Mme de Lafayette et Ménage
« Parmi les personnes considérables de l’un et de l’autre sexe mortes depuis peu de temps, nous nommerons, dame Marguerite de la Vergne. Elle était veuve de M. le comte de la Fayette, et tellement distinguée par son esprit et son mérite qu’elle s’était acquis l’estime et la considération de tout ce qu’il y avait de plus grand en France. Lorsque sa santé ne lui a plus permis d’aller à la cour, on peut dire que toute la cour a été chez elle, de sorte que, sans sortir de sa chambre, elle avait partout un grand crédit dont elle ne faisait usage que pour rendre service à tout le monde. On tient qu’elle a eu part à quelques ouvrages qui ont été lus du public avec plaisir et avec admiration. »
La personne considérable dont, en juin 1693, l’article des morts du Mercure galant parlait en ces termes, est aujourd’hui, dans cette brillante galerie du XVIIe siècle, une des figures sur lesquelles les regards s’arrêtent avec le plus de complaisance. Elle n’a pas seulement reçu chez elle toute la cour, ce qui peut nous sembler aujourd’hui assez indifférent ; elle a encore été la meilleure amie de Mme de Sévigné, et La Rochefoucauld l’a aimée. Elle n’a pas seulement « eu part à quelques ouvrages qui ont été lus du public avec plaisir et admiration ; » elle a écrit un des chefs-d’œuvre de notre langue et enrichi d’une parcelle d’or le trésor de nos jouissances. N’est-ce pas plus qu’il n’en faut pour expliquer l’attrait qu’inspire le nom seul de Mme de la Fayette, et pour servir d’excuse à ceux qui, après tant d’autres, après Sainte-Beuve, après M. Taine, sont tentés de parler encore d’elle et d’écrire sa biographie ?
J’ai dit sa biographie ; est-ce bien là le terme qui convient, et ce mot n’est-il pas un peu lourd, appliqué à une femme qui aimait à répéter : c’est assez que d’être ? Ce que je voudrais plutôt retracer, c’est l’histoire de son talent et aussi l’histoire de son âme, car ces deux histoires sont inséparables à mes yeux, et l’auteur de Zayde serait restée une aimable conteuse si, dans un livre immortel qui s’appelle la Princesse de Clèves, elle n’avait mis le roman de sa vie. Pour écrire cette double histoire, un peu d’imagination serait peut-être nécessaire ; mais n’en faut-il pas toujours plus ou moins pour écrire une biographie, et surtout celle d’une femme ? Seule, l’imagination peut ressusciter une âme, rétablir le drame de sa destinée et pénétrer le mystère de ses épreuves, de ses faiblesses ou de ses victoires. Il en est du biographe comme du peintre : s’il ne devine le secret de son modèle, le portrait auquel il s’applique ne sera jamais ressemblant. Mais, remettant à plus tard de chercher quel fut le secret de Mme de la Fayette, je voudrais, pour aujourd’hui, me borner à marquer d’un trait plus précis la nature de ses relations peu connues avec un homme qui, après avoir été d’abord son maître de latin, finit par devenir son ami. Je me servirai pour cela d’une correspondance inédite dont je dois tout d’abord indiquer l’origine.
Segrais, qui parle souvent de Mme de la Fayette, mais qui ne l’avait point connue avant son mariage, indique comme ayant été les maîtres de sa jeunesse le père Rapin et Ménage. Dans ses intéressans mémoires, le père Rapin ne fait cependant aucune mention de la part qu’il aurait prise à l’éducation de Mme de la Fayette, et il se borne à la dénoncer avec assez d’aigreur comme fréquentant plus tard le salon de Mme du Plessis-Guénégaud, « où se débitait le nouvel évangile de Port-Royal. » Quant aux relations de Mme de la Fayette avec Ménage, elles furent, en effet, des plus intimes et se prolongèrent même, comme on va le voir, bien au-delà de ses années de jeunesse.
Dans son introduction à la Jeunesse de Mme de Longueville, M. Cousin avait signalé l’existence d’une correspondance entre Mme de la Fayette et Ménage, qui faisait partie d’une collection d’autographes appartenant à M. Tarbé. Cette correspondance se composait de cent soixante-seize lettres qui, à la mort de M. Tarbé, ont été acquises en vente publique par M. Feuillet de Conches. Le savant collectionneur en préparait la publication lorsque la mort vint mettre un terme à cette longue vie de travail et d’érudition. J’ai dû la communication de cette correspondance aux traditions de bonne grâce et de libéralité que M. Feuillet de Conches a laissées autour de lui, et j’y puiserai abondamment. Nul ne se plaindra, je pense, si, le plus souvent que je puis, je laisse Mme de La Fayette parler à ma place.
C’était un assez singulier personnage que ce Gilles Ménage, et comme, de notre temps, on n’en saurait plus voir. Il était abbé tout juste autant qu’il le fallait pour avoir droit à un bénéfice, mais pédant autant qu’on peut l’être, et avec cela dameret, rempli de prétentions, mais, au demeurant, honnête homme et digne, à tout prendre, des amitiés qu’il inspira. Il passait sa vie à être amoureux. Arrivé cependant à la cinquantaine, il crut qu’il était temps de s’arrêter et fit chez ses belles une tournée de visites pour leur annoncer qu’il renonçait à l’amour ; mais elles se moquèrent de lui en lui donnant l’assurance que, pour ce qu’il en faisait, il pouvait, sans inconvéniens, continuer comme auparavant. C’était un peu son défaut de s’en faire accroire et d’affecter des airs d’intimité dans les maisons où il n’était pas toujours le bienvenu. Écoutons sur ce point Tallemant des Réaux : « Ménage, dit-il, entre autres dames, prétendait être admirablement bien avec Mme de Sévigné la jeune et avec Mlle de La Vergne, aujourd’hui Mme de La Fayette. Cependant la dernière, un jour qu’elle avait pris médecine, disait : Cet importun de Ménage viendra tantôt. Mais la vanité fait qu’elles lui font caresse. » Personne, à la vérité, ne prenait les prétentions de Ménage au sérieux, et sur ses relations avec ces deux dames, on fit courir le quatrain suivant :
- Laissez là comtesse et marquise,
- Ménage, vous n’êtes pas fin ;
- Au lieu de gagner leur franchise,
- Vous y perdrez votre latin.
Ménage n’y perdit rien cependant, et son latin lui servit, au contraire, puisque ce fut sous couleur de l’enseigner qu’il entra dans la vie et de la marquise et de la comtesse. On sait ses relations avec Mme de Sévigné, alors qu’elle était encore ou jeune fille ou jeune veuve, les tendres sentimens dont il faisait profession pour elle, leurs brouilles et leurs raccommodemens. Mais en dépit de cette jolie fin de lettre que lui adressait la marquise : « Adieu, l’ami, de tous les amis le meilleur, » Ménage disparaît de bonne heure de la correspondance et de la vie de Mme de Sévigné. Il n’en fut pas de même pour Mme de La Fayette ; si le sentiment que cette nouvelle élève lui inspira ne débuta pas d’une façon moins passionnée, il fut plus profond et plus durable. Mme de Sévigné s’aperçut bien de l’infidélité ; « J’ai bien de l’avantage sur vous, écrivait-elle à Ménage, car j’ai toujours continué à vous aimer, quoi que vous en ayez voulu dire, et vous ne me faites cette querelle d’Allemand que pour vous donner tout entier à Mlle de La Vergne. » A défaut de ce témoignage clairvoyant, les œuvres de Ménage seraient là pour attester la préférence qu’il accordait à la seconde élève sur la première. Dans le recueil de ses Poemata, contre cinq pièces dédiées à Mme de Sévigné, il n’y en a pas moins de quarante adressées à Laverna Maria-Magdalena Piocha, dit l’index. Ce nom de Laverna, sous lequel Ménage célébrait habituellement son écolière, est aussi, en latin, celui de la déesse des voleurs. De là certain distique assez désobligeant pour Ménage, souvent accusé de pillage et de contrefaçon littéraires :
- Lesbia nulla tibi est, nulla est tibi dicta Corinna,
- Carmine laudatur Cinthia nulla tuo.
- Sei quum doctorum compiles scrinia vatum,
- Nil mirum si sit culta Laverna tibi.
Ménage ne célébrait cependant pas toujours sa belle sous ce nom rébarbatif. Dans ses poésies françaises ou italiennes, il trouve des appellations plus gracieuses ; elle est tantôt Doris, tantôt Œnone, tantôt Amarante, tantôt Artémise, mais sous ces déguisemens toujours la même, toujours cruelle, inexorable et n’opposant que froideur aux transports de Ménalque :
- Des belles, il est vrai, Doris est la plus belle,
- Son port majestueux n’est pas d’une mortelle :
- La clarté de son teint et l’éclat de ses yeux
- Surpassent la splendeur du bel astre des deux.
- En ses yeux, en sa voix, en sa taille, en son geste,
- Éclate la grandeur, reluit un air céleste :
- Et comme elle est en rêve une divinité,
- En foule les mortels adorent sa beauté.
- Des belles, il est vrai, Doris est la plus belle,
- Mais des belles, Daphnie, elle est la plus cruelle.
- Ni des brûlans étés les extrêmes ardeurs,
- Ni des âpres hivers les extrêmes froideurs,
- N’ont rien qui soit égal aux ardeurs de ma flamme,
- Ni rien de comparable aux froideurs de son âme ;
- Et pour me retenir dans ses aimables lieux,
- Tu m’étales en vain ses charmes précieux.
- Des plus rudes climats les glaces incroyables,
- Bien plus que ses froideurs me seront supportables.
- Non moins que vos malheurs, non moins que vos discords,
- Son orgueil, ses mépris, m’éloignent de ces bords.
Le Min, le français, le grec même, ne suffisent pas à Ménage pour traduire ses sentimens. Il appelle encore à son aide l’italien. Ce fat en effet sur la demande de Marie de La Vergne : (une des lettres que j’ai sous les yeux en fait foi) qu’il commença l’étude de cette langue. Le précepteur se refaisait écolier pour mieux plaire à son élève. Mais à peine s’est-il rendu maître de ce nouvel idiome qu’il s’en sert pour chanter en quatorze madrigaux les charmes et les rigueurs de la Donna troppo crudele, désignée cette fois sous le nom de Fillis. S’est-elle piqué la main avec une aiguille, il félicite l’aiguille d’avoir, avec sa pointe subtile, blessé cette beauté superbe que les traits de l’amour n’ont pu atteindre. L’italien l’inspire généralement ! mieux que le français, et, le genre admis, on ne peut nier que la petite pièce suivante ne soit d’un assez joli tour :
In van, Filli, tu chiedi
Se lungo tempore durera l’ardore
Chè il tuo bel gnardo mi destò nel cuore.
Chi le potrebbe dire ?
Incerta, o Filli, è l’ora del morire.
Comment Marie de La Vergne accueillait-elle ces hommages ? Il ne faudrait pas, sur la foi de Tallemant, croire que Ménage lui fût importun et qu’elle lui fît caresse seulement par vanité. Elle paraît au contraire ! avoir eu pour lui un attachement sincère, et la durée de leurs relations suffit pour en témoigner. Mais cet hommage publiquement rendu à ses charmes par un homme qui avait rang parmi les beaux esprits ne pouvait Lui déplaire, et il faudrait qu’elle n’eût point été femme pour y demeurer insensible. Aussi n’a-t-elle garde, malgré les rigueurs dont se plaint Ménalque, de le laisser se détacher d’elle. Elle sait l’apaiser quand il s’irrite, le ramener quand il s’éloigne ; peut-être déploie-t-elle vis-à-vis de lui un peu de coquetterie, mais en tout cas le bon Ménage aurait eu mauvaise grâce à s’en plaindre. Je ne saurais affirmer que toutes les lettres que je vais citer soient antérieures au mariage de Marie de La Vergne. Aucune n’étant datée, très peu étant signées j’ai dû grouper, par conjecture, celles qui m’ont paru se rapporter à cette première période de ses relations avec Ménage. On verra plus tard, par la comparaison, combien leur ton diffère de celles que Mme de La Fayette lui adressait dans les dernières années de sa vie :
« Je vous prie de faire mille complimens de ma part à Mlle de Scudéry et de l’assurer que j’ai pour elle toute la tendresse imaginable, moi qui n’en ai guère ordinairement. Vous lui répondrez de cela bien volontiers dans la pensée où vous êtes que je ne suis pas tendre, parce que je ne saute pas au cou de tout le monde. Je vous prie, demandez à Sapho qui se connaît si bien en tendresse, si c’est une marque de tendresse que de faire des caresses parce que l’on en fait naturellement à tout le monde, et si un mot de douceur d’une ritrosa beltà ne doit pas toucher davantage et persuader plus son amitié que mille discours obligeans d’une personne qui en fait à tout le monde. Je vous soutiens que, quand je vous ai dit que j’ai bien de l’amitié pour vous et que je suis plus aise de vous avoir comme ami que qui que ce soit au monde, vous devez être satisfait de moi. »
Ménage, on le voit, se plaignait de ce que son écolière n’était pas assez tendre. Parfois il en concevait du dépit, et il s’en allait lâché. Il fallait alors lui écrire le lendemain matin pour s’assurer que cette colère était tombée et pour lui demander de revenir.
« Je ne compte point sur la colère où vous étiez hier, car je ne doute point qu’après avoir dormi dessus elle ne soit diminuée, et pour vous montrer que je ne suis point du tout fâchée contre vous, c’est que je vous prie de m’envoyer un Virgile de M. Villeloin et de me venir voir vendredi. »
Quand Ménage n’était pas en colère, il tournait des billets galans et demandait des rendez-vous. Tout abbé qu’il était, il lui importait peu qu’on fût à la veille de Pâques, mais Marie de La Vergne le lui faisait finement sentir :
« Il n’y a rien de plus galant que votre billet. Si la pensée de faire votre examen de conscience vous inspire de telles choses, je doute que la contrition soit forte. Je vous assure que je fais tout le cas de votre amitié qu’elle mérite qu’on en fasse et je crois tout dire en disant cela. Adieu jusqu’à tantôt. Je ne vous promets qu’une heure de conversation, car il faut retrancher de ses divertissemens ces jours-ci. »
Et quelques jours après :
« Vos lettres sont bien galantes. Savez-vous bien que vous y parlez de victimes et de… Ces mots-là font peur à nous autres qui sortons si fraîchement de la semaine sainte. » Parfois au contraire Ménage boudait et se tenait à l’écart. Il fallait alors l’aller chercher et le ramener par de douces paroles.
« Je ne vous puis assez dire la joie que j’ai que vous ayez reçu avec plaisir les assurances que je vous ai données de mon amitié. Je mourais de peur que vous ne les reçussiez avec une certaine froideur que je vous ai vue quelquefois pour des choses que je vous ai dites et il n’y a rien de plus rude que de voir prendre avec cette froideur-là des témoignages d’amitié que l’on donne sincèrement et du meilleur de son cœur. Vous aurez pu voir par ma seconde lettre que, quoique j’eusse lieu de me plaindre de ce que vous ne me faisiez pas réponse, ne sachant pas que vous étiez à la campagne, je n’ai pas laissé de vous écrire une seconde fois, et j’aurais continué à vous écrire quand même vous auriez eu la dureté de ne pas me faire réponse. Ce que je vous dis là vous doit persuader que je suis bien éloignée d’avoir pour vous l’indifférence dont vous m’accusez. Je vous assure que je n’en aurai jamais pour vous et que vous trouverez toujours en moi l’amitié que vous en pouvez attendre. »
Mais lorsque le maître s’obstinait dans sa bouderie et cherchait à son écolière des querelles injustes, celle-ci le morigénait à son tour et lui reprochait assez vertement son humeur maussade :
« J’aurais raison d’être en colère de ce que vous me mandez que vous ne m’importunerez plus de votre amitié. Je ne crois pas vous avoir donné sujet de croire qu’elle m’importune. Je l’ai cultivée avec assez de soin pour que vous n’ayez pas cette pensée. Vous ne la pouvez avoir non plus de vos visites que j’ai toujours souhaitées et reçues avec plaisir. Mais vous voulez être en colère à quelque prix que ce soit. J’espère que le bon sens vous reviendra et que vous reviendrez à moi qui serai toujours disposée à vous recevoir fort volontiers. »
Rien de plus innocent, on le voit, que cette correspondance entre un pédant galantin et une jeune fille de vingt ans. De l’humeur dont était le maître, il fallut cependant à l’élève un certain mélange de douceur et d’habileté pour contenir cette relation dans de justes limites et pour la transformer en une amitié qui devint plus tard une des consolations d’une vie dépouillée.
Cependant le temps s’écoulait. Marie de La Vergue allait avoir vingt-deux ans, c’est-à-dire qu’elle avait assez sensiblement dépassé l’âge que la coutume assignait à l’établissement des jeunes filles. Malgré son agrément et sans doute à cause de son peu de fortune, elle ne paraît guère avoir été recherchée. Il fallut l’entremise d’amis pour lui ménager une entrevue avec un seigneur de haute naissance qui avait du bien et qui occupait un rang honorable dans les armées du roi. Il avait nom Jean-François Motier, comte de La Fayette et descendait d’une très ancienne famille d’Auvergne. Cette première entrevue pensa mal tourner. S’il faut en croire un chansonnier du temps, le futur, décontenancé, n’aurait pas trouvé un mot à dire et se serait retiré sans avoir proféré une parole. Aussi dit la chanson :
- Après cette sortie,
- On le tint sur les fonts ;
- Toute la compagnie
- Cria d’un même ton :
- La sotte contenance !
- Ah ! quelle heureuse chance
- D’avoir un sot et benêt de mari
- Tel que celui-ci !
Cependant, Marie de La Vergne ne se laissa pas rebuter
- La belle, consultée
- Sur son futur époux,
- Dit dans cette assemblée
- Qu’il paraissait si doux
- Et d’un air fort honnête,
- Quoique peut-être bête ;
- Mais qu’après tout pour elle un tel mari
- Était un bon parti.
Le futur époux se trouva donc agréé, sans enthousiasme, à ce qu’il semble, et le mariage fut célébré à Saint-Sulpice le 15 février 1655. La duchesse d’Aiguillon, l’ancienne protectrice du père de Marie de La Vergne, Mme de Sévigné, sa meilleure amie, signèrent au contrat, et la Muse historique de Loret annonçait la nouvelle à ses lecteurs en des termes dont les gazetiers de nos jours ne se permettraient pas d’imiter la crudité.
La Vergne, cette demoiselle
A qui la qualité de belle
Convient très légitimement,
Se joignant par le sacrement
A son cher amant La Fayette,
A fini l’austère diète
Que, dût-elle cent fois crever,
Toute fille doit observer.
Peu de temps après, M. de La Fayette emmenait sa femme en Auvergne, et ce départ laissait un grand vidé dans la petite société où elle avait jusque-là vécu. Mme de Sévigné fut une des plus aflectées de ce départ et sa douleur devint assez publique pour être mise en vers et en musique dans une romance italienne dont l’auteur la fait parler ainsi :
- Or ch’ il canto non godo
- Dell’ angel mio terreno,
- Or ch’ altro suon non odo
- Che dei mesti sospir ch’ esala il seno,
- Deh ! per che mi ai nega, o sorte ria,
- Di spirar fra i sospir l’anima mia.
C’est toujours une situation difficile que d’apparaître devant la postérité comme le mari d’un ange terrestre (angel terreno), ou d’une femme d’esprit. Que l’ange s’appelle Laure de Noves, ou la femme Mme du Deffand (je pourrais peut-être citer d’autres noms), il est malaisé pour un homme de se tirer de ce rôle avec élégance. M. de La Fayette ne s’en est pas tiré du tout. Pour nous, il n’est même pas arrivé à l’existence. Si les Caractères n’avaient paru trente et quelques années plus tard, on pourrait croire que La Bruyère pensait précisément-à lui lorsqu’il a écrit ce passage célèbre : « Il y a telle femme qui anéantit ou qui enterre son mari au point qu’il n’en est fait dans le monde aucune mention : vit-il encore ? ne vit-il plus ? on en doute. Il ne sert dans sa famille qu’à montrer l’exemple d’un silence timide, et d’une parfaite soumission. Il ne lui est dû ni douaire ni convention, mais à cela près et qu’il n’accouche pas, il est la femme, elle le mari. » Nous ne savons, en effet, ni comment M. de La Fayette a vécu, ni quand il est mort. Comme on ne le voit jamais apparaître dans la vie de sa femme, on peut conjecturer qu’il vivait de préférence à la campagne, en Auvergne probablement, car c’est là qu’étaient situés ses biens. Il réalisait ainsi pour son compte, comme Mme de La Fayette pour le sien, cette double prédiction de la chanson que j’ai déjà citée. Le mari :
- Ira vivre en sa terre
- Comme monsieur son père.
Et la femme :
- Fera des romans à Paris
- Avec les beaux esprits.
De ce mari honnête et doux (quoique peut-être bête), Mme de La Fayette ne paraît jamais avoir eu à se plaindre. Une lettre à Ménage, qui date des premières années de son mariage et qu’elle lui écrivait d’Auvergne, va nous la montrer dans son intérieur de province et en même temps nous donner d’un mot la note juste de ses sentimens pour son mari :
« Depuis que je ne vous ai écrit, j’ai toujours été hors de chez moi à faire des visites. M. de Bayard en a été une, et quand je vous dirais les autres, vous n’en seriez pas plus savant : ce sont gens que vous avez le bonheur de ne pas connaître, et que j’ai le malheur d’avoir pour voisins. Cependant, je dois avouer à la honte de ma délicatesse que je ne m’ennuie pas avec ces gens-là, quoique je ne m’y divertisse guère ; mais j’ai pris un certain chemin de leur parler des choses qu’ils savent qui m’empêche de m’ennuyer. Il est vrai aussi que nous avons des hommes dans ce voisinage qui ont bien de l’esprit pour des gens de province. Les femmes n’y sont pas, à beaucoup près, si raisonnables, mais aussi elles ne font guère de visites ; par conséquent, on n’en est pas incommodé. Pour moi, j’aime bien mieux ne voir guère de gens que d’en voir de fâcheux, et la solitude que je trouve ici m’est plutôt agréable qu’ennuyeuse. Le soin que je prends de ma maison m’occupe et me divertit fort : et comme d’ailleurs je n’ai point de chagrin, que mon époux m’adore, que je l’aime fort, que je suis maîtresse absolue, je vous assure que la vie que je mène est fort heureuse et que je ne demande à Dieu que la continuation. Quand on croit être heureuse, vous savez que cela suffit pour l’être ; et comme je suis persuadée que je le suis, je vis plus contente que ne sont peut-être toutes les reines de l’Europe. »
C’est beaucoup d’être adorée d’un époux, lors même qu’on ne ferait que l’aimer fort ; c’est beaucoup aussi d’être laissée par lui maîtresse absolue, et s’il est vrai, comme l’assure Mme de La Fayette, « que, quand on croit être heureuse, cela suffit pour l’être, » on peut dire qu’elle a été heureuse en ménage, bien que ce bonheur un peu volontaire ne lui ait pas toujours suffi. Il n’est donc pas surprenant que le nom de M. de La Fayette se retrouve de temps à autre dans les lettres adressées par sa femme à Ménage, toujours prononcé avec affection et reconnaissance. Ce nom s’y rencontre même plus souvent que celui de La Rochefoucauld, dont il n’est fait mention qu’une fois, sans doute en réponse à quelque propos flatteur que Ménage avait rapporté à Mme de La Fayette : « Je suis fort obligé à M. de La Rochefoucauld de son compliment, écrit-elle. C’est un effet de la belle sympathie qui est entre nous. » Cette lettre est datée de 1663, et le mot de sympathie dont elle se sert montre qu’à cette date la liaison ne faisait que commencer. Mais ne nous laissons pas entraîner hors de notre sujet. C’est de Ménage aujourd’hui qu’il s’agit.
Les fonctions de Ménage comme maître de latin et d’italien ne devaient pas cesser avec le mariage de son élève. La correspondance que j’ai sous les yeux montre qu’elle continua de travailler sous sa direction. Mais Ménage rencontra bientôt auprès d’elle un concurrent redoutable. Je veux parler d’Huet, le futur évêque d’Avranches. Il ne faudrait pas mettre les deux hommes sur le même pied. Huet était un homme d’un vrai mérite, d’une érudition très solide et très étendue pour son temps. La longue liste de ses ouvrages comprend à la fois une traduction des Amours de Daphnis et Chloé (écrite à dix-huit ans, ajoute son biographe pour l’excuser), une Demonstratio evangelica en deux volumes, une Histoire du commerce et de la navigation chez les Anciens et une Dissertation sur l’emplacement du paradis terrestre. L’étude avait toujours été sa passion. « A peine avais-je quitté la mamelle, dit-il dans les Huetiana, que je portais envie à tous ceux que je voyais lire. » Cette passion ne fit que s’accroître avec les années, et, comme aux paysans de son diocèse d’Avranches qui venaient lui demander audience son secrétaire répondait souvent que monseigneur ne pouvait les recevoir parce qu’il étudiait, ceux-ci disaient dans leur naïveté : « Le roi devrait bien nous envoyer un évêque qui ait fini ses études. » Mais il n’entra que tard dans les ordres, à l’âge de quarante-six ans, et comme il était né à peu près vers la même époque que Mme de La Fayette, une relation assez étroite avait eu le temps de s’établir entre eux avant qu’il ne quittât Paris pour aller prendre possession de l’abbaye d’Aunay, son premier bénéfice. Cette relation fut tout intellectuelle, et il ne semble pas que l’amitié y ait tenu grande place. Dans les lettres que Mme de La Fayette adresse à Huet, elle ne fait guère que l’entretenir de ses lectures et de ses études, en s’excusant le plus souvent de la paresse où elle se baigne :
« Si vous saviez comme mon latin va mal, lui écrit-elle un jour, vous ne seriez pas si osé que de me parler d’hébreu. Je n’étudie point et par conséquent je n’apprends rien. Les trois premiers mois que j’appris me firent aussi savante que je le suis présentement. Je prends néanmoins la liberté de lire Virgile, tout indigne que j’en suis ; mais si vous, monsieur son traducteur, vous le rendez aussi peureux et aussi dévot qu’il l’est, je crois qu’il faut l’envoyer cacher plutôt que de le mener faire la guerre en Italie, et l’envoyer à vêpres au lieu de le conduire dans la grotte avec Didon. »
Il n’est cependant pas toujours question de latin dans les lettres de Mme de La Fayette. Parfois, elle plaisante l’activité d’Huet et ses fréquens voyages. « Seigneur Dieu, monsieur, lui dit-elle, vous allez et venez comme pois en pot. Qui donc vous fait si bien trotter ? Il semblerait quasi que ce serait l’amour, à vous voir aller si vite, et il me semble qu’il n’y a que pour son service qu’on fasse tant de chemin. » Puis elle continue après lui avoir dit quelques paroles obligeantes sur le regret qu’elle éprouve de son absence : « Pour n’être pas une amie si tendre et si flatteuse que de certaines femmes, je suis cependant une bonne amie. Adieu, vous pouvez encore compter cette lettre-ci au nombre de celles qui sont à la glace ; mais j’ai la migraine[1]. »
Enfin, je ne puis résister au plaisir de citer dans leur entier les trois lettres suivantes, tant dans ces lettres Mme de La Fayette se peint, il me semble, au naturel, dans sa paresse et sa bonne grâce enjouée :
« Le 14 novembre 1662.
« Toute précieuse que soit Mlle de La Trousse, elle a de l’esprit, et par là je suis assurée qu’elle vous distingue comme elle le doit du reste de MM. De Caën, que je ne crois pas tous aussi distinguâmes que vous l’êtes. Pour Mme de Coulanges, elle est toute propre à mettre le feu dans des cœurs moins combustibles que ne le sont pour l’ordinaire ceux de province. Je ne sais si je me trompe ; mais je trouve que les cœurs de campagne brûlent à bien plus grand feu que ceux de la cour ; et il me semble même que ceux de la cour brûlent mieux à la campagne qu’à Paris.
« Ce pauvre Segrais aura tout le loisir de brûler à Saint-Fargeau, et il ne lui manquera que du feu ; mais je ne crois pas qu’il en puisse trouver là pour allumer une allumette. Toutes les lettres que je lui ai écrites en Normandie ont été perdues. Depuis qu’il est à Saint-Fargeau, notre commerce est rétabli. Le mien est quasi rompu au pays latin. Mon maître n’est pas ici. M. Ménage est occupé aux louanges de M. le cardinal ; ainsi, je n’ai personne qui me tire de ma paresse naturelle. Je fais une vie fort inutile ; elle n’en est pas moins agréable. Hors de travailler pour le ciel, je commence à trouver qu’il n’y a rien de meilleur à faire que de ne rien faire. Mandez-moi un peu si madame votre sœur et vous avez renoncé à toutes les pensées de vous établir ici ; et si nous ne vous y verrons de longtemps l’un et l’autre. »
« Le 29 août 1663.
« Vous êtes donc bien offensé contre moi ? C’est bien fait à vous de vous fâcher sans savoir si c’est à tort ou à droit. Les beaux esprits vont quelquefois aussi vite en besogne que les autres ; et le même feu qui les rend beaux esprits les rend aussi esprits de feu, c’est-à-dire étourdis, en paroles couvertes. Je ne prétends pas vous dire que vous le soyiez : à Dieu ne plaise ! Je dis seulement que cela arrive quelquefois. Mais revenons à nos moutons. Vous vous offensez de ce que j’ai trouvé mauvais, dites-vous, que Mlle de La Trousse vous ait montré mes raisonnemens contre l’amour ; et, là-dessus, vous concluez que c’est une marque de peu de confiance, de peu d’estime… enfin des merveilles. Cela serait admirable, si c’était vrai, il ne s’en faut que cela que vous n’ayez raison. Je n’ai point trouvé mauvais que Mlle de La Trousse vous ait montré ce raisonnement. Je vous aime mieux que je n’aime Mlle de La Trousse ; et je ne vous cacherai jamais rien de ce que je lui montrerai. Mais j’ai trouvé mauvais, et très mauvais, que Corbinelli, en qui j’ai une confiance si entière que je ne lui recommande même pas le secret, parce qu’il est lui-même le secret en personne, ait montré à Mlle de La Trousse une chose que j’écris à lui seul, à la campagne, sur le bout d’une table, pendant qu’il écrit, de l’autre côté, sur le même sujet ; et j’ai trouvé mauvais que ce que je n’ai écrit que pour lui, et sans l’avoir jamais relu ; ce que je ne lui ai laissé qu’un moment, parce que je le voulais brûler, ne comptant non plus cela pour quelque chose, que je compte les lettres que j’écris tous les jours, à quoi je ne pense pas ; que cela même, enfin, il le montre à Mlle de La Trousse, et qu’il lui en laisse prendre une copie, et qu’il lui défende même si peu de le montrer, que vous m’écrivez, sans y entendre de finesse, que vous l’avez vu. Ah ça ! Êtes-vous encore fâché ? Trouvez-vous que j’aie grand tort ? Et n’en auriez-vous pas vous-même si vous vous plaigniez encore de moi ? Je me plaindrais, à mon tour, si vous n’étiez pas satisfait d’une si longue justification. M. de La Fayette est à Paris et fort votre serviteur. Mes complimens, je vous prie, à madame votre sœur. Adieu. »
« Le 29 août 1663.
« J’ai aujourd’hui la main à la bourse pour payer mes dettes, c’est-à-dire à la plume, pour faire réponse à tous ceux à qui je la dois. Je vous paie des derniers et vous courez risque d’avoir de la méchante monnaie. Voici la dixième lettre que j’écris depuis deux heures ; cela veut dire que je ne sais tantôt plus ce que j’écris. Vous perdez beaucoup que je n’aie pas commencé par vous ; car je vous assure que mes premières lettres sont très éloquentes. Je m’en suis surprise moi-même, et j’ai songé si je n’avais point lu Balzac depuis peu. De mon ordinaire je ne donne pas dans l’éloquence, si bien que je ne sais à qui ni à quoi me prendre de la mienne.
« Enfin, vous aurez M. Ménage ; il partit hier, avec M. de Montausier. S’il vous plaît de me le renvoyer bientôt, quoiqu’il renonce au commerce du monde, et que je le voie bien moins que je n’ai accoutumé, je ne veux pourtant pas le perdre pour longtemps. Si vous me le gardez plus que je ne veux, je ne vous le pardonnerais pas, à moins que vous ne le ramenassiez vous-même. Je suis tantôt au bout de mon latin ; c’est du mien dont je suis à bout, et non pas du latin en général. Je n’étudie plus du tout, qu’une demi-heure par jour ; encore n’est-ce que trois fois la semaine. Avec cette belle application-là, je fais un tel progrès que j’ai tantôt oublié tout ce que j’avais écrit. A proportion de cela, si je m’engage à apprendre l’hébreu de Votre Grandeur devant que de mourir, il faut que je m’engage à obtenir une manière d’immortalité pour vous et pour moi. Les années de la Sybille y suffiraient à peine. Adieu, on va encore bien loin quand on est las ; car voilà une longue lettre pour une femme qui n’en peut plus. »
Huet n’apprit point l’hébreu à Mme de La Fayette ; mais, pour lui plaire, il composa une Lettre sur l’origine des romans, qui était destinée à paraître en tête de Zayde. L’érudit et le futur homme d’église avait soin de mettre sa gravité à l’abri en traitant les romans « d’agréable passe-temps des honnêtes paresseux » et en ajoutant que « la fin principale des romans, ou du moins celle qui le doit être, est l’instruction des lecteurs, à qui il doit toujours faire voir la vertu couronnée et le vice châtié. » Mais c’était déjà un grand triomphe pour Mme de La Fayette que d’avoir arraché Huet à son Commentaire sur Origène pour lui servir d’introducteur auprès du public, lors même qu’elle se cachait encore sous le nom de Segrais. Elle l’en récompensa par un mot plaisant, qui a été souvent cité. « Nous avons, lui disait-elle, marié nos enfans ensemble. » Cette alliance a pu rendre Ménage jaloux ; mais, à la longue, ce fut lui qui l’emporta sur Huet, car il resta l’ami des dernières années. En 1676, Huet entra dans les ordres ; il quitta Paris, où il ne devait revenir qu’après la mort de Mme de La Fayette ; et, comme il n’y avait point entre eux d’attachement véritable, ils devinrent, au bout de quelques années, étrangers l’un à l’autre.
Au contraire, la liaison de Mme de La Fayette avec Ménage se poursuivit avec ces alternatives de haut et de bas qui sont inséparables du train de la vie. Il y a même une phase où les rôles semblent avoir changé. C’est Mme de La Fayette qui se plaint d’être délaissée. Ménage la néglige. Il ne lui écrit plus régulièrement, comme il avait accoutumé de le faire ; et, pour s’excuser, il donne de mauvaises raisons que Mme de La Fayette n’a point de peine à réfuter. Puis elle ajoute : « Mon pauvre monsieur, vous vous sentez convaincu, vous ne m’aimez plus comme vous avez fait ; vous n’avez point de bonne raison à en dire : je ne suis ni plus laide ni plus sotte que j’étais il y a deux ans ; je suis un peu plus vieille, il est vrai, mais je suis encore si riche de jeunesse que ces deux années-là ne m’appauvrissent guère et ne me sauraient nuire auprès de vous. Je vous aime et vous estime autant que j’ai jamais fait. Tant que j’ai été à Paris, je n’ai point négligé de vous voir ; présentement que je n’y suis plus, je ne néglige point de vous écrire ; enfin, vous ne sauriez vous plaindre avec justice, et ainsi, par honneur, vous dites que vous m’aimez toujours ; mais, malgré que vous en ayez, il vous échappe mille choses qui font voir le contraire. Répondez un peu à tout ce que je viens de vous dire là, mais répondez-y comme il faut et ne me tranchez pas une réponse en trois mots comme vous avez accoutumé. Adieu, si mes yeux vous avaient fait du mal, vous en seriez vengé par celui que je leur fais en l’écrivant. »
Mme de La Fayette connaît son homme. Elle s’imagine bien que, s’il la néglige, c’est qu’il a porté ses hommages ailleurs. Moitié sérieusement, moitié sur le ton de la plaisanterie, elle lui fait part de ses soupçons : « Je suis comme jalouse que vos œuvres avancent si fort en mon absence, et j’ai dans la tête que quelqu’un vous aide au lieu de moi. Mais dites-moi sincèrement ce qui en est, et si je ne suis celle qui vous aide, au moins que je sache qui elle est. Je ne saurais m’imaginer que vous travailliez sans secours ; et, quand je repasse toutes vos œuvres et que je considère qu’il n’y en a pas une où quelque belle n’ait part, j’ai peine à comprendre que vous travailliez présentement en l’air. » Mme de La Fayette ne se trompait pas : elle avait une rivale, et la rumeur publique finit par lui en apprendre le nom. C’était la duchesse de Montbazon, une des héroïnes retraitées de la Fronde, dont Retz disait : « Je n’ai jamais vu personne qui ait conservé dans le vice si peu de respect pour la vertu. » Elle était demeurée belle, malgré ses quarante ans passés, et prenait de sa personne un soin extraordinaire, « étant, au témoignage de Mme de Motteville, demeurée dans ses dernières années aussi enchantée de la vanité que si elle n’avait eu -que vingt-cinq ans. » Mme de La Fayette aurait eu droit de se plaindre d’être sacrifiée à une rivale de cet ordre, mais elle semble en avoir pris son parti avec assez de gaîté. C’est pour elle l’occasion de pousser une nouvelle pointe à Ménage et de soulever un de ces cas de casuistique sentimentale sur lesquels les précieuses, dans leurs réduits, aimaient à disserter.
« L’on m’a écrit que vous étiez amoureux de Mme de Montbazon. Mandez-moi un peu ce qui en est, car je suis bien aise d’être informée de ce qui se passe dans votre cœur, et je crois même que j’ai intérêt qu’une personne connue celle-ci n’y soit pas bien avant, car bien que je ne sois que votre amie, je suis persuadée qu’une maîtresse me ferait tort. Je crois que toutes les maîtresses en font aux amies et qu’il est impossible d’aimer autant une amie, ayant une maîtresse, que si l’on n’en avait point. Dites-moi un peu votre sentiment là-dessus, car c’est une chose que je disputai fort l’autre jour. »
Nous n’avons point la réponse de Ménage sur cette question assez délicate à traiter entre une jeune femme et un homme qui avait encore des prétentions. L’attachement de Ménage pour Mme de Montbazon ne dut pas être de longue durée, car de l’humeur versifiante dont il était, il n’eût pas manqué de célébrer ses charmes en quelque langue que ce fût, et nous ne trouvons pas le nom de la dame dans « la table des personnes dont il est fait mention dans les poésies latines et grecques, italiennes et françaises de M. Ménage. » Mme de Montbazon fut au reste prématurément enlevée à l’âge de quarante-cinq ans, « ayant montré jusqu’au bout que beaucoup d’années et de beauté se pouvaient rencontrer ensemble. » Ménage lui-même approchait de la cinquantaine : on peut donc supposer que Mme de Montbazon fut sa dernière galanterie et qu’assagi par les années, il cessa de se montrer à la fois infidèle et jaloux.
Du côté de Mme de La Fayette le ton des lettres change également, et nous la voyons livrée à des préoccupations bien différentes. On sait qu’elle était un peu processive, ou du moins que, s’étant trouvée après la mort de M. de La Fayette aux prises avec des affaires assez embrouillées, elle eut à défendre les intérêts de ses enfans et qu’elle le fit avec beaucoup d’entente. Elle-même s’étonnait des aptitudes qu’elle s’était tout à coup découvertes : « C’est une chose admirable que ce que fait l’intérêt que l’on porte aux affaires. Si celles-ci n’étaient pas les miennes, je n’y comprendrais que le haut-allemand, et je les sais dans ma tête comme mon Pater. Je dispute tous les jours contre les gens d’affaires de choses dont je n’ai nulle connaissance « t où mon intérêt seul me donne de la lumière. » Pendant quelques années on voit que cette préoccupation la domine entièrement. Elle ne veut point se loger dans une maison que lui offre son beau-père parce que cette maison est trop éloignée du quartier « où les plaideuses ont à faire. » Et elle a fort à faire, en effet, car il lui faut, comme on disait autrefois, solliciter le juge. Elle s’y emploie avec toute l’ardeur imaginable. A tout prix elle veut sortir de la grand’chambre, et aller à la cinquième. « Nous aurions mieux raison, dit-elle, du président Mole que de ces vieux présidens à mortier, et il nous donnerait un rapporteur dans sa chambre, dont nous disposerions mieux que de ce M. Benoist, qui est un vrai opiniâtre. »
Ménage s’emploie à toutes ces sollicitations avec beaucoup d’activité, et renonçant pour de bon cette fois à la galanterie, il paraît avoir joué le rôle d’un véritable ami. Mme de La Fayette l’en récompense en témoignant non moins d’intérêt aux affaires de Ménage qu’aux siennes propres. En femme qui a appris à connaître le prix de l’argent, elle le tance vertement pour avoir prêté sans garantie quatre cents pistoles à un gentilhomme suédois. « Il n’y a que vous au monde, s’écrie-t-elle, qui aille chercher des gens du Nord pour leur prêter votre argent. Je pense que c’est pour être plus assuré qu’on ne vous le rendra point, car je ne crois pas que vous prétendiez le retirer de votre vie. Mais est-ce que vous ne comprenez point ce que c’est que quatre cents pistoles pour les jeter ainsi à la tête d’un Ostrogoth que vous ne reverrez jamais ? Je dis qu’il vous faudrait mettre en tutelle. » Cependant ses sentimens pour Ménage trouvent aussi pour s’exprimer des accens moins rudes. Par un scrupule assurément excessif, elle se reproche de n’avoir pas toujours apprécié à sa valeur l’attachement qu’il lui avait témoignée dès sa jeunesse et deux années avant sa mort, elle s’en excuse auprès de lui avec une bonne grâce touchante. « Que l’on est sotte quand on est jeune ! lui écrit-elle. On n’est obligée de rien et l’on ne connaît pas le prix d’un ami comme vous. Il en coûte cher pour devenir raisonnable. Il en coûte la jeunesse ! »
La jeunesse s’était écoulée, en effet, et avec les années on voit encore une fois changer le ton des lettres de Mme de La Fayette. Plus de coquetterie ; plus d’enjouement ; plus d’affaires. Elles ne sont guère remplies que de détails sur sa santé et de plaintes sur ses maux. C’est un chien de mal que les vapeurs. On ne sait ni d’où il vient, ni à quoi il tend, ni quoi lui faire. Il n’ôte pas seulement la santé ; il ôte l’esprit et la raison ; si jamais elle est en état d’écrire, elle fera un livre entier contre ce mal. En attendant, elle ne mange plus, elle ne dort plus. Elle est toujours triste, chagrine, inquiète, sar chant très bien qu’elle n’a aucun sujet de tristesse, de chagrin ni d’inquiétude. Elle se désapprouve continuellement, c’est un état assez rude. Aussi ne croit-elle pas y pouvoir subsister, et dans la pensée de sa mort prochaine, elle demande à Ménage de conserver à ses enfans l’amitié qu’il lui a toujours témoignée. « Un ami tel que vous, lui écrit-elle, sera le meilleur morceau de la succession que je leur laisserai. »
Rendons justice à Ménage. Si autrefois il avait pu être tantôt importun et tantôt infidèle, il ne manqua durant ces pénibles années à aucun des devoirs que l’amitié lui imposait. Les lettres de Mme de La Fayette sont remplies de remercîmens pour les attentions qu’il lui témoigne, et à aucune époque il ne paraît avoir été plus assidu auprès d’elle. Il fut même sur le point de réveiller sa muse endormie d’un long sommeil et de chanter à nouveau en vers français ou latins la beauté qu’il avait célébrée autrefois sous des noms si divers. Il fallut tout le tact de Mme de La Fayette pour l’en détourner et tout son esprit pour y parvenir sans le blesser.
« Vous m’appelez ma divine madame, mon cher monsieur. Je suis une maigre divinité. Vous me faites trembler de parler de faire mon portrait. Votre amour-propre et le mien pâtiraient, ce me semble, beaucoup. Vous ne pourriez me peindre que telle que j’ai été, car, pour telle que je suis, il n’y aurait pas moyen d’y penser et il n’y a plus personne en vie qui m’ait vue jeune. L’on ne pourrait croire ce que vous diriez de moi, et en me voyant on le croirait encore moins. Je vous en prie, laissons là cet ouvrage. Le temps en a trop détruit les matériaux. J’ai encore de la taille, des dents et des cheveux, mais je vous assure que je suis une tort vieille femme. Vous avez assez surfait ; quand les marchandises sont à la vieille mode, le temps de surfaire est passé. Je suis, en vérité, bien sensible à l’amitié que vous me témoignez. Cette reprise a l’air d’une nouveauté. »
Enfin, la correspondance se termine par cette dernière lettre, que je citerai tout entière, car elle nous fait revivre Mme de La Fayette telle qu’elle était dans ses dernières années, accablée de maux et de tristesses, mais tendre à ses amis, pieuse et résignée.
« Quoique vous me défendiez de vous écrire, je veux néanmoins vous dire combien je suis véritablement touchée de votre amitié. Je la reconnais telle que je l’ai vue autrefois ; elle m’est chère par son propre prix, elle m’est chère parce qu’elle m’est unique présentement. Le temps et la vieillesse m’ont ôté tous mes amis ; jugez à quel point la vivacité que vous me témoignez me touche sensiblement. Il faut que je vous dise l’état où je suis. Je suis premièrement une divinité mortelle et à un excès qui ne se peut concevoir ; j’ai des obstructions dans les entrailles, des vapeurs tristes qui ne se peuvent représenter ; je n’ai plus du tout d’esprit, ni de force ; je ne puis plus lire ni m’appliquer. La plus petite chose du monde m’afflige, une mouche me parait un éléphant. Voilà mon état ordinaire. Depuis quinze jours, j’ai eu plusieurs fois de la fièvre et mon pouls ne s’est point remis à son naturel ; j’ai un grand rhume dans la tête, et mes vapeurs, qui n’étaient que périodiques, sont devenues continuelles. Pour m’achever de peindre, j’ai une faiblesse dans les jambes et dans les cuisses, qui m’est venue tout d’un coup, en sorte que je ne saurais presque me lever qu’avec des secours, et je suis d’une maigreur étonnante : voilà, monsieur, l’état de cette personne que vous avez tant célébrée, voilà ce que le temps sait faire. Je ne crois pas pouvoir vivre longtemps en cet état ; ma vie est trop désagréable pour en craindre la fin ; je me soumets sans peine à la volonté de Dieu ; c’est le Tout-Puissant, et de tous côtés il faut enfin venir à lui. L’on m’assure que vous songez fort sérieusement à votre salut et j’en ai bien de la joie. »
« C’est le Tout-Puissant, et de tous côtés il faut enfin venir à lui. » Duguet, son directeur, eût été content de cette fin de lettre. Elle me rappelle ce vers d’une épitaphe, que je sais gravée quelque part en caractères gothiques sur la tombe d’un vieux baron lorrain :
- Dieu seul est Dieu qui aux siens ne fault point.
Mme de La Fayette est morte dans cette espérance, précédée de quelques mois dans la tombe par l’ami fidèle qu’elle croyait devoir lui survivre, car Ménage mourut en juillet 1692. « Tout le monde, lui écrivait-elle un jour avec mélancolie, perd la moitié de soi-même avant que d’avoir été rappelé. » Cette moitié, la plus précieuse de nous-même, n’est-ce pas surtout ceux qui nous ont aimés ? Quand on l’a perdue, la vie perd du même coup la moitié de son prix, et l’on comprend que Mme de La Fayette souhaita d’être rappelée.
HAUSSONVILLE.
- ↑ Ces fragmens sont tirés de lettres déjà publiées par M. Henry dans un petit opuscule intitulé : un Erudit homme du monde, homme d’église, homme de cour ; les trois suivantes sont inédites.