Mme Fortuni, scènes et récits des bords de la Mer-Noire

MME FORTUNI
SCÈNES ET RÉCITS DES BORDS DE LA MER-NOIRE.



I.

Varna est une ville forte située sur la côte de la Mer-Noire. Peu de gens en avaient entendu parler avant ces dernières années ; mais elle est devenue célèbre par le séjour qu’y fit l’armée française au commencement de la dernière guerre contre la Russie. Pendant le siège de Sébastopol, Varna resta occupée par les Français, et les événemens y réunirent les personnages les plus divers. Si l’on arrive à Varna par mer, on aperçoit d’abord, au-dessus des remparts, un rideau de maisons bariolées de toutes couleurs et ornées de mâts où flottent des pavillons : ce sont les demeures des consuls et des autres Européens. Derrière ce rideau, la ville se cache, formée d’un amas irrégulier de maisons bâties avec du bois et de la boue. Elle se divise en plusieurs parties : ici le bazar, où les marchands grecs, juifs et turcs passent fraternellement leurs journées à côté les uns des autres, dans des échoppes ouvertes ; à gauche, le quartier des Grecs, sale et tortueux, mais vivant et animé ; dans le fond, le quartier turc, indiqué par les minarets aigus de ses mosquées, désert et silencieux. Les rues n’y sont bordées que de murs nus et tristes : à peine de loin en loin paraît une fenêtre garnie d’un épais treillage ; les portes des maisons ne s’ouvrent que rarement et avec mystère.

Si l’on arrive dans la ville en venant de terre, on trouve, après avoir franchi l’enceinte fortifiée et avant d’arriver aux premières cabanes, un vaste espace vide, et l’on traverse le cimetière des musulmans, tout encombré de longues pierres tumulaires usées et démolies. En cet endroit s’ouvre dans le rempart une large brèche pratiquée de temps immémorial par les pluies. Deux ou trois fois les Turcs se sont décidés à la réparer; mais toujours de nouveaux orages sont venus détruire l’ouvrage à peine achevé. La brèche reste donc béante, comme le signe de la volonté d’Allah et de la résignation des croyans.

C’est par ce côté que, vers le milieu de l’année 1855, deux jeunes officiers, l’un anglais, l’autre russe, entraient un matin dans Varna. Ils voyageaient ensemble à cheval, suivis chacun d’un domestique. Nourakof, capitaine aux gardes, officier de famille princière, avait été fait prisonnier à Sébastopol dans une sortie. Interné depuis six mois à Varna, il avait obtenu l’autorisation de s’absenter pour quelques semaines et revenait de ce voyage : c’était un grand jeune homme aux moustaches fines et noires, au visage ouvert et agréable. L’officier britannique, William Spentley, servait, avec le titre de major, dans les bachi-bozouks. On sait que l’Angleterre organisait à cette époque, sous le commandement d’officiers anglais, un corps de cavalerie ottomane irrégulière. Les bachi-bozouks eurent leur quartier-général à Chumla, au centre de la Bulgarie.

L’aspect de ces régimens, où chaque individu conservait son costume national, était des plus pittoresques. Ici c’étaient des Albanais avec leur veste rouge brodée d’or et leurs fustanelles blanches superposées comme les jupes de gaze de nos danseuses. Là des Kurdes portaient en guise de manteau une ample pièce d’étoffe grise ou verte, fixée sur le front par un diadème de cuivre et descendant par derrière jusque sur les talons; je crois avoir vu, sur certains théâtres de France, Agamemnon, le roi des rois, dans un accoutrement analogue. Des Syriens du désert maniaient de grandes lances qu’ils faisaient voltiger sur leurs têtes en exécutant d’habiles manœuvres. Chacun de ces soldats portait à sa ceinture l’arsenal de sa famille, pistolets argentés et ferrés de tous les calibres, yatagans, boutchaqs, couteaux persans; mais tous avaient un sabre anglais d’ordonnance, seule pièce uniforme de leur armement. Il faisait beau les voir galoper en tous sens dans les grandes plaines de Chumla, les jambes ramenées en arrière sous le ventre de leurs petits chevaux turcs caparaçonnés de glands rouges et de croissans d’argent, et dont ils ensanglantaient la bouche avec leurs mors annulaires. Je n’ai jamais vu un bachi-bozouk trotter, et je n’en ai jamais vu deux galoper de front; mais tous leurs officiers assuraient qu’ils montraient les plus heureuses dispositions pour les manœuvres européennes, et que l’on pourrait, dès qu’on le voudrait, les faire charger en ligne. William Spentley avait sans doute partagé cet avis; mais il avait voulu traiter trop durement ces cavaliers indisciplinés. Hautains et froids, les Anglais se font généralement détester de leurs milices étrangères. Des désordres avaient éclaté dans le régiment de William, et le général avait jugé utile qu’il s’éloignât de Chumla pour quelque temps. C’était un joli cavalier que William Spentley, monté sur une forte jument de Transylvanie. Il portait un pantalon amarante à double bande d’or et une longue redingote à brandebourgs. Une casquette rouge sans visière et garnie d’un large galon d’or faisait ressortir la blancheur de son teint britannique et l’éclat de ses yeux bleus. Ses tempes étaient garnies de cheveux d’un blond clair et vif. La fermeté de son caractère se lisait sur son visage; ses voyages avaient commencé dès sa première jeunesse. Il avait servi aux Indes, et s’y était acquis la réputation d’un des plus habiles chasseurs d’éléphans. Il avait guerroyé au cap de Bonne-Espérance, et conduit contre les Cafres des bandes de naturels armés en partisans. Il avait enfin suivi comme amateur les colonnes françaises dans leurs campagnes de Kabylie. William avait un extrême sang-froid, non pas celui qui naît d’un tempérament flegmatique, mais celui qui vient d’un jugement prompt et d’un esprit fertile. Il ne doutait de rien, sachant que toujours son imagination lui fournirait le plus sûr moyen de se tirer d’affaire. Comme la plupart de ses compatriotes d’ailleurs, il professait la plus suprême insouciance pour les opinions du monde. Il ne reconnaissait d’autre juge que lui-même, et prenait son plaisir où il le trouvait.

Spentley et Nourakof avaient fait connaissance depuis quelques jours seulement. Deux hommes s’attachent vite l’un à l’autre, quand ils se rencontrent en voyage dans des pays lointains, deux militaires surtout. Dans de telles circonstances, les Anglais eux-mêmes se relâchent de leur cant et oublient vite ce qui a pu manquer à la régularité des présentations. Quant aux gentilshommes russes, ils sont d’un caractère particulièrement liant et communicatif. Placés dans leur nation bien au-dessus des autres hommes, ils sont trop solidement assis dans leur noblesse pour craindre d’être compromis, si par hasard ils ont serré une main douteuse. La sympathie était donc grande entre le capitaine aux gardes et le major des bachi-bozouks. A des manières élégantes et polies, à un tour de conversation délié et original, à une imagination mobile et enjouée, Nourakof joignait une grande droiture d’âme. Chez lui, le vif sentiment du devoir n’était jamais obscurci par les délicatesses de l’esprit ou par les subtilités de la passion. Plein de mesure et d’entregent dans le cours habituel de la vie, il était rapidement ramené, dès que les circonstances devenaient graves, à l’expression énergique de la vérité. Cependant les deux amis traversèrent au pas de leurs chevaux la plaine inculte qui suit la porte de Chumla et s’engagèrent dans les rues pierreuses de Varna. Il s’agissait de trouver un logement pour l’officier anglais. C’est là une opération qui se fait sans trop de peine dans les pays d’Occident, où l’on rencontre des auberges et des hôtels. En Turquie, ce n’est pas beaucoup plus difficile. Si l’on arrive dans un village, on monte sur la plus haute butte de l’endroit, et l’on crie de sa voix la plus forte : — Eh ! kiaya! — Le kiaya est un magistrat spécial que l’hospitalité musulmane charge de veiller aux besoins des voyageurs. Ce fourrier des logemens accourt à votre appel; il juge de votre importance par l’aspect de votre physionomie et de vos bagages, vous conduit dans la maison qui doit vous convenir, et vous y installe. Dans les villes, on s’adresse directement au gouverneur, pacha ou caïmacan, qui met à la disposition de l’étranger le commissaire des quartiers.

Ce fut par ce procédé que le major Spentley, une demi-heure après être entré dans Varna, se trouva logé dans une maison de planches, où il se rasa, se lava et s’habilla.

Nourakof, qui habitait Varna depuis six mois, avait à faire les honneurs de la ville à son compagnon de voyage, qui y venait pour la première fois. Après qu’ils eurent déjeuné, il lui proposa donc de monter à cheval et de se rendre au Petit-Monastère, qui est l’endroit où les Grecs et les Européens vont généralement prendre l’air. Quant aux Turcs, ils ne vont ni là ni ailleurs, n’ayant guère pour agréable de se promener. On donne le nom de Petit-Monastère à une chapelle grecque située à deux lieues de la ville, sur la pointe d’un cap. Un pope y habite, qui dit la messe le dimanche, et dans la semaine débite aux visiteurs des verres de raki[1]. Le chemin qui mène au monastère est inégal, montueux, généralement étroit et encaissé dans des vignes, peu propre à la circulation des voitures. Cependant les deux jeunes gens virent bientôt venir derrière eux une calèche découverte, d’une coupe simple, mais proprement tenue. Elle était traînée par deux chevaux de taille et de robe différentes, l’un gris de fer, solide et massif comme un mecklembourgeois, l’autre de couleur blanche, fin et délié, ayant les yeux ardens et la longue queue d’un arabe. Sur le siège, un domestique coiffé du fez rouge, vêtu d’une redingote boutonnée à collet droit, tenait les rênes dans ses mains gantées de coton blanc.

Les cavaliers s’arrêtèrent pour laisser passer la voiture : elle contenait une dame vêtue à l’européenne, que Nourakof salua.

— Qui est-ce? demanda Spentley. — C’est Mme Fortuni. Vous ferez tout à l’heure sa connaissance. Comment la trouvez-vous?

— Elle n’est pas jolie, répondit simplement l’Anglais.

Les deux jeunes gens, continuant leur promenade au pas, laissèrent la voiture prendre une longue avance. Arrivés au monastère, ils entrèrent dans une première cour, entourée d’écuries et de hangars, où était arrêtée la voiture de Mme Fortuni. William et Nourakof descendirent de cheval et traversèrent une galerie qui longe la chapelle et l’habitation du prêtre. Ils entrèrent enfin sur un large terrain plat, ouvert de tous côtés, et qui domine la mer. Au centre de cette plate-forme est un pavillon rustique, une toiture soutenue par quatre montans. Mme Fortuni y prenait le frais, assise sur une chaise pliante. Elle sourit à l’officier russe, lui tendit la main et le complimenta sur son retour. William fut alors présenté, et la conversation s’engagea sur les voyages.

— Vous qui avez tant voyagé, madame, lui dit Nourakof, quel séjour préférez-vous?

— Je me suis habituée, répondit-elle, à me trouver bien partout. Les femmes de l’Occident, m’a-t-on assuré, n’aiment point à vivre hors des lieux où elles sont nées. Nous ne sommes point ainsi dans le Levant. Nos maisons sont bâties légèrement et faites pour ne pas durer. Dans mes courses vagabondes à la suite de mon mari, j’ai fait comme l’Arabe du désert, qui ne connaît que sa tente.

— Il me semble cependant, reprit Nourakof, que l’on a toujours une patrie, sinon celle où l’on a vu le jour, du moins une terre que le cœur a élue entre toutes.

— Peut-être, répliqua-t-elle, est-ce nécessaire pour les hommes qui ont à s’occuper de choses matérielles et d’intérêts positifs; mais pour nous autres femmes, qui n’avons qu’à rêver, tous les pays nous sont bons. Partout il y a du soleil et de l’ombre, des plaines et des collines, des arbres et de l’eau. Je regardais la mer tout à l’heure quand vous êtes entrés. Eh bien! je serais de l’autre côté de cette mer, à Trébizonde ou à Batoun, que je l’aurais regardée de même, et que j’aurais eu sans doute les mêmes pensées.

William examinait attentivement le visage de Mme Fortuni, dont les traits irréguliers l’avaient choqué au premier abord. Ce visage était pâle et allongé; les cheveux étaient noirs et abondamment plantés sur un front proéminent, le nez long et effilé, la bouche grande et mince, les dents belles, le menton pointu. Deux grands yeux noirs, si noirs qu’on ne distinguait pas la prunelle de la pupille, éclairaient cet ensemble. Le teint avait la demi-transparence de la nacre. Quand on apercevait cette femme pour la première fois, on pouvait dire, comme avait dit Spentley : «Elle n’est pas jolie! » Quand on l’avait regardée un instant, on disait : « Elle est étrange! »

Mme Fortuni se leva bientôt et remonta dans sa voiture. Les deux officiers la suivirent de loin. Ils se dirigèrent vers la ville.

— Vous lui faites la cour? dit William.

— A peine, répondit Nourakof; juste ce qu’il faut pour passer le temps.

— Elle m’a l’air, ajouta Spentley, d’une intrigante qui vient chercher fortune à Varna.

— Mon ami, reprit l’officier russe, voici sa biographie officielle. Je vous parlerai comme un dictionnaire d’histoire et de géographie. Antonia est née, il y a vingt-deux ou vingt-trois ans, dans la province de Servie. Elle épousa fort jeune, vers quinze ans, un médecin italien, et le suivit dans ses voyages. Ce sont de curieuses odyssées, mon ami, que les vies des médecins dans les pays d’Orient. Ils y font successivement tous les métiers et ne restent guère en place. Il me serait difficile de vous raconter toute l’existence de M. Fortuni. On le trouve une première fois établi à Venise, saignant et purgeant les filles des doges, puis à Bucharest, où il guérit les migraines des boyardes. On le voit plus tard à Constantinople médecin in partibus du harem impérial. On le rencontre à certains momens en Égypte, vendant d’une main des sacs de blé, et de l’autre des emplâtres pour les ophthalmies. Quand Omer-Pacha fit la campagne du Danube, Fortuni était avec lui, s’occupant de l’intendance de l’armée et donnant ses avis sur la conduite de la guerre. On le revoit ensuite à Smyrne, à Bagdad, à Damas. Il est alors ingénieur, et veut canaliser le Tigre et l’Euphrate. Que sais-je? Au milieu de cette vie bigarrée, il y a des lacunes, des années dont l’emploi reste obscur, et au sujet desquelles l’imagination peut se donner carrière. Mme Fortuni n’a jamais quitté son mari, et s’est trouvée mêlée à toutes ses aventures. Elle a vu de près la plupart des personnages célèbres de l’Orient; elle a vécu de la vie des peuples les plus divers. Si vous la cultivez, elle vous racontera plus d’une anecdote piquante, et vous verrez chez elle une très agréable collection de costumes féminins.

— Alors, dit Spentley, pourquoi met-elle celui qu’elle a sur le dos en ce moment?

— Ah! mon ami, vous saisissez ici dans le vif le jeu de la civilisation. Mme Fortuni est ainsi vêtue parce qu’elle est civilisée; si elle ne l’était pas, elle porterait sans doute une de ces adorables vestes qu’elle vous montrera.

— Et le mari, qu’est-il devenu? demanda l’Anglais.

— Il est mort l’an dernier, pendant qu’il faisait dans l’armée turque la campagne de Géorgie. Sa femme, qui l’attendait à Smyrne, est alors revenue à Varna, où elle s’occupe, avec l’aide du consul d’Autriche, de recueillir les débris de sa fortune et de recouvrer la solde arriérée que les Turcs doivent à son mari... Et maintenant, mon ami, ne m’en demandez pas davantage, car je ne sais pas autre chose.

C’est en causant de la sorte que les deux jeunes gens rentrèrent à Varna.


IV.

Spentley revit Mme Fortuni le lendemain soir chez le consul d’Autriche. C’est là que se réunissait la société franque de Varna. La vie de salon n’existe pas pour les Turcs. Que pourraient-ils faire s’ils s’assemblaient, puisque les femmes seraient exclues de leurs réunions ? Ils s’occupent le jour de leurs affaires, se font des visites, puis, le soir venu, rentrent dans leur harem pour n’en plus sortir: les Arméniens, les Grecs, ont pris des habitudes analogues; mais il existe dans les villes maritimes du Levant une population spéciale, formée de la descendance des familles de l’Occident qui sont venues à des époques diverses se fixer dans les Échelles. Ce sont les Francs. Ce petit monde parle italien et vit à peu près comme nous. Il forme une nation dont les capitales sont Péra et Smyrne, et qui a des colonies dans tous les ports ottomans. Tels étaient les hôtes qui peuplaient le salon du consul d’Autriche. On y remarquait quelques jeunes femmes mariées aux grands fournisseurs de l’armée, et douées de cette grâce onctueuse que donne aux femmes la vie paresseuse de l’Orient; autour d’elles, les officiers français du petit corps d’occupation. On dansa, on prit le thé. Mme Fortuni chanta en s’accompagnant sur la guitare. Elle chanta d’abord des airs grecs, dont le rhythme est monotone et nasillard, et dont l’étrange simplicité indique l’origine populaire. Vinrent ensuite des chants militaires de la Servie, à travers lesquels on entend retentir les fusils et mugir la grande voix du Danube; puis des airs valaques, qui sont gais, bien qu’écrits en mineur, et qui semblent inspirés par la douce résignation du laboureur, attaché sans souffrance aux plaines fertiles qu’il cultive comme un esclave. Elle chanta longtemps ces rhythmes naïfs avec une belle voix, mais sans s’émouvoir, et avec un entier détachement de toute coquetterie.

William goûta médiocrement toute cette musique, mais il remarqua avec un sensible plaisir que Mme Fortuni paraissait indifférente aux empressemens dont elle était l’objet. Pas un encouragement pour les flatteries qu’on lui débitait; aucun effort non plus pour se soustraire aux familiarités de ses amis. Sa pensée errait au loin. L’Anglais ne lui adressa pas une parole pendant toute la soirée; mais, rentré chez lui, il alluma un chibouk et se mit ta songer à Mme Fortuni jusqu’au matin.

Pendant toute cette nuit, l’image d’Antonia alla s’embellissant d’elle-même dans le cerveau de William, et se parant sans cesse de nouveaux charmes. Dans ses yeux, quel feu contenu! Comme ils devaient briller, si quelqu’un avait le pouvoir de les animer! Quelle puissance voilée dans ce regard livré à une vague préoccupation ! Quelle expressive mobilité dans cette bouche dont le sourire ne semblait répondre qu’à des joies intimes! Sur ces lèvres finement dessinées se pressait tout un monde de pensées intérieures, obscur encore et caché, mais prêt à paraître au moindre ébranlement. Quelle énergie dans cette main longue et effilée, blanche et veinée de bleu, qui tirait tour à tour de la guitare des sons nerveux ou des bruits éteints! Dans tout ce corps svelte et élancé, le sang courait sous la peau, prêt à bouillonner, si on l’excitait. Et que de choses savait cette femme! Elle résumait en elle tout l’Orient, l’Orient avec ses harems somptueux, ses danses d’odalisques, ses robes traînantes, ses tentures bariolées, ses bains de marbre et de feuillage, ses parfums sensuels, ses rêveries de femmes à demi endormies derrière les fenêtres grillées; — l’Orient où rien n’est impossible, où il y a toujours assez de serviteurs pour faire ce que le maître a désiré, où l’on n’a qu’à imaginer un bonheur sans s’occuper des moyens de l’accomplir; — l’Orient avec ses cavalcades à travers les collines touffues, avec ses kiosques préparés dans le vallon pour le voyageur, auprès des larges fontaines où les chevaux s’abreuvent. Certes, Spentley avait déjà subi les désillusions que l’étranger trouve en Turquie; mais en ce moment tout prenait pour lui les couleurs des Mille et Une Nuits. Que de mystères insondables avait pénétrés cette femme! Elle avait écouté les longues causeries dans les maisons discrètes des pachas; elle avait recueilli les confidences des épouses et des esclaves; elle savait ce qu’il y a de jouissances et ce qu’il y a de douleurs dans l’amour paresseux de la femme asservie. En même temps, elle savait ce que c’est qu’être libre, aimer à ciel ouvert et inspirer un culte respectueux à un homme volontairement choisi. Elle connaissait à la fois les secrets de cette existence où l’épouse n’ose s’asseoir devant son seigneur, et de celle où l’homme s’agenouille aux pieds de la femme qu’il aime. Quel usage avait-elle fait de la science de son cœur? Avait-elle aimé? Ici commençaient les doutes de William. Toutefois son orgueil formulait assez nettement cette pensée, qu’Antonia n’avait pas encore rencontré un homme digne de sa tendresse, et qu’il était temps de se présenter. — D’ailleurs, se disait-il, que me fait le passé de cette femme? Me serais-je senti ému si j’avais trouvé une de ces créatures innocentes dont l’ignorance fait toute la pureté? Non; j’ai rencontré une femme intelligente et fière, qui s’épanouit dans la connaissance des choses, et qui a été trempée par le spectacle de la vie. Voilà celle qui peut sentir et donner le bonheur.

Comme William se livrait à ces pensées, il fut saisi par le froid du matin. Il porta son chibouk à ses lèvres, et n’aspira que la senteur acre du tabac éteint. Il but alors un verre de wiskey, se coucha dans une peau de mouton de Corse, et finit par s’endormir.

Il se réveilla plein des images qui l’avaient occupé; mais les pensées d’un homme qui se lève et s’habille ne sont plus fiévreuses comme celles qu’inspire l’insomnie. Homme de sens, habitué à voir les choses sous leur vrai jour, William résuma ses réflexions de la veille à peu près comme il suit: — J’aime Mme Fortuni, il n’y a pas à en douter. Je l’aime violemment. Maintenant qu’est-ce que cette femme? Est-ce une aventurière qui récolte des amans? Est-ce une intrigante qui cherche un mari? Est-elle digne des respects d’un gentleman? Il faut voir. Dès aujourd’hui je lui ferai connaître mon amour. Si je ne rencontre qu’une femme banale, j’en serai quitte pour une liaison passagère, et ma passion se guérira d’elle-même. Si je trouve une nature d’élite, alors je réfléchirai de nouveau, et je prendrai un parti.

Avez-vous vu un régiment anglais marcher au feu pour enlever une redoute? Les soldats ont pris sans parler leur lunch et leur thé. Ils se sont formés en colonne. Les mentons sont rasés de frais, les habits rouges sont soigneusement brossés. En face, la redoute est muette; derrière la palissade, les canons sont chargés; on entrevoit les pointes immobiles des baïonnettes. Cependant le régiment s’avance, d’un pas régulier, l’arme au bras. Une force secrète est en lui. On sent que rien ne l’ébranlera, qu’il suivra, sans dévier, la ligne droite, et ne s’arrêtera qu’après avoir franchi le retranchement. Tel était l’aspect de William quand il partit pour faire visite à Antonia.

La maison qu’habitait Mme Fortuni n’était séparée de la mer que par une rue ou chemin qui longe les remparts de Varna. Sur ce chemin s’ouvrait la porte, grande porte en bois vermoulu, surmontée d’une toiture en tuiles. Venait ensuite une cour mal fermée par un mur en pierres sèches à moitié démoli. Un des côtés de cette cour longeait une petite place montueuse et ravinée, d’où il semblait que l’on dût facilement franchir le mur. La maison se montrait au fond, toute en bois, mais recouverte d’un enduit de plâtre jaune, écaillé par larges surfaces. Le premier étage, avançant beaucoup sur le rez-de-chaussée, était soutenu par deux poteaux grêles, entre lesquels on remisait la calèche. Les fenêtres, séparées par des pilastres de bois gris, supportaient chacune trois poutres en triangle formant fronton. De cette façade, la vue embrassait toute la baie de Varna: à droite, le cap Galata, sévère et aride, avec un sémaphore et une batterie; à gauche, le cap du Petit-Monastère, moins élevé et plus riant; puis, de chaque côté, au-delà de ces deux caps, qui ferment la rade, on apercevait, comme des saillies disposées à l’intérieur d’un cerceau, une série d’autres promontoires, de plus en plus voilés par l’éloignement, mais tous gris et rocheux. C’est devant ces fenêtres que les flottes alliées avaient mouillé un an auparavant : maintenant à peine de loin en loin quelques bateaux à vapeur sifflaient dans le port; mais, quand ils partaient pour la Grimée, on pouvait les suivre du regard jusqu’à ce que l’extrémité des mâts disparût sous l’eau. De là, si la vue avait pu percer l’immensité de la mer, on aurait aperçu devant soi Sébastopol, on aurait suivi de l’œil les rafales de boulets qui rasaient le sol et les gerbes de bombes qui se croisaient dans l’air.

Ce premier et unique étage de la maison avait d’abord une pièce centrale, sorte de salon-vestibule dans lequel débouchait l’escalier; quatre salles étaient disposées deux à deux de chaque côté de la première. La chambre dans laquelle Mme Fortuni recevait les visiteurs était entourée d’un divan large et bas. Un tapis de Smyrne, un petit miroir et quelques chaises de paille complétaient l’ameublement. Les murs, blanchis à la chaux, n’offraient d’autre ornement qu’une de ces images saintes d’exécution naïve, qui se composent d’un cadre principal et de deux panneaux plus petits se rabattant à charnières. Au centre était la mère de Dieu, qui soutenait dans ses bras l’enfant divin, coiffé d’une tiare, vêtu d’une robe de pape, et reposant ses pieds sur un tabouret dans un nuage. Deux figures s’étageaient sur chacune des valves latérales : en haut, d’une part, saint Nicolas tenant un livre et tout constellé de croix grecques; de l’autre, sainte Irène. L’artiste avait fait une chevelure noire, figuré les yeux par deux taches énormes, et indiqué le nez par une ligne qui ondulait d’une oreille à l’autre. Le tout était plaqué d’une couche de brun. On eût dit la Vénus hottentote. Saint George et saint Dimitri occupaient les deux places inférieures, montés l’un sur un cheval blanc, l’autre sur un cheval jaune; tous deux d’ailleurs identiquement semblables, pour indiquer sans doute que la perfection est une. Les couleurs seules de leurs vêtemens étaient interverties, — ici culotte bleue et manteau rouge, la culotte rouge et manteau bleu, — de telle sorte qu’on eût pu les prendre l’un pour un trompette, l’autre pour un cavalier du même régiment. Saint George tenait à la main une lance fine et longue, au bas de laquelle rampait à terre une petite couleuvre noire. On remarquait une lance pareille dans la main de saint Dimitri, mais rien au bout.

Stéphanaki, le domestique que nous avons déjà vu sur le siège de la voiture, introduisit Spentley. Mme Fortuni, couchée sur le divan, près d’une fenêtre, se souleva pour indiquer à William une chaise à côté d’elle. Ses cheveux, séparés en deux nattes, tombaient sur ses épaules. Son corps, enveloppé négligemment d’un peignoir blanc, s’enfonçait dans les coussins. Les rideaux des fenêtres, entièrement fermés, ne laissaient entrer qu’un jour faible et bleuâtre. Un seul rayon de soleil, pénétrant par une fente, éclairait vivement le pied d’Antonia, qui était chaussé d’une mule de velours rouge brodé de lamelles d’ivoire. Une esclave noire était accroupie aux pieds de sa maîtresse. Dès qu’elle vit entrer un étranger, elle se leva vivement, se détourna, mit son féredjé[2] sur ses épaules, son yachmaq[3] sur son visage, et se dirigea vers la porte en tramant ses jambes à la façon des palmipèdes.

— Restez, Esma, lui dit en langue turque sa maîtresse.

L’esclave vint d’un air renfrogné s’asseoir à sa première place, en gardant son voile. Le discours s’ouvrit par quelques phrases de circonstance sur un assaut donné à Malakof, et dont la nouvelle était arrivée le matin même. Une servante valaque, au minois effronté, vint offrir sur un plateau des confitures jaunes et des liqueurs roses. Puis Spentley aborda le sujet dont il était plein avec la fermeté d’un homme qui a dans sa vie affronté le feu des Indiens, des Cafres et des Kabyles.

— Voyageant seule comme vous faites, madame, vous devez avoir reçu bien des déclarations d’amour.

— J’évite, monsieur, de m’y exposer.

— Alors il fallait me défendre d’entrer, car je suis venu pour vous dire que je vous aime.

Le visage d’Antonia n’exprima ni plaisir, ni colère. Elle regarda William sans surprise ; elle semblait dire : Allez, je vous écoute.

— J’aurais peut-être dû attendre, continua Spentley : j’aurais dû avant tout me faire aimer ; mais qu’y faire ? Je hais les retards. Mieux vaut s’expliquer. Quand vous me repousseriez, je ne vous aimerais pas moins. C’est fatal ; je n’y puis rien. Décidez.

Spentley s’approcha et prit la main d’Antonia. Elle retira son bras avec lenteur, avança la tête et reposa son menton sur le dos de sa main.

— Je crois, dit-elle enfin, qu’il n’est pas d’usage dans l’Occident qu’une femme se laisse dire de pareilles choses ; mais il ne me déplaît pas qu’on me parle d’amour. Je vous connais à peine, monsieur Spentley. Je vous ai vu avant-hier pour la première fois. Ce qui doit être arrivera certainement. Laissez le temps faire son œuvre. Apprenez seulement que je ne sais pas dissimuler. Je suis franche. Si je venais à vous aimer, vous le sauriez tout de suite.

En ce moment la visite fut interrompue par l’arrivée de Nourakof. L’officier russe baisa les doigts d’Antonia, secoua la tête de l’esclave noire, qui maugréa des injures. Il se promena dans la chambre comme un homme qui, après une absence, retrouve des lieux familiers, prit une guitare qui était à terre et fredonna. Il interpella une perruche qui perchait sur les meubles, et avec laquelle il paraissait être du dernier bien; il eut avec elle une conversation intime, la perruche répondant d’une façon précise à ses questions. Il parla des costumes de toute sorte que Mme Fortuni avait réunis dans ses voyages, et en demanda une exhibition pour son ami Spentley. Plusieurs costumes furent apportés, et un vêtement, composé d’une veste et d’un large pantalon bruns et chargés d’or, ayant attiré son attention, il pria Mme Fortuni de s’en couvrir. Antonia quitta le salon et revint dans le costume demandé, qui lui allait à ravir. Elle paraissait une autre femme. Ses traits, qui pouvaient sembler durs dans un vêtement européen, prenaient sous la calotte grecque une fermeté douce.

Depuis l’arrivée de Nourakof, Spentley n’avait plus ouvert la bouche. Ils sortirent ensemble.

— Vous êtes bien familier dans la maison? dit William.

— Et vous, mon ami, vous êtes amoureux et jaloux, à ce que je vois. Ah! le bon rôle que vous prenez là!

Pendant les huit jours qui suivirent, William rechercha assidûment la société de Nourakof. Toutes ses pensées étaient tournées du côté d’Antonia ; il avait besoin de voir un homme qui lui paraissait jouer un certain rôle dans la vie de cette femme. Il ne parlait d’elle cependant que le moins possible à son ami; mais si l’Anglais n’était pas homme à ouvrir facilement son cœur et à s’épancher dans une confidence, il n’était pas non plus d’humeur à rien faire pour cacher ses préoccupations; s’il évitait les occasions de se montrer à nu, il cherchait moins encore à se draper, de sorte qu’au bout de huit jours tout Varna savait qu’il était amoureux de Mme Fortuni.


III.

Cette découverte et les événemens qui devaient en résulter étaient de nature à intéresser vivement le docteur Kelner, pharmacien à Varna et médecin du dépôt des bachi-bozouks établi en cette ville. Kelner, Suisse de nation, avait d’abord passé quelques années dans un de ces régimens que la France prenait à son service, et y avait exercé les fonctions d’officier de santé. Depuis vingt-cinq ans environ, Kelner parcourait les Turquies d’Europe et d’Asie et pays circonvoisins. Là du moins la médecine s’exerce d’inspiration. On s’y fait médecin, comme chez nous on se fait homme de lettres; mais on n’est pas tenu de savoir guérir les malades, et on se trouve mêlé activement à toutes les intrigues privées, politiques et financières qui composent la vie des contrées ottomanes. C’est avec des médecins que le padischah fabrique plus d’un de ses ambassadeurs, c’est par des médecins que se traitent les grandes questions de l’adjudication des dîmes. Les médecins obtiendront en Turquie le privilège des premiers chemins de fer et construiront les premiers viaducs. Pourquoi n’a-t-on pu dans ces derniers temps fonder une banque à Constantinople? Pour deux motifs : le premier, c’est qu’on n’a pas trouvé d’argent; le second, c’est qu’on s’est adressé à des banquiers, et non à des médecins.

Kelner avait conservé un aspect militaire. Grand, robuste, il portait haut sa tête rubiconde; ses petits yeux étaient gris, son nez ample et rouge, ses moustaches taillées en brosse. Sa taille quinquagénaire était sanglée dans une sorte de tunique autrichienne fort courte. Un ruban inconnu à toutes les chancelleries était noué à sa boutonnière. Sa voix était forte et métallique, sa parole lente; les mots sortaient de sa bouche nettement découpés comme par un emporte-pièce. Sa conversation empruntait à différentes langues, qu’il parlait également mal, toute sorte de formes hybrides et bizarres. Kelner avait suivi en Perse plusieurs missions européennes, soit comme médecin, soit comme interprète; plus tard, il avait servi dans l’armée turque d’Anatolie, et fait sous Kars et Erzeroum la campagne dans laquelle M. Fortuni avait trouvé la mort. Il contait agréablement ses voyages. Ses récits ne manquaient ni d’intérêt ni de couleur, mais l’emphase en était le caractère principal. Les choses les plus simples prenaient dans sa bouche des aspects fantastiques.

Le docteur Kelner n’était pas des plus braves. Je ne sais s’il pansa jamais des blessés sur un champ de bataille, mais je réponds qu’il n’alla pas les chercher sous le feu. On se figure à tort que les gens qui ont voyagé loin ont dû nécessairement payer beaucoup de leur personne. Kelner évitait en route de passer dans les chemins creux, ne montait que des chevaux fatigués, et, ne sachant pas nager, n’allait pas en bateau. J’ajouterai, pour mémoire, qu’il était marié. De l’île de Corse, où son régiment suisse avait tenu garnison, il avait ramené une femme grande et sèche, créature effacée, qui regardait de bonne foi son mari comme un être supérieur, sans avoir eu, je pense, à se louer jamais de la vie conjugale. Le docteur prenait volontiers en effet le menton aux fillettes : plusieurs fois il laissa sa femme sur la paille, s’enfuit, se fit musulman dans des provinces éloignées, et se donna un harem; mais ces peccadilles, suivies de retours périodiques au foyer conjugal, n’avaient pas troublé l’inaltérable atonie de Mme Kelner.

Cet homme jouait un rôle important à Varna. Il était le nouvelliste de la ville. Le moindre fait qui venait à sa connaissance était par lui amplifié, commenté et colporté. Jovial et bon vivant, il était familier avec tout le monde. Il avait un pied chez les pachas et une oreille chez chaque consul. Les jeunes gens le grisaient pour s’amuser de lui; les femmes le ménageaient et l’employaient, bien à tort cependant, dans les commissions délicates qui demandent de la discrétion. Toutes les affaires de cœur étaient de la compétence de Kelner, et, soit par étude désintéressée de l’art, soit qu’il y trouvât son profit, il aimait à voir les amoureux réussir. Il fut donc pour William Spentley un auxiliaire naturel.

Pendant une semaine, l’Anglais avait été régulièrement tous les deux jours, à trois heures de l’après-midi, chez Antonia, et chaque fois avait eu lieu une conversation qui pouvait se résumer brièvement en ces termes : « M’aimez-vous? — Pas encore; l’amour ne vient pas, répondait Antonia. » William eût préféré qu’elle le repoussât et lui défendît de la revoir. Cette singulière conduite le plongeait dans l’incertitude et le découragement. Kelner entra un matin chez lui.

— Monsieur le major, dit-il à l’Anglais, recevez mon compliment. Kelner avait une façon solennelle d’articuler les titres, et l’on eût dit que sa bouche était pleine de cailloux quand il prononçait : Monsieur le major! monsieur le commandant! monsieur le consul!

— Quel compliment? dit William.

— Ah! ah! nous n’avons qu’une jolie femme en ville, et vous la prenez pour vous! C’est mal pour un muçafir[4].

— Vous plaisantez bien mal à propos, docteur. Dites-moi, vous connaissez beaucoup Mme Fortuni?

— Beaucoup. Dans son isolement, elle a adopté ma maison comme la sienne.

— Eh bien ! est-elle la maîtresse de Nourakof ?

— Oh! non.

— Vous en êtes sûr? — Parfaitement.

— Elle ne l’a jamais été?

— Jamais.

— Voyons, docteur, ne vous faites pas arracher les paroles. Dites ce que vous savez. Qu’était son mari?

— Rien de bon, un aventurier qui n’avait aucune idée de la dignité de l’art médical. D’ailleurs défiez-vous toujours des gens de l’Occident qui viennent s’établir dans ces contrées. D’ordinaire ils ne sont pas la crème de leur pays. Ce Fortuni, qui était chef du service de santé dans l’armée d’Asie, vendait tous les grades pour de l’argent. Je lui en ai vu vendre pour une caisse de rhum, pour un mauvais tapis. Un chirurgien lui a donné un bacchich[5] de trois mille piastres pour ne pas faire campagne et rester tout le temps de la guerre à Diarbékir. Aussi il fallait voir quel troupeau de charlatans il avait sous ses ordres, et quelle désorganisation dans les hôpitaux ! Il vendait les médicamens de l’armée à l’encan dans les rues, et obtenait l’impunité en donnant tous les six mois un cheval au muchir[6]. Comme chacun vole là-dedans, personne ne fait remarquer les friponneries d’autrui. C’est une assurance mutuelle ; on se tait à charge de revanche. J’ai fait des tournées de révision dans l’Anatolie, car vous savez que la Turquie a maintenant un système de conscription. Il fallait rire en voyant les conscrits se présenter nus, cachant dans leur main une bourse pleine de piastres; le chirurgien s’approchait, soupesait la bourse, et, si elle lui paraissait suffisamment lourde, déclarait que le conscrit avait une épaule plus basse que l’autre.

— A-t-elle eu des amans? interrompit Spentley, car le docteur ne s’arrêtait jamais de lui-même quand il racontait les concussions des fonctionnaires ottomans.

— Voyons, voyons! dit Kelner de sa voix sonore, il faut décidément que je vous vienne en aide, car tout seul vous ne ferez jamais rien. Venez dîner demain chez moi; votre belle y sera, et nous avancerons vos affaires. Un peu de kef[7], bei Gott ! On ne fait pas la cour aux femmes de ces pays comme aux blondes ladies de Belgrave-Square. Brusquez le dénoûment.

— Vous avez raison, docteur; à demain!

— Au fait, se dit William lorsque Kelner fut sorti, pourquoi ne me servirais-je pas de ce vieux drôle?

Et, comme éclairé d’une idée subite, il prit cinquante livres sterling, en fit un paquet à l’adresse du docteur et les lui envoya avec ce billet : « Si vous avez besoin de quelque argent pour seconder mes projets, ne craignez pas de m’en avertir. »


IV.

Le dîner du docteur fut servi sur une galerie ouverte qui se trouvait à l’arrière de la maison. Des pilastres de bois supportaient l’étage supérieur, sans gêner la vue, qui s’étendait librement sur le port de Varna. Les convives furent les époux Kelner, Antonia, Spentley, MM. Kuhman, consul d’une république hispano-américaine, et Henry Bacley, agent de la compagnie générale et anonyme pour la prise de Sébastopol.

Ferdinand Kuhman était le plus jeune, le plus actif et le plus entreprenant des consuls établis à Varna. Il était petit, joufflu, portait de longs cheveux blonds et des lunettes d’or. C’était un musicien badois qui s’était transporté en Orient pour y faire le commerce des blés, des maïs, des horloges, des bougies, des conserves alimentaires, etc. Le siège de ses opérations était un petit comptoir près du port; il habitait dans la ville une maison élégante. L’esprit inquiet de Kuhman était plein de projets. Ambitieux et vaniteux, il gémissait intérieurement de son sort et se gonflait comme la grenouille aux yeux des étrangers. Dès son arrivée en Turquie, Kuhman avait fait en sorte d’être revêtu de la dignité consulaire, qui est fort recherchée des négocians européens à cause des précieux privilèges qu’elle leur assure. Les envoyés des cours d’Europe, ceux surtout qui ont appris de longue date à manier les ressorts délicats de l’intrigue ottomane, exercent, ainsi qu’on a pu le voir dans ces dernières années, une influence considérable sur les conseils du sultan. Tout se réduit à des questions de personnes. Si un ambassadeur veut imposer une idée à un ministre en fonction, il perdra sans doute son temps, parce qu’aussitôt un autre ambassadeur voudra imposer au même ministre l’idée contraire, et que l’équilibre résultera de ces efforts divergens. Il faut agir d’une autre façon. Il faut sans délai renverser le ministre qui règne et mettre à sa place un homme qui ait par avance accepté le programme désiré. C’est dans ces substitutions de personnes qu’excellent certains diplomates vieillis aux alentours du sérail[8]. Le pouvoir qu’ont les ambassadeurs dans la capitale donne du prestige aux consuls dans les provinces. Ceux-ci peuvent compter à tout moment sur l’appui invariable de leur chef. Au contraire, les gouverneurs des villes craignent toujours d’être désavoués par leurs ministres capricieux et éphémères : ils évitent donc tout conflit avec les consuls. Voilà pourquoi Kuhman portait fièrement le large galon d’or qui entourait sa casquette consulaire. Aussi s’empara-t-il tout d’abord de la conversation.

Après les confidences diplomatiques de Kuhman vint l’exposé des plans financiers de Bacley. Une société anonyme se formait en Angleterre, demandant la concession de la prise de Séhastopol. Bacley en était l’agent dans les pays orientaux. — Rien de plus naturel que notre affaire, disait le hardi spéculateur. On ne se bat plus maintenant pour les caprices des souverains. Une guerre est une entreprise de commerce dont on estime les bénéfices nets avant de la commencer. Pourquoi dès lors ne pas donner à cette spéculation la forme qu’on donne aux autres? Qu’est-ce que les armées, sinon des machines qui se meuvent, comme toutes les machines, au moyen de capitaux? Nous entreprenons à forfait la prise de Sébastopol pour une misérable somme de cent cinquante millions sterling. Les gouvernemens, qui ne savent rien faire avec économie, dépenseront le triple, s’ils s’obstinent à agir eux-mêmes. Une magnifique affaire! Allons, docteur, mettez là-dedans vos économies! Avant un mois, les actions feront cinq livres de prime.

— Mais, dit le docteur, quels sont vos moyens pour prendre Sébastopol ?

— Ah! si je vous le disais, votre fortune serait faite. Sachez seulement que tous les hommes que nous emploierons seront intéressés directement dans l’entreprise comme possesseurs d’actions. La belle affaire d’envoyer au feu un soldat dont le plus bel espoir est de passer caporal! Et puis nous aurons quelques engins de guerre dont vous me direz des nouvelles. Les gouvernemens sont convenus entre eux de n’employer que des moyens de destruction à l’eau de rose. Absurdité ! absurdité! On tue ainsi trois cent mille hommes en détail au lieu d’en écharper une fois pour toutes cinquante mille, et de plus on gaspille le temps.

— J’aime à vous entendre, dit le docteur; vous avez des opinions gaies sur les choses humaines.

— Oh ! la gaieté ne m’abandonne jamais. Je suis convaincu que dans les entreprises des hommes elle est un élément de succès. Au diable les visages renfrognés! Je souris toujours à la fortune pour qu’elle me sourie à son tour. Kelner, à votre santé! Votre petit vin blanc de Bolgrad est tout à fait piquant; il n’y a pas grand’chose à y ajouter pour en faire du vin de Champagne. C’est une spéculation dont je m’occuperai quand j’aurai le temps.

Pendant que ces propos et bien d’autres encore étaient tenus chez le docteur, Spentley, placé près d’Antonia, jouissait délicieusement de sa présence. Qui ne sait combien il est agréable et commode de se trouver à table, au milieu de plusieurs personnes, à côté d’une femme aimée? Tantôt, à la faveur de la conversation générale, on jouit d’un entretien secret et familier. Tantôt au contraire, lorsqu’on s’est créé dans cet entretien des dangers ou des embarras, on s’y soustrait en prenant part aux discours des autres convives. On est à volonté dans le désert ou dans la foule.

Après le dîner, Kuhman et Bacley se retirèrent, le docteur et sa femme disparurent, laissant seuls William et Antonia. Qu’on ne s’étonne pas trop, la vie orientale est ainsi faite, et le seul intérêt peut-être de cette histoire est de la décrire avec une entière franchise.

La lune éclairait faiblement les eaux du port et les collines de la rive opposée. Une lampe éclairait discrètement la terrasse, dont la table encore servie occupait le centre. Dans un des angles de la salle, au fond, Antonia était assise, la tête nue, les cheveux lissés en deux épais bandeaux ; une robe d’été bleue et blanche bouffait sur sa poitrine et lui serrait la taille; elle portait un col et des manchettes unies. Entre ses mains était une guitare dont elle venait de jouer en chantant; ses doigts se promenaient encore sur les cordes et faisaient entendre un accompagnement sourd semblable à un bruit lointain. William, debout, appuyé sur le balcon de la terrasse, regardait la mer silencieuse. Les portes de la ville étaient fermées. Le long du quai désert, quelques marins dormaient au fond de leurs bateaux. Il se retourna enfin.

— Mais quelle femme êtes-vous donc, Antonia? dit-il ; que faites-vous là? Vous voyez bien qu’ils nous ont laissés seuls... Vous savez bien que je vais vous parler de mon amour!... Vous étiez libre de vous retirer, et cependant vous restez... C’est un jeu, un jeu cruel qui doit finir... Expliquez-vous!

— Permettez, dit Antonia; quel est ce ton furieux? Pourquoi ne vous retirez-vous pas vous-même, si ma présence vous est désagréable et vous inspire de la colère? Quant à des explications, vous accorderez, je l’espère, que je ne vous en dois aucune?

— Antonia, reprit William, si je vous avais rencontrée en Europe, dans un monde dont je connais les mœurs, plusieurs pensées m’auraient agité l’esprit, et quelques-unes sans doute sont injurieuses. Permettez que je vous parle sans détour, comme s’il ne s’agissait ni de vous ni de moi. Peut-être, me serais-je dit, est-ce une aventurière qui en veut à la fortune d’un galant homme, et qui use ses dernières ressources pour s’en procurer de nouvelles. Dans ce cas, je lui aurais dit : Prenez; je ne sais quelle puissance vous avez, mais c’est trop peu de tout ce que je possède pour payer l’ombre même de votre amour. Peut-être est-ce une femme... dont le cœur passionné a fatigué la jeunesse. Elle cherche le repos maintenant : elle veut épouser un honnête homme, et jeter un voile sur son passé. Je lui aurais dit : Voici ma main; tout ce qui a été n’existe plus; je ne vous demande compte que de l’avenir. Si vous le voulez, nous vivrons dans des pays lointains; si vous le préférez, nous retournerons à Londres. Mon nom couvrira tout, et personne n’aura le droit de trouver mauvais ce que William Spentley aura trouvé bon.

— Grand merci de vos suppositions! dit Antonia. Quoique je me connaisse peu dans ces matières, tout ce que vous me dites là me paraît assez impertinent.

— Laissez-moi achever.

— Non, je pense que vous avez à peu près terminé; je vous épargnerai le reste du chemin. Ma vie est bien simple, monsieur Spentley. Je suis la fille d’un prêtre de Servie. J’étais l’aînée de la famille, et j’avais plusieurs frères et sœurs. Enfant, je les instruisais, je les soignais, je suppléais ma mère dans les travaux de la maison. Aussi étais-je avec mes compagnes plus grave et plus réservée qu’il ne convenait à mon âge. Je riais peu, et elles ne cherchaient pas à m’entraîner dans leurs jeux. J’avais douze ans quand ma mère mourut. Mon père était ambitieux. Tant qu’il était marié, la loi lui interdisait d’être évêque. Devenu veuf, il fut élu au siège de Belgrade. Il acquit des richesses et se mit en hostilité avec les pachas. Un matin, je le trouvai dans son lit, étranglé avec un lacet de soie. Une parente me recueillit et me fit épouser un médecin, qui m’emmena dans ses voyages. Mon enfance avait été remplie par les pratiques de la religion. Je ne connaissais pas de plus beau spectacle que celui de mon père officiant dans ses riches habits au milieu de la cathédrale pleine de monde, et où chaque fidèle tenait un cierge. Je n’avais pas eu d’autres joies que les processions de la Fête-Dieu et les offices de Pâques. Vivant sans doute de ces souvenirs, je ne ressentis pas pour mon mari la tendresse qu’il attendait de moi. Est-ce ma faute? est-ce la sienne? Mes années de mariage s’écoulèrent rapides et effacées. M. Fortuni mourut honorablement dans la campagne de Géorgie. Je demeurai alors seule sur la terre, mais sans me sentir effrayée de cet isolement. Je m’étais habituée à vivre en moi-même. Mes pensées forment un monde dans lequel je trouve mes jouissances. Je n’ai pas besoin des autres, et je me suffis.

— Egoïsme! froideur!

— Appelez cela comme vous voudrez, reprit-elle, mais je ne suis pas malheureuse ainsi. Voulez-vous que je fasse dépendre ma joie des objets sur lesquels je n’ai aucune action? Vous croyez peut-être que je suis, comme beaucoup de gens, gaie quand le soleil luit et triste quand il pleut. Pas du tout : je suis triste ou gaie à mon gré, par tous les temps.

— Admirable! dit Spentley, qui la regardait, appuyé sur ses deux coudes. Vous êtes un philosophe, mais vous n’êtes pas une femme.

— Pourquoi?

— Parce qu’une femme est faite pour aimer. Qu’elle aime n’importe quoi, un homme, des enfans, des oiseaux, des fleurs, mais qu’elle ne s’aime pas elle-même!

— Non, je ne m’aime pas moi-même. Je vous accorde seulement que je m’estime. Je suis la personne au monde dont l’opinion m’est la plus chère. Aussi rien ne pourra jamais m’empêcher de faire ce qui m’aura semblé convenable, rien ne m’empêchera d’avouer hautement ce que j’aurai fait. Combien la plupart des gens seraient confus, si tout à coup leurs pensées intimes et les motifs secrets de leurs actions prenaient une forme visible aux yeux de tous! Pour moi, mon âme peut s’ouvrir tout entière. Je permets qu’on en lève les voiles et qu’on en visite tous les recoins.

— Je vois, dit William, que vous n’aimerez jamais un homme. C’est une consolation pour moi, que vous repoussez.

— Qui vous dit que je n’aimerai jamais?

William secoua lentement la tête.

— Pour que l’amour soit possible entre deux êtres, reprit gravement Antonia, il faut que l’un domine complètement l’autre. Je ne comprends pas un accord qui n’existe entre deux personnes que par des sacrifices mutuels. Il faut que l’un soit tout, l’autre rien; il faut que l’un soit adoré, et que l’autre adore.

— Ce n’est donc pas un amant qu’il vous faut, dit William, c’est un esclave.

— Au contraire, dit Antonia, c’est un maître. Je trouverais plus facile et plus doux d’obéir que de commander; mais quand j’abdiquerai l’empire que j’ai établi sur moi-même, c’est que l’homme que j’aimerai aura toutes les beautés et toutes les grandeurs que je puis imaginer. A cet homme-là, j’appartiendrai tout entière. Il fera de moi sa femme s’il le veut, sa maîtresse s’il le préfère. Devant lui, je n’aurai plus de volonté.

— Avec de pareils sentimens, comment n’êtes-vous pas encore dans un harem?

Antonia sourit.

— J’admire, dit-elle, l’air dédaigneux dont vous parlez des harems. Vos ladies s’imaginent donc qu’elles ont le monopole de l’amour, et vous croyez sans doute que, dans les vastes empires où le Koran domine, il n’y a pas de bonheur pour les femmes? Ne gardez pas une opinion si sévère. C’est dans un harem de Rutchuk que j’ai rencontré la plus charmante et la plus fortunée des femmes, ma bien-aimée Fatma. Celle-là fut heureuse par l’amour, et je ne connais pas une existence qu’on puisse comparer à la sienne. Elle était blanche comme la lune, avec des yeux bleus comme l’eau du Bosphore. Elle fut mariée à Mohammed-Féti-bey, que vous avez sans doute connu sur le Danube, dans l’armée d’Omer-Pacha. Quand on l’amena devant celui qu’elle venait d’épouser et qu’elle le vit pour la première fois, elle tomba en adoration. Cette admiration passionnée ne se refroidit pas pendant dix ans qu’elle passa près de lui. Ma douce amie eut une fin digne de sa vie : elle mourut en donnant un fils à Mohammed. Ce qui vous étonnera peut-être, mais ce que Fatma m’a confirmé maintes fois, c’est qu’elle ne ressentit jamais un mouvement de jalousie contre les autres femmes de son mari. Il était pour elle un dieu. Que d’autres l’adorassent comme elle faisait elle-même, elle trouvait cela naturel et légitime. Elle l’aimait sans demander de retour. Le voir, le savoir près d’elle, fût-il au bras d’une autre, c’était pour elle le bonheur. Sa tendresse s’exerçait dans mille soins ingénieux auxquels elle encourageait ses compagnes pour le plus grand bien du maître. Quels beaux chants d’amour elle a imaginés pour lui! Vous avez dû m’entendre en chanter quelques-uns...

En ce moment, la porte de la terrasse s’entr’ouvrit, et par cette porte entre-bâillée parut la tête rouge du docteur. Ses grosses lèvres épanouies et ses petits yeux clignotans semblaient interroger. L’expression brutale de ce visage déplut à William, qui se leva brusquement. La tête disparut, et la porte se referma. Spentley parcourut deux ou trois fois la longueur de la terrasse d’un pas fiévreux; puis il s’arrêta devant Mme Fortuni les bras croisés. A le voir, on sentait que, si l’amour rend l’homme capable de tous les héroïsmes, la passion peut aussi le porter à toutes les violences.

— Antonia, dit-il, ma résolution est prise : un jour ou l’autre, de gré ou de force, vous serez à moi.

Ce furent les dernières paroles de cet entretien.


V.

Un mois s’écoula pendant lequel William parut en proie à de sombres pensées. Chez les gens de sa nation, les sentimens violens sont toujours prêts à dégénérer en monomanie. Le cerveau de notre Anglais était malade. Spentley passait ses journées à épier Antonia; il cherchait les occasions de la voir sans lui parler et sans se rapprocher d’elle. Faisait-elle une visite, il entrait derrière elle, la saluait à peine, se plaçait à l’extrémité de la salle, et se taisait. Si elle montait en voiture, cinq minutes après, il trottait seul à cinquante pas d’elle. Ouvrait-elle sa fenêtre le soir pour aspirer la brise de mer, elle voyait sur la petite place qui bordait sa maison, près du mur de la cour à moitié démoli, une ombre immobile et obstinée. Dans cette poursuite muette et implacable, Spentley rappelait ce lord qui se transportait en tous lieux derrière Van-Amburgh, le dompteur d’animaux, pour le voir dévorer. Une seule fois depuis cet entretien, il parla à Mme Fortuni. Ce fut à la noce de Balko, fille de Tzicos, marchand de bestiaux, qui s’enrichissait en vendant des cochons aux. armées alliées.

Le mariage d’une fille grecque se fait au milieu de fêtes qui durent plusieurs jours. Jamais la maison de la mariée n’est plus brillante que le soir où la jeune fille qui va devenir épouse fait ses adieux à ses compagnes. A l’intérieur, dans toutes les salles, des tables sont dressées, les hommes y mangent des plats qui se succèdent rapidement, et s’enivrent de vins aigrelets saupoudrés de poivre. Dans la cour a lieu le bal, quelle que soit la saison, par la gelée aussi bien que par la chaleur. Au centre sont suspendues les lanternes sous lesquelles se place l’orchestre, un violon, une flûte de Pan, un tambourin et un instrument qui tient le milieu entre la guitare et le théorbe. Les filles grecques sont là, parées de leurs plus riches habits. Le beau type de l’antiquité, qui a disparu de l’Hellénie actuelle, s’est réfugié sur les bords de la Mer-Noire. A Athènes, le voyageur s’étonne de trouver les traits de la race kalmoucke; le Parthénon ne voit plus guère que des nez camards. Faut-il remonter aux Huns pour expliquer ce changement? Je ne sais; mais si vous voulez revoir le profil de la Vénus de Milo, allez à Baltchick, à Varna, à Bourgas. La vue des filles qui composent une noce est donc faite pour réjouir le cœur. Leurs vestes de soie rouge, jaune ou verte, leurs pantalons bouffans serrés à la cheville, font valoir leurs formes déliées et musculeuses. Leurs fez plats sont cousus de pièces d’or, et de larges colliers de medjidiés[9] à trois rangs resplendissent sur leurs poitrines. Elles portent ainsi leur dot à leur cou. En hiver, des houppelandes de fourrure les protègent contre le froid, tout en laissant voir adroitement les richesses de leur costume.

Cependant l’orchestre commence un air de danse, thème monotone de dix mesures au plus, qui doit se reprendre sans aucune espèce de variations durant cinq ou six heures. Les filles et quelques garçons se forment en rond et se mettent à danser à petits pas, presque sur eux-mêmes, en tournant lentement. Peu à peu leur nombre augmente, car la porte de la maison reste toujours ouverte, et chacun entre librement; personne n’est invité, la fête de famille est publique. A chaque instant, un nouveau-venu vient s’interposer entre deux mains qu’il sépare. Déjà la chaîne se contourne en spirales nombreuses qui rentrent les unes dans les autres, et cette longue file, enchevêtrée en mille détours, s’enroule, se déroule, se croise, tourne indéfiniment en cadence. La tenue des filles est grave et sérieuse. Pas un mot n’est échangé. Cependant plus d’un cœur bat sans doute, car c’est là que les garçons viennent faire choix de leur épouse, et le lendemain d’une noce ont lieu d’ordinaire plusieurs demandes en mariage. La mariée prend part à la danse. C’est son dernier adieu aux vierges. Elle est humble et presque triste. Ses longs cheveux bruns s’étalent sur ses épaules; ils sont enlacés d’un grand nombre de bandelettes en clinquant d’argent, qui scintillent aux lumières. — Eh quoi! dira-t-on, sommes-nous dans un pays où il n’y a pas de blondes? — Certes il y a là de belles filles blondes; mais un usage sévère veut que leurs cheveux soient teints en noir la veille du mariage. On juge sans doute que la femme, quand elle est appelée aux devoirs austères de la maternité, doit dépouiller les couleurs riantes de l’enfance.

C’est dans une danse de ce genre qu’Antonia venait de prendre place, vêtue d’un costume qui tenait à la fois de la Grèce et de l’Europe. Ses cheveux étaient noués au sommet de la tête par un foulard d’un vert tendre qui retombait coquettement sur l’oreille. Une pelisse garnie de fourrure blanche l’enveloppait jusqu’aux genoux. Sous la pelisse, une jupe de soie brune lui tombait jusqu’aux pieds. Elle portait un collier et des bracelets d’ambre. Spentley était entré dans la maison sur les pas de Mme Fortuni. Il vint s’adosser à l’escalier de bois, dans un angle de la cour, et immobile regarda la longue file des danseurs, qui serpentait silencieusement. Ce tournoiement régulier faisait passer et repasser Antonia devant lui. Celle-ci paraissait heureuse. Elle souriait aux jeunes filles et les complimentait des yeux. Son âme s’était mise à l’unisson de ces âmes naïves, sa pensée répondait à leurs pensées virginales. En ce moment, elle vit Spentley et se détourna. Quand le hasard de la danse permit qu’elle l’aperçût de nouveau, elle le regarda, et cette fois plus longtemps qu’elle ne voulait. Elle cherchait à le perdre de vue et finit par ne plus pouvoir en détacher ses yeux. Ce fut pour elle une impression douloureuse. Cette fascination la fatiguait sans la dominer. Elle résolut de mettre vaillamment fin à ce malaise : comme elle passait devant l’escalier, tournant le dos à William, elle se retira de la danse et vint à lui.

— Vous êtes malheureux, monsieur Spentley ? dit-elle à voix basse.

— Je vous fais pitié? répondit-il de même.

— Je vous plains si vous souffrez.

— Tant mieux; vous m’aimerez peut-être.

— Alors c’est par calcul que vous m’offrez le spectacle continuel de votre douleur.

— Je ne calcule pas, mais tous les moyens me sont bons. Prenez-moi en pitié, je ne demande pas mieux.

— Croyez-moi, monsieur Spentley, dit Antonia, ne restez pas à Varna. Retournez à votre régiment, ou bien obtenez d’aller en Crimée. Faites cela, je vous en prie. Votre séjour ici ne peut amener rien de bon, ni pour moi, ni pour vous. Quand vous serez loin, vous m’oublierez.

Spentley ne répliqua rien, mais il rentra chez lui, vivement ému. Tant d’agitation, direz-vous, pour quelques paroles si simples? C’est que les mots ne sont rien par eux-mêmes. William avait trouvé dans la voix d’Antonia des accens tendres qu’il ne lui connaissait pas. Les fibres de cette femme se relâchaient enfin, et il allait avoir prise sur cette nature indomptable. Que la voix humaine est une douce musique ! qu’elle est variée dans ses nuances fugitives ! combien ses capricieuses inflexions expriment de délicatesses !

En sortant de la maison de Tzicos, Antonia rencontra sur le seuil la petite Paraskévi. C’était une fillette de quinze ans, aux yeux grands et hardis. Paraskévi et son frère Spuro, orphelins depuis longtemps, étaient propriétaires d’une maisonnette située près du rempart, dans un faubourg de Varna. Ils y avaient recueilli un oncle, une tante et leurs six enfans. La misère régnait dans cette cabane. L’oncle, ivrogne incorrigible, ne rentrait guère au logis que pour rosser sa femme. Celle-ci nourrissait péniblement son mari et ses enfans en exerçant l’état de blanchisseuse. Spuro était marin. Il restait ordinairement embarqué comme matelot sur des navires de commerce. De loin en loin il revenait pour quelques mois à Varna, et se faisait batelier. Il transportait les passagers dans la rade, flânait le reste du jour sur le port, couchait la nuit dans sa barque, et visitait rarement sa sœur et ses parens. Paraskévi, maîtresse de ses actions, refusait de travailler. Elle s’habillait des vieilles nippes que lui donnaient les femmes grecques, se nourrissait de quelques figues, se promenait toute la journée, traînant derrière elle la bande de ses petites cousines, et revenait dormir sous son toit patrimonial sans désirer une existence plus glorieuse. Elle allait cependant quelquefois visiter les dames européennes, et comme on l’a trouvait gentille, qu’elle avait beaucoup de présence d’esprit, et qu’elle savait tout ce qui se passait en ville, on la faisait dîner. Dans ces circonstances, elle mangeait de grand appétit, et se servait sans maladresse d’un couteau et d’une fourchette.

Paraskévi, le soir où nous la rencontrons, venait d’assister à la noce de Balko en spectatrice, à la porte de la maison. La vue des belles vestes de soie et des colliers d’or n’excitait que faiblement sa convoitise. Elle était modeste dans ses vœux : son indépendance lui suffisait. En ce moment d’ailleurs, elle était triste. Sa tante venait d’accoucher, et l’enfant était mort deux jours après sa naissance, sans avoir été baptisé. Il en résultait, d’après les croyances admises, que la pauvre petite créature était de droit musulmane, et que Mahomet, en la recevant, lui avait fait briser les coudes et les genoux. Une autre de ses cousines était malade. Paraskévi s’approcha de Mme Fortuni, et la pria de venir voir la petite fille.

Antonia se rendit le lendemain chez Paraskévi, portant quelques sucreries aux enfans et quelques piastres à leur mère. Le hasard amena en même temps Nourakof dans la maisonnette. Il cherchait Spuro, qu’il n’avait pas rencontré sur le port, et venait louer sa barque pour aller le lendemain à une fête donnée par le consul d’Autriche.

— Qu’est-ce que Spuro? demanda Antonia.

— C’est mon frère, dit Paraskévi.

— C’est mon batelier, répondit Nourakof, un fort gaillard dont j’ai depuis longtemps remarqué la mine intelligente, et que je choisis chaque fois que je vais en mer.

La fillette annonça que son frère allait venir à la maison, et comme Mme Fortuni ne paraissait pas avoir terminé sa visite, Nourakof lui demanda la permission d’attendre Spuro en sa compagnie. Ils s’assirent tous deux sur un divan de bois. La tante et ses enfans, dans la salle voisine, s’empressaient de faire du café pour l’offrir à leurs hôtes. Paraskévi seule, indifférente à ces préparatifs, debout, adossée contre la muraille, à l’extrémité de la salle, regardait Nourakof et Antonia, sans rien comprendre à leur conversation, qui avait lieu en français.

— Comme vous faites souffrir mon ami Spentley ! disait Nourakof. C’est donc une bien douce chose de sentir qu’on est aimée sans aimer soi-même?

— Oh! non, reprit vivement Antonia; c’est au contraire un affreux supplice! Avoir près de soi une personne dont on fait le malheur, et n’y pouvoir rien changer! Il devrait me haïr. Pourquoi ne me hait-il pas? Que voulez-vous en vérité que j’y fasse? Je ne puis pourtant pas feindre de l’aimer. Demandez-moi tout, excepté de mentir à mon cœur.

— Alors permettez que je vous conte un apologue.

— Contez, dit-elle d’un air résigné.

— Il y avait à Lahore, dans les Indes, une princesse qui était douée de tant de grâce, et qui avait tant de mérite, qu’on ne pouvait la connaître sans l’aimer. Un Anglais, qui passait, en devint éperdument amoureux; mais la dame fut insensible. Le malheureux dormait en vain le spectacle de sa constance et de sa douleur.

— Abrégez, dit Antonia. Qu’arriva-t-il?

— Toute la ville était émue de pitié. Et cependant l’Anglais n’était pas le plus à plaindre. Près de lui, depuis longtemps, était un de ses compagnons, amoureux de la même dame. Celui-là se taisait...

— Pas trop ! dit Antonia.

— Il restait du moins à l’écart, par respect pour la souffrance de son ami; mais le dévouement a des bornes. Ne croyez-vous pas que la princesse lui tint compte de sa réserve, et le récompensa enfin de sa discrétion?

— Mon pauvre ami, je crois à l’amour de Spentley; je ne crois pas au vôtre.

— Dites que vous êtes orgueilleuse, et avouez aussi que vous souffrez de votre orgueil. On n’est pas heureux, Antonia, quand on se croit supérieur aux autres et qu’on s’isole dans sa grandeur. Plus d’un s’est repenti d’avoir mis trop haut son idéal. Descendez du piédestal où vous vous êtes placée, et si un homme de cœur vous aime, ne demandez pas qu’il soit trop parfait.

En ce moment parut le frère de Paraskévi. Spuro pouvait avoir dix-neuf ou vingt ans. Il portait le costume des marins de l’Archipel. Son bonnet rouge tombait derrière sa tête et se terminait par un énorme gland bleu ; sa chemise de grosse soie écrue laissait à découvert son cou et sa poitrine ; une veste d’un drap jaune et grossier, un pantalon de toile bleue attaché au-dessus du genou, complétaient son vêtement. Ses jambes et ses pieds étaient nus. À première vue, on admirait l’harmonie et la vigueur de ses traits. Son visage, d’un ovale un peu court, était doré plutôt que brûlé par le soleil. Ses cheveux ras laissaient voir son front large ; ses yeux d’un bleu noir s’enfonçaient sous de fortes arcades sourcilières. Son nez, ferme et droit, portait des narines mobiles que la moindre émotion gonflait. Ses lèvres un peu épaisses, à peine ombragées d’une moustache naissante, étaient relevées par une expression habituelle de dédain. Ses épaules étaient carrées, sa taille au-dessus de la moyenne, ses mollets énergiquement musclés, ses pieds larges et cambrés, le pouce bien détaché des doigts.

Nourakof alla vers le batelier et lui donna ses instructions pour la promenade du lendemain. En revenant vers Antonia, il vit qu’elle regardait le jeune marin avec une attention singulière, et le suivait des yeux jusqu’à ce qu’il eût disparu dans la chambre voisine.

— Voilà, lui dit-il, un beau garçon, et qui loge, si j’en juge par les apparences, des passions violentes dans ce corps magnifique. Je ne sais trop quelle vie il mène dans les tavernes de Varna ; mais après m’être déclaré son protecteur, je commence à trouver que le couteau joue un trop grand rôle dans ses querelles. J’ai déjà dû le tirer plusieurs fois des mains de la police. Aussi nous sommes les meilleurs amis du monde. Il cause peu, mais je l’écoute volontiers. Voulez-vous que je vous dise ce qu’il m’a conté la dernière fois que nous sommes sortis ensemble ? Il y avait autrefois à Smyrne….

— Est-ce que vous recommencez l’histoire de la princesse de Lahore ? dit Antonia en souriant.

— Non, c’en est une autre. Il y avait autrefois à Smyrne une mahalla[10] où l’on voyait plusieurs cigognes. Vous savez mieux que moi combien les Turcs les ont en vénération, combien un paysan est heureux que sa maison reçoive le nid d’une cigogne, et quand cet hôte, installé sur le sommet du toit, passe le jour à frapper l’une contre l’autre les deux parties de son bec qui rendent le son mat des castagnettes, combien on serait mal venu si on en troublait la tranquillité. Vous ne savez peut-être pas cependant la raison du respect qu’ont les Turcs pour ces animaux : c’est la pudeur que montrent les femelles. Non-seulement une cigogne femelle n’appartient qu’à un seul mâle, mais encore, quand elle voit passer un mâle étranger. elle ramène son aile sur sa tête pour se voiler, comme la femme turque couvre ses traits du yachmaq quand elle rencontre un homme. Or il se trouva dans cette mahalla de Smyrne un jeune garçon qui vola les œufs d’une cigogne au moment où elle venait de pondre, et qui les remplaça par des œufs de canard. La femelle couva ces œufs étrangers, qui vinrent à maturité. Lorsque le mâle vit éclore des petits dont l’origine lui parut à bon droit suspecte, il quitta le foyer conjugal. Pendant quelques jours, on le vit plusieurs fois voler à une grande hauteur au-dessus du nid. On constata dans l’air une émeute d’oiseaux; quelque chose d’extraordinaire se passait. Au bout d’une semaine, une nuée grise parut dans le ciel, grossissant toujours et se rapprochant de la terre en forme de triangle. C’était une armée innombrable de cigognes : elle fondit droit sur la demeure de l’épouse infidèle, et quand elle eut passé, il ne restait plus vestige du nid, de la mère, ni des enfans.

— Quelle est la morale de votre histoire? demanda Antonia.

— La morale, dit Nourakof, c’est que le pacha de la province, ayant connu la scélératesse du jeune garçon dont la ruse avait causé cette méprise, le fit périr sous le bâton. Maintenant, si vous n’avez plus rien à faire ici, acceptez, je vous prie, mon bras jusque chez vous.

Ils sortirent ensemble de la maisonnette, et longèrent le rempart pour gagner la demeure d’Antonia. Derrière eux, à quelque distance, ils avaient aperçu William, fidèle à sa muette obsession.

— Eh bien ! dit Nourakof, voilà le bourreau de votre insensibilité, le tourmenteur de votre orgueil !

— Je ne sais ce que j’éprouve, dit Antonia; mais pour la première fois, depuis longtemps, je ne souffre pas à l’aspect de Spentley. Il me semble presque que je suis aise de le voir.


VI.

Le consul d’Autriche avait invité à un déjeuner champêtre la plupart des personnes qui ont déjà figuré dans ce récit et quelques autres encore. Le lieu de la réunion était la pointe de Galata, qui termine la baie de Varna du côté sud. En dedans de cette pointe, au pied de rochers abruptes, se trouve une grotte naturelle, et, à côté de la grotte, une source d’eau vive, qui garde, malgré le voisinage de la mer, une saveur exquise. Les uns, pour se rendre en cet endroit, traversèrent dans des barques l’entrée de la baie; les autres firent, à cheval ou en voiture, le tour du port et passèrent par la campagne. Antonia suivit cette dernière route.

On vendangeait dans les vignes. Sur les routes inondées de soleil, des buffles noirs, le cou enchâssé dans leur joug quadrangulaire, tiraient lentement ces arabas[11] grossiers que le paysan de ces contrées construit en entier avec sa hache, et où n’entrent ni un clou ni une parcelle de fer. Sur ces arabas se dressaient de grands tonneaux destinés à recevoir le raisin. Deux ou trois filles se tenaient debout dans les tonneaux; leurs têtes joyeuses dépassaient le bord, et leurs cheveux pendans s’enroulaient dans des foulards aux couleurs éclatantes. Plus loin, tournant le dos au chemin, une femme tirait de l’eau d’un puits creusé dans un champ; ses bras se levaient l’un après l’autre pour enrouler la corde sur un tourniquet, et on voyait osciller ses hanches puissantes sous son large pantalon rose. Ici passaient les figures hâlées des paysannes bulgares rentrant de la ville et portant sur leur tête de larges gâteaux de suif qu’elles venaient d’acheter pour la provision de l’hiver. Là une vieille femme turque, vêtue d’un féredjé sombre et cachée sous son yachmaq, poussait devant elle un petit âne chargé de branchages, non sans murmurer l’épithète de djennabet[12] aux vendangeurs. De distance en distance, ces orchestres nomades, que nous avons déjà rencontrés à la noce chez Tzicos, tiraient des sons criards de leurs instrumens, ou de jeunes Grecs aux amples culottes noires, aux bas blancs bien tirés, faisaient sortir de leur nez des chants d’allégresse. Çà et là planait dans le ciel bleu un grand aigle, immobile au milieu de l’espace.

Antonia arriva à la pointe de Galata, l’esprit charmé de ces scènes agréables. Ses grands yeux noirs semblaient animés de toutes les gaietés de la nature. Elle trouva au rendez-vous quelques dames grecques et Mme Kelner. Les hommes étaient en plus grand nombre. Les deux pachas de Varna, l’un, Hassan, le gouverneur civil, bouffi et obèse comme un poussah, l’autre. Islam, le gouverneur militaire, décharné et poitrinaire, tous deux accroupis sur un tapis, jouaient au trictrac et fumaient des cigarettes dans des bouts d’ambre avec cette lenteur grave qui est particulière aux Orientaux. Spentley et Nourakof s’étaient approchés d’Antonia, et tous trois formaient un groupe. Le Russe regardait les pachas, sentant quelque amertume quand il songeait qu’il était leur prisonnier. Le reste des invités, quelques consuls, Kuhman, Kelner et autres, se livraient à diverses récréations. Les serviteurs eux-mêmes, réunis autour des fourneaux improvisés, participaient à la bonne humeur des maîtres. Ils se traitaient mutuellement de banabac et de didou[13]. Ils échangeaient des lazzis. Au bord de la mer, dans une anse tranquille, étaient amarrés plusieurs bateaux qui avaient amené différens convives. Spuro, le batelier de Nourakof, était dans l’un d’eux.

La présence des deux pachas au milieu de la fête amena quelques incidens. Des gens des villages voisins vinrent demander justice. Les pachas interrompirent leur partie de trictrac, écoutèrent les plaignans avec mansuétude et bienveillance, leurs cornets à dés dans la main, et rendirent en peu de mots des arrêts fort sages. Du coup, plusieurs gens furent envoyés aux fers.

— Bonne affaire pour Hassan ! disait Kelner à ses voisins. Il emploie ses prisonniers à travailler dans ses tchifliks[14].

Un autre fait se produisit qui montra combien est simple la bureaucratie ottomane. Un secrétaire, arrivé de la ville, vint faire signer à Hassan-Pacha une pièce urgente. Hassan prit son cachet, le mouilla soigneusement d’encre, puis avec sa langue et son pouce il humecta et amollit le coin du papier destiné à recevoir l’empreinte. C’est ainsi que l’on signe; mais pendant ces opérations préliminaires, ayant sans doute remarqué quelque irrégularité dans la rédaction de la lettre, il demanda des renseignemens au secrétaire, et finit par lui enjoindre d’aller chercher des documens. Le secrétaire revint au bout d’une heure avec une prolonge d’artillerie qui portait deux grands sacs de toile. Ce sont les cartons des bureaux. Le gros pacha prit un des sacs entre ses jambes, l’appuya contre son ventre, et de ses petits bras commença à fouiller parmi les papiers qui y étaient contenus. Il fit le même travail sur le second sac sans trouver les renseignemens qu’il désirait. On remit alors les sacs sur la voiture; mais pendant cette enquête la pièce même qu’il s’agissait de signer avait disparu à son tour, et était allée rejoindre les archives dans leur enveloppe. On la chercha un instant sans la découvrir. Hassan en prit son parti, renvoya le secrétaire et demanda le déjeuner.

Bacaloum[15] ! dit Kelner à son voisin. C’est un moyen comme un autre de régler l’affaire. Elle est dans le sac. On n’en parlera plus.

Le déjeuner fut gai. Les convives s’étaient groupés en désordre sur des tapis ou sur des sièges naturels. Un Italien, loustic de la réunion, muni d’une guitare, improvisait dans toutes les langues des chants burlesques avec cette ardeur que donne le soleil de la Méditerranée. Ses grands bras osseux se démenaient dans un habit noir. Il s’asseyait, se levait, montait sur une large pierre pour dominer ses auditeurs, et toujours sa verve intarissable entraînait l’assemblée. En voyant sa silhouette anguleuse se dessiner sur l’azur irréprochable du ciel, on eût dit Pasquin gesticulant sur le rivage de Naples.

Nourakof, placé près d’Antonia, lui glissait des galanteries dans l’oreille. Antonia, les yeux baissés, était absorbée dans une étrange contemplation ; ses regards étaient obstinément fixés sur le batelier Spuro. Celui-ci, à demi couché à l’arrière de son bateau, à quelque distance du rivage, se complaisait aux grotesques improvisations de l’Italien. Ses jambes nues pendaient hors de la barque, et ses pieds trempaient dans l’eau. De temps en temps un large rire soulevait sa poitrine. Antonia souriait alors, et son visage recevait comme un reflet de l’hilarité du batelier.

Après le déjeuner, plusieurs hommes se dispersèrent sur le promontoire pour chasser. On avait apporté des carabines à tige dont quelques personnes voulaient faire l’essai. Un arbre fut choisi pour but dans le flanc de la montagne voisine, et l’on commença à tirer. Un incident imprévu vint bientôt changer la cible. Vers le milieu de la montagne, bien loin, on voyait un bloc de rocher se détacher de l’escarpement, s’avancer dans l’air en se redressant comme une corne, et se terminer par une plate-forme isolée de toutes parts. Tout à coup, effrayée sans doute par les détonations que les échos se renvoyaient, une vache bondit sur la plate-forme, s’y arrêta court en face de l’abîme, et, ne pouvant plus prendre d’élan pour fuir, se trouva prisonnière dans cet étroit espace. La vue d’une bête réveille toujours les instincts carnassiers de l’homme qui a un fusil à la main. Ce gibier d’une nouvelle espèce tenta les tireurs, et en un instant cette cible vivante remplaça l’arbre qui avait servi de but. Seulement la distance était considérable, et la victime, pour être désignée, n’était pas encore sacrifiée. Les plus habiles chasseurs, Spentley, Nourakof et d’autres, y perdirent leurs balles. Il y avait toute apparence que le sang ne serait pas répandu. Le tir continuait sans interruption. L’animal, qui d’abord bondissait éperdu dans sa prison aérienne, avait repris de l’assiette, et semblait se recueillir. Nourakof allait de nouveau tenter l’épreuve, quand il aperçut Spuro qui le regardait, toujours couché dans sa barque et la tête renversée sur ses deux bras. Le capitaine connaissait l’adresse du jeune drôle, qui l’avait plusieurs fois accompagné à la chasse. Il lui fit signe de venir. Spuro descendit lentement à terre. Nourakof lui montra la vache et lui tendit son arme. Spuro refusa d’abord par un geste plein de dignité; puis, l’officier insistant, il prit la carabine, l’épaula tranquillement et tira. L’animal, frappé sur son rocher, roula le long du flanc de la montagne, et resta suspendu aux broussailles. — Aferim ! bravo! machallah! s’écrièrent tous les assistans. Un concert de félicitations s’éleva dans toutes les langues autour de Spuro, et Antonia jeta à Nourakof un regard tout chargé de reconnaissance. Puis, comme si sa pensée n’était pas assez claire, obéissant sans doute à un immense besoin de sincérité, elle se leva, vint à l’officier russe, et lui serra vivement la main en lui disant :

— Merci.

Le soir, Kelner fit subir un adroit interrogatoire au batelier. Il en résulta que Spuro n’avait pas remarqué Antonia, et qu’il ignorait complètement la distinction flatteuse dont il était l’objet.


VII.

Hors de la porte de la Boucherie, sur un talus qui domine la plage, un cavedji avait installé pour l’été une hutte de feuillage. C’est là que vers cinq heures du soir les notables européens de Varna venaient s’asseoir sur des escabeaux, fumer des narguiléh et boire de petites tasses de café. Ajoutons que, sous les auspices de l’armée française, l’absinthe s’était impatronisée dans ce rustique abri. Le lendemain du jour où Spuro s’était acquis des droits à l’amour d’Antonia en tuant une vache, la petite réunion de la porte de la Boucherie fut inopinément troublée par une grave et triste nouvelle. Deux voitures qui transportaient des officiers anglais de Chumla à Varna avaient été attaquées à cinq lieues de la ville par une bande de bachi-bozouks déserteurs. Pris à l’improviste, les Anglais avaient à peine pu se servir de leurs armes. Deux d’entre eux étaient restés d’abord sur le carreau. Deux autres, blessés, s’étaient jetés dans un bois, et l’on ne savait ce qu’ils étaient devenus. Un chirurgien et sa femme, qui étaient dans les voitures, ainsi que quelques domestiques qui formaient le reste du convoi, avaient pu à grand’peine gagner la ville.

Les conversations s’animaient, des groupes se formaient. C’étaient des allées et des venues entre la porte de la Boucherie et le petit café. Chacun était ému, comme il arrive quand nous voyons par le malheur d’autrui que notre sûreté personnelle est compromise. Quelqu’un arriva sur ces entrefaites et annonça qu’une expédition de volontaires allait partir pour cerner le bois de Devna, où s’étaient réfugiés les bandits, et où avaient disparu les deux officiers blessés. Ces malheureux couraient en effet grand risque d’être achevés, si on ne les délivrait au plus tôt. Il importait de partir tout de suite, sans se fier à la police turque, qui ne poursuit d’ordinaire les coupables que d’un pied boiteux. On invitait tout le monde à se joindre à la colonne. Le rendez-vous était dans la petite plaine qui se trouve en dedans de la porte de Chumla, du côté de la brèche.

Chacun rentra dans la ville. Le petit café se vida peu à peu, et bientôt la porte de la Boucherie fut déserte. Kelner rencontra Stéphanaki, le domestique d’Antonia, qui le mandait auprès d’elle. Il s’y rendit, et la trouva vêtue d’un costume d’homme, à l’européenne, bottée, éperonnée, prête à monter à cheval.

— Docteur, dit-elle, j’ai besoin de vous pour m’accompagner.

— Où, madame?

— A la forêt de Devna.

Bei Gott ! vous voulez que je vous accompagne à la chasse aux bandits?

— Je n’y puis aller seule.

— Mais vous pourriez vous dispenser d’y aller.

Antonia fut inébranlable dans sa résolution. Force fut donc au docteur d’aller mettre ses grandes bottes pour escorter la vaillante amazone. Quelques instans après, ils montaient tous les deux à cheval dans la cour d’Antonia, puis s’engageaient dans les détours du quartier grec pour gagner le lieu du rendez-vous. Stéphanaki les suivait à cheval. La ville était agitée ce soir-là par la nouvelle de l’événement. Dans les longues rues sans fenêtres, les femmes et les enfans des Grecs, rassemblés sur les portes, regardaient de leurs grands yeux étonnés les cavaliers qui passaient.

En arrivant près de la porte de Chumla, la rue s’élargit et forme une place irrégulière; elle est pavée de cailloux et bordée de cafés que fréquentent les Turcs, dont le quartier s’étend sur l’un des côtés de la place. Un gros chêne deux fois centenaire sort du milieu des pavés et étend ses branches sur les terrasses des cafés voisins. Ses rameaux noueux et tortus se mêlent aux balustrades des galeries et s’insinuent entre les planches qui forment les murs des maisons. Le bois mort et le bois vivant se confondent dans une fraternelle accolade. En sortant de la place, on trouve le konac[16] du pacha, vaste construction de bois, et la ville se termine par un kiosque vitré et une fontaine gracieuse. Le jour baissait lorsque Antonia et le docteur arrivèrent sur la petite place. En cet endroit, ordinairement désert à cette heure, quelques spectateurs étaient restés. Les marchands d’elvas et de pâtisseries qui établissent leurs boutiques portatives au pied du vieux chêne étaient encore là, entourés de chiens affamés. Sur les balcons des cafés, des Turcs à turban et à longue barbe, les jambes croisées sur une natte, fumaient leur dernier chibouk et lorgnaient du coin de l’œil les Européens qui partaient pour l’expédition.

Un lugubre cortège traversa la place en ce moment, et força les voyageurs à s’arrêter. C’étaient des paysans bulgares qui rentraient dans la ville, rapportant les corps de trois Anglais. Les deux premiers étaient ceux qui avaient succombé dans l’attaque : ils étaient couchés côte à côte dans un araba traîné par des bœufs; le troisième était un des blessés, qu’on venait de retrouver mort dans la campagne. On le portait sur un brancard improvisé et recouvert de feuillage. En tête et réglant la marche, un officier anglais s’avançait d’un pas lent, le chapeau à la main.

— Voyez, dit Antonia au docteur, est-ce que cet homme seul, avec son front pâle, ne fait pas plus d’effet qu’un régiment entier qui rendrait des honneurs à ces cadavres?

Le docteur ne répondit pas. Il était en train de réfléchir profondément aux hasards de l’expédition dans laquelle il s’engageait. Tous deux s’approchèrent de la porte de Chumla et arrivèrent au rendez-vous général au moment du départ.

La venue d’Antonia causa un vif étonnement dans la petite troupe. On s’empressa autour d’elle pour la questionner; on lui reprocha son imprudence, on la félicita sur son courage et sa bonne mine. Coiffée d’un feutre gris, vêtue d’une redingote qui déguisait ses formes, chaussée de grandes bottes, elle dirigeait avec souplesse un jeune cheval arabe. Un sabre pendait à son côté, et un ceinturon de cuir, bouclé sur son gilet, portait un revolver.

La colonne qui partait ainsi pour la forêt de Devna était composée d’élémens divers. On y remarquait, outre Antonia et le docteur, trois ou quatre officiers anglais, parmi lesquels William Spentley, notre ami Nourakof, trois ou quatre Français, dont deux gendarmes, seule cavalerie régulière qu’il y eût alors à Varna, le cawas-bachi[17] du pacha et un chaous[18] de zaptiés, enfin un peloton de trente bachi-bozouks du dépôt de Varna, sous les ordres du lieutenant Swison, esquire. L’expédition était commandée par le major Giret. C’était un personnage bizarre, né à Smyrne d’une famille anglo-française fixée de longue date dans le Levant. On le soupçonnait de peccadilles de jeunesse, comme par exemple d’avoir, à la tête d’une horde, quelque peu détroussé les caravanes dans le désert de Syrie. Il avait les façons d’un gentleman et de grands traits noblement fatigués par les aventures. S’il avait passé quelques parties de son existence dans un nébuleux éloignement auquel l’imagination populaire prêtait les couleurs les plus fantastiques, il avait aussi vécu dans les pays d’Europe, et on avait pu le voir, dans nos capitales, faisant sauter joyeusement les guinées. Giret servait maintenant dans les bachi-bozouks, où il s’était rendu précieux par sa connaissance des dialectes de l’Orient et par son habileté à manier les singuliers soldats que se donnait l’Angleterre.

La nuit était venue quand on se mit en marche. A l’avant-garde s’étaient placés les deux gendarmes français et les gens de la police turque. Les autres volontaires, formant avec leurs domestiques une vingtaine de personnes, marchaient au centre, en désordre, et au gré de leur fantaisie. Swison et ses trente hommes étaient à l’arrière-garde. On n’avait d’ailleurs qu’une médiocre confiance dans les bons sentimens de cette escorte. On ne savait quelle serait l’attitude de ces soldats, s’il fallait en venir aux mains avec leurs anciens camarades devenus brigands ; de tels auxiliaires n’étaient pas sans danger.

Cependant chacun chevauchait dans la nuit sombre, se livrant, comme il arrive, à ses pensées. William songeait à Antonia. Tantôt il lui semblait qu’ils fuyaient ensemble au galop : ils traversaient des vallées, des montagnes, puis encore des vallées et des montagnes ; ils s’arrêtaient enfin dans une forêt touffue, et là commençaient d’interminables causeries entremêlées de douces étreintes. Tantôt il présentait Antonia dans les salons de Londres, surprenait un sourire railleur sur les lèvres d’un gentleman, et d’un regard provoquait l’insolent. L’image d’Antonia passait et repassait dans son esprit sous toutes les formes. Il la voyait vêtue à la turque, chaussée de babouches jaunes, traînant la queue d’une longue robe lilas, les bras et le cou chargés de perles. Il la voyait sous le fez rouge et brodé des femmes grecques, habillée d’une veste violette soutachée d’or. Il la voyait enfin telle qu’elle était là près de lui en ce moment, semblable à un gracieux adolescent dont les membres délicats manient le cheval et l’épée. Alors la réalité lui revenait à l’esprit. Cette femme le repoussait. En vain il avait offert sa fortune, son nom, sa vie. À cette pensée, la rage lui montait au cœur ; sa volonté, irritée de tant de résistance, incapable de se plier à de nouveaux ménagemens, se portait aux résolutions les plus violentes, comme un torrent qui, rencontrant sur son chemin des quartiers de roc, dédaigne de s’insinuer entre les fentes et bondit tout entier en écume par-dessus l’obstacle. Il enlèverait Antonia, il l’emporterait de force. En Orient, où y a-t-il des lois, humaines ou divines, pour protéger les femmes ? Elle serait à lui ; il trouvait une sauvage jouissance à la voir éperdue et haletante à ses pieds; il savourait ses larmes et ses cris...

Antonia, de son côté, laissant la bride sur le cou de son cheval, cherchait à repousser la pensée qui la dominait depuis deux jours. Afin de fuir Spuro, elle avait voulu prendre part à la chasse aux bandits. Elle comptait sur la fatigue, le grand air, l’émotion d’un combat, pour oublier. Vain calcul! elle songeait à Spuro. Il lui semblait que, sous des habits d’homme, elle était l’ami, le camarade du batelier. Ils partaient ensemble à travers les mers; ils chantaient joyeusement. Elle prenait plaisir à lui dégrossir l’esprit; elle lui enseignait à lire, et pendant que l’écolier, assis aux genoux du maître, épelait dans un livre, elle regardait son front poli comme du marbre et ses joues veloutées comme des pêches. Puis tout à coup la scène changeait. Elle surprenait l’amour de Spuro pour une autre femme. Spuro fuyait avec sa maîtresse. Antonia le voyait partir, elle le suivait longtemps des yeux, et demeurait anéantie, seule dans le monde désert.

A qui songeait cependant notre ami Spuro, endormi dans son bateau à Varna? Peut-être à quelque grande fille aux tresses brunes entrevue dans une anse de l’Archipel. — Et à qui la grande fille aux tresses brunes? — En vérité, je ne saurais le dire. — Ainsi les amours des hommes s’enlacent l’un dans l’autre comme les anneaux d’une chaîne sans fin.

La troupe fit halte à onze heures de la nuit. On était sur le théâtre même du crime. Les débris des voitures pillées jonchaient le sol. Une rivière coulait près de là, et sur le bord opposé s’élevait un moulin, d’où pendant le jour on avait dû voir les assassins. Au dire même des gens de Varna, les bandits y étaient entrés plusieurs fois; peut-être plusieurs d’entre eux y passaient la nuit. Il fallait traverser la rivière. Giret fit chercher un gué. L’obscurité était complète; il n’y avait pas de lune. Le silence était profond; on voulait surprendre les gens du moulin. Quand le gué fut trouvé, la petite colonne se mit en mouvement.

— Ne craignez rien, dit à Mme Fortuni le docteur, qui se trouvait derrière elle.

— Je suis là, dit William, qui était à la droite d’Antonia, la devinant dans l’ombre plutôt qu’il ne la voyait.

— Je suis là, dit en même temps Nourakof, qui se trouvait de l’autre côté.

Le passage fut difficile; l’eau était haute. Les chevaux effrayés refusaient de s’engager dans le lit pierreux de la rivière. Ils se défendaient, ruaient et jetaient le désordre dans la colonne. On en fut quitte pour quelques gens tombés à l’eau. Le moulin fut cerné. On n’y trouva qu’un vieux meunier turc et son aide, qui déclarèrent n’avoir aucune connaissance de ce qui s’était passé. On les lia avec des cordes, et on les emmena pour les engager à fournir plus tard des explications. Comme on ne pouvait songer à entrer dans la forêt que le matin, on employa le temps à descendre dans quelques villages voisins, presque entièrement habités par des Turcs. On arrêtait dans chacun le muchtar[19], le kiaya et tous les gens qui paraissaient pouvoir donner quelques renseignemens. On les liait, et on les emmenait. Rien n’est plus sommaire et plus exempt de formes que la justice des Orientaux, si ce n’est pourtant celle des Occidentaux, quand elle s’exerce dans les pays d’Orient. Le musulman qui inflige une peine l’inflige, il est vrai, sans forme de procès, mais du moins il y apporte un calme et une gravité qui semblent protéger le prévenu. Le Franc d’Europe y met une pétulance qui présente moins de garanties. Du reste, tous les gens que l’on arrêtait, habitués à ne jamais protester contre la force, se laissaient lier les bras sans dire mot et suivaient à pied la colonne d’un air insouciant. Tout au plus quelques vieilles femmes, dont on emmenait les maris, sortaient voilées et poussaient des cris déchirans sur un rhythme régulier en levant les mains au ciel par un mouvement monotone, de telle sorte qu’elles semblaient plutôt exercer leurs poumons que témoigner leur douleur.

Après quelques heures consacrées à cette razzia, on s’arrêta au village de Cadikeuï pour attendre le point du jour. C’est un hameau bulgare. Chaque famille y occupe un vaste terrain, fermé d’un clayonnage à hauteur d’homme. Les moutons, les chevreaux et les buffles y sont parqués. Sur un des pans de l’enceinte s’élève la maisonnette. Elle se compose de deux pièces, précédées d’un portique où l’on monte par deux ou trois marches grossières. La première pièce a seule une entrée sur le devant. On pénètre dans la seconde par la première, au moyen d’une porte basse, sorte de trou carré où l’on ne peut passer qu’en pliant le corps jusqu’à terre. Cette seconde salle, où la famille s’entasse quand elle a des hôtes à loger, a ordinairement une sortie de derrière protégée par de petits cabanons en claies, et ménagée pour la fuite en cas de danger. La même disposition se retrouve dans les villages turcs; la seconde pièce forme alors le harem ou partie de la maison réservée aux femmes.

La colonne se répandit dans Cadikeuï, et se distribua entre les différentes maisons. Après que des sentinelles eurent été placées, que les prisonniers eurent été mis en lieu sûr et que les chevaux furent remisés, chacun revint s’étendre tout habillé sous le portique de son logis, séjour infiniment préférable à l’intérieur des cabanes, quand la nuit n’est pas trop froide. Kelner conduisit Mme Fortuni dans une maison qu’il avait choisie pour elle. Antonia, avec l’ardeur d’un soldat improvisé, voulait s’endormir sur le devant de la maison. Kelner le lui défendit en sa qualité de docteur.

— J’ai consenti, dit-il, à vous accompagner dans votre singulière excursion ; au moins suivez mes avis. Je vous vois fatiguée. Vous avez la fièvre. Entrez dans la chambre ; nous vous ferons un lit tant bien que mal. Déshabillez-vous, et dormez deux heures d’un bon sommeil. Moi et Stéphanaki, nous passerons la nuit devant la porte.

Ainsi fut fait. La nichée de Bulgares qui était couchée pêle-mêle dans la pièce principale se retira dans l’arrière-maison. Les nattes et les coussins furent mis en réquisition et étendus près du foyer de façon à former un lit. Quelques instans après, Antonia s’endormait profondément pendant que son domestique et le docteur s’étendaient en dehors sur le seuil. Kelner ne s’endormit pas. Il alluma sa pipe et attendit. Le mouvement causé dans le village par l’arrivée nocturne du détachement s’arrêta peu à peu. Les dernières lanternes cessèrent de circuler. Seuls, les chiens de Cadikeuï, troublés dans leur repos, continuaient leur effroyable concert d’aboiemens. Le docteur, s’armant de son sabre contre ces hôtes incommodes, sortit alors et se rendit à la maison où était Spentley.

William ne dormait pas non plus.

— Monsieur le major, lui dit Kelner, Antonia dort là-bas tranquillement dans une maison écartée.

— Elle veut me voir ?

— Sait-elle ce qu’elle veut ? Tête de femme, capricieuse et taquine ! Écoutez, quand je lui ai proposé de venir à cette expédition, elle a accepté. Elle savait bien que vous y seriez. Qui peut dire ce qu’il y avait au fond de sa pensée ?

— Kelner, vous êtes un misérable. Si je vais près d’Antonia, il faut qu’elle soit à moi.

— Eh bien ? dit Kelner.

— C’est odieux, disait William entre ses dents.

— Monsieur le major, reprit le docteur, je dois encore vous donner un avis. Je connais un jeune drôle qui fait depuis quelque temps du chemin dans le cœur de la belle…

— De qui parlez-vous ?

— C’est mon affaire. Venez.

William appela Kennedy, son domestique, et lui dit : — Suivez-nous.

— Encore un mot, dit le docteur. Je n’ai plus d’argent. J’ai tout dépensé pour les préparatifs, et j’en ai besoin encore. Spentley lui donna sa bourse.

— Et dans huit jours je dois payer au consulat deux cents livres que je ne sais où trouver.

— Vous les aurez à Varna, dit Spentley.

Ils se mirent en marche. Quand ils furent arrivés à la porte de l’enclos : — Attendez-moi, dit Kelner. — Il vint réveiller Stéphanaki. Quelques mots et quelques pièces d’or firent disparaître le domestique. William s’avança, suivi de Kennedy. Quand il fut devant la maisonnette : — Demeurez là, dit-il à son domestique; ne bougez pas, quoi qu’il arrive, et ne laissez entrer personne, personne, entendez-vous? — Il pénétra alors résolument dans la chambre, et ferma le verrou; il poussa aussi celui de la porte qui donnait accès dans l’autre pièce; puis il éloigna d’Antonia son sabre et son revolver, qu’elle avait déposés près d’elle.

Antonia dormait, à demi vêtue et vivement éclairée par un reste de flamme qui brillait dans la cheminée. William, debout, la contempla un instant. Il se penchait vers elle, quand elle se réveilla en sursaut et se leva brusquement. Étonnée d’abord, elle porta les yeux sur William, et vit son visage égaré, que la braise teignait d’une lueur rouge. Elle se précipita vers la porte en criant : — Kelner! Stephan! — D’un bras il l’arrêta, de l’autre il l’étreignit. Les Bulgares qui se trouvaient dans la pièce voisine se pressaient contre la porte, mais sans chercher à l’ouvrir, convaincus qu’il faut toujours laisser les étrangers faire leurs affaires entre eux. Presque aussitôt un grand bruit se fit au dehors. Des gens arrivaient précipitamment. Kennedy voulut défendre l’approche de la maison. Un coup de feu retentit, puis la porte, secouée d’un bras vigoureux, s’abattit en emportant un pan de mur, et Nourakof parut sur le seuil, son revolver à la main.

Antonia épuisée s’était évanouie.

— Monsieur, dit Nourakof, vous faites crier violemment les dames, et vous m’avez forcé à tuer votre sentinelle. J’attends que vous vous expliquiez.

— Quand il vous plaira, répondit William, qui avait repris son sang-froid.

Ils sortirent, entourés des personnes qui étaient survenues. La petite troupe fut bientôt sur pied. On s’entretint de l’événement de la nuit; mais il fallait avant tout terminer l’expédition commencée contre les bandits, et chacun se remit en selle. L’aube n’était pas venue, et l’on ne distinguait pas encore un fil blanc d’un fil noir, quand Giret donna le signal du départ. Antonia, brisée par les émotions de cette nuit, resta à Cadikeuï. Kelner demeura avec elle, se chargeant de la reconduire dans la journée à Varna, et aussi de faire porter en ville le corps de Kennedy.

VIII.

On cerna la forêt où les bandits s’étaient réfugiés. Des paysans des villages voisins, mis en réquisition par les gens de la police turque, étaient venus renforcer la petite armée : elle se partagea en quatre colonnes, qui pénétrèrent dans la forêt par des côtés différens, de façon à se réunir au centre. Je n’entrerai pas dans les détails de l’escarmouche qui eut lieu. Les bandits firent une trouée dans les rangs de leurs ennemis et s’échappèrent en se dispersant. Une dizaine d’hommes restèrent de chaque côté sur le terrain. A dix heures, Giret et les siens étaient maîtres du champ de bataille, et les détachemens, arrivant de côtés divers, débouchaient l’un après l’autre dans une clairière qui occupait le milieu de la forêt. C’était un vaste terrain inégalement incliné et environné de vieux chênes. Au bas de la pente étaient placées symétriquement deux fontaines, construites sur le modèle uniforme que le sultan Mahmoud a introduit dans toutes les campagnes de la Turquie. Une pierre creusée, longue et étroite, reçoit l’eau qui coule par plusieurs ouvertures d’un massif de maçonnerie. Cette auge est divisée en compartimens, de telle façon que les fidèles qui viennent y faire ensemble leurs ablutions aient chacun sa place réservée. Des versets du Coran sont gravés sur le massif. Sur l’une des deux fontaines était écrit :


« N’as-tu pas vu comment Dieu fait tomber du ciel l’eau, et la conduit aux sources cachées des entrailles de la terre ?

« O croyans ! quand vous vous disposez à faire la prière, lavez-vous le visage et les mains jusqu’au coude ; essuyez-vous la tête et les pieds jusqu’au talon. »


L’inscription plus longue de la seconde fontaine contenait le tableau du paradis de Mahomet :


« Les fidèles serviteurs de Dieu

« Habiteront le jardin des délices,

« Se reposant sur des sièges ornés d’or et de pierreries,

« Accoudés et placés en face les uns des autres.

« Autour d’eux circuleront des jeunes gens éternellement jeunes,

« Avec des gobelets, des aiguières et des coupes remplies d’une boisson limpide,

« Dont ils n’éprouveront ni maux de tête ni étourdissemens,

« Avec des fruits qu’ils choisiront à leur goût,

« Et de la chair de ces oiseaux qu’ils aiment tant.

« Ils auront des vierges au regard modeste, aux grands yeux noirs, et semblables par leur teint aux œufs d’autruche que rien n’a ternis. »


La prairie où la colonne expéditionnaire fit halte prit bientôt une vague ressemblance avec le jardin décrit par les versets de la fontaine, sauf pourtant la présence des vierges au teint d’œufs d’autruche, et avec cette différence qu’infidèles et croyans s’y trouvaient pêle-mêle. Les bachi-bozouks de Swison dans leurs costumes bigarrés, les gens des villages portant en bandoulière leurs longs fusils de fer ou leurs courtes escopettes en bois incrusté, s’étaient couchés par groupes et fumaient leur chibouk avant de manger leur pain noir. Fumer est la première occupation du Turc dès qu’il se repose. C’est ainsi que pendant le ramazan, alors que la religion prescrit un jeûne rigoureux et ne permet au fidèle de rien introduire dans sa bouche avant que le soleil soit couché, cinq ou six millions de croyans, la pipe préparée, le charbon allumé, attendent le signal sacré qui annonce la fin du jour : c’est un coup de canon dans les villes, c’est le cri du muezzin dans les campagnes. Le signal retentit, et soudain cinq ou six millions de poitrines aspirent à la fois la fumée du tabac.

Les petits chevaux des Turcs, lâchés dans la clairière, gambadaient en secouant leurs glands rouges et les amulettes triangulaires suspendues à leur poitrail pour les préserver du mauvais œil. Çà et là les uniformes des Européens tranchaient sur les costumes indigènes : ici des Anglais à casquette rouge, là les cawas de la police portant sur la redingote bleue à collet droit du nizam un ceinturon de cuir doré et des cartouchières de cuivre, plus loin Nourakof en veste de chasse, ici des tuniques françaises; enfin, dominant le tableau, nos deux gendarmes en buffleteries jaunes, en pantalon bleu, en bottes d’ordonnance, un bout de pipe entre les dents.

C’est pendant cette halte que furent réglées les conditions du combat qui devait avoir lieu entre Spentley et Nourakof. Les avis étaient d’ailleurs partagés parmi les gens de l’expédition. Les uns regardaient ce duel comme absurde, les autres comme nécessaire. Il fut enfin décidé qu’on se battrait le lendemain matin au pistolet, sur la plate-forme du Petit-Monastère. Là-dessus la troupe, qui s’était reposée quelques heures dans la prairie aux deux fontaines, reprit lentement le chemin de Varna. Elle y rentra à la fin du jour.

Le premier soin de Nourakof, dès qu’il eut secoué la poudre du voyage, fut de se rendre chez Antonia. Il trouva la maison tout ouverte : dans la cour, dans les escaliers, dans les chambres, ce désordre que laissent des malles faites à la hâte. Kelner et Stéphanaki inventoriaient les objets qui restaient.

— Où est Mme Fortuni? demanda-t-il au docteur.

— Elle part à l’instant pour Trieste, par le bateau du Lloyd autrichien, répondit Kelner. Des fenêtres du premier étage, on voyait le vapeur qui venait de lever l’ancre et qui s’avançait lentement vers la pleine mer.

— Elle est partie seule? continua Nourakof.

— Je ne sais.

— Et elle n’a rien dit pour personne en partant?

— Rien. Elle m’a chargé de vendre pour elle ce qu’elle n’a pu emporter.

Nourakof regarda le docteur de travers et courut chez la sœur de Spuro; elle pleurait. — Que fait ton frère? lui dit-il.

— Il est parti avec la dame, répondit-elle en montrant la mer. Un gros panache de fumée noire surmontait le navire, qui virait de bord en ce moment pour doubler le cap Galata. Alors Paraskévi raconta que Spuro avait été appelé dans la journée chez Mme Fortuni, qu’il était rentré fou de joie, annonçant qu’il allait devenir une excellence (tchélébi), et qu’il partait le soir même pour ne revenir jamais. En sortant, il avait fait don à sa sœur de la maisonnette qu’ils habitaient.

Le soir même, toute la ville fut instruite qu’Antonia avait fui avec Spuro. On vint trouver Spentley et Nourakof, et on essaya de leur démontrer qu’après cet événement ils ne devaient plus se battre. — Pourquoi? répondirent-ils tous deux. Qu’est-ce que cela change à ce qui s’est passé?

Le lendemain, au point du jour, les adversaires entrèrent dans la seconde cour du Petit-Monastère. Les combattans furent placés à trente pas de distance, devant le kiosque où Spentley avait vu Mme Fortuni pour la première fois. Ils devaient tirer en marchant l’un sur l’autre. Ils tirèrent en même temps. Spentley, frappé en pleine poitrine, s’affaissa en vomissant le sang, et expira sans prononcer une parole. Nourakof était tombé, la cuisse fracassée par la balle de son adversaire. On le rapporta à Varna, où l’autorité militaire lui chercha chicane, sa qualité de prisonnier de guerre ne lui permettant pas de tuer en duel des gentlemen amoureux. Il se guérit d’ailleurs, mais resta boiteux.


EDGAR SAVENEY.

  1. Eau-de-vie de prunes.
  2. Manteau que portent les femmes dans la rue.
  3. Voile qui ne laisse voir que les yeux.
  4. Hôte.
  5. Pot-de-vin, pourboire.
  6. Maréchal, commandant en chef.
  7. Courage, entrain.
  8. Qu’il nous suffise de citer un exemple de ces singuliers expédiens diplomatiques. Un ambassadeur voulait se débarrasser d’un grand-vizir en grande faveur auprès du padischah. Le grand-vizir venait d’être malade; il reparaissait pour la première fois devant son maitre. Or l’usage veut, à la cour d’Abdul-Medjid, que, lorsque sa hautesse se lève, les ministres, les hauts fonctionnaires qui l’entourent s’empressent autour d’elle et la soutiennent sous les bras pour aider sa marche. Le vizir s’acquitta de cette fonction avec le zèle qui convenait. Le soir même, des amis officieux, gagnés par l’ambassadeur, vinrent trouver le ministre et lui donner avec un embarras simulé un avis qu’ils disaient fort précieux : « Tout le monde savait qu’il avait eu une pleurésie; mais pendant qu’il gardait le lit, des gens avaient, à tort ou à raison, prévenu le sultan que cette maladie s’était compliquée d’une affection de la peau, et dans cette croyance, Abdul-Medjid ne voyait pas sans quelque crainte sa personne sacrée touchée par les mains de son grand-vizir. » Le haut fonctionnaire mit à profit le perfide avertissement. Pendant les jours qui suivirent, quand il se trouva en présence du padischah, il se tint aussi loin que possible de son maître, et se garda bien de le toucher, alors que d’autres s’empressaient pour le soutenir. Le premier acte de la comédie étant joué, l’ambassadeur fit alors circonvenir l’esprit du padischah. On représenta à sa hautesse que l’orgueil aveuglait le vizir, qui affectait publiquement de refuser à son souverain les marques les plus indispensables de respect. Les sultans sont, à ce qu’il paraît, chatouilleux à cet endroit. On fit si bien que le ministre, pendant qu’il dormait tranquillement dans sa maison de campagne sur la rive du Bosphore, reçut à minuit l’ordre de partir à l’aube du jour pour Bagdad, et de ne jamais reparaître devant son maître.
  9. Pièces d’or de cent piastres.
  10. Faubourg.
  11. Voitures.
  12. Impur.
  13. Nos soldats avaient remarqué que les Turcs se disaient à chaque instant : banabac, qui est une expression destinée à appeler l’attention ; littéralement bac, regarde, bana. vers moi. Ils en avaient fait un mot dont ils se servaient pour désigner les indigènes et qu’ils déclinaient : un banabac, des banabacs. Par une réciprocité fortuite, les Turcs avaient été frappés du mot dis donc, dont nous faisons, à ce qu’il parait, un usage continuel, et qui correspond à peu près à banabac. De leur côté, ils disaient un dis donc (prononcez didou) pour indiquer un Français. Ils en étaient venus même à désigner sous ce nom nos pièces d’or qui circulaient abondamment dans le pays.
  14. Fermes, maisons de campagne.
  15. Nous verrons. Mot d’atermoiement très usité chez les Turcs.
  16. Palais officiel.
  17. Chef des gardes.
  18. Sergent.
  19. Sorte de maire.