’il ne soit bien plus coupable envers moi qu’envers le ministère. Enfin nous verrons s’il reviendra ; mais, je vous le répète, je n’en crois rien, et je vous jure bien que je ne me sens pas la force de résister au chagrin que j’en ressentirais : nous le perdons sans retour, n’en doutez point ; mais qui pourrait le conserver malgré lui-même ? Je n’ai rien à me reprocher, c’est une triste consolation : je ne suis pas née pour être heureuse. Je n’ose plus rien exiger de vous ; mais, si je l’osais, je vous prierais de faire encore un dernier effort sur son cœur. Mandez-lui que je suis bien malade, car je le lui mande, et qu’il me doit au moins de venir m’empêcher de mourir ; je vous assure que je ne mens pas trop, car j’ai la fièvre depuis deux jours ; la violence de mon imagination est capable de me faire mourir en quatre jours.

« Je suis bien plus à plaindre que je ne l’ai jamais été. Il est affreux d’avoir à me plaindre de lui ; c’est un supplice que j’ignorais. S’il vous reste encore quelque pitié pour moi, écrivez-lui ; il ne voudra point rougir à vos yeux ; je vous le demande à genoux.

« …. Si vous aviez vu sa dernière lettre ! elle est signée et il m’appelle madame ! C’est une disparate si singulière, que la tête m’en a tourné de douleur.

« M. du Châtelet me persécute pour aller en Lorraine au mariage de Mme la princesse, mais je n’en veux rien faire : une noce et une cour me désoleraient. L’endroit où j’ai vu votre ami est le seul que je puisse habiter… »


Et en finissant :

« Ses lauriers le suivent partout, mais à quoi lui sert tant de gloire ? un bonheur obscur vaudrait bien mieux. O vanas hominum mentes ! ô pectora coeca ! Vale, et me ama et ignosce.


Ici s’interrompt cette correspondance avec M. d’Argental ; nous la retrouverons trois ans plus tard. Ces fragmens ont suffi pour initier le lecteur à ce qu’était l’amour de Mme du Châtelet pour Voltaire ; quel dévouement ! quel oubli d’elle-même ! quelle préoccupation incessante de l’être aimé ! Elle tremble pour sa santé, pour son repos, pour sa réputation ; elle songe même à satisfaire ses faiblesses littéraires ; c’est bien là un cœur de femme, c’est un de ces cœurs que l’égoïsme de Mme du Deffant était incapable de comprendre[9]. Les fragmens de ces lettres font revivre Mme du Châtelet telle qu’elle fut. Dans une correspondance intime, on se découvre bien mieux que dans des mémoires où l’on pose presque toujours pour la postérité.

Après quelques mois de séjour en Hollande, Voltaire revient à Cirey, et tous les tourmens de Mme du Châtelet font place au bonheur. Les trois plus belles années de cette liaison, qui dura près de quinze ans, s’écoulèrent de 1735 à 1738. Durant ces trois ans, leur amour fut sincère et parfait ; non-seulement les vers plus émus de Voltaire en font foi, mais, dans sa correspondance à la date de ces années, on découvre à chaque instant la vérité et la force du sentiment qu’il éprouvait pour elle. C’est de ce temps que sont ces vers :

Tout est égal, et la nature sage
Veut au niveau ranger tous les humains.
Esprit, raison, beaux yeux, charmant visage,
Fleur de santé, doux loisirs, jours sereins,
Vous avez tout, c’est là votre partage ;
Moi je parais un être infortuné,
De la nature enfant abandonné,
Et n’avoir rien semble mon apanage
Mais vous m’aimez, les dieux m’ont tout donné !<:poem>

Mme du Châtelet ne faisait pas de vers ; elle en fit un seul pour Voltaire, et c’est un vers latin :

<poem>Post genitis hic carus erit, nunc carus amicis[10]


Ce vers, qui fut gravé au bas du portrait de Voltaire, devait l’être plus tard sur son tombeau[11]. Mais ces jeux d’esprit de leur tendresse n’étaient qu’un délassement pour ces deux grandes intelligences ; des études plus sérieuses les captivaient. Voltaire composait à Cirey ses plus belles tragédies et ébauchait son Siècle de Louis XIV. Mme du Châtelet, éprise de la philosophie de Leibnitz, la défendait contre Voltaire et Maupertuis, et écrivait pour son fils les Institutions de Physique. Les spirituelles railleries de l’auteur de Candide ne pouvaient la détacher de sa tendance à l’optimisme où se révélait son amour des grandes conceptions. Nous citerons ce passage remarquable de la dédicace à son fils :

« Jusqu’au dernier siècle, les sciences ont été un secret impénétrable, auquel les prétendus savans étaient seuls initiés ; c’était une espèce de cabale dont le chiffre consistait en des mots barbares qui semblaient inventés pour obscurcir l’esprit et pour le rebuter.

« Descartes parut dans cette nuit profonde comme un astre qui venait éclairer l’univers ; la révolution que ce grand homme a causée dans les sciences est sûrement plus utile et peut-être même plus mémorable que celle des plus grands empires, et l’on peut dire que c’est à Descartes que la raison humaine doit le plus ; car il est bien plus aisé de trouver la vérité quand on est une fois sur ses traces que de quitter celles de l’erreur. La Géométrie de ce grand homme, sa Dioptrique, sa Méthode, sont des chefs-d’œuvre de sagacité qui rendront son nom immortel, et s’il s’est trompé sur quelques points de physique, c’est qu’il était homme, et qu’il n’est pas donné à un seul homme ni à un seul siècle de tout connaître.

« Nous nous élevons à la connaissance de la vérité, comme ces géans qui escaladaient les cieux en montant sur les épaules les uns des autres. Ce sont Descartes et Galilée qui ont formé les Huyghens et les Leibnitz, ces grands hommes dont vous ne connaissez encore que les noms, et dont j’espère vous faire connaître bientôt les ouvrages, et c’est en profitant des travaux de Kepler et en faisant usage des théorèmes d’Huyghens, que M. Newton a découvert cette force universelle répandue dans toute la nature qui fait circuler les planètes autour du soleil et qui opère la pesanteur sur la terre.

Dans une lettre à Maupertuis, Mme du Châtelet nous fait connaître elle-même sa passion pour la science.

« La vie est si courte, lui écrit-elle, si remplie de devoirs et de détails inutiles, qu’ayant une famille et une maison, je ne sors guère de mon petit plan d’étude pour lire les livres nouveaux. Je suis au désespoir de mon ignorance ; si j’étais homme, je serais au mont Valérien avec vous[12], et je planterais là toutes les inutilités de la vie ; j’aime l’étude avec plus de fureur que je n’ai aimé le monde ; mais je m’en suis avisée trop tard. Conservez-moi votre amitié, elle console mon amour-propre. »

C’est sans doute aussi durant ces studieuses années de retraite passées à Cirey que Mme du Châtelet composa un petit traité qui ne fut publié qu’après sa mort, ayant pour titre Doutes sur la religion révélée[13]. Ici, avec ce même style ferme et lucide qui, dans les Institutions de Physique, lui sert à démontrer l’existence de Dieu, elle exprime ses doutes sur la révélation, les miracles, l’Écriture sainte.

Dans ce rare et curieux écrit, cette intelligence sérieuse et hardie veut soumettre à la raison toutes les propositions de la foi, et souvent elle appelle à son aide l’esprit et la raillerie de Voltaire.

C’est encore à Cirey, dans ces beaux jours d’intimité, qu’elle commence à traduire le livre des Principes de Newton. Tous les esprits étaient émus de cette magnifique découverte, qui avait opéré une si profonde révolution dans la science. Une femme jeune et belle se prend de passion pour cette grande étude, et la première elle fait connaître à la France et rend accessible au vulgaire l’immortel ouvrage du philosophe anglais.

« Mme du Châtelet a rendu un double service à la postérité, dit Voltaire, en traduisant le livre des Principes et en l’enrichissant d’un commentaire. Il est vrai que la langue latine dans laquelle il est écrit est entendue de tous les savans ; mais il en coûte toujours quelque fatigue à lire des choses abstraites dans une langue étrangère. D’ailleurs le latin n’a pas de termes pour exprimer les vérités mathématiques et physiques qui manquaient aux anciens. »

Voltaire écrivait encore à son ami Thiriot :

« Nous étudions le divin Newton à force. Vous autres serviteurs des plaisirs, vous n’aimez que les opéras. Eh ! pour Dieu, mon cher petit Mersenne[14], aimez les opéras et Newton, c’est ainsi qu’en use Émilie :

Que ces objets sont beaux ! que notre ame épurée
Vole à ces vérités dont elle est éclairée !
Oui, dans le sein de Dieu, loin de ce corps mortel,
L’esprit semble écouter la voix de l’Éternel.
Vous à qui cette voix se fait si bien entendre,
Comment avez-vous pu dans un âge encor tendre,
Malgré les vains plaisirs, cet écueil des beaux jours,
Prendre un vol si hardi, suivre un si vaste cours,
Marcher avec Newton dans cette route obscure
Du labyrinthe immense où se perd la nature ?


Voilà ce que je dis à Émilie dans des entresols vernis, dorés, tapissés de porcelaines, où il est bien doux de philosopher. Voilà de quoi on devrait être envieux plutôt que de la Henriade. Mais on ne fera tort ni à la Henriade ni à ma félicité. »


C’était durant la nuit, de minuit à cinq heures du matin, que Mme du Châtelet travaillait. Trois heures de sommeil lui suffisaient. A son lever, elle faisait souvent, dans la belle saison, une promenade à cheval. Sa toilette de campagne était fort simple ; elle portait une robe d’indienne, un tablier de taffetas noir ; ses beaux cheveux bruns, très longs et sans poudre, étaient relevés sur le sommet de la tête, et retombaient en boucles par derrière comme ceux des enfans. A onze heures, on prenait le café dans l’appartement de Voltaire, après quoi l’on se remettait au travail, ou bien on répétait quelque ouvrage dramatique de Voltaire, tragédie, comédie ou opéra, que l’on représentait le soir sur le petit théâtre du château. Mme du Châtelet y jouait toujours le premier rôle. Les autres étaient remplis par les visiteurs qui se succédaient à Cirey. On soupait à neuf heures dans la galerie de Voltaire qui, poudré, parfumé, en veste brodée d’or, en habit à la française[15], recevait la châtelaine bien-aimée, entouré d’un nombreux domestique. On faisait grande chère, on buvait du vin de Champagne du crû, du vin d’Alicante donné par Maupertuis et du vin de Hongrie envoyé par le prince royal de Prusse.

Lorsqu’il était à Cirey, le marquis du Châtelet assistait au souper ; mais, au dessert, le sommeil le gagnait, et il se retirait. C’est alors que Voltaire lisait à Émilie et à ses hôtes le travail de sa journée, tantôt un acte de tragédie, tantôt une épître, une réponse à un pamphlet ou un fragment de son histoire de Louis XIV. Les conseils littéraires que lui donnait son amie étaient excellens ; au risque de blesser sa susceptibilité de poète, toujours en éveil, elle engageait Voltaire à faire moins de vers et à les châtier davantage. Elle modérait les emportemens de son amour-propre irrité, et s’efforçait d’arrêter sa plume quand il voulait se venger des injures de ses ennemis en les injuriant à son tour ; ferme et digne, elle faisait des observations avec franchise et vivacité, et ne cédait point aux colères qu’elle suscitait parfois. De là des querelles fréquentes, mais soudain apaisées, que le public appelait de graves dissentimens. Mme du Châtelet manquait peut-être de douceur, mais elle avait la bonté, la droiture et le dévouement.

Quand Voltaire était malade, Mme du Châtelet, assise à son chevet, lui lisait les épîtres de Cicéron, Virgile et Ovide en latin, Newton et Pope en anglais, ou bien elle lui servait de secrétaire. Ce temps de bonheur, car c’était du bonheur, malgré quelques nuages bien vite dissipés par l’amour, fut troublé à la fin de 1736. Voltaire, menacé de nouveau après la publication du Mondain, est forcé de quitter Cirey. Mme du Châtelet l’accompagne jusqu’à Vassy, petite ville sur la route de Bruxelles ; c’est de là qu’il écrit au comte d’Argental : « Votre amie est devant moi qui fond en larmes ; mon cœur est percé. Faudra-t-il la laisser retourner seule dans ce château qu’elle n’a bâti que pour moi, et me priver de ce qui est la consolation de ma vie, parce que j’ai des ennemis à Paris ? Je suspens dans mon désespoir mes résolutions ; j’attendrai encore que vous m’ayez instruit de l’excès de fureur où l’on peut se porter contre moi. » Il continue son voyage, et recommande tendrement Mme du Châtelet à Mme de Champbonin[16] par ce billet qu’il écrit en route :


De Givet, décembre 1736.

« M. de Champbonin, madame, a un cœur fait comme le vôtre ; il vient de m’en donner une preuve bien sensible. Je me flatte que vous rendrez encore un plus grand service à la plus adorable personne du monde ; vous la consolerez, vous resterez auprès d’elle autant que vous le pourrez. J’ai plus besoin encore de consolations : j’ai perdu mille fois davantage, vous le savez ; vous êtes témoin de tout ce que son cœur et son esprit valent ; c’est la plus belle ame qui soit jamais sortie des mains de la nature. Voilà ce que je suis forcé de quitter. Parlez-lui de moi, je n’ai pas besoin de vous en conjurer. Vous auriez été le lien de nos cœurs, s’ils avaient pu ne se pas unir d’eux-mêmes. Hélas ! vous partagez nos douleurs ! Non, ne les partagez pas, vous seriez trop à plaindre. Les larmes coulent de mes yeux en vous écrivant. Comptez sur moi comme sur vous-même. »


On le voit, ils étaient encore alors dans toute la ferveur du sentiment. Après un court séjour en Hollande, Voltaire revint à Cirey. C’est durant une de ces rares séparations forcées que Mme du Châtelet, étant à Paris, allait presque chaque jour au Mont-Valérien pour y prendre des leçons de Maupertuis ; mais ni la passion de la science, ni les plaisirs de la cour ne pouvaient lui faire oublier Cirey. Elle retourna bien vite auprès de Voltaire ; du reste, un écho du monde parisien les suivait toujours dans leur solitude. Tous les livres nouveaux, tous les journaux d’alors, leur étaient envoyés ; ils recevaient même les satires, les pamphlets dirigés contre Voltaire. Tantôt c’étaient les injures grossières de l’abbé Desfontaines et de Jean-Baptiste Rousseau, tantôt des épigrammes à coups d’épingle, comme celles de Riccoboni, qui chansonnait Voltaire et la marquise. Heureusement ces attaques de la médiocrité envieuse, qui consacre pour ainsi dire les renommées éclatantes, avaient de douces et glorieuses compensations ; de toutes parts arrivaient à Cirey les témoignages de l’admiration de la France et de l’Europe. Peu soucieuse pour elle-même de l’éclat de la gloire, Mme du Châtelet, cette muse discrète et fière de la science, reportait à son ami ces hommages du monde, sans lesquels elle sentait bien qu’il aurait eu la faiblesse de se trouver malheureux.

Le grand Frédéric, alors prince royal, était un des correspondans les plus assidus de Voltaire, et toutes ses lettres renfermaient de gracieuses paroles pour Mme du Châtelet : « Si j’approchais de la divine Émilie, écrivait-il un jour, je lui dirais comme l’ange de l’Annonciation : Vous êtes la bénie entre toutes les femmes, car vous possédez un des plus grands hommes du monde. Et j’oserais encore lui dire Marie a choisi le bon parti, elle a embrassé la philosophie. » Dans la vivacité de son enthousiasme pour Voltaire et pour son amie, enthousiasme que nous verrons bientôt s’affaiblir, Frédéric envoyait son portrait à Mme du Châtelet, des plumes et des écritoires d’ambre, petits souvenirs accompagnés de devises galantes faites par le prince-poète. En 1737, un ambassadeur vint de sa part à Cirey ; c’était le comte de Kaiserling, surnommé Césarion par Frédéric. Le château fut en fête durant huit jours ; on joua plusieurs pièces de Voltaire ; on fit une belle illumination dont les lumières dessinaient le chiffre et le nom du prince de Prusse, avec cette devise : l’espérance du genre humain. L’ambassadeur de Frédéric, qui arrivait du fond de la Poméranie, était surpris et charmé de ce luxe élégant, dont la cour de Berlin ne lui avait pas donné l’idée. Quand il partit de Cirey, Mme du Châtelet lui offrit des présens beaucoup plus royaux que ceux qu’il avait apportés de la part de son maître. Cirey traitait de puissance à puissance avec Potsdam.

Des amitiés tout aussi empressées, plus tendres et moins passagères que celle de Frédéric, les cherchaient encore dans leur solitude. Leurs deux anges, M. et Mme d’Argental, leur écrivaient presque tous les jours des nouvelles de Paris ; Helvétius communiquait ses premiers essais à Voltaire, et s’enquérait du jugement de Mme du Châtelet. Le marquis d’Argens, l’aimable épicurien provençal, dont Voltaire devait retrouver plus tard l’amitié à Berlin, leur adressait ses Lettres juives ; d’autres se rendaient en pèlerinage à Cirey. En 1738, Mme Denis, nièce de Voltaire, vint y passer quelques jours. Mme du Châtelet et Mme Denis ! le rapprochement de ces deux noms rappelle naturellement ce que furent ces deux femmes dans la vie de Voltaire. L’une avait été l’amie noble, tendre, dévouée, inspiratrice des grands travaux du poète, et lui avait offert la solitude de Cirey pour s’y recueillir ; l’autre fut la ménagère tracassière, intéressée, mondaine, remplissant de bruit la maison de son oncle, et le forçant à venir mourir à Paris, où elle désirait vivre. Une autre femme, l’auteur des Lettres d’une Péruvienne, Mme de Graffigny, vint, en cette même année 1738, chercher dans sa détresse un asile à Cirey ; elle y passa plusieurs mois, et nous a laissé bien des commérages sur les deux amis. Maupertuis et Clairault, Jean Bernouilli, Koenig, Algarotti, habitèrent aussi ce beau lieu.

Malgré les distractions du dehors, Mme du Châtelet continuait ses travaux scientifiques. Elle concourut pour un prix à l’Académie des sciences ; le sujet était : Dissertation sur la nature et la propagation du feu. Voltaire composa un mémoire pour le même concours ; ils avaient travaillé à l’insu l’un de l’autre, et ils ne s’avouèrent qu’ils avaient concouru qu’après le jugement de l’Académie, qui distingua ces deux mémoires, mais ne les couronna point. « Mme du Châtelet aurait eu le prix à l’Académie, dit Voltaire, si l’absurde et ridicule système des tourbillons n’était pas encore dans toutes les têtes. » Maupertuis confirmait ce jugement de Voltaire.

Plus occupée de la gloire de celui qu’elle aimait que de sa propre gloire, Mme du Châtelet interrompit ses travaux pour écrire une défense de Voltaire, et le venger d’un infâme libelle que l’abbé Desfontaines venait de publier contre lui. Il faut voir dans sa correspondance avec M. d’Argental, qui recommence à cette époque (1738), avec quelle chaleur elle prend la défense de son ami, et comme elle s’irrite de la tiédeur de Thiriot qui semble trahir ses intérêts :


« Je viens de voir cet affreux libelle, écrit-elle le 6 décembre. Je suis au désespoir ; je crains plus la sensibilité de votre ami que le public, car je suis persuadée que les cris de ce chien enragé ne peuvent nuire. J’ai empêché qu’il ne le vît. La fièvre ne l’a pas quitté aujourd’hui ; il s’évanouit hier deux fois. Il est dans un grand affaiblissement, et je craindrais infiniment si, dans l’état où il se trouve, son ame éprouvait quelque secousse violente ; il est sur cela d’une sensibilité extrême… Voilà de quoi le faire mourir. Il n’y a point de fraudes que je n’invente pour lui adoucir des nouvelles si affligeantes, et je n’ose me flatter d’y réussir toujours. Vous, mon cher ami, qui connaissez l’extrême sensibilité de mon cœur, vous devez concevoir tout ce que je souffre, et l’état violent où je suis… Je ressens vivement ses injures et sa douleur. Si Thiriot n’est pas le plus malhonnête homme et le plus ingrat, il doit être outré de la façon dont on y parle de son amitié pour M. de Voltaire… »


Malgré les précautions ingénieuses de Mme du Châtelet, Voltaire eut connaissance du libelle de l’abbé Desfontaines, et y répondit lui-même par un mémoire. Cette dispute préoccupa le public et tourmenta Mme du Châtelet pendant plus d’une année. En mai 1739, Mme du Châtelet écrivait encore à M. d’Argental : « Je vous envoie un billet de 300 livres sur mon notaire, à vue ; je vous prie de l’employer à retirer tout ce qui concerne cette malheureuse affaire… Votre ami n’en sait rien, et je ne le lui dirai point ; vous en sentez la nécessité. » On le voit, toujours le même dévouement, actif, caché, délicat.

L’année 1738 semble clore ces belles années d’amour, de travail et de solitude que Mme du Châtelet et Voltaire passèrent à Cirey. A l’affaire du libelle vinrent se joindre d’autres affaires qui les forcèrent à s’éloigner de leur retraite. Mme du Châtelet venait d’acheter à Paris l’hôtel Lambert[17], dans l’île Saint-Louis : « Un hôtel, écrivait Voltaire au prince royal de Prusse, bâti par un des plus grands architectes de France, et peint par Lebrun et Lesueur. C’est une maison faite pour un souverain qui serait philosophe[18]. » Voltaire et Mme du Châtelet devaient habiter cette royale demeure tous les hivers ; mais un procès les obligea à séjourner plusieurs années en Hollande. Mme du Châtelet avait à liquider tous les biens de sa maison, qui étaient engagés : elle dut poursuivre elle-même cette grande affaire, pour laquelle elle rédigea des mémoires avec la même netteté et la même force q elle mettait dans ses ouvrages de géométrie. Se trouvant en Hollande (1739), Mme du Châtelet alla visiter avec Voltaire une petite principauté qui s’appelait Beringhen, près de Liége, et qui venait de lui être laissée en héritage par un de ses oncles. C’est en arrivant dans ce domaine féodal que Voltaire écrivait à Mme de Champbonin :


« Mon aimable gros chat, j’ai reçu votre lettre à Bruxelles. Nous voici au fin fond de la barbarie, dans l’empire de son altesse monseigneur le marquis de Trichâteau[19], qui, je vous jure, est un assez vilain empire. Si Mme du Châtelet demeure long temps dans ce pays-ci, elle pourra s’appeler la reine des sauvages. Nous sommes dans l’auguste ville de Beringhen, et demain nous allons au superbe château de Ham, où il n’est pas sûr qu’on trouve des lits, ni des fenêtres, ni des portes. On dit cependant qu’il y a ici une troupe de voleurs ; en ce cas, ce sont des voleurs qui font pénitence : je ne connais que nous de gens volables. Le plénipotentiaire Montors avait assuré M. du Châtelet que les citoyens de son auguste ville lui prêteraient beaucoup d’argent ; mais je doute qu’ils pussent prêter de quoi envoyer au marché. Cependant Émilie fait de l’algèbre, ce qui lui sera d’un grand secours dans le cours de sa vie, et d’un grand agrément dans la société. Moi, chétif, je ne sais encore rien, sinon que je n’ai ni principauté ni procès, et que je suis un serviteur fort utile. »


Une pointe de raillerie commence à percer dans ce billet ; on y devine une sorte de lassitude de suivre en tous lieux la divine Émilie On resta peu de jours dans ce vieux château démantelé. Le procès de Mme du Châtelet l’obligea de retourner à Bruxelles ; mais, là comme partout, les plaisirs venaient la distraire du travail et des affaires. Voltaire lui donna une fête brillante à laquelle assistèrent la princesse de Chimay et le duc d’Aremberg, qui reçurent tour à tour dans leurs châteaux Mme du Châtelet et son ami. Ce procès, qui fut une grande affaire dans la vie de la marquise, dura près de cinq ans, et la détermina à se fixer à Bruxelles. Elle ne venait plus que rarement à Cirey ou à Paris, et pour y passer très peu de temps. C’est à Bruxelles qu’en 1740 Frédéric, devenu roi de Prusse, envoya M. de Camas en ambassade à Voltaire, qui lui écrivit à ce sujet


« Je volai hier chez cet estimable M. de Camas, envoyé chanté par son roi, et dans le peu qu’il m’en dit, j’appris que votre majesté, que j’appellerai toujours votre humanité, vit en roi plus que jamais, et qu’après avoir fait sa charge de roi sans relâche les trois quarts de la journée, elle jouit le soir des douceurs de l’amitié qui sont si au-dessus de celles de la royauté. Nous allons dîner dans une demi-heure tous ensemble chez la marquise du Châtelet. Jugez, sire, quelle sera sa joie et la mienne ! Depuis l’apparition de M. de Kaiserling, nous n’avons pas eu un si beau jour. »


Comme contraste, on peut lire le récit très plaisant que fait Voltaire dans ses mémoires de cette ambassade de M. de Camas.

Voltaire et le roi de Prusse, qui jusqu’à l’année 1740 ne s’étaient connus que par correspondance, se virent pour la première fois au commencement de cette année. Mme du Châtelet aurait désiré assister à cette entrevue, qui eut lieu dans le duché de Clèves ; mais le roi de Prusse, en qui déjà le soldat effaçait le philosophe et le poète, oubliant son ancienne galanterie pour la marquise, écrivit à ce sujet à. Voltaire : « A vous parler franchement, touchant le voyage de Mme du Châtelet, c’est Voltaire, c’est vous, c’est mon ami, que je désire voir, et la divine Émilie, avec toute sa divinité, n’est que l’accessoire d’Apollon newtonianisé. » Puis, dans une autre lettre légèrement ironique : « S’il faut absolument qu’Émilie accompagne Apollon, j’y consens ; mais si je puis vous voir seul, je préférerai le dernier. Je serais trop ébloui, je ne pourrais supporter tant d’éclat à la fois. Il me faudrait le voile de Moïse pour tempérer les rayons mêlés de vos deux divinités. » Voltaire partit seul, et après avoir passé quelques jours auprès du roi de Prusse, il vint rejoindre Mme du Châtelet à Bruxelles ; mais bientôt Frédéric attira de nouveau Voltaire, qui alla le voir à Berlin. Quelques passages de sa correspondance à cette époque semblent indiquer que son affection pour Mme du Châtelet commençait à décroître. Il écrit à Mme de Champbonin d’un ton railleur : « Elle est plus savante que jamais, et si sa supériorité lui permet encore de baisser les yeux sur moi, ce sera une belle action à elle, car elle est bien haute ; il faut qu’elle cligne les yeux en regardant en bas pour me voir. » Et au roi de Prusse : « Je veux partir, Mme du Châtelet ne pourra m’en empêcher, je quitterai Minerve pour Apollon. » Mme du Châtelet rend ainsi compte de ce voyage à son ami M. d’Argental :


« Je vous assure, mon cher ami, que, depuis que je vous ai quitté, j’ai été bien à plaindre, car j’ai joint au chagrin de l’absence une inquiétude affreuse sur les suites et les risques d’un voyage toujours très fatigant, mais que les débordemens et la saison avaient rendu très périlleux. Il a été douze jours sur l’eau, pris dans les glaces, de La Have ici. Je n’ai pu avoir pendant ce temps-là de ses nouvelles, et la tête a failli m’en tourner. Enfin il est arrivé se portant assez bien, à une fluxion sur les yeux près. Tous mes maux sont finis, et il me jure bien qu’ils sont finis pour toujours. Le roi de Prusse est bien étonné qu’on le quitte pour aller à Bruxelles ; le roi ne conçoit pas de certains attachemens, il faut croire qu’il en aimera mieux ses amis. Il n’y a rien qu’il n’ait fait pour retenir l’autre, et je le crois outré contre moi ; mais je le défie de me haïr plus que je ne l’ai haï depuis deux mois. Voilà, vous l’avouerez, une plaisante rivalité Je ne crois pas qu’il y ait une plus grande contradiction que l’invasion de la Silésie et l’Anti-Machiavel[20] ; mais il peut prendre toutes les provinces qu’il voudra, pourvu qu’il ne prenne plus ce qui fait le charme de ma vie. »


Voltaire, chargé d’une négociation auprès du roi de Prusse, s’éloigna de nouveau de Mme du Châtelet pour aller rejoindre ce prince en Franconie. Durant cette absence, il écrivit plus rarement encore que pendant la précédente. Mme du Châtelet comprit que les sentimens de son ami n’étaient plus les mêmes.


« Je viens enfin de recevoir une lettre, écrit-elle (le 10 octobre 1743) à M. d’Argental, elle a quatre lignes ! Il est clair par cette lettre qu’il a quinze jours sans m’écrire ; il ne me parle point de son retour. Que de choses à lui reprocher ! et que son cœur est loin du mien ! Mais puisqu’il se porte bien, je n’ai plus de reproches à lui faire, et je suis trop heureuse. »

Et quelques jours après elle écrit de Bruxelles :

« Je fais des réflexions bien cruelles : je crois qu’il est impossible d’aimer plus tendrement et d’être plus malheureuse. Imaginez-vous que, pendant que M. de Voltaire pouvait et devait partir pour revenir ici, après m’avoir juré mille fois dans ses lettres qu’il ne serait pas à Berlin plus long-temps qu’en 1740 (et il y fut dix jours), dans ce temps-là il va à Bareith, où assurément il n’avait que faire ; il y passe quinze jours sans le roi de Prusse et sans m’écrire une seule ligne ; il s’en retourne à Berlin, et y passe encore quinze jours, et que sais-je ? Peut-être y passera-t-il toute sa vie, et, en vérité, je le croirais, si je ne savais pas qu’il a des affaires qui le rappellent indispensablement à Paris. Il m’écrit donc quatre lignes en passant, dans un cabaret, sans m’expliquer les raisons de son séjour à Bareith, ni celles de son silence, sans me parler de son retour, ni de son nouveau séjour à Berlin. Enfin, il m’écrit un billet tel qu’il m’en écrivait un de sa chambre à la mienne, et voilà la seule chose que j’aie reçue de lui depuis le 14 septembre, c’est-à-dire depuis plus d’un mois !

« Concevez-vous que quelqu’un qui me connaît m’expose à cette douleur, et à toutes les imprudences dont il sait bien que je suis capable quand je suis inquiète de lui ? Vous savez ce qu’il m’en a coûté, j’ai pensé réellement en mourir, et j’en ai encore une petite fièvre lente qui se marque en double tierce, et qui me prépare un bien triste hiver. C’est un miracle que je n’aie pas passé Lille : dans l’excès de mon inquiétude et de ma douleur, je ne sais où j’aurais pu aller, la fièvre m’en a préservée ; mais je ne vous cache point que mon cœur est ulcéré, et que je suis pénétrée de la plus vive douleur. Avoir à me plaindre de lui est une sorte de supplice que je ne connaissais pas. J’ai éprouvé à la vérité une situation plus cruelle, celle de trembler pour sa vie ; mais je pouvais espérer que mes craintes étaient chimériques, et il n’y a point de ressources à ses procédés pour moi. Je sais par une lettre du 4 octobre que M. de Podevils a reçue de lui, et qu’il m’a envoyée de La Haye, qu’il comptait partir de Berlin le 11 ou le 12 ; mais ce n’était pas un projet arrêté, et quelque opéra ou quelque comédie pourra bien le déranger. Il est singulier que je reçoive de ses nouvelles par les ministres étrangers et par les gazettes. Cependant je suis ici, où je fais semblant d’avoir affaire, mais mon esprit n’en est pas capable ; heureusement qu’il n’a pas de quoi s’exercer.

« Je l’attendrai s’il revient ce mois-ci, mais, si son retour se retardait, comme rien n’est plus possible, je retournerai chercher auprès de vous une consolation dont je suis bien incapable, et je compte aller ensevelir cet hiver mes chagrins à Cirey… Ne montrez cette lettre à personne ; je sens une triste consolation à vous ouvrir mon cœur ; le temps ni les torts ne font rien sur moi, et je vois bien, par ce que, j’éprouve, que la source de mes chagrins est intarissable.


Le 22 octobre 1743, elle écrit encore de Bruxelles :

« … Je ne reconnais plus celui d’où dépend et mon mal et mon bien, ni dans ses lettres ni dans ses démarches ; il est ivre absolument. Je sais enfin, par l’envoyé de Prusse à La Haye, qu’il est parti de Berlin le 12 ; il doit passer par Brunswick, car il est fou des cours d’Allemagne. Enfin, il met douze jours pour revenir de Berlin à La Have, et il n’en a mis que neuf à y aller. Je sens bien que trois jours, dans une autre situation, ne devraient pas être reprochés ; mais quand vous songerez qu’il a fait durer cinq mois une absence qui devait être au plus de six semaines, qu’il est resté quinze jours à Bareith sans le roi de Prusse, qu’il a passé, à son retour, quinze jours de plus à Berlin, qu’il a été trois semaines entières sans m’écrire, et que, depuis deux mois, j’apprends ses desseins et ses démarches par les ambassadeurs et par les gazettes, vous sentirez aisément combien je suis à plaindre. Tout ce que j’ai éprouvé depuis un mois détacherait peut-être toute autre que moi, mais s’il peut me rendre malheureuse, il ne peut diminuer ma sensibilité. Je sens que je ne serai jamais raisonnable ; je ne le voudrais pas même, quand il ne tiendrait qu’à moi, et, malgré tout ce que je souffre, je suis bien persuadée que celui qui aime le mieux est encore le plus heureux…

« Je ne vous dirai point que ma santé ne soit fort délabrée : je tousse continuellement, j’ai un mal affreux entre les deux épaules, et j’ai de plus une douleur fixe au côté droit, je crois au foie, et qui ne me quitte point. Je ne suis pas à présent assez heureuse pour être fort affectée de mon état, cependant je vous avoue que je voudrais être à Paris. Ma fièvre est pourtant diminuée, et ce n’est presque plus rien ; une autre que moi en serait morte, et peut-être serait-ce encore le meilleur !


Ce dernier cri du cœur ne semble-t-il pas un pressentiment de ce qui l’attendait ? Oui, c’eût été le meilleur de mourir alors, de ne pas essayer de recommencer sa vie et de rouvrir son ame aux passions.

Par ces lettres écrites dans tout l’abandon du sentiment, on voit qu’après dix ans de durée l’amour de Mme du Châtelet pour Voltaire était resté aussi tendre, aussi profond qu’aux premiers jours ; mais lui n’était plus qu’un ami tiède, ne pouvant plus donner et ne désirant plus inspirer que de l’amitié. En vain, à son retour, écrivait-il à Mme de Champbonin : « Mon corps a voyagé, mon cœur est toujours resté auprès de Mme du Châtelet ; » il ne put faire rentrer la confiance dans cette ame blessée. Plus galant que tendre, il s’efforçait désormais de cacher sous des paroles courtoises l’absence de l’amour. Le mal était fait ; ils restèrent amis, mais le charme des années précédentes avait disparu. Mme du Châtelet nous raconte elle-même, dans un petit écrit ayant pour titre Réflexions sur le Bonheur, la transformation de ses sentimens.


« ….. La passion, dit-elle, qui peut nous donner les plus grands plaisirs et nous rendre le plus heureux met entièrement notre bonheur dans la dépendance des autres : on voit que je veux parler de l’amour. Cette passion est peut-être la seule qui puisse nous faire désirer de vivre et nous engager à remercier l’auteur de la nature, quel qu’il soit, de nous avoir donné l’existence. Milord Rochester a bien raison de dire que les dieux ont mis cette goutte céleste dans le calice de la vie pour nous donner le courage de la supporter.

« Si ce goût naturel, qui est un sixième sens, le plus fin, le plus délicat, le plus précieux de tous, se trouve rassemblé dans deux ames également sensibles, également immuables, également susceptibles de bonheur et de plaisir, tout est dit, on n’a plus rien à faire pour être heureux, tout le reste est indifférent…, il faut employer toutes les facultés de son ame à jouir de ce bonheur… Je ne sais cependant si l’amour a jamais rassemblé deux personnes faites à tel point l’une pour l’autre, qu’elles ne connussent jamais la satiété de la jouissance, ni le refroidissement qu’entraîne la sécurité, ni l’indolence et la tiédeur qui naissent de la facilité et de la continuité d’un commerce dont l’illusion ne se détruit jamais (car où en entre-t-il plus que dans l’amour ?), et dont l’ardeur enfin fût égale dans la jouissance et dans la privation, et pût supporter également les malheurs et les plaisirs.

« Un cœur capable d’un tel amour, une ame si tendre et si ferme, semble avoir épuisé le pouvoir de la Divinité. Il en naît une en un siècle, il semble qu’en produire deux soit au-dessus de ses forces, ou que, si elle les avait produites, elle serait jalouse de leurs plaisirs si elles se rencontraient. Mais l’amour peut nous rendre heureux à moins de frais : une ame tendre et sensible est heureuse par le seul plaisir qu’elle trouve à aimer. Je ne veux pas dire par là qu’on puisse être parfaitement heureux en aimant quoiqu’on ne soit pas aimé, mais je dis que, quoique nos idées de bonheur ne soient pas également remplies par l’amour de l’objet que nous aimons, le plaisir que nous sentons à nous livrer à toute notre tendresse peut suffire pour nous rendre fort heureux ; et si cette ame a encore le bonheur d’être susceptible d’illusions, il est impossible qu’elle ne se croie pas plus aimée qu’elle ne l’est peut-être en effet ; elle doit tant aimer qu’elle aime pour deux, et que la chaleur de son sentiment supplée à ce qui manque réellement à son bonheur. Il faut sans doute qu’un caractère sensible, vif et emporté, paie le tribut des inconvéniens attachés à ces qualités, je ne sais si je dois dire bonnes ou mauvaises ; mais je crois que quiconque composerait son individu les y ferait entrer. Une première passion emporte tellement hors de soi une ame de cette trempe, qu’elle est inaccessible à toute réflexion et à toute idée modérée ; elle peut sans doute se préparer de grands chagrins, mais le plus grand inconvénient attaché à cette sensibilité emportée, c’est qu’il est impossible que quelqu’un qui aime à cet excès soit aimé, et qu’il n’y a presque point d’hommes dont le goût ne diminue par la connaissance d’une telle passion. Cela doit sans doute paraître bien étrange à qui ne connaît pas encore assez le cœur humain ; mais, pour peu qu’on ait réfléchi sur ce que nous offre l’expérience, on sentira que, pour conserver long-temps le cœur de son amant, il faut toujours que l’espérance ou la crainte agisse en lui. Or, une passion telle que je viens de la dépeindre produit un abandonnement de soi-même qui rend incapable de tout art. L’amour perce de tout côté ; on commence par vous adorer, cela est impossible autrement, mais bientôt la certitude d’être aimé, l’ennui d’être toujours prévenu, le malheur de n’avoir rien à craindre, émoussent ses goûts. Voilà comme est fait le cœur humain, et qu’on ne croie pas que j’en parle par rancune. J’ai reçu de Dieu, il est vrai, une de ces ames tendres et immuables qui ne savent ni déguiser ni modérer leurs passions, qui ne connaissent ni l’affaiblissement ni le dégoût, et dont la ténacité sait résister à tout, même à la certitude de n’être plus aimé ; mais j’ai été heureuse pendant dix ans par l’amour de celui qui avait subjugué mon ame, et ces dix ans, je les ai passés tête-à-tête avec lui sans aucun moment de dégoût et de langueur. Quand l’âge, les maladies, peut-être aussi la satiété de la jouissance, ont diminué son goût, j’ai été long-temps sans m’en apercevoir. J’aimais pour deux, je passais ma vie entière avec lui, et mon cœur, exempt de soupçons, jouissait du plaisir d’aimer et de l’illusion de se croire aimé. Il est vrai que j’ai perdu cet état si heureux, et que ce n’a pas été sans qu’il m’en ait coûté bien des larmes.

« Il faut de terribles secousses pour briser de telles chaînes ; la plaie de mon cœur a saigné long temps. J’ai eu lieu de me plaindre, et j’ai tout pardonné ; j’ai été assez juste pour sentir qu’il n’y avait peut-être au monde que mon cœur qui eût cette immutabilité qui anéantit le pouvoir des temps, que si l’âge et ses maladies n’avaient pas entièrement éteint ses désirs, ils auraient peut-être encore été pour moi, et que l’amour me l’aurait ramené ; enfin que son cœur, incapable d’amour, m’aimait de l’amitié la plus tendre et m’aurait consacré sa vie. La certitude de l’impossibilité du retour de son goût et de sa passion, que je sais bien qui n’est pas dans la nature, a amené insensiblement mon cœur au sentiment paisible de l’amitié, et ce sentiment, joint à la passion de l’étude, me rendait assez heureuse. »

Voltaire, affaibli par les infirmités, vieillard avant l’âge, semble avoir répondu à ces pages d’un cœur toujours jeune et passionné par ces vers bien connus adressés à Mme du Châtelet :

Si vous voulez que j’aime encore,
Rendez-moi l’âge des amours, etc.

Les séjours à Cirey devenaient de plus en plus rares. Les fêtes du mariage du dauphin attirèrent Voltaire et Mme du Châtelet à Fontainebleau, où l’on représenta devant la cour la Princesse de Navarre. Un jour, Mme du Châtelet faillit être étouffée au milieu de la foule qui se pressait aux réjouissances publiques par lesquelles Paris célébrait ce mariage.


« Savez-vous bien, très adorable président, écrit à ce sujet Voltaire au président Hénault, que vous avez tiré Mme du Châtelet du plus grand embarras du monde, car cet embarras commençait à la Croix-des-Petits-Champs, et finissait à l’hôtel de Charost ? C’étaient des reculades de deux mille carrosses en trois files, des cris de deux ou trois cent mille hommes semés auprès des carrosses, des ivrognes, des combats à coups de poing, des fontaines de vin et de suif qui coulaient sur le monde, le guet à cheval qui augmentait l’imbroglio, et, pour comble d’agrément, son altesse royale[21] revenant paisiblement au Palais-Royal, ses gardes, ses pages, et tout cela ne pouvant ni reculer ni avancer jusqu’à trois heures du matin. J’étais avec Anne du Châtelet ; un cocher qui n’était jamais venu à Paris l’allait faire rouer intrépidement. Elle était couverte de diamans ; elle met pied à terre criant à l’aide, traverse la foule sans être ni volée ni bourrée, entre chez vous, envoie chercher la poularde chez le rôtisseur du coin, et nous buvons à votre santé tout doucement dans cette maison[22] où tout le monde voudrait vous voir. »


Quoiqu’elle eût alors près de quarante ans, Mme du Châtelet aimait encore, comme dans sa première jeunesse, les fêtes, les spectacles, le jeu. Une partie de ses nuits et presque chaque matinée étaient données à l’étude des sciences, et pour reposer sa tête après ces heures d’un travail assidu, le mouvement du monde lui était nécessaire. Vive, enjouée, passionnée, même pour des distractions, elle réunissait souvent ses amies, la duchesse de Boufflers, les marquises de Mailly, de Gouvernet, du Deffant, et Mme de La Popelinière ; parfois ces dames se donnaient des soupers dont les hommes étaient exclus. Un jour d’été, Mme du Châtelet les conduisit à Chaillot, dans un cabaret nommé la Maison rouge. Les six amies s’assirent autour d’une table couverte de fleurs, de vins exquis, et des mets les plus recherchés. Un seul laquais faisait le service ; au dessert, il fut éloigné. Ces dames restèrent réunies jusqu’à cinq heures du matin, riant, chantant, et devisant sur toutes choses. Que d’esprit il dut se dépenser là ! Que de mordant chez Mme du Deffant, que de sensibilité chez Mme de La Popelinière, que de grace chez la marquise de Boufflers ! Quant à Mme du Châtelet, son cœur et son esprit pouvaient prendre tous les tons.

Nous avons dit que Mme du Châtelet aimait le jeu ; Voltaire écrivait au marquis d’Argenson : « Est-il possible que ce soit Mme de Pompadour qui, à vingt-deux ans, déteste la cavagnole, et que ce soit madame du Châtelet-Newton qui l’aime ! » Une nuit à cette époque (1740), Mme du Châtelet était à Fontainebleau au jeu de la reine, elle perdit 800 louis ; c’était tout ce qu’elle et Voltaire avaient apporté d’argent. Elle s’obstine à jouer sur parole, espérant changer la fortune, et elle perdit encore 84,000 francs avec un intrépide sang-froid. Voltaire, qui était auprès d’elle, lui dit en anglais que sa passion pour le jeu l’aveuglait et l’empêchait de s’apercevoir qu’elle avait affaire à des fripons. Ces paroles, quoique prononcées à voix basse, furent entendues de quelques personnes ; des suites fâcheuses pouvaient en résulter ; la reine en avertit Voltaire, qui se retira. Il partit la nuit même de Fontainebleau avec Mme du Châtelet. Ils se cachèrent quelque temps à la petite cour de Sceaux, chez la duchesse du Maine, cette princesse dont Fontenelle disait « qu’elle voulait dans les divertissemens de sa cour que la gaieté eût de l’esprit. » Voici comment Mme de Staal, dame d’honneur de la duchesse, raconte leur arrivée, dans une lettre adressée à Mme du Deffant :


« Mme du Châtelet et Voltaire, qui s’étaient annoncés pour aujourd’hui et qu’on avait perdus de vue, parurent hier sur le minuit comme deux spectres, avec une odeur de corps embaumés qu’ils semblaient avoir apportée de leur tombeau. On sortait de table ; c’étaient pourtant des spectres affamés : il leur fallut un souper, et qui plus est des lits, qui n’étaient pas préparés. Le concierge, déjà couché, se leva en grande hâte….. »


Et deux jours après Mme de Staal écrit encore d’un ton railleur à sa railleuse amie :


« Nos revenans ne se montrent point de jour ; ils apparurent hier à dix heures du soir : je ne pense pas qu’on les voie guère plus tôt aujourd’hui. L’un est à écrire de hauts faits, l’autre à commenter Newton ; ils ne veulent ni jouer ni se promener ; ce sont bien des non-valeurs dans une société où leurs doctes écrits ne sont d’aucun rapport. »


Bientôt cependant des fêtes s’organisèrent à la petite cour de Sceaux, sous la direction de Voltaire et de Mme du Châtelet ; la comédie, l’opéra, les bals, les concerts se succédaient ; on représenta des comédies de Voltaire et des opéras de Rameau, dans lesquels Mme du Châtelet jouait et chantait les principaux rôles. Elle fut charmante dans la pastorale d’Issé de Houdard de Lamotte, et Voltaire lui adressa à cette occasion ces vers qui tournent au madrigal :

Charmante Issé, vous nous faites entendre,
Dans ces beaux lieux, les sons les plus flatteurs ;
Ils vont droit à nos cœurs.
Leihnitz n’a point de monade plus tendre,
Newton n’a point d’xx plus enchanteurs !

Après avoir passé quelques semaines chez la duchesse du Maine, Voltaire et Mme du Châtelet retournèrent à Paris ; mais, lassés bientôt de cette vie oisive et dissipée, l’amour de l’étude, à défaut d’un sentiment plus tendre, les attira de nouveau dans leur chère retraite de Cirey. Ils partirent au mois de janvier ; la terre était couverte de neige, le froid était des plus vifs ; Mme du Châtelet aimait à voyager la nuit. Arrivée près de Nangis, sa voiture se brisa, et comme on était éloigné de toute habitation, nos deux voyageurs furent obligés d’attendre long-temps sur la grande route.


« M. de Voltaire et Mme du Châtelet, dit Lonchamps dans ses mémoires, s’étaient assis à côté l’un de l’autre sur les coussins du carrosse qu’on ’avait retirés et portés sur le chemin couvert de neige. Là, presque transis de froid malgré leurs fourrures, ils admiraient la beauté du ciel ; il est vrai qu’il était parfaitement serein : les étoiles brillaient du plus vif éclat, l’horizon était à découvert ; aucune maison, aucun arbre n’en dérobait la moindre partie à leurs yeux. On sait que l’astronomie a toujours été une des études favorites de nos deux philosophes. Ravis du magnifique spectacle déployé au-dessus et autour d’eux, ils dissertaient en grelottant sur la nature et le cours des astres, sur la destination de tant de globes immenses répandus dans l’espace ; il ne leur manquait que des télescopes pour être parfaitement heureux. Leur esprit égaré dans la profondeur des cieux, ils ne s’apercevaient plus de leur triste position sur la terre, ou plutôt sur la neige et au milieu des glaçons. »


On aime à revoir dans ce tableau Mme du Châtelet étudiant le cours des astres comme la muse antique, véritable Uranie, ainsi que Voltaire se plaît à la nommer quelquefois. Combien elle nous parait plus noble et plus intelligente en contemplant dans cette solitude les splendeurs du ciel, que lorsque dans les boudoirs ambrés de Cirey elle condescendait à entendre des chants de ce poème de Voltaire qu’on ose à peine indiquer !

On le voit, si le monde attirait Mme du Châtelet, il ne pouvait la fixer ; le goût de l’étude l’emportait en elle sur le goût des plaisirs. Chose remarquable, malgré les charmes de sa personne et de son esprit, malgré la célébrité qu’elle s’était acquise dans les sciences, elle ne pensa jamais à avoir un salon littéraire, un centre de beaux esprits, et ne partagea point à cet égard la passion de Mme du Deffant, de Mme Geoffrin et de quelques autres femmes de ce temps. Elle aimait l’étude pour elle-même, dans la retraite, sans se préoccuper des suffrages du monde. « Jamais femme, dit Voltaire, ne fut si savante qu’elle, et jamais personne ne mérita moins qu’on dît d’elle : C’est une femme savante. Elle ne parlait jamais de science qu’à ceux avec qui elle croyait pouvoir s’instruire, et jamais n’en parla pour se faire remarquer. On ne la vit point rassembler de ces cercles où il se fait une guerre d’esprit, où l’on établit une espèce de tribunal, où l’on juge son siècle, par lequel, en récompense, on est jugé très sévèrement. Elle a vécu long-temps dans des sociétés où l’on ignorait ce qu’elle était, et elle ne prenait pas garde à cette ignorance. »,

Après un nouvel hiver passé à Cirey dans le travail et les distractions habituelles, spectacles, concerts donnés aux visiteurs et aux voisins de campagne, Voltaire et Mme du Châtelet partirent pour Lunéville. Stanislas, roi de Pologne et père de Marie Leczinska, femme de Louis XV, les appelait à sa petite cour. Comme chacun le sait, ce prince, élu deux fois roi de Pologne, n’en avait possédé que le titre, et, chassé de ses états, avait obtenu en dédommagement de la perte d’une couronne l’usufruit de la Lorraine, qu’il gouvernait temporairement, cette province appartenant de fait à la France par suite des traités de Vienne de 1735. M. du Châtelet était un des premiers gentilshommes de Lorraine, où il commandait un régiment. La marquise de Boufflers, amie de Mme du Châtelet, faisait les honneurs de la maison du roi de Pologne à Lunéville. On le voit, toutes les convenances se réunissaient pour y attirer Voltaire et Mme du Châtelet. De plus, un jésuite, confesseur de Stanislas, avait des vues secrètes sur Mme du Châtelet. Voltaire raconte plaisamment ce projet d’intrigue digne d’un révérend père de la compagnie de Jésus.


« Le roi Stanislas tenait alors sa petite et agréable cour à Lunéville. Tout vieux et tout dévot qu’il était, il avait une maîtresse. C’était Mme la marquise de Boufflers. Il partageait son ame entre elle et un jésuite nommé Menou, le plus intrigant et le plus hardi prêtre que j’aie jamais connu. Cet homme avait attrapé au roi Stanislas, par les importunités de sa femme qu’il avait gouvernée, environ un million, dont partie fut employée à bâtir une magnifique maison pour lui et pour quelques jésuites, dans la ville de Nancy. Cette maison était dotée de vingt-quatre mille livres de rente, dont douze pour la table de Menou et douze pour donner à qui il voudrait.

« La maîtresse n’était pas, à beaucoup près, si bien traitée. Elle tirait à peine alors du roi de Pologne de quoi avoir des jupes, et cependant le jésuite enviait sa portion et était furieusement jaloux de la marquise. Ils étaient ouvertement brouillés. Le pauvre roi avait tous les jours bien de la peine, au sortir de la messe, à rapatrier sa maîtresse et son confesseur.

« Enfin notre jésuite, ayant entendu parler de Mme du Châtelet, qui était très bien faite et encore assez belle, imagina de la substituer à Mme de Boufflers. Stanislas se mêlait quelquefois de faire d’assez mauvais petits ouvrages ; Menou crut qu’une femme auteur réussirait mieux qu’une autre auprès de lui, et le voilà qui vient à Cirey pour ourdir cette belle trame. Il cajole Mme du Châtelet, et nous dit que le roi Stanislas sera enchanté de nous voir. Il retourne dire au roi que nous brûlons d’envie de venir lui faire notre cour. Stanislas recommande à Mme de Boufflers de nous amener.

« Et en effet, nous allâmes à Lunéville. Il arriva tout le contraire de ce que voulait le révérend père. Nous nous attachâmes à Mme de Boufflers, et le jésuite eut deux femmes à combattre. »


C’est à Lunéville que Mme du Châtelet vit pour la première fois Saint-Lambert, beau, froid, ayant de grandes manières et l’esprit du monde. Écrivain correct et poète médiocre, Saint-Lambert ne doit de nos jours un reste de célébrité qu’à l’amour de deux femmes[23] qui ont pu le préférer aux deux plus grandes renommées du XVIIIe siècle, Voltaire et Jean-Jacques Rousseau. A l’époque où Mme du Châtelet arriva à Lunéville, Saint-Lambert avait trente-trois ans, huit ans de moins que la marquise, et vingt ans de moins que Voltaire. Il était alors capitaine au régiment des gardes lorraines, et attaché à la cour du roi Stanislas. Il s’était d’abord occupé de la marquise de Boufflers, dont le roi était fort jaloux ; mais la contrainte excessive qu’il devait s’imposer pour se rendre auprès d’elle le disposa à tenter auprès de Mme du Châtelet une séduction qui pour lui ne fut qu’un plaisir calculé. Pour elle, ce sentiment devint une passion sérieuse, la dernière, la plus ardente de sa vie. Mme du Châtelet était belle encore, mais touchait à cet âge où l’amour semble nous échapper et où quelques femmes s’y rattachent avec délire. C’est une étude curieuse et triste que cette lutte d’un cœur qui veut ressaisir les passions de la jeunesse et qui y parvient un instant à force de dévouement, d’exaltation, de sensibilité vraie, de douloureuse tendresse. La femme ramasse alors pour ainsi dire tous ses trésors de sentiment et les prodigue à l’homme qu’elle aime, et pour qui tant d’amour ne compose souvent qu’une distraction passagère.

Depuis long-temps Mme du Châtelet n’avait plus d’amour pour Voltaire. Nous avons vu après quelles altérations successives ce sentiment s’était détruit, ou plutôt transformé en amitié. Le vide s’était fait lentement dans son cœur ; quand Saint-Lambert se montra, la place était libre. L’amour-propre de Voltaire fut blessé à la découverte de cette passion nouvelle, mais son cœur ne fut pas atteint. Il resta stoïquement l’ami de Mme du Châtelet et de Saint-Lambert. Celui-ci mettait un soin extrême à flatter le grand homme ; il lui prodiguait cet encens banal par lequel Voltaire se laissait trop facilement enivrer. C’était là le petit côté de ce grand esprit. Saint-Lambert divinisait le poète et lui enlevait Émilie. La satisfaction de la vanité était un baume pour la blessure du cœur, si tant est que le cœur saignât. Les vers suivans, adressés à cette époque par Voltaire à Saint-Lambert, annoncent une résignation exempte de douleur :

Tandis qu’au-dessus de la terre,
Des aquilons et du tonnerre,
La belle amante de Newton
Dans les routes de la lumière
Conduit le char de Phaéton,
Sans verser dans cette carrière ;
Nous attendons paisiblement,
Près de l’onde castalienne,
Que notre héroïne revienne
De son voyage au firmament.
Et nous assemblons pour lui plaire,
Dans ces vallons et dans ces bois,
Les fleurs dont Horace autrefois
Faisait des bouquets pour Glycère.
Saint-Lambert, ce n’est que pour toi
Que ces belles fleurs sont écloses ;
C’est ta main qui cueille les roses,
Et les épines sont pour moi.


Seule, Mme du Châtelet prenait au sérieux cet amour, seule elle en était véritablement émue ; elle aimait avec l’ardeur désespérée d’une dernière passion. Pour comprendre la puissance du sentiment qu’elle éprouvait, il faut avoir lu ses lettres à Saint-Lambert[24] lettres encore toutes parfumées d’ambre et écrites sur les papiers élégans de l’époque, entourés de petits filets verts ou roses. Tantôt c’est un court billet ne renfermant que ces mots : « Venez, je vous adore, je vous attends ! » Tantôt ce sont de longues pages où sa passion éperdue cherche en vain à enflammer un cœur presque indifférent. Un jour, tremblant que Saint-Lambert ne la quitte pour aller à la guerre, elle fait des vœux ardens pour la paix, et lorsque la paix est conclue, elle lui écrit : « Les harengères ont coutume de dire pour s’injurier entre elles : Tu es bête comme la paix. Eh bien ! moi, j’adore la paix, puisqu’elle vous conserve à moi. » A ces lettres si tendres, Saint-Lambert répondait par des lettres galantes sans chaleur, sans élan. C’est du cœur que déborde le sentiment d’Émilie, celui de Saint-Lambert vient d’ailleurs ; il nomme Mme du Châtelet son cher amour, sa chère maîtresse, son cher cœur ; il emploie toujours le tutoiement, il fait des digressions sur le plaisir, il parle de la nature comme le chantre des Saisons pouvait en parler ; il rappelle le charme qu’on trouve dans l’accord des sentimens en présence d’un beau paysage, la volupté du chant du rossignol qu’ils ont entendu ensemble, et à ce sujet il dit que Stanislas vieillissant prétendait que les rossignols de Pologne avaient la voix plus forte que ceux de France. Éternelle faiblesse des vieillards, qui attribuent leur propre déclin à tout ce qui les entoure ; le maréchal de Richelieu, dans ses dernières années, disait aussi : Il n’y a plus de femmes !

Au début de cette passion, Mme du Châtelet, forcée de s’éloigner pour quelque temps de la cour de Lorraine, écrivait à Saint-Lambert cette tendre et charmante lettre[25] :


« Toutes mes défiances de votre caractère, toutes mes résolutions contre l’amour n’ont pu me garantir de celui que vous m’avez inspiré. Je ne cherche plus à le combattre, j’en sens l’inutilité : le temps que j’ai passé avec vous à Nancy l’a augmenté à un point dont je suis étonnée moi-même ; mais, loin de me le reprocher, je sens un plaisir extrême à vous aimer, et c’est le seul qui puisse adoucir votre absence. Je suis bien contente de vous quand nous sommes tête à tête ; mais je ne le suis point de l’effet que vous a fait mon départ. Vous connaissez les goûts vifs, mais vous ne connaissez point encore l’amour. Je suis sûre que vous serez aujourd’hui plus gai et plus spirituel que jamais à Lunéville, et cette idée m’afflige indépendamment de toute inquiétude. Si vous ne devez m’aimer que faiblement, si votre cœur n’est pas capable de se donner sans réserve, de s’occuper de moi uniquement, de m’aimer enfin sans bornes et sans mesure, que ferez-vous donc du mien ? Toutes ces réflexions me tourmentent, mais elles m’occupent sans cesse, et je ne pense qu’à vous en ne voulant m’occuper que des raisons qui doivent m’empêcher d’y penser. Vous m’écrirez sans doute ; mais vous prendrez sur vous pour m’écrire. Vous voudriez que j’exigeasse moins ; je recevrai quatre lignes de vous, et ces quatre lignes vous auront coûté. J’ai bien peur que votre esprit ne fasse bien plus de cas d’une plaisanterie fine que votre cœur d’un sentiment tendre ; enfin, j’ai bien peur d’avoir tort de vous trop aimer. Je sens bien que je me contredis, et que c’est là me reprocher mon goût pour vous ; mais mes réflexions, mes combats, tout ce que je sens, tout ce que je pense me prouve que je vous aime plus que je ne dois. Venez à Cirey me prouver que j’ai tort ; je sens que vous ne le pouvez avoir que quand je ne vous vois pas. Cette lettre est pleine d’inconséquences ; elle ne se ressent que trop du trouble que vous avez mis dans mon ame ; il n’est plus temps de le calmer. J’attends votre première lettre avec une impatience qu’elle ne remplira peut-être point ; j’ai bien peur de l’attendre encore après l’avoir reçue. Mandez-moi surtout comment vous vous portez. Je me reproche cette nuit que vous avez passée sans vous coucher. Si vous en êtes malade, vous ne me le manderez point. Je voudrais savoir si vous avez essuyé bien des plaisanteries, et cependant je voudrais que vous ne me parlassiez que de vous ; mais surtout parlez-moi de vos arrangemens. Je vous attendrai à Cirey, n’en doutez pas. Si vous le voulez bien fort, croyez que je n’aurai qu’une affaire, mais vous ne voulez rien bien fortement. Sans cette preuve d’amour que vous m’avez, tant reproché d’exiger[26], je ne croirais pas que vous m’aimez, j’attache à ce mot bien d’autres idées que vous ; j’ai bien peur qu’en disant les mêmes choses, nous ne nous entendions pas. Cependant, quand je pense à la conduite que vous avez eue avec moi à Nancy, à tout ce que vous m’avez sacrifié, à tout l’amour que vous m’avez marqué, je me trouve injuste de vous dire autre chose sinon que je vous aime ; ce sentiment efface tous les autres. Croyez que si vous ne venez pas à Cirey, vous aurez bien tort. Je suis inconsolable quand je pense que si j’avais pensé à ce saint Stanislas[27], je serais encore à Lunéville ; mais il me semble que vous ne m’y avez jamais tant aimée qu’à Nancy. Je ne puis me repentir de rien, puisque vous m’aimez. C’est à moi que je le dois ; si je ne vous avais pas parlé chez M. de la Galaisière, vous ne m’aimeriez point. Je ne sais si je dois m’applaudir d’un amour qui tenait à si peu de chose ; je ne sais si je n’eusse pas bien fait de laisser à votre amour-propre le plaisir qu’il trouvait à ne plus aimer. C’est à vous à décider toutes ces questions ; je ne sais si votre cœur en est digne. Je sais que cette lettre est trop longue, je devrais la jeter au feu ; je vous en laisse le soin, mais prendrez-vous celui de me rassurer ? »


Mme du Châtelet revient à Lunéville et se livre à tout l’entraînement de cet amour ; elle en est heureuse et riante, les plaisirs du monde l’enivrent de nouveau. Elle veut briller aux yeux de Saint-Lambert, et se montrer à lui dans tous ses agrémens ; elle joue la comédie et chante l’opéra à la petite cour du roi de Pologne ; elle rajeunit, et Voltaire écrit au comte d’Argental : « Mme du Châtelet se porte merveilleusement bien…. Je ne sais si elle ne restera pas ici tout le mois de février. Pour moi, qui ne suis qu’une petite planète de son tourbillon, je la suis dans son orbite, cahin-caha…. En vérité, ce séjour-ci est délicieux, c’est un château enchanté dont le maître fait les honneurs. Mme du Châtelet a trouvé le secret d’y jouer Issé trois fois sur un très beau théâtre, et Issé a fort réussi…. On va tous les jours dans un kiosque, ou d’un palais dans une cabane, et partout des fêtes et de la liberté. Je crois que Mme du Châtelet passerait ici sa vie. »


Cependant son amitié pour Voltaire la décide à quitter encore une fois Lunéville, elle le suit à Paris, où l’appelaient les représentations de Sémiramis, elle sacrifie à son vieil ami le bonheur que l’amour lui donne. La vanité de Saint-Lambert plus que sa tendresse souffrit et s’irrita de ce départ ; quelques orages s’ensuivirent. Mme du Châtelet y fait allusion lorsque, écrivant à Saint-Lambert, elle se reproche si tendrement ce qu’elle appelle ses torts. Ce fut après cette seconde séparation qu’elle s’aperçut que, par suite de l’entraînement de son amour, elle serait bientôt mère ; depuis vingt ans, elle n’avait pas eu d’enfant, et elle vivait depuis long-temps séparée de son mari. Elle portait un grand nom, elle paraissait chaque année à la cour de Versailles ; sa vie était une de celles qui ne peuvent se cacher ; son rang, son esprit, sa liaison avec Voltaire, l’avaient mise en évidence. Comment dérober à tout le monde un évènement qui à son âge surtout la déshonorait ? C’était, il est vrai, l’époque des maris trompés ou complaisans, des galanteries ouvertement tolérées ; mais encore fallait-il dans certaines circonstances que l’honneur d’une grande maison fût en apparence respecté. L’orgueil du nom était le dernier orgueil de cette aristocratie déchue. On ne procédait pas alors en amour par fuite et par enlèvement, comme de nos jours, ce qui donne, il faut en convenir, une sorte de satisfaction superbe à la passion ; on ne disait pas bravement à son mari, à la face de tous : Je ne vous aime pas et je vous quitte. On se contentait de le mystifier.

Pour jouer un pareil rôle, il fallut à Mme du Châtelet un grand courage. Certaine scène humiliante et burlesque, digne de la plume de Boccace, et que nous ne saurions rapporter ici, dut singulièrement coûter à cet esprit fier, à ce cœur sincère. Voltaire nous apparaît tout entier dans cette étrange comédie. Sa conduite fut certainement celle d’un ami loyal et généreux ; mais aussi, il faut le dire, son esprit léger et moqueur prit un malin plaisir à conduire cette mystification c’était un conte à mettre en action, il y employa toute sa verve. Il manda d’abord Saint-Lambert à Cirey pour se concerter avec lui, puis le mari fut appelé ; on convoqua, pour fêter son arrivée, tous les voisins de campagne ; il y eut des divertissemens au château ; on y fit grande chère, on remaria les deux époux, et M. du Châtelet accepta la grossesse de sa femme ; Voltaire finit par rire de l’aventure comme il riait de tout.

C’est après ce voyage à Cirey que Saint-Lambert, de retour à Lunéville, écrivait à Mme du Châtelet[28] :


« Je ne suis parti de Nancy qu’après la poste, parce que j’avais écrit au facteur de m’y renvoyer tes lettres. J’attendais donc ce matin les trésors que je devais recevoir mercredi ; je les ai reçus, j’en ai joui pendant ma route. Hélas ! ils ne m’ont pas empêché de sentir que je mettais cinq lieues de plus entre nous. Me voilà donc, mon cher amour, dans un lieu où j’ai bien moins de cette précieuse liberté qui de jour en jour me devient plus précieuse…..

« Le roi m’a reçu avec sa bonté ordinaire ; il est bien assurément de toute sa cour ce que j’aime le mieux. Je suis bien plus déterminé que jamais à ne donner mon temps qu’à lui et à ne prendre absolument de tout mon voyage aucune distraction que celle que ma santé exige. Je reviens à ta lettre : il fallait que je fusse bien abattu pour ne t’écrire que quatre mots le jour que je t’ai quittée. J’avais à te dire tout ce que je te dis ordinairement, tout ce que je te fais entendre, et puis tous mes regrets. Sois-en bien sûre, mon cher amour, ils n’ont jamais été aussi vifs, aussi vrais et moins susceptibles d’être affaiblis par la dissipation. La route m’accablait sans me distraire de toi, et toutes les dissipations qu’on pourrait m’offrir seraient repoussées par mes regrets et par cette mélancolie qui ne m’est que trop naturelle, et qui augmente si fort par ton absence. Je sens mon existence d’une manière pénible, et je me suis cher pourtant dès que je me souviens que tu m’aimes, et que je me dis que tu es avec moi. Mon cher cœur, fais-moi bien des détails sur la conduite de ton mari, sur tes amusemens, sur tout. Je n’ai jamais pris un intérêt plus passionné, plus tendre, à tout ce que tu es, à tout ce que tu sens, tout ce que tu fais, tout ce que tu peux être et devenir. Ménage bien ta santé, rafraîchis-toi souvent ; souviens-toi du grand principe de Mme …. tout ce qui échauffe vieillit, tout ce qui rafraîchit rajeunit…. Oh ! si tu savais quel trésor je possède en toi, tu te ménagerais bien. Sois sûre que toutes les impressions vives et délicieuses que j’ai reçues de toi se sont conservées dans mon cœur, s’y sont même augmentées, s’y conservent toujours, il est bien impossible que rien fasse mon bonheur que toi ; je serai toujours également rempli de ma tendresse et content de la sentir. »

On voit dans cette lettre que Saint-Lambert s’efforce de paraître tendre, sensible, mélancolique ; mais où est le naturel ?

Mme du Châtelet, Voltaire et le marquis du Châtelet ne tardèrent pas à revenir à Lunéville. La petite cour de Stanislas s’anima de nouveau à leur arrivée. Mme du Châtelet, malgré son état de souffrance, y joua Nanine. Elle avait retrouvé Saint-Lambert ; le lien secret qui l’unissait à lui augmentait encore sa passion, et, tour à tour heureuse et affligée de cet amour, elle s’abandonnait aux plaisirs, aux larmes, à la réflexion, au travail. Elle avait quarante-trois ans ; à cet âge, l’idée de devenir mère l’alarmait. Poursuivie par le triste pressentiment de sa fin prochaine, elle passait les nuits pour terminer ses commentaires de Newton. Elle disait à Saint-Lambert : « Il n’y avait aucune nécessité à ce que j’entreprisse cet ouvrage, mais puisque je l’ai commencé, il faut que je l’achève. » Un soir, presque au terme de sa grossesse, elle lui écrivait :


« Mon Dieu, que tout ce qui était chez moi quand vous êtes parti m’impatientait ! que mon cœur avait de choses à vous dire ! Vous m’avez traitée bien cruellement, vous ne m’avez pas regardée une seule fois ; je sais bien que je dois encore vous en remercier, que c’est décence, discrétion, mais je n’en ai pas moins senti la privation ; je suis accoutumée à lire à tous les instans de ma vie dans vos yeux charmans que vous êtes occupé de moi, que vous n’aimez ; je les cherche partout, et assurément je ne trouve rien qui leur ressemble ; les miens n’ont plus rien à regarder. Je suis d’une impatience extrême de savoir si vous monterez la garde demain ?…. Songez que si vous montez la garde demain, je puis vous revoir lundi, songez qu’un jour est tout pour moi, et je n’ai pas besoin, pour le sentir, de mes craintes ridicules, car je les condamne, mais un jour passé avec vous vaut mieux qu’une éternité sans vous. Je ferai mon possible pour n’avoir pas d’humeur ce soir ; mais comment ferais-je pour qu’on ne s’aperçoive pas de l’inquiétude et du malaise de mon ame, car c’est le mot qui peut rendre mon état. Ne jugez point de moi par ce que j’ai été, je ne voulais pas vous aimer à cet excès, mais à présent que je vous connais davantage, je sens que je ne puis jamais vous aimer assez. Si vous ne m’aimez pas moins, si mes torts n’ont pas affaibli cet amour charmant sans lequel je ne pourrais vivre, je suis bien sûre qu’il n’existe personne d’aussi heureuse que moi, mais je vous avoue que je le crains. Rassurez-moi, mon cœur en a besoin ; la moindre diminution dans vos sentimens me déchirerait de remords, je croirais toujours que ç’a été ma faute, que sans Paris vous auriez toujours été le même. Songez que mon amour, que les chagrins que vous m’avez faits en voulant me quitter, et que la crainte de ces grenadiers[29], m’ont assez punie ; je vous aime avec une ardeur bien faite pour vous rendre heureux si vous pouvez m’aimer encore comme vous m’avez aimée. Je n’ai rien trouvé de mieux à vous envoyer que la cassette où vous renfermerez mes lettres. Rapportez-les, je vous le demande à genoux, bonheur de ma vie. »

Quelques jours après, elle adressait à Saint-Lambert cette tendre et douloureuse page :


Samedi soir.

« Vous me connaissez bien peu, vous rendez bien peu de justice aux empressemens de mon cœur, si vous croyez que je puisse être deux jours sans avoir de vos lettres, lorsqu’il m’est possible de faire autrement. Vous êtes d’une confiance sur la possibilité de monter vos gardes en arrivant, qui ne s’accorde guère avec l’impatience avec laquelle je supporte votre absence. Quand je suis avec vous, je supporte mon état avec patience, je ne m’en aperçois souvent pas ; mais quand je vous ai perdu, je ne vois plus rien qu’en noir. J’ai encore été aujourd’hui à ma petite maison, à pied, et mon ventre est si terriblement tombé, que je ne serais point étonnée d’accoucher cette nuit ; mais j’en serais bien désolée, quoique je sache que cela vous ferait plaisir. Je vous ai écrit hier huit pages ; vous ne les recevrez que lundi. Vous n’articulez point si vous reviendrez mardi, et si vous pourrez éviter d’aller à Nancy au mois de septembre. Ne me laissez pas d’incertitude, je suis d’une affliction et d’un découragement qui m’effraieraient si je croyais aux pressentimens. Le prince va être bien heureux de vous posséder ; il n’en connaîtra pas le prix si bien que moi. Dites bien au prince que vous n’irez plus à Aroué[30] avant mes couches, je ne le souffrirai pas. J’ai un mal de reins insupportable et un découragement dans l’esprit et dans toute ma personne dont mon cœur seul est préservé. Ma lettre qui est à Nancy vous plaira plus que celle-ci ; je ne vous aimais pas mieux, nais j’avais plus de force pour vous le dire, il y avait moins de temps que je vous avais quitté ! Je finis parce que je ne puis plus écrire. »


Pour se raffermir contre ses funestes pressentimens, Mme du Châtelet avait appelé auprès d’elle une demoiselle de compagnie qui lui avait été autrefois fort attachée. Elle se nommait Mlle Duthil. Mme du Châtelet la revit avec plaisir, mais n’en conserva pas moins de vives alarmes. La crise douloureuse arriva : huit jours après le billet à Saint-Lambert que nous venons de citer, Mme du Châtelet accoucha d’une fille[31], le 4 septembre, dans le palais même du roi Stanislas. Ne prévoyant pas la douloureuse issue de cet évènement, Voltaire l’annonce fort gaiement au comte d’Argental : « Mme du Châtelet, dit-il, cette nuit, en griffonnant son Newton, s’est sentie un petit besoin. Elle a appelé une femme de chambre qui n’a eu que le temps de tendre son tablier et de recevoir une petite fille qu’on a portée dans son berceau. La mère a arrangé ses papiers, s’est remise au lit, et tout cela dort comme un liron à l’heure que je vous parle. » Voltaire annonçait la même nouvelle à peu près dans les mêmes termes à l’abbé de Voisenon : « Mme du Châtelet, étant cette nuit à son secrétaire, selon sa louable coutume, a dit : Mais je sens quelque chose ! Ce quelque chose était une petite fille qui est venue au monde sur-le-champ. On l’a mise sur un livre de géométrie qui s’est trouvé là, et la mère est allée se coucher. »

Quatre jours après sa délivrance, Mme du Châtelet n’éprouvait qu’une extrême faiblesse, mais pas de souffrance. La chaleur était très forte et l’incommodait ; la fièvre de lait qui survint augmenta ce malaise ; elle demanda à boire de l’orgeat à la glace : sa garde-malade s’y opposa ; elle insista et voulut être obéie, mais à peine en eut-elle bu un grand verre que sa tête devint brûlante et que tous ses membres furent engourdis. Le médecin du roi de Pologne accourut, il jugea le cas très grave et demanda à s’adjoindre les meilleurs médecins de Nancy. Après deux jours d’étouffemens et de suffocations, on parvint à rappeler à la vie Mme du Châtelet. Elle paraissait hors de danger et reposait doucement. C’était le 10 septembre. Voltaire et le marquis du Châtelet quittèrent quelques instans la malade pour aller souper chez la marquise de Boufflers. Saint-Lambert et Mlle Duthil restèrent auprès d’elle ; Saint-Lambert s’était approché de son lit, et ils avaient échangé de tendres paroles ; puis, craignant de la fatiguer et s’apercevant que le sommeil la gagnait, Saint-Lambert alla s’asseoir à quelque distance. Dix minutes après, une sorte de râle s’échappa de la bouche de la malade ; Mlle Duthil et Saint-Lambert accoururent, ils la soulevèrent sur son séant, lui firent respirer des sels ; ils croyaient qu’elle n’était qu’évanouie : tous les secours furent impuissans, elle était morte.

Les derniers mots qu’elle avait prononcés avaient été des paroles d’amour à celui qu’elle avait tant aimé. Voltaire et M. du Châtelet, qu’on se hâta de prévenir, se précipitèrent dans la chambre suivis de tous les convives consternés. Voltaire et Saint-Lambert passèrent une partie de la nuit auprès de ce corps inanimé ; on ne pouvait les arracher à ce funèbre spectacle. Voltaire surtout était profondément ému ; quand il sortit de cette chambre, égaré, hors de lui, il gagna la porte du château et alla se heurter contre l’escalier extérieur. Sa tête frappa sur le pavé. Un domestique et Saint-Lambert vinrent à lui ; en reconnaissant ce dernier, il lui dit en sanglotant : Ah ! c’est vous qui me l’avez tuée !

Mme du Châtelet fut inhumée dans la chapelle du palais du roi Stanislas ; on lui fit de magnifiques funérailles. La cour, le monde des sciences et des lettres, s’émurent de la fin prématurée de cette femme de génie. Clairault, son ami et son maître, la pleura long-temps, et porta son deuil. Quelques jours après cette mort funeste, Voltaire, ramené à Cirey, écrivait à M. d’Argental de ces lieux qu’elle avait embellis pour lui, et dont désormais elle était pour toujours absente :


« Je ne sais, mon adorable ami, combien de jours nous resterons encore dans cette maison que l’amitié avait embellie, et qui est devenue pour moi un objet d’horreur. Je remplis un devoir bien triste, et j’ai vu des choses bien funestes….. Je meurs dans ce château….. j’y remplis mon devoir avec le mari et avec le fils. Il n’y a rien de si douloureux que ce que j’ai vu depuis trois mois, et qui s’est terminé par la mort….. Je ne crains pas mon affliction ; je ne fuis point ce qui me parle d’elle. J’aime Cirey : je ne pourrais pas supporter Lunéville, où je l’ai perdue d’une manière plus funeste que vous ne pensez ; mais les lieux qu’elle embellissait me sont chers. Je n’ai point perdu une maîtresse, j’ai perdu la moitié de moi-même, une ame pour qui la mienne était faite, un ami de vingt ans que j’avais vu naître. Le père le plus tendre n’aime pas autrement sa fille unique. J’aime à en retrouver partout l’idée ; j’aime à en parler à son mari, à son fils ; enfin les douleurs ne se ressemblent point, et voilà comme la mienne est faite. Comptez que mon état est bien étrange Je viens de lire des matériaux immenses de Mme du Châtelet qui m’effraient. Comment pouvait-elle pleurer, avec cela, à nos tragédies ? C’était le génie de Leibnitz avec de la sensibilité. Ah ! mon cher ami, on ne sait pas quelle perte on a faite ! »


L’appartement que Voltaire occupait à Cirey fut démeublé ; il ne resta plus que les murs de cette galerie et de ce cabinet de travail où chaque jour elle s’asseyait auprès de lui, inspirant ses ouvrages et lui donnant des conseils. La douleur de Voltaire fut très vive pendant plusieurs mois ; sa santé, déjà si faible, s’en ressentit ; mais le temps, les distractions de Paris, l’amour du travail et de la gloire, adoucirent ses regrets. Il conserva toujours pour elle un profond sentiment de reconnaissance et d’affection, et chaque fois qu’il en parla dans ses écrits, ce fut avec respect et enthousiasme.


On vient de lire la vie de Mme du Châtelet, racontée pour ainsi dire par elle-même, par Voltaire et leurs contemporains. Il nous a semblé que ces nombreux fragmens de correspondance faisaient revivre, bien mieux que nous n’aurions pu le faire nous-même dans un récit apprêté, cette aimable et sérieuse figure. Nous avons été très sobre de jugemens sur Mme du Châtelet ; nous avons voulu la faire connaître plutôt que la juger. C’est là, nous le croyons, le premier devoir du biographe. Pourtant, nous nous permettrons en finissant quelques réflexions sur son talent et sur son caractère. Dans les lettres, renommée, liée à celle de Voltaire, a été naturellement éclipsée par l’éclat de cette grande mémoire. Les ouvrages qu’elle a laissés ne peuvent d’ailleurs être goûtés et compris que d’un petit nombre de lecteurs ; puis la science a marché, et toutes les connaissances de ce rare esprit ont été dépassées. Cependant on ne saurait nier que Mme du Châtelet n’ait eu sa part glorieuse dans l’influence que les sciences exercèrent en France au XVIIIe siècle. Sa haute position et sa liaison avec Voltaire servirent à propager le goût de la philosophie. Par sa traduction du livre des Élémens, elle popularisa le système de Newton ; par ses Institutions de Physique, elle initia la France à la philosophie de Leibnitz. Enfin, dans une science sur laquelle il nous serait impossible d’émettre un jugement même superficiel, elle a mérité ce bel éloge d’un savant contemporain[32] : « Mme du Châtelet est un génie en géométrie. »

Quant à ce que fut sa vie, il faut, pour être équitable envers Mme du Châtelet, ne point la séparer de son temps ; pour comprendre ses faiblesses, pour les excuser même, il est nécessaire de les comparer aux intrigues audacieuses, aux galanteries sans amour des femmes d’alors bien peu furent égarées par le cœur. Dans Mme du Châtelet, nous l’avons vu, c’est toujours le sentiment qui domine, et dans la peinture de ce sentiment son style reste constamment chaste. Une sensibilité délicate l’entraîne et la contient à la fois. La femme supérieure maîtrise en elle la femme du XVIIIe siècle. Son caractère et ses goûts étaient pourtant, il faut l’avouer, une des expressions les plus caractéristiques de cette époque, à la fois si frivole et si tourmentée, se raillant de tout et voulant tout connaître, se débattant au milieu des ruines et ne pressentant pas l’ordre meilleur qui allait en sortir. La vieille foi était morte, le respect pour la royauté avait disparu, et rien ne remplaçait encore ces symboles détruits ; les devoirs politiques, les sympathies et les croyances nouvelles étaient à peine en germe dans les cœurs. Voltaire avait le sentiment profond de la justice ; mais avait-il bien celui du droit de l’homme et de la liberté ? Non : ce ne fut qu’à la fin de son siècle que ces idées généreuses et fécondes se formulèrent et pénétrèrent successivement dans toutes les intelligences. Rousseau, qui sut comprendre bien mieux que Voltaire les tendances et les besoins des sociétés modernes et proclamer le droit commun, Rousseau, qui peignait l’amour comme Mme du Châtelet l’avait ressenti, était encore obscur quand elle mourut. Caché dans Paris, triste et rêveur, il méditait sur les passions et les problèmes sociaux. L’audacieux tribun par qui devait triompher à jamais cette éclatante réforme dont se préoccupaient vaguement tous les esprits d’élite, Mirabeau, venait à peine de naître[33]. Les sciences avaient à compléter le rôle qu’elles jouaient en Europe depuis deux cents ans, rôle d’opposition éclairée contre l’autorité aveugle de la routine. Lavoisier, Laplace, Monge, Lagrange, allaient paraître : philosophes, orateurs, savans, tous se montrèrent à l’heure voulue, et concoururent à cette grande révolution d’où est sortie la France nouvelle ; mais, au temps de Mme du Châtelet, les ames ardentes et privilégiées cherchaient, encore incertaines, leur voie naturelle, allant de la science au plaisir et se lassant tour à tour de l’une et de l’autre, puis y revenant, curieuses toujours, jamais satisfaites. On marchait alors, on n’arrivait pas. Cette agitation générale de l’époque explique Mme du Châtelet ; nous l’avons vue demandant des émotions à l’amour, aux distractions frivoles, au jeu, à la métaphysique, s’abaissant à prêter l’oreille à la lecture d’un poème obscène, et écrivant de nobles pages sur l’existence de Dieu, poursuivant le bonheur et l’idéal dans les passions et dans l’étude de la vérité et sentant toujours la satisfaction du cœur et de l’esprit lui échapper. Cette inquiétude des intelligences élevées est moindre de nos jours, pourtant beaucoup de nobles esprits souffrent encore. Le merveilleux, l’inconnu, qui, dans l’antiquité, répondait à cette notion de l’idéal que l’homme porte en lui, n’existe plus pour nous. La terre est maintenant une étroite sphère parcourue en tous sens. Le globe entier est exploré ; plus de pays lointain et ignoré où le surnaturel puisse se réfugier. L’ame humaine, à la gêne sur la terre, frappe incessamment aux portes du ciel, et parfois elle croit entendre une voix d’en haut qui lui répond ; mais pour beaucoup la voix reste muette, et à ceux-là il faut les passions de ce monde, l’amour, la gloire, la richesse, l’exercice du pouvoir, les recherches audacieuses de l’esprit ; jouissances bien vite épuisées par l’être insatiable aspirant à des destinées immortelles, et qui, dans le doute de ces destinées, répète avec angoisse les sombres paroles de Pascal : Le silence éternel des espaces infinis m’effraie.


Mme L. COLET.

  1. Condorcet, Vie de Voltaire. – Pour comprendre la dissolution des mœurs de la noblesse à cette époque, il faut avoir parcouru les lettres adressées au maréchal de Richelieu par les femmes de la cour et les princesses du sang, qui, selon l’expression malheureusement si juste de Condorcet, tenaient à honneur d’être déshonorées par lui. Jamais la licence du langage n’a été poussée plus loin. Dans la langue comme dans les mœurs, la corruption est venue des hautes classes. Parmi ces lettres écrites à Richelieu par les femmes qui l’ont aimé, celles de Mme du Châtelet (et celles aussi de Mme de La Popelinière) expriment seules une émotion vrais et des sentimens délicats dans un langage décent. Cette correspondance générale d’amour, conservée avec soin par la vanité du don Juan de l’époque, fait aujourd’hui partie de la précieuse collection d’autographes de M. Feuillet de Couches.
  2. Fragmens d’une lettre inédite de Mme du Châtelet au maréchal de Richelieu, faisant partie de la collection de M. Feuillet de Couches.
  3. Ce fragment et les suivans sont extraits d’une brochure extrêmement rare, imprimée à Genève en 1786, ayant pour titre : Lettres de Voltaire et de sa célèbre amie.
  4. Héloïse du Châtelet, mariée, en 1713, au duc de Montenero. « Ce Napolitain au grand nez, au visage maigre, à la poitrine enfoncée, dit Voltaire, il va nous enlever une Française aux joues rebondies. »
  5. Ce fils, créé duc du Châtelet, fut ambassadeur d’Angleterre et colonel du régiment du roi. Pendant la révolution, il s’empoisonna en prison pour échapper aux massacres de septembre.
  6. Les originaux des lettres de Mme du Châtelet à Maupertuis sont au dépôt des manuscrits de la Bibliothèque du roi. Une édition de ces lettres avait été faite ; mais elle est devenue si rare, que nous n’avons pu en découvrir qu’un seul exemplaire : il appartient à M. Beuchot, qui a bien voulu nous le communiquer.
  7. Rien n’est resté de ces lettres intimes. « Mme du Châtelet, dit l’abbé de Voisenon dans ses Anecdotes littéraires, avait huit volumes in-4o et bien reliés des lettres que Voltaire lui avait écrites. On ne s’imaginerait pas que dans des lettres d’amour on s’occupât d’une autre divinité que celle dont on a le cœur plein, et qu’on fît plus d’épigrammes contre la religion que de madrigaux pour sa maîtresse. Voilà pourtant ce qui arrivait à Voltaire. »
  8. C’est ainsi que Voltaire et Mme du Châtelet appellent toujours dans leurs lettres le comte et la comtesse d’Argental, leurs confidens et leurs amis.
  9. « Émilie, dit Mme du Deffant dans un portrait satirique qu’elle a tracé de Mme du Châtelet, travaille avec tant de soins à paraître ce qu’elle n’est pas, qu’on ne sait plus ce qu’elle est en effet. Elle est née avec assez d’esprit ; le désir de paraître en avoir davantage lui a fait préférer l’étude des sciences abstraites aux connaissances agréables. Elle croit, par cette singularité, parvenir à une plus grande réputation et à une supériorité décidée sur toutes les femmes, etc. »
  10. « Un jour, il sera cher à tous les hommes autant qu’il l’est aujourd’hui à ses amis. »
  11. Dans le cloître de l’abbaye de Scellières, où Voltaire fut d’abord inhumé.
  12. Maupertuis et Clairault avaient une retraite scientifique au Mont-Valérien.
  13. En 1767, on publia, sans nom d’auteur, les Doutes sur la Religion ; cet ouvrage avait été imprimé à Genève, sous la rubrique de Londres. On l’attribua d’abord à Guyot de Pival, bibliothécaire de Rouen et précepteur du chevalier de Belle-Isle et du comte de Gisors. A la suite de ce traité se trouvait une analyse de Spinosa par le comte Henri de Boulainvilliers, célèbre par ses systèmes historiques. Ce même traité (Doutes sur la Religion) reparut en 1792 comme inédit et avec quelques changemens, sous ce titre : Doutes sur la Religion révélée, adressés à Voltaire, ouvrage posthume par madame la marquise du Châtelet, in-8o. Cette brochure se trouvait dans le recueil des pièces de la Bibliothèque du roi, mais il nous a été impossible de la découvrir ailleurs que dans les catalogues. Nous n’avons retrouvé qu’un seul exemplaire de l’édition première, au Louvre, dans la bibliothèque particulière du roi.
  14. Allusion au père Mersenne, ami et correspondant de Descartes.
  15. Voltaire était d’une extrême recherche dans sa toilette ; il écrivait de Cirey à l’abbé Moussinot : « Envoyez-moi des boucles en diamans pour souliers et pour jarretières ; vingt livres de poudre à poudrer, vingt livres de poudre de senteur, une bouteille d’essence de jasmin, deux énormes pots de pommade à la fleur d’orange, deux houppes à poudrer, deux pinces de toilette, trois paires de pantoufles bien fourrées, deux vestes brodées, etc., etc. »
  16. Parente de Voltaire, dont le château était voisin de Cirey.
  17. Cet hôtel, aujourd’hui restauré, appartient à un noble exilé polonais, le prince Czartoryski.
  18. Voltaire avait envoyé de Flandre de très beaux tableaux pour orner l’hôtel Lambert. Ces tableaux font aujourd’hui partie de la galerie du Louvre.
  19. Marc-Antoine du Châtelet, marquis de Trichàteau, seigneur de Ham et de Beringhen, cousin germain de Florent-Claude du Châtelet, mort à Cirey.
  20. Ouvrage écrit par Frédéric lorsqu’il n’était encore que prince royal.
  21. Le duc de Chartres, aïeul du roi Louis-Philippe.
  22. Rue Saint-honoré, vis-à-vis les Jacobins.
  23. Mme du Châtelet et Mme d’Houdetot.
  24. Ces lettres font partie de la collection de M. Feuillet de Couches.
  25. Cette lettre inédite est de la fin de 1748.
  26. Le sacrifice d’un voyage en Italie que Saint-Lambert devait faire.
  27. La fête du roi de Pologne, qui se célébrait à la petite cour de Lunéville.
  28. Lettre inédite faisant partie de la collection de M. Aimé Martin.
  29. Saint-Lambert avait songé à entrer dans le service actif en achetant un régiment de grenadiers.
  30. Maison de plaisance du roi de Pologne.
  31. Cette fille ne survécut que peu de jours à sa mère.
  32. M. Ampère, père du savant et spirituel collaborateur de cette Revue.
  33. Mirabeau avait six mois au moment de la mort de Mme du Châtelet.