Mme Ackermann d’après des lettres et des papiers inédits

Mme Ackermann d’après des lettres et des papiers inédits
Revue des Deux Mondes3e période, tome 108 (p. 318-352).
Mme ACKERMANN
D'APRES
DES LETTRES ET DES PAPIERS INEDITS


I

La femme dont le nom est en tête de ces pages a eu son jour de célébrité et presque de gloire. Elle en a dû les premiers rayons à ce grand explorateur dans le domaine des idées et des âmes qui s’appelait Garo. Il était coutumier de telles découvertes, et c’est lui qui l’a fait connaître, comme plus tard il devait taire connaître Amiel et Doudan. Ceux qui, à travers cette fin de siècle et ses préoccupations assez matérielles, ont conservé le culte de la poésie et le souci des questions philosophiques, ces rares là n’ont pas oublié l’article qu’au mois de mai 1874 M. Caro consacrait ici même à un petit volume de vers récemment paru qui avait pour titre : Poésies philosophiques, et pour auteur une femme dont personne n’avait jamais entendu prononcer le nom. Sainte-Beuve rapporte qu’au lendemain de la publication d’Indiana, tout le monde s’abordait dans la rue en échangeant ces mots : « Avez-vous lu Indiana ? Lisez donc Indiana. » De même au lendemain de l’article en question, tout le monde (tout le monde, c’est-à-dire mille personnes à Paris) s’abordait en se disant : « Avez-vous lu les vers de Mme Ackermann ? » Question bientôt suivie d’une autre : « Qui est donc Mme Ackermann ? » On se demandait en effet avec curiosité de quels bords inconnus pouvait bien débarquer cette nouvelle Lélia, incrédule et insensible, dont les lamentations, pour être écrites dans une langue plus simple et cependant plus poétique, n’avaient pas moins de profondeur ni d’âpreté. Grande fut la surprise quand on apprit que cette Lélia était tout simplement une assez vieille dame, veuve depuis longtemps d’un érudit alsacien, qui vivait bourgeoisement en province de ses modestes rentes, venait rarement à Paris et n’était guère visible qu’en petite robe noire aux cours du Collège de France. L’imagination ne trouvait pas son compte aux résultats de l’enquête, et comme la vieille dame était de mœurs simples et n’entendait rien à la réclame ; comme d’ailleurs, depuis ses Poésies philosophiques, elle n’avait rien publié, sauf un petit volume de pensées peu fait pour ajouter à sa réputation, le bruit qui s’était élevé autour de son nom est tombé peu à peu. Elle est morte il y a quelques mois, presque obscurément. Son nom était à demi oublié, et beaucoup, dans la génération nouvelle, l’entendirent à cette occasion prononcer pour la première fois. Quelques articles rapides dans les journaux de la semaine sont, jusqu’à présent, tout ce qu’elle a obtenu.

Est-ce assez ? Je ne le pense pas. Épars dans les œuvres de cette femme se trouvent peut-être quelques-uns des plus beaux vers du siècle. Sans doute la variété lui fait un peu défaut, et surtout le souffle est court. Aussi n’a-t-elle pas écrit une seule de ces pièces achevées qui se gravent dans la mémoire, comme le Crucifix, la Tristesse d’Olympio, ou l’Espoir en Dieu ; mais quand elle est inspirée, on ne trouverait chez aucun de nos plus grands maîtres des vers plus pleins et plus sobres à la fois, d’une forme plus parfaite, d’un accent plus pathétique, d’une portée plus haute. Elle a peint, d’ailleurs, ce qu’aucun d’entre eux n’a jamais peint, c’est-à-dire les ravages que produisent dans une âme non pas l’amour et ses souffrances, non pas le doute et ses angoisses, mais l’incrédulité et ses révoltes. Toute sa poésie est là, et je ne sache pas que depuis Lucrèce la négation absolue se soit traduite en vers aussi hardis et aussi beaux. Le spectacle est triste, mais il a sa grandeur, et il est impossible de ne pas s’intéresser à la victime quand on la voit saignante, quand on la sent sincère. On ne s’étonnera donc pas que j’aie cédé à la tentation de profiter d’une communication qui m’a été libéralement faite[1] et de pénétrer, grâce à des documens inédits, dans la vie intime de celle qu’on pourrait appeler la Sapho de l’athéisme.

I

Victorine Chuquet est née à Paris le 30 novembre 1813, de parens parisiens, mais d’origine picarde. Elle-même, dans une autobiographie courte et un peu sèche de ton, nous a donné sur son éducation quelques détails curieux. Elle fut élevée à la campagne, non loin de Montdidier. Son père s’était retiré de bonne heure des affaires. Bourgeois libre penseur, se piquant de belles-lettres et de philosophie, il prit plus de soins de l’éducation littéraire que de l’éducation morale de sa fille. Il la nourrissait de Molière, de Racine, de La Fontaine, et lui causait une grande joie en lui taisant cadeau d’un Corneille complet pour ses étrennes. Mais il ne lui donnait ni ne lui laissait donner par sa femme aucune instruction religieuse. Il s’en était bien passé, ce fier agréé au tribunal de commerce, qui ne jurait que par Voltaire, et qui était sans doute abonné au Constitutionnel. Le résultat de cette éducation, assez décousue, fut de faire de la jeune Victorine une enfant à la fois retardée et précoce, d’humeur triste et inégale. Sauvage et taciturne, elle avait horreur des divertissemens de son âge et ne se plaisait que seule au jardin, dans la société des moucherons, des fourmis, et surtout des cloportes. Elle se sentait autant de tendresse pour cette petite bête laide et craintive que d’éloignement pour les enfans de son âge. Sa mère, qui paraît dans ce singulier intérieur avoir représenté le bon sens, jugea sans doute que cette éducation à bâtons rompus n’était pas suffisante, et elle obtint, non sans peine, que Victorine fût mise dans une petite pension à Montdidier pour sa première communion. Ce fut là que la jeune fille reçut les premiers enseignemens de la foi ; elle les adopta avec ardeur, sans que l’ombre d’un doute sur les vérités qu’on lui enseignait traversât son esprit. Elle devint par sa ferveur un objet d’édification pour ses petites compagnes et fit sa première communion avec exaltation. Si on l’eût laissée suivre sa pente d’alors, elle allait droit au couvent. Mais ce n’était pas ainsi que l’entendait l’ancien agréé. Pour réparer les ravages que la foi avait exercés sur l’âme de sa fille, il lui glissa dans les mains un Voltaire et lui laissa en outre toute liberté de lire les ouvrages philosophiques de la fin du siècle dernier. Il en résulta dans cette jeune tête un chaos et une confusion d’idées extraordinaire, entretenue par une avidité maladive de lectures et surexcitée par des velléités de composition poétique. La prudente mère s’effraya de nouveau ; et, pour diriger ces instincts littéraires qu’il n’était plus possible de contenir, elle prit le parti de mettre sa fille à Paris dans une grande institution dirigée par la mère d’un jeune abbé. La chose réussit mal à tous les points de vue. L’abbé entreprit de raffermir la foi de la jeune fille en lui communiquant ses cahiers de théologie ; mais les cahiers étaient sans doute mal rédigés, car il ne réussit, au contraire, qu’à l’ébranler davantage. « Le bon abbé, dit-elle, ignora toujours les résultats de sa théologie. Je me gardai bien de l’en instruire, il en aurait été trop malheureux. L’envie de croire ne me manquait pas pourtant. J’étais certainement, au fond, de nature religieuse, puisque j’eus plus tard des rechutes de mysticisme. Quant à la foi proprement dite, elle m’était à tout jamais devenue impossible. » « J’étais au fond de nature religieuse : » paroles dont il faut nous souvenir, car elles sont chez elle l’explication de bien des contradictions. Mais, pour le moment, les problèmes philosophiques qui devaient plus tard la troubler si fort ne la préoccupaient guère : elle était toute à la poésie. Elle ne se contentait pas de dévorer Shakspeare, Byron, Goethe, Schiller : elle rimait pour son propre compte, aux encouragemens de sa maîtresse de pension, qui avait mis sa classe entière au régime de l’alexandrin, et de son professeur, qui montrait ses vers à Victor Hugo. J’ai tenu entre mes mains un petit album où ont été recueillis par elle-même quelques-uns de ses chefs-d’œuvre de pensionnaire. L’inspiration en est généralement assez banale. La Mort d’une jeune fille, A ma mère, les Adieux d’une religieuse à la France, Adieux de Jeanne d’Arc à son pays, tels sont les titres des morceaux les plus importans. Il y en a deux, cependant, qui sont intéressans. L’un fut sans doute écrit par elle pendant une rechute de mysticisme, car il a pour titre : Une autre vie. Bien que la facture en soit assez faible, je citerai cependant ces trois strophes :


Triste enfant du néant que réclame la tombe,
L’homme en mourant rêve à de plus beaux jours.
Mais c’est en vain ; semblable à cette fleur qui tombe,
Il périt pour toujours !
Dans son orgueil ainsi parle l’impie,
Du flambeau de la foi repoussant la clarté.
Avec un rire amer il nie une autre vie,
Au seuil de l’éternité.
Mais moi que le Seigneur a couvert de son aile,
Dès mes plus jeunes ans, j’ai suivi ses chemins.
Il regarda d’en haut ma piété fidèle,
Et prit mon âme dans ses mains.


L’autre pièce, au contraire, écrite quand l’auteur avait dix-sept ans, et intitulée l’Homme, est une longue diatribe contre l’existence humaine. L’inspiration n’en est pas absolument originale, et on y trouverait plus d’une réminiscence, mais certains accens ne manquent pas de vigueur :


Gémis, gémis, élu de la misère,
Sous la main du malheur ton front s’est incliné.
Pour souffrir, pour pleurer, pour passer sur la terre,
Dès tes premiers ans tu fus prédestiné.
Près d’un être adoré tu sus doubler ta vie ;
Dans ses bras tu gémis, tu chantes tour à tour.
Mais les vents ont brisé cette tige chérie
Qui portait ton amour.
Sous le poids de tes maux ton corps usé succombe,
Et goûtant de la mort le calme avant-coureur,
Tu vas dormir enfin du sommeil de la tombe.
Réjouis-toi, vieillard, c’est ton premier bonheur.


Victorine Chuquet sortit de pension à dix-sept ans. Sa pauvre mère, qui désirait tant que sa fille fût comme tout le monde, dut être singulièrement déçue des résultats qu’avait produits l’éducation du pensionnat. De guerre lasse, elle la laissa vivre à sa guise, c’est-à-dire enfermée dans sa chambre avec des livres. La jeune fille en profita pour se remettre à la poésie. Les quelques pièces de vers datées de cette époque qu’elle-même a jugées dignes d’être insérées dans son recueil de Premières poésies, sont d’un tour et d’un ton très différens de celles qui devaient taire plus tard sa réputation. L’inspiration en est mélancolique, mais de cette mélancolie du jeune âge qui se plaint de la vie avant de la connaître et qui ploie sous le fardeau avant de l’avoir porté. Elle commence par dire fièrement que ses pleurs sont à elle. Nul au monde ne les a comptés ni reçus. L’être qui souffre n’est compris de personne. Aussi brisera-t-elle sa lyre ; car, à dire ses maux, elle sentirait plus de douleur qu’à les porter. Mais ce sont là sermens de poète, qui valent les sermens d’amoureux, et elle ne va pas tarder à nous confier ses douleurs. Quand elle avait quinze ans, elle regardait au sein de la nuit voyager les étoiles, et elle se sentait entraînée vers la voûte céleste par un besoin de divine harmonie :


Tant il est vrai qu’ici cet autre astre immortel,
L’âme, gravite aussi vers un centre éternel.


Elle faisait des rêves d’amour et de noble mission. Mais aujourd’hui qu’elle a dix-neuf ans, elle sait tout, car elle a tout interrogé dans les choses de l’âme, l’amour d’abord, puis la gloire :

… Autre rêve enchanté,
Dans l’être d’un moment instinct d’éternité.


Aussi, sur terre, tout s’est-il empreint pour elle d’une amertume infinie. Alors, elle s’est tournée vers le Seigneur, en lui criant : « Prends-moi ! » car, par-dessus toute chose, elle a besoin d’un grand et saint espoir, où son âme


S’enferme et trouve enfin un terme à son tourment.


C’est encore là une rechute de mysticisme, mais la dernière malheureusement. Qui sait l’influence qu’aurait pu avoir sur cette nature inquiète, si, à ce moment, elle l’avait rencontré sur sa route, un de ces grands pasteurs d’âmes, comme l’église catholique n’a pas cessé d’en fournir depuis saint François de Sales et bien des siècles auparavant, jusqu’au père Lacordaire, et à tel prêtre de nos jours. Mais la jeune fille vivait seule avec elle-même, incertaine de son avenir et tourmentée du double désir de trouver quelque but digne de sa vie et quelque objet digne de son amour. A vrai dire, ces deux désirs se confondaient dans sa pensée ; car dans une petite pièce adressée aux femmes, ce qu’elle leur propose comme idéal, c’est la tâche austère du dévoûment à un époux, à un enfant, c’est d’être celle


Que l’homme à son secours incessamment appelle,
Sa joie et son espoir, son rayon sous les cieux,
Qu’il pressentait de l’âme et qu’il cherchait des yeux.


Ainsi cette philosophe, cette révoltée, fut à vingt ans femme, et très femme. L’ambitieux désir qui lui vint plus tard de jeter un cri, avant le naufrage final, et de laisser derrière elle un sillage, ne la tourmentait pas encore, et si elle félicitait une de ses amies de s’être enfermée dans l’art, et de contempler sur cette terre


Sous un de ses aspects l’éternelle beauté,


c’était après s’être écriée :


Que faire de la vie ? O notre âme immortelle,
Où jeter tes désirs et tes élans secrets ?
Tu voudrais posséder ; mais ici tout chancelle.
Tu veux aimer toujours. Mais la tombe est si près…


c’était parce qu’elle voyait dans cette idolâtrie de l’art le moyen le plus sûr de tromper


’éternelle douleur et l’immense désir.

Cet immense désir qui la tourmentait, c’était tout simplement l’amour, et c’était de ne pas l’avoir encore rencontré qu’elle souffrait. Elle ne s’en cachait pas vis-à-vis d’elle-même, dans des vers datés de sa vingt-cinquième année, qui ne devaient voir le jour que bien plus tard. Elle était au moment de partir pour Berlin, où elle avait obtenu de sa mère la permission d’aller passer une année chez le directeur d’une institution modèle de jeunes filles. Voici les sentimens que ce départ lui inspirait :


Il est donc vrai ? Je garde en quittant la patrie,
O profonde douleur, un cœur indifférent.
Pas de regard aimé, pas d’image chérie,
Dont mon œil au départ se détache en pleurant.
Pourtant Dieu m’est témoin, j’aurais voulu sur terre
Rassembler tout mon cœur autour d’un grand amour,
Joindre à quelque destin mon destin solitaire,
Me donner sans regrets, sans crainte, sans retour.
Aussi ne croyez pas qu’avec indifférence
Je contemple s’éteindre, au plus beau de mes jours,
Du bonheur d’ici-bas la riante espérance.
Bien que le cœur soit mort, on en souffre toujours.


Elle ne passait qu’un an à Berlin, et elle en revenait pour perdre sa mère. Son père était mort quelques années auparavant, et cette double perte la plongeait dans une solitude morale dont elle sentait vivement la tristesse : « Quand ma plus jeune sœur sera mariée, écrivait-elle à une amie, je tomberai tout entière dans une sorte d’existence sans but, sans intérêt, dénuée de tout ce qui fait que la vie est quelque chose, quelque chose de bon, ou plus souvent de mauvais, mais enfin, quelque chose. J’ai beau retourner mon avenir dans tous les sens, l’envisager sous toutes ses faces, je ne lui ai pas encore découvert un côté tolérable. — Qu’en ferai-je ? le ramènerai-je à Paris ? Je n’en crois rien. Le laisserai-je tranquillement s’éteindre et se perdre ici ? C’est triste, mais c’est encore ce qui va le moins mal à mon goût de repos et d’oubli. »

Cependant la vigueur de l’esprit reprenait le dessus. Elle finissait par s’accommoder « de son régime quasi cellulaire » à la campagne, et elle écrivait à son amie qu’elle avait des livres pour une année. Mais le cœur souffrait toujours, et lorsqu’elle datait de Port-Royal des Champs une petite pièce intitulée Renoncement, qu’elle terminait par ces deux vers :


Après tout, si l’amour n’est qu’erreur et souffrance,
Un cœur peut être fier de n’avoir point aimé,

le renoncement n’était pas aussi complet qu’elle le croyait et elle ne pouvait s’empêcher de rêver encore


Le choix irrévocable et l’éternel amour.


Ce rêve allait bientôt se réaliser, hélas ! pour bien peu de temps.

Son premier séjour à Berlin lui avait laissé de trop vifs souvenirs pour qu’elle ne fût pas tentée de rompre la monotonie de sa vie nouvelle, en y retournant. Berlin n’était pas, à cette époque, la cité populeuse, remuante et sillonnée de chemins de fer, le grand centre financier et politique qu’elle est devenue aujourd’hui. C’était au contraire une ville paisible et pauvre, où les questions littéraires et philosophiques passionnaient seules les esprits. Schelling, Humboldt, Varnhagen, Jean Muller, s’y trouvaient réunis, et un grand mouvement d’idées s’agitait autour d’eux. Victorine y passa encore deux ans, dans ce même intérieur des Schubart où elle avait été déjà accueillie, s’adonnant à l’étude des langues mortes ou vivantes, et corrigeant par de solides études les abstractions nuageuses de la philosophie allemande dont elle se nourrissait. Elle allait cependant quitter Berlin, malgré la résistance des Schubart, qui voulaient la retenir. Dans une lettre à sa sœur, elle parle des regrets qu’elle laissait derrière elle, et elle termine sa lettre en disant : « Mon Français s’est retiré du monde, afin de se livrer tout entier au seul plaisir qu’il prétend avoir eu depuis quatre ans qu’il se périt ici. Ces dames sont effrayées en pensant au vide que je vais lui laisser. » Tout était prêt cependant pour son départ, mais il était réservé à son Français de changer tous ses plans.

Ce Français s’appelait Paul Ackermann. Il était Alsacien et protestant, au moins d’origine, il avait même été destiné par ses parens au ministère ecclésiastique. Mais le rationalisme avait chez lui détruit la foi, et il s’était interrompu au cours de ses études théologiques. De cette première et austère éducation il avait gardé une grande rigidité de doctrine morale, et une grande pureté de mœurs. Il avait cessé d’être chrétien, mais il était demeuré puritain. Seulement il avait remplacé la théologie par l’érudition. Venu à Berlin avec des lettres de recommandation de Cuvier, d’Eichhoff, de Burnouf, pour préparer la publication des œuvres françaises de Frédéric II, il était attelé depuis deux ans à cette besogne assez ardue, lorsqu’il rencontra celle qui devait être un jour sa femme. Il ne tarda pas à s’éprendre pour elle d’une passion profonde, qu’il n’osa cependant pas lui déclarer. Pendant huit mois, il l’avait vue tous les jours, sans lui dire un mot de ses sentimens. Il la laissa fixer le jour où elle devait partir sans oser lui faire connaître ses sentimens, mais à mesure que le jour fixé approchait, ses forces l’abandonnaient et ses amis commencèrent à craindre pour sa vie. « Déjà, écrivait-elle à sa sœur, la voix publique m’accusait de sa mort prochaine. J’en étais pourtant parfaitement innocente, et il a fallu qu’on me fît voir à quel point j’étais aveugle ; des amis communs se sont mis entre nous deux, car, pour son compte, il m’a dit qu’il serait plutôt mort que de me dire un mot. » Mais elle se sentit d’abord plus effrayée que séduite par cette recherche. Elle avait dépassé la trentaine et, jugeant impossible à réaliser l’idéal d’union conjugale qu’elle avait toujours eu dans l’esprit, elle avait pris son parti de vivre et de mourir fille. M. Ackermann lui inspirait beaucoup d’estime et d’amitié ; elle était touchée de son amour ; mais elle ne ressentait pour lui aucun entraînement. « J’aimerais mille fois mieux, écrivait-elle encore à sa sœur, être l’objet d’une haine invétérée, que celui d’une pareille affection. M. Ackermann est jeune, très bien de sa personne. Sans être beau garçon, il a fait ici des passions à cause d’une fort belle chevelure, de beaux yeux et surtout d’un certain air passionné qui plaît partout aux femmes. Il a une bonne position, de l’avenir ; sa vie passée est connue, sa conduite est exemplaire ; c’est un être d’une haute moralité. Eh bien, je voudrais avoir quelque amie à qui le céder, car j’ai moins que jamais envie de me marier. Je ne sais quel diable d’idée il a eu de s’attacher ainsi à moi. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il n’a été pris, ni par la jeunesse, ni par la beauté. On prétend que ce sont les femmes laides qui font les plus grandes passions. En voici la preuve. Malheureusement, je n’ai que de l’estime et de l’amitié, pour répondre à un pareil amour. » Peu s’en fallut même que sous main elle ne sollicitât son grand-père sinon de refuser, du moins d’ajourner son consentement, afin qu’elle eût un prétexte pour revenir en France. Elle finit cependant par triompher de ses hésitations, et le mariage fut conclu au mois de novembre 1843.

« Avec mes exigences morales excessives (a-t-elle écrit bien des années après), et mon esprit à la fois austère et exclusif, le mariage ne pouvait être pour moi que détestable ou exquis. Il fut exquis. » Et ce n’est pas là l’exaltation après coup et l’illusion volontaire d’une femme qui s’éprend du souvenir plus fortement qu’elle ne s’est éprise de l’être lui-même. Six semaines après son mariage, elle écrivait à une ancienne amie de sa mère, et dans cette lettre elle parlait de M. Ackermann d’un tout autre ton qu’au moment de leurs fiançailles. « Vous croyez sans doute, écrivait-elle, que mon mari est un Allemand. Non, madame, c’est un Français et des plus charmans. Je ne parle pas de l’extérieur, quoiqu’il soit pas mal, mais de son caractère qui est parfait, et de son esprit qui est très distingué. C’est un être à la fois doux et énergique, mais surtout affectueux et d’une haute moralité. En vous parlant ainsi, vous penserez peut-être qu’il y a un peu de partialité dans mon fait, mais mon jugement n’est heureusement que celui de toutes les personnes qui ont connu Paul Ackermann… Nous travaillons ensemble, et je vous assure que c’est une douce chose de vivre d’une vie si commune et dans un accord de pensées si parfait. Nous commençons à ne plus guère nous distinguer l’un de l’autre ; il y a confusion à la limite, et je suis forcée d’avouer qu’il n’y a rien de meilleur au monde que de vivre d’une union comme la nôtre. » Et trois ans après, dans une autre lettre à sa sœur : « Tu m’as fait rire avec ton… à propos de l’enchantement où je suis encore à l’égard de mon mari. Cela me paraît à moi tout naturel, puisqu’au lieu de changer en mal comme la plupart des maris, il est toujours de plus en plus aimable. Il est juste que je lui en sache gré, surtout puisque c’est une chose si rare. Je ne sais pas comment sont les autres ; mais le mien est vraiment un homme étonnant. C’est une nature si douce, si raisonnable, si affectueuse, si énergique. Je m’étais promis de ne plus t’en parler ; c’est toi qui m’as remise sur ce chapitre. »

M. Ackermann était un philologue. Il ne bornait pas son temps à la révision des œuvres de Frédéric II. Il préparait un grand dictionnaire historique de la langue française sur le plan de celui que nous devons à Littré. Sa femme l’aidait dans ses travaux. Elle dépouillait pour lui les vieux auteurs français, et leur demandait l’histoire et l’étymologie des mots. Quant à ses velléités poétiques, il n’en était plus question. Jamais elle n’osa même avouer à son mari qu’elle avait fait des vers avant son mariage. Il aurait trouvé cela inconvenant. « Mon mari, disait-elle plus tard, n’eût pas souffert que sa femme se décolletât, à plus forte raison lui eût-il défendu de publier des vers. Écrire, pour une femme, c’est se décolleter ; seulement il est peut-être moins indécent de montrer ses épaules que son cœur. » Cette personnalité si vivace et si forte avait fait abnégation d’elle-même au profit d’un autre ; et elle réalisait enfin ce beau rêve qu’avait caressé sa première jeunesse : le dévoûment dans l’amour. Ce bonheur si noble devait être de courte durée. Dès avant son mariage, M. Ackermann était atteint d’un mal qui ne pardonne guère, et dont la gravité avait échappé à sa loyauté, comme à l’inexpérience de la jeune fille. Il était phtisique. Le rude climat de Berlin avait encore aggravé son état, et le dénoûment fatal était proche. Quelques jours après cette lettre enchantée que j’ai citée tout à l’heure, Mme Ackermann en écrivait une autre à sa sœur, où elle lui annonçait, en proie à un trouble affreux, que son mari venait d’être pris d’une hémorragie qui avait duré quatre jours et qui le laissait sans force et sans vie. « Prends part à ma douleur, lui disait-elle en terminant. Il ne peut pas y en avoir de plus grande. Je n’ose penser à la profondeur du mal qui m’attend. » À peine le malade eut-il repris un peu de forces, qu’elle l’arrachait à ce climat meurtrier et l’emmenait à petites journées dans les montagnes du Jura, dont on lui avait recommandé l’air pur et salubre. Mais rien ne pouvait empêcher le fatal dénoûment, et le 26 juillet 1846 elle écrivait à sa sœur :

« L’affreux malheur que j’appréhendais est arrivé, ma chère Caroline ; mon pauvre mari, mon excellent Paul, est mort ce matin entre six et sept heures. Quoique prévue, c’est pour moi une inexprimable douleur. Il était depuis deux mois très faible, mais son état n’avait plus empiré, lorsque jeudi dernier il fut pris d’une grande agitation. Effrayée, je ne voulus pas le laisser dans un village, loin des soins et des secours. Je fis retenir un logement à Montbéliard, et samedi matin une voiture de poste et son médecin vinrent le chercher pour le transporter à Montbéliard ; dès ce moment je vis au progrès du mal que c’était fini ; en effet, le lendemain, c’est-à-dire aujourd’hui, il s’est éteint sans douleur, sans avoir connu son état. Sa mère et sa tante ne l’ont pas quitté ; mais lui, entre elles, ne voyait que moi ; jusqu’au dernier moment il est resté le même, et lorsque la force lui manquait pour parler depuis un jour, et lui voyant remuer les lèvres, je lui demandai ce qu’il voulait, il retrouva tout d’un coup la voix, et me répondit très distinctement : Je veux l’embrasser, et il me tendit les bras autant que sa force le lui permettait. Ce furent là ses dernières paroles et la dernière manifestation de vie. »

Le bonheur avait été court : il avait duré moins de deux ans.


II

Si j’ai, un peu trop longuement peut-être, insisté sur ce côté humain, sur cette vie de cœur de Mme Ackermann, si je me suis complu à citer parmi ses vers quelques-uns de ceux qui ne sont pas des meilleurs, c’est parce qu’on nous l’a fait jusqu’ici trop exclusivement apparaître sous l’aspect d’une prophétesse irritée, ayant toujours à la bouche le blasphème et la malédiction. J’ai tenu à montrer qu’elle était née femme, avec les instincts les plus touchans de son sexe, l’amour, le dévoûment, et que, s’il n’avait tenu qu’à elle, elle aurait trouvé la satisfaction de son idéal dans l’obscurité de la vie conjugale. Pour elle, suivant le mot célèbre de Mme de Staël, la gloire n’a été que le deuil éclatant du bonheur, et longtemps elle a porté le deuil sans connaître la consolation de l’éclat. « Les douleurs qu’on chante, a-t-elle dit avec vérité, sont des douleurs apaisées, » et elle n’essaya point de chanter la sienne. Pendant plusieurs années elle vécut d’une vie errante et solitaire, changeant de lieux et de climats, suivant les saisons, allant de France en Angleterre, retournant d’Angleterre à Nice, mais fuyant les lieux qui avaient été autrefois témoins de son bonheur. Sous les grands sapins, au bord des lacs brumeux de l’Allemagne qu’elle avait tant aimés, elle craignait de voir l’ombre des jours heureux se lever comme un fantôme en larmes. « Comment pourrais-je, disait-elle dans les premiers vers qu’elle ait écrits quatre ans après son malheur :


Par les mêmes sentiers traîner ce cœur meurtri,
Seule où nous étions deux, triste où j’étais heureuse,
Pleurante où j’ai souri ?


Nice, où elle avait une sœur mariée, l’attirait de préférence. Cependant la pureté du ciel, la splendeur des montagnes neigeuses et le divin sourire du golfe attristaient son âme et faisaient monter les larmes à ses yeux. Le plaisir qu’elle goûtait à contempler la nature lui semblait comme une infidélité au souvenir du compagnon chéri que lui avait pris le tombeau :


Souvent je me reproche, ô soleil sans nuage,
Lorsqu’il ne te voit plus, de te trouver si beau.


Elle finit par se fixer sur cette côte où tant d’êtres qui étaient venus chercher la vie ont souvent trouvé la mort, et qui sait parfois consoler les douleurs dont elle a été témoin. Elle s’établit bien loin de Nice, dans une petite propriété achetée par elle au sommet d’une colline, d’où la vue s’étendait sur un vaste horizon de mer et de montagne. Ce fut là, loin des siens, dans une solitude presque absolue, que pour la première fois, depuis le grand naufrage où elle avait tout perdu, son pauvre cœur fatigué de ses larmes connut quelque apaisement, et qu’elle put :


… sous ce ciel que l’orange parfume
Et qui sourit toujours,
Rêver aux temps aimés et voir sans amertume
Naître et mourir les jours.


Parfois l’ordre éternel de la nature et le spectacle de ses lois immuables apporte ainsi quelque consolation à ceux qui ne savent point en trouver ailleurs. Le malheur qui les a frappés cesse d’apparaître à leurs yeux comme un accident pour se confondre avec les phénomènes réguliers de l’univers, et le sentiment de l’inéluctable leur tient lieu de résignation. Ces vers que je viens de citer et qui datent de 1852 sont dans l’œuvre de Mme Ackermann les derniers où l’on retrouve un écho d’elle-même et de ses douleurs intimes. C’est, en effet, un des caractères de sa poésie et dont elle était fière, de demeurer impersonnelle et objective. : « J’ai autant que possible évité, a-t-elle écrit, de parler de moi dans mes vers. Faire de la poésie subjective est une disposition maladive, un signe d’étroitesse intellectuelle…. C’est au nom de la nature, c’est surtout au nom de l’humanité qu’il faut élever la voix. Ces sources d’inspiration sont les seules vraiment profondes et intarissables. » Ce fut en effet dans une vie commune avec la nature, au sein de la solitude la plus complète, qu’elle retrouva le calme et c’est dans la méditation des problèmes philosophiques qu’elle puisa l’inspiration. La nature devint pour elle une sorte de passion, mais de passion active et extérieure. Elle acheta un petit domaine qu’elle se mit en demeure de cultiver. Irriguer ses champs, tailler sa vigne, soigner ses arbres fruitiers, semblait être devenu l’unique occupation de sa vie. Pendant plus de quinze ans elle vécut de cette vie un peu bizarre, n’entretenant avec les siens que d’assez rares relations, tout entière absorbée, semblait-il, dans les préoccupations d’une vie bourgeoise et rurale : — « Les occupations agricoles, écrivait-elle dans son journal, ont une vertu particulière : elles calment, elles émoussent. Elles sont surtout bonnes après de grandes douleurs ou de grands mécomptes. Il semble que la terre communique dès lors à l’homme un avant-goût de ce repos définitif qu’elle lui donnera quelque jour. » — Douleurs et mécomptes étaient en effet émoussés chez elle, s’il faut en juger par sa correspondance de ces quinze ou vingt années. Je l’ai lue attentivement et je n’y ai trouvé ni allusion à ses chagrins passés, ni trace de mélancolie. Elle semble tout entière à ses plantations, à ses bêtes, à ses chiens surtout, qu’elle aimait beaucoup (car il faut toujours que le cœur se rattache à quelque chose) et qu’elle préférait à beaucoup d’êtres intelligens. La solitude n’a rien qui lui pèse, et parfois même elle semble s’abandonner à une sorte de joie orgueilleuse de sentir qu’elle se suffit à elle-même et qu’elle n’éprouve ni désirs ni regrets. On jugera de ce singulier état d’âme par quelques extraits de sa correspondance :


3 janvier 1853.

« Je vois que, jeunes et vieux, tout meurt, excepté notre grand-père. Je voudrais bien que le privilège sautât aux petits enfans. J’en ferais bien mon profit, d’autant que je me livre à des plantations qui annoncent l’espoir et le désir d’une longue vie[2]. Je donne à corps perdu dans le mûrier et l’olivier. Cela m’amuse. Mes arbres sont mes enfans et je me plais à les voir croître. J’ai trois familles autour de moi, mes paysans, mes bêtes et mes arbres. Tout cela vit, travaille, gambade autour de moi et sourit sous mes yeux, de sorte que je ne me sens pas seule. C’est une vie à mon goût. Je me regarde comme une personne qui n’est plus de ce monde. Je n’ai plus rien de commun avec les humains. La Lanterne est une Trappe, mais une Trappe en belle vue et sans bon Dieu. »


17 décembre 1850.

« Je suis toujours seule, mais cela me va et me va tellement que je ne pense pas aller à Paris de longtemps. Il me faudrait un motif bien puissant pour m’obliger à quitter ma solitude. Je vis ici tout à fait selon mon goût. L’endroit me plaît, que me faut-il de plus ? Il est si rare de pouvoir s’arranger à sa guise dans la vie. Il est vrai que ma guise est un peu rustique. Personne pour me servir. Un chien et un chat pour toute compagnie. Mais, en revanche, d’excellens livres, une vue qui n’a pas sa pareille à Nice ; des occupations agricoles, de bons paysans qui font prospérer mon bien… Je commence à me faire vieille. Je suis peu curieuse de promener mes cheveux blancs davantage. J’ai assez couru le monde. La retraite convient désormais à ma vieillesse. »


15 novembre 1863.

« Je m’apprête à passer un hiver qui ne sera pas aussi agité que celui de l’année dernière. Je suis rentrée dans ma coquille et ne montre même plus les cornes. Je vais bientôt clore mon demi-siècle. Cela est solennel et demande du recueillement… J’ai passé un jour de l’an fort tranquille. Pas une personne vivante n’a troublé mon tête-à-tête avec Lion (son chien). Il n’y a pas dans tout l’empire français deux êtres qui pourraient en dire autant. J’ai lu quelques poésies grecques pour me divertir, et Lion a dormi. »

Enfin, je terminerai ces citations par cette phrase inédite de son journal intime, qui est à peu près de la même date. « Je n’aime plus à aimer. »

Mais si le cœur était engourdi, l’esprit revivait. Quoi qu’elle en dît, la plantation des vignes et la taille des arbres fruitiers ne l’absorbaient pas exclusivement. Ces occupations agrestes étaient bonnes pour ses journées, mais les soirées lui restaient, soirées longues et solitaires qu’elle prolongeait fort avant dans la nuit. La lecture les remplissait. Auteurs anciens, auteurs modernes, elle dévorait tout pêle-mêle, mettant à profit sa connaissance des langues mortes et des langues vivantes, du grec et de l’allemand, et elle y trouvait, comme au temps de son enfance, un plaisir infini. Parfois aussi son temps s’écoulait en rêveries et en méditations. Elle avait fait bâtir au sommet de sa maison une sorte de belvédère, afin de pouvoir contempler dans son ensemble le paysage qui l’environnait et promener ses regards sans que rien les arrêtât, des sommets blancs de neige à la mer bleue. Souvent la tombée de la nuit la surprenait ainsi en contemplation. La lune apparaissait, sur un fond obscur, toute levée au milieu du ciel : — « Il en est ainsi, dit-elle dans son journal, de quelques-uns de nos sentimens ; ils sont montés à l’horizon de notre âme sans que nous nous en soyons aperçus, mais, à un moment donné, nous sommes tout surpris de les trouver épanouis et rayonnans dans notre ciel intérieur. »

Ce fut une surprise de ce genre qu’elle éprouva quand, après un long intervalle de silence, elle entendit chanter de nouveau en elle la voix de la poésie, et elle exprimait ainsi son étonnement dans son journal : — « Depuis un mois, une vie nouvelle a commencé pour moi. La fantaisie me sourit de tous les points de l’horizon. Je n’ai qu’une seule inquiétude : je crains que la source ne tarisse, tant j’y puise à tour de bras, » et, quelques mois plus tard : — « Mon talent de fraîche date me fait l’effet de ces enfans survenus tard et sur lesquels on ne comptait pas. Ils dérangent terriblement les projets et menacent de troubler le repos des vieux jours. » Sa première inspiration prit une forme assez singulière. Du vivant de son mari et pour l’aider dans ses travaux de linguistique, elle s’était familiarisée avec la langue de nos vieux conteurs français, dans leurs romans de geste et leurs fabliaux. Elle essaya de transposer dans cette langue des légendes tirées du sanscrit, ou des Mille et une Nuits, et elle écrivit dans un français un peu archaïque des histoires indiennes ou persanes. Le vers est facile ; le tour aisé et spirituel ; on dirait un pastiche des contes de La Fontaine, moins la grivoiserie. Mais ce sont cependant des contes amoureux, avec un coin de sensibilité et d’émotion, et elle pouvait dire avec vérité :


Oui, mon rire et les pleurs sont frères
Et mes rimes les plus légères
Laissent un bout de cœur passer.

Ce premier volume de contes parut en 1855. Il resta, c’est elle-même qui le raconte, en magasin. Cependant il lui valut certaines relations littéraires, entre autres celle de Béranger que, pendant un court séjour à Paris, elle alla voir plusieurs fois. Ce que Béranger et Mme Ackermann purent bien se dire est assez difficile à imaginer. Sainte-Beuve l’accueillit également avec bienveillance. Quant à M. Nisard, il trouva le ton de ces contes trop léger pour une femme. Elle aurait bien voulu quelques articles dans les journaux, mais ils ne vinrent point, et, au bout de quelques semaines, elle s’en retourna à la Lanterne planter ses mûriers.

Neuf ans après, elle fit paraître un second volume. Celui-là contient encore quelques contes, mais aussi d’autres pièces d’une inspiration plus personnelle. On sent, à travers ces nouveaux vers, un esprit qui a réfléchi et une âme qui a souffert. Quelques-unes étaient des pièces de sa jeunesse dont j’ai cité quelques fragmens, écrites sous l’inspiration de ses premières mélancolies. D’autres, au contraire, en très petit nombre, dataient des années qui avaient suivi son malheur et traduisaient en termes d’une éloquente concision l’âpreté de sa douleur. D’autres enfin laissaient déjà pressentir la tournure philosophique qu’avait prise son esprit et rendaient avec énergie le dégoût et la haine de la vie qui s’étaient emparés de son âme, haine toute philosophique, car dans la réalité des choses, elle prenait grand soin de sa santé, suivait un régime très strict, redoutait le choléra et fuyait les épidémies. Parmi ces pièces, une des plus belles est intitulée les Malheureux. La trompette du jugement dernier a retenti ; les morts se lèvent en foule de leurs tombes en tr ouvertes et se précipitent vers cette vie nouvelle qui s’offre à eux. Seuls quelques malheureux ne veulent pas quitter leurs cercueils. Ils se refusent à renaître, à revoir le ciel et la lumière qui sur leurs douleurs et sur leurs misères ont souri sans pitié. Ils demandent à la nuit de les garder sous son ombre et à la mort de ne pas les livrer. Leur vie n’a été qu’un long supplice. La jeunesse a passé près d’eux les mains vides ; les sources de l’amour ont tari sous leurs lèvres ; pas une fleur ne s’est entr’ouverte dans leur sentier. S’ils cherchaient quelque soutien, l’appui se brisait sous leur main. A chaque endroit sensible ils portaient une plaie, et le hasard savait où les frapper. Aussi refusent-ils d’entrevoir les splendeurs du royaume céleste et ils ne veulent pas du prix de leurs douleurs. Le paradis qui s’ouvre devant eux n’a rien qui les tente :


Nous le savons, tu peux donner encor des ailes
Aux âmes qui ployaient sous un fardeau trop lourd ;
Tu peux, lorsqu’il te plaît, loin des sphères mortelles,
Les élever à toi dans la grâce et l’amour ;
Tu peux, parmi les chœurs qui chantent tes louanges,
A tes pieds, sous tes yeux, nous mettre au premier rang,
Nous faire couronner par la main de tes anges,
Nous revêtir de gloire en nous transfigurant.
Tu peux nous pénétrer d’une vigueur nouvelle,
Nous rendre le désir que nous avions perdu…
Oui, mais le souvenir, cette ronce immortelle,
Attachée à nos cœurs, l’en arracheras-tu ?


Aussi ne demandent-ils à Dieu qu’une seule chose : c’est de les laisser dormir d’un sommeil sans fin et oublier qu’ils ont vécu.

À cette pièce d’une inspiration bizarre, mais singulièrement puissante et douloureuse, je préfère cependant celle-ci, où les lentes transformations du cœur sous l’action de l’âge et du temps sont rendues avec tant de vérité et de mélancolie :


Serait-ce un autre cœur que la nature donne
A ceux qu’elle préfère et destine à vieillir,
Un cœur calme et glacé que toute ivresse étonne,
Qui ne sait plus aimer et ne veut pas souffrir.
Ah ! qu’il ressemble peu dans son repos tranquille
À ce cœur d’autrefois qui s’agitait si fort !
Cœur enivré d’amour, impatient, mobile,
Au-devant des douleurs courant avec transport.
Il ne reste plus rien de cet ancien nous-mêmes,
Sans pitié ni remords, le temps nous l’a soustrait.
A l’horizon changeant montent d’autres étoiles.
Cependant, cher passé, quelquefois un instant
La main du souvenir écarte tes longs voiles
Et nous pleurons encore en te reconnaissant.


« Quand le temps a passé sur nos amours et sur nos douleurs, a-t-elle écrit ailleurs, exprimant la même pensée sous une autre forme, notre cœur qui s’est calmé reste tout étonné de ses excès. » Ce calme du cœur dont elle a si bien dépeint la mélancolie n’était guère chez elle qu’une apparence ; bien peu de chose suffisait pour le troubler : « La musique, disait-elle encore, me remue jusqu’en mes dernières profondeurs. Les regrets, les douleurs, les tristesses qui s’y étaient déposés en couches tranquilles par le simple effet de la raison et du temps s’agitent et remontent à la surface. Cette vase précieuse une fois remuée, je vois reparaître au jour tous les débris de mon cœur. » Mais ces souvenirs eux-mêmes ne vivent pas d’une vie aussi longue que la nôtre ; vient un âge où ils ne nous causent plus la même émotion qu’autrefois, où ils sont comme morts au dedans de nous-mêmes, et Mme Ackermann trouve encore, dans une traduction libre de la Coupe du roi de Thulé, des vers expressifs pour rendre cette dernière tristesse :


Coupe des souvenirs qu’une liqueur brûlante,
Sous notre lèvre avide, emplissait jusqu’au bord,
Qu’en nos derniers banquets d’une main défaillante
Nous soulevons encor,
Vase qui conservais la saveur immortelle
De tout ce qui nous fit rêver, souffrir, aimer,
L’œil qui t’a vu plonger sous la vague éternelle
N’a plus qu’à se fermer.


M. Catulle Mendès a exprimé le même sentiment dans des vers d’un rythme différent :


Après l’angoisse et la folie,
Comme la nuit après le soir,
L’oubli m’est venu ; car j’oublie
Et c’est mon dernier désespoir,
Et mon âme aux vagues pensées
N’a même pas su retenir,
De toutes ses douleurs passées,
La douleur de s’en souvenir.


De si loin la rencontre est curieuse, mais pour différentes qu’aient été les vies, le fonds des tristesses est commun chez tous les enfans des hommes.

Ce second volume ne passa pas aussi complètement inaperçu que le premier. Sainte-Beuve en parla et cita même dans ses Lundis deux belles strophes qui terminent l’ode à Musset. Des amis communs avaient prêté le volume à Mme d’Agoult, et Mme Ackermann, qui ne l’avait jamais vue, recevait d’elle une lettre émue. Enfin, elle recueillait ces témoignages de sympathies inconnues qui sont (quiconque a tenu la plume ne me contredira ’pas) la meilleure récompense des auteurs. Elle raconte assez plaisamment dans une lettre qu’un admirateur anonyme lui écrivait du Mans, la traitant de maître philosophe, de maître poète, et qu’il terminait sa lettre en l’appelant Vates, Ce n’était pas encore la gloire ; mais c’en était déjà les prémices. Encore quelques années, elle allait y entrer à pleines voiles.


III

Onze années séparent la publication des Contes et Poésies des Poésies philosophiques. Pendant ces années, Mme Ackermann vécut de nouveau de cette vie solitaire et un peu bizarre de la Lanterne, surveillant ses paysans, taillant, greffant le jour, la nuit lisant et méditant. Dans ses lectures avides, elle entremêlait les philosophes et les poètes, les anciens et les modernes, Darwin et Shelley, les classiques grecs et les lyriques anglais. Mais ce fut principalement des philosophes positivistes qu’elle se nourrit. Les doctrines de Comte, de Spencer, de Littré, fixèrent sa pensée flottante et lui donnèrent une forme. Elle adhéra au système avec une sorte de passion, et trouva dans le naturalisme philosophique la source à laquelle elle allait puiser sa poésie. Le flot qui coula de cette source ne fut pas très abondant. Le premier volume des Poésies philosophiques, qui fut d’abord imprimé à Nice à un petit nombre d’exemplaires, ne comprend que dix-huit pièces de vers. La veine n’est pas très riche, mais plus d’un motif explique sa pauvreté. Mme Ackermann avait un grand souci de l’art. Elle travaillait et retravaillait beaucoup son vers. N’étant pas du métier, je ne puis juger quelle en est la valeur technique, et j’ignore si nos modernes ciseleurs y trouvent à redire ou à louer. Mais, quoique profane, j’ai le droit de dire que la pensée n’y faiblit jamais, que jamais non plus l’expression n’est incorrecte ou vague, et que, malgré la difficulté de traduire ces matières abstraites dans la langue poétique, il n’y a ni obscurité dans le fond, ni relâchement dans la forme. Pareil résultat ne s’obtient qu’au prix de beaucoup de labeur, dont ceux-là qui ont manié cet instrument difficile du vers français pourraient parler avec plus de compétence que moi. De plus, Mme Ackermann ne travaillait qu’à ses jours, et ses jours ne revenaient pas très souvent dans l’année. Il n’y avait qu’une saison qui lui parût propice à la composition poétique. L’habituelle désolation de son inspiration pourrait faire croire que c’est au moment où la nature souffre, où elle semble morte, pendant les brumes de l’automne ou les glaces de l’hiver. Non, c’était au printemps. « Je ne compose, écrivait-elle, que quand les oiseaux chantent. » C’était un peu trop dire cependant, car c’était le soir qu’elle travaillait de préférence, et les oiseaux s’étaient tus depuis longtemps quand, enfermée dans le belvédère qu’elle avait fait construire au sommet de sa maison, elle écrivait encore ses lamentations ou ses imprécations. C’était l’heure de l’ivresse poétique, mais parfois aussi de l’enfantement douloureux. Elle n’écrivait point d’un jet comme les grands lyriques qui, traduisant dans leur langue naturelle des sentimens intimes et personnels, peuvent s’abandonner aux flots rapides de leur inspiration, sauf à les endiguer après coup. Il lui fallait, au contraire, plier la rigidité du vers à l’expression d’une pensée abstraite, transformer la langue philosophique en une langue harmonieuse, demeurer claire en restant poétique. Le poète de la Justice et du Bonheur, qui ne m’en voudra point de rapprocher son nom de celui de Mme Ackermann, pourrait seul dire ce qu’il en coûte de se livrer à ce travail. Les heures de la nuit s’écoulaient sans qu’elle eût conscience de leur passage, et les étoiles brillaient depuis longtemps au ciel lorsqu’elle levait la tête pour la première fois. Parmi ces étoiles il y en avait une, plus brillante que les autres, qui semblait la regarder. « Si je la comprends, a-t-elle écrit dans son journal, elle a pitié de mes labeurs à l’entour d’un passage ou d’une rime. A quoi bon cela ? semble-t-elle dire. Hélas ! j’ai eu bien souvent la même pensée qu’elle, car on peut, sans être une étoile et sans regarder les choses d’aussi haut, prendre en pitié l’imperceptible résultat des efforts humains. » Une sorte d’insomnie fiévreuse succédait à ces heures d’exaltation. Les heures de la nuit s’écoulaient lentes et sans bruit dans cette maison inhabitée, dans cette campagne solitaire. Au sein de cet isolement et de ce silence, elle écoutait avec plaisir marcher son horloge, et le bruit régulier du balancier lui faisait l’effet des battemens d’un cœur. « Il me semble, disait-elle, que j’entends respirer le Temps. »

Le fruit de ces onze années de solitude, de labeur et peut-être aussi d’angoisses, fut un petit volume où chaque pièce est en quelque sorte le dénoûment d’un drame intellectuel et moral. Aussi les accens de la souffrance se mêlent-ils aux cris de révolte. « J’étais, nous a-t-elle dit, de nature religieuse ; » mais, si la nature était religieuse, l’esprit ne l’était pas, et c’est précisément à cause de ce désaccord que le cœur proteste contre les conclusions de l’esprit et que le livre n’est qu’un long blasphème. Le blasphème lui-même, lorsqu’il est sincère, lorsqu’il n’est point déclamation littéraire et réclame de librairie, demeure encore une des formes de la foi. Car on ne maudit que ce qui existe, et on ne s’emporte point contre des fantômes.

Quelques-unes de ces pièces sont cependant d’une inspiration relativement sereine : ce sont celles où l’auteur développe la vieille théorie panthéiste qui inspirait autrefois le poète Manilius lorsqu’il chantait la nature puissante d’un esprit caché et un Dieu répandu dans le ciel, dans la terre, dans la mer :


… Tacita naturam mente potentem Infusumque Deum cœlo terraque marique.


Cette doctrine philosophique qui divinise la matière et qui vient en aide à beaucoup de nobles esprits pour échapper à des doctrines abaissantes était celle à laquelle elle avait fini par se rallier : « Je déteste, écrivait-elle à son neveu M. Fabrègue, le pur matérialisme. Le philosophe que je te recommande, puisque tu fais tes études philosophiques, est Spinoza. J’y mêle un peu d’Hegel et j’en compose un ragoût philosophique très sain et très fortifiant. Il a l’extrême avantage de me permettre de me passer de la nourriture vulgaire d’un Dieu personnel, sans m’enfoncer dans la matière. » Mais dans les vers de Mme Ackermann, l’ancienne doctrine panthéiste se rajeunit de la théorie plus moderne du transformisme et de l’évolution dont les hypothèses hardies la préoccupent visiblement. L’éternel devenir, l’universel phénoménisme, la fluidité perpétuelle des formes et des êtres, toute cette conception de l’univers aussi vague dans ses explications que dans sa terminologie, sous le poids de laquelle le pauvre Amiel se sentait anéanti se retrouve, mais dégagée de ce lourd vocabulaire, ennoblie par la poésie et virilement envisagée dans ses conséquences. Une de ses plus belles pièces en ce genre (quoiqu’elle ne soit pas absolument originale, puisqu’elle est inspirée de Shelley), c’est le Nuage ; le nuage aux transformations incessantes qui tantôt reflète les sourires changeans du jour et enflamme le bord de l’horizon, tantôt quand la lune


Jette un regard pensif sur le monde endormi,


voile à demi son front glacé, tantôt, se répandant en pluie, donne la vie à la terre et devient onde ou sève, caché dans la source ou dans la fleur jusqu’au jour où un fleuve le recueille et où il se perd dans l’océan dont le soleil le retire en l’aspirant pour le reformer dans le ciel :


Ainsi jamais d’arrêt. L’immortelle matière
Un seul instant encor n’a pu se reposer.
La nature ne fait, patiente ouvrière,
Que dissoudre et recomposer.

Tout se métamorphose entre ses mains actives.
Partout le mouvement incessant et divers,
Dans le cercle éternel des formes fugitives,
Agitant l’immense univers.


Mais cette patiente ouvrière prend une voix dans les poésies de Mme Ackermann. Elle se pose en antagoniste de l’homme et entame avec lui, par exemple, dans l’Amour et la Mort, un dialogue d’une singulière âpreté. Elle voudrait lui arracher l’illusion et lui enlever jusqu’au désir de l’immortalité. « J’aime, lui dit l’homme, et tout n’est pas dit après que notre pauvre argile a frémi sous le feu d’un baiser. Les sermens que nous échangeons partent d’une âme immortelle. »


C’est elle qui s’émeut quand frissonne le corps. Aussi, pouvons-nous répéter sans crainte ce mot hardi qui fait pâlir d’envie les astres au firmament : toujours. Car unir pour séparer n’a pu être le dessein de Dieu, et tout ce qui s’est aimé sur la terre, fût-ce un jour, doit s’aimer dans son sein. » « Non, répond la nature ; l’homme n’a pas plus de droit à l’immortalité que la fleur qui aime, elle aussi, et d’ailleurs son bonheur ou son malheur importe peu à la créatrice. Celle-ci ne se préoccupe que d’une chose : enfanter, sans trêve, sans repos ; elle a pris l’éternité pour elle et a laissé la mort à l’homme. Lorsqu’il a aimé, lorsqu’il a assuré l’humanité future, il n’a plus qu’à mourir :


Elle se dissoudra, cette argile légère,
Qu’ont émue un instant la joie et la douleur ;
Les vents vont disperser cette noble poussière
Qui fut jadis un cœur.
Mais d’autres cœurs naîtront qui renoûront la trame
De vos espoirs brisés, de vos amours éteints,
Perpétuant vos pleurs, vos rêves, votre flamme
Dans les âges lointains.
Tous les êtres, formant une chaîne éternelle,
Se passent, en courant, le flambeau de l’Amour ;
Chacun rapidement prend la torche immortelle
Et la rend à son tour.


Que l’homme se résigne donc ; qu’il rende la torche, et dans la nuit où le sort l’a plongé, qu’il se réjouisse d’avoir vu un éclair sublime illuminer un instant le sillon de sa vie. » Cette pièce n’est que la périphrase admirable de ces quelques vers de Leopardi sur la nature sourde qui ne connaît pas la pitié et qui n’a point souci du bonheur, mais de l’existence seulement :


So che natura è sorda,
Che miserar non sa
E non del ben sollecita fu,
Ma dell’ esser solo.


Peut-être y trouverait-on également quelques réminiscences du Souvenir de Musset. Si la forme en est personnelle, l’inspiration n’en est donc pas absolument originale. Mais la pensée philosophique de Mme Ackermann va peu à peu se dégager de ces réminiscences et s’affirmer dans sa fière et douloureuse indépendance. Le dialogue reprend entre l’homme et la nature. Cette fois la nature n’aura pas le dernier mot. C’est elle qui provoque l’homme et lui parle avec dédain. Elle ne veut pas lui laisser cette illusion que l’atome humain soit le but et la borne de ses créations, et que son long effort n’ait tendu qu’à mettre au monde cet abrégé de toutes les misères. Elle s’élance par mille chemins vers un terme inconnu, et c’est pour y arriver qu’elle appelle sans trêve la matière à la vie et même à la pensée.


J’aspire ! c’est mon cri, fatal, irrésistible.
Pour créer l’univers, je n’eus qu’à le jeter.
L’atome s’en émut dans sa sphère invisible.
L’astre se mit à graviter.
L’éternel mouvement n’est que l’élan des choses
Vers l’idéal sacré qu’entrevoit mon désir ;
Dans le cours ascendant de mes métamorphoses.
Je le poursuis sans le saisir.


Mais un jour viendra où, après tant de travaux et d’essais ingrats, elle pourra, mère idolâtre, ouvrir ses bras à ce fils de ses vœux et de sa longue attente. Celui-là asservira la force, il mettra les lois au joug ; il échappera à la fatalité. Il sera libre et souverain. L’homme n’est que l’ébauche imparfaite de ce chef-d’œuvre qu’a rêvé la nature. A son tour, il faudra qu’il périsse, comme la multitude des êtres sortis de son sein créateur qui, roulés aujourd’hui sous les vagues obscures des âges, ne sont que limons accumulés, car tous les êtres et l’homme lui-même ne sont jamais entre les mains de la nature que de l’argile à repétrir !

Chimère ! réplique l’homme à son tour ; et dans sa réponse à la nature il l’accuse et la défie à la fois. C’est en vain qu’elle poursuit l’illusion d’un être sublime et supérieur ; la mort est le seul fruit qu’elle recueillera ; car l’idéal qui la fuit et qui l’obsède a l’infini pour reculer. Et cependant elle sacrifie à ce fils impossible et qui ne naîtra jamais, ce fils réel et vivace qu’elle avait créé, et elle demeure sourde à ses plaintes :


C’en est fait, je succombe et quand tu dis : « J’aspire ! »
Je te réponds : « Je souffre ! » infirme, ensanglanté,
Et par tout ce qui naît, par tout ce qui respire,
Ce cri terrible est répété.
Oui, je souffre, et c’est toi, mère, qui m’extermines,
Tantôt frappant mes flancs, tantôt blessant mon cœur ;
Mon être tout entier, par toutes ses racines,
Plonge sans fond dans la douleur.


Mais ce fils sacrifié ne mourra pas sans avoir maudit sa mère, et il se venge d’elle en lui souhaitant la stérilité. Que la force s’épuise en son sein, et que la matière se refuse à lui obéir :

Qu’envahissant les cieux l’immobilité morne
Sous un voile funèbre éteigne tout flambeau,
Puisque d’un univers magnifique et sans borne,
Tu n’as su faire qu’un tombeau.


Cette idée que le règne de l’humanité n’est qu’une phase de la création incessante revient souvent sous la plume de Mme Ackermann : « Quel est, dit-elle dans ses Pensées, cet idéal vers lequel la nature s’achemine à travers le temps éternel et les formes infinies ? Nous ne sommes pas le terme de son évolution. Ce n’est point pour aboutir à notre misérable humanité qu’elle a pris son élan de si loin. O toi qu’elle entrevoit, être futur, songe à nous qui aurons souffert et peiné pour te frayer la voie ! » Mais cet accent résigné n’est pas le ton que prend l’homme dans les poésies de Mme Ackermann qui, à ce point de vue, n’ont rien de philosophique. Nous venons de voir quel langage elle lui prête quand elle le met en présence de cette force vivante et cependant abstraite qu’elle appelle la nature. Mais c’est bien autre chose quand elle le met en présence de Dieu. Par une singulière contradiction, ce Dieu auquel elle ne croit pas joue un grand rôle dans la poésie de Mme Ackermann. Beyle disait brutalement : « Ce qui excuse Dieu, c’est qu’il n’existe pas. » Aux yeux de Mme Ackermann, Dieu n’existe pas davantage, et cependant elle ne saurait l’excuser. Elle s’en prend à lui avec une passion, avec une furie qu’il est bien difficile de ressentir vis-à-vis d’une chimère et qui ferait douter de sa sincérité dans la négation.


Celui qui pouvait tout a voulu la douleur.


C’est là son grand grief contre Dieu, aussi bien contre le Dieu de la philosophie, que contre le Dieu du christianisme. C’est d’abord au Dieu de la philosophie qu’elle s’attaque en suivant un chemin détourné. Dans un de ses premiers poèmes, elle transforme et rajeunit le vieux mythe de Prométhée, tant de fois traité par les poètes depuis Eschyle jusqu’à Shelley et dont elle donne une nouvelle interprétation. Si Prométhée a été châtié par Jupiter, c’est parce qu’il a entrepris d’adoucir la condition de l’humanité. Si, cloué sur son rocher, ses yeux ne peuvent retenir leurs larmes, ce ne sont pas ses flancs ouverts, son sein déchiré par l’ongle du vautour qui les lui arrachent. C’est la pitié pour d’autres malheureux qu’il voit d’avance engagés dans une lutte inutile. Il s’était attendri sur cet objet de la haine immortelle de Jupiter, qu’il avait trouvé hâve et grelottant sous quelque roche humide :


Seul affamé, seul triste au grand banquet des êtres.

C’est pour adoucir sa condition qu’il a dérobé le feu ; il préparait encore d’autres larcins, et s’il a aidé Jupiter à vaincre les Titans, c’est parce qu’il voulait en finir avec les dieux pervers, et parce qu’il espérait voir s’ouvrir une ère pacifique où le soleil dans son cours n’éclairerait plus que des êtres heureux, où Jupiter lui-même ne serait plus que le rayonnement


De la toute bonté dans toute la puissance.


Jupiter ne l’a pas voulu : il s’acharne à frapper l’humanité, et il a condamné à un éternel supplice celui qui a eu pitié d’elle. Mais le vengeur de Prométhée est né : c’est la conscience humaine qui, ne pouvant absoudre Jupiter, va le rejeter et qui, au lieu de l’accuser, niera son oppresseur :


Délivré de la foi comme d’un mauvais rêve,
L’homme répudiera ses tyrans immortels,
Et n’ira plus, en proie à des terreurs sans trêve,
Se courber lâchement au pied de tes autels.
Las de le trouver sourd, il croira le ciel vide.
Jetant sur toi son voile éternel et splendide,
La nature déjà te cache à son regard.
Il ne découvrira dans l’univers sans borne,
Pour tout Dieu désormais qu’un couple aveugle et morne,
La Force et le Hasard.


Vainement Jupiter fulminera contre ce fugitif échappé à son joug. Il n’aura même pas la joie de l’entendre blasphémer, car l’homme cessera d’attribuer ses maux à une main divine et son silence même sera le châtiment de son persécuteur. Il n’y aura plus dans tout l’univers qu’un seul être qui croie à l’existence de Jupiter, et ce sera Prométhée :


Plutôt nier le jour ou l’air que je respire,
Que ta puissance inique et que ta cruauté.
Le doute est impossible à mon cœur indigné.
Oui, tandis que du Mal, œuvre de ta colère,
Renonçant désormais à sonder le mystère,
L’esprit humain, ailleurs, portera son flambeau,
Seul je saurai le mot de cette énigme obscure,
Et j’aurai reconnu, pour comble de torture,
Un Dieu dans mon bourreau.


Si de cette éloquente imprécation il était possible de tirer une doctrine philosophique, cette doctrine serait celle-ci. Quand il nie Dieu, l’homme se trompe. Quand il croit aux lois aveugles de la nature, à la force, au hasard, il est le jouet d’une illusion. Dieu existe, mais il est l’ennemi de l’homme et l’auteur volontaire de ses maux. Cette étrange croyance semble hanter Mme Ackermann, car ces mêmes reproches qu’elle adresse à la divinité suprême du paganisme, elle va les adresser au Dieu des chrétiens. Nul doute que ce ne fut déjà lui qu’elle visait à travers Jupiter. Si l’allégorie n’était par elle-même assez transparente, ses lettres nous l’apprendraient. « Tout ce que je mets sur le compte de Jupiter lui convient, écrivait-elle à sa sœur, et reste dans les données mythologiques ; tant pis pour l’autre si les mêmes accusations lui conviennent ; c’est une coïncidence dont l’auteur n’est pas responsable. » Mais nous allons la voir prendre directement à partie le Dieu de l’Évangile dans son poème de Pascal, qui est la plus célèbre de ses œuvres. Il résulte d’une de ses lettres qu’elle avait conçu d’abord ce poème comme une trilogie : « J’ai saisi mon sujet, écrivait-elle, par ses trois côtés les plus saillans et l’ai dramatisé : le Sphinx, ou Pascal, champion chrétien, la Croix, Pascal croyant, l’Inconnue, Pascal amoureux. » Puis le sujet s’élargit sous sa méditation et elle y ajouta deux parties : l’une, sans titre, qu’on pourrait appeler Résignation ; l’autre intitulée Dernier mot. C’est dans ce poème moral en cinq chants qu’il faut le plus admirer sa force de pensée et sa puissance d’expression poétique. Il la faudrait même admirer encore davantage si, comme je vais le raconter, elle n’avait eu le tort de prêter l’oreille à un fâcheux conseil. Pour rendre les souffrances de Pascal, elle trouve des accens admirables, et il semble qu’un souffle des Pensées ait passé dans ses vers, lorsqu’elle peint des angoisses qui sont trop souvent les nôtres :


Et devant l’infini ce sont là nos frissons.


Dans sa conception première, elle n’avait pas moins bien rendu les extases de Pascal quand il se jette au pied de la croix, mais elle eut l’idée de montrer la pièce à laquelle elle avait donné ce nom à un éminent philologue, auteur d’un travail remarquable sur les Pensées, mais auteur également de la Modernité des prophètes d’Israël. M. Havet s’indigna qu’elle eût mis son inspiration au service de la foi de Pascal, et il lui persuada de renoncer à la pièce qu’elle avait composée, pour lui en substituer une autre où elle raillerait au contraire sa faiblesse et sa crédulité. Ne fût-ce qu’au point de vue de l’art, il était impossible de donner un conseil moins intelligent. Elle l’écouta cependant, mais mal lui en prit, car la pièce qu’elle a composée pour obéir à ce conseil, courte, froide, sans haleine, est la plus faible des cinq. Heureusement la pièce primitive a été conservée. On a bien voulu me la communiquer et je puis la donner ici :


LA CROIX[3].


Au retour du combat tout couvert de morsures,
Et songeant au péril qu’il venait de courir,
Quand le lutteur comptait et sondait ses blessures
Et qu’il se demandait s’il n’allait pas mourir,
Il n’avait qu’à jeter vers la hauteur céleste
Du fond de sa détresse un regard attristé
Pour sentir tant de trouble et de langueur funeste
Se changer en espoir, en bonheur, en clarté.
Comme un point lumineux qu’en vain le brouillard voile
Dans le lointain brumeux, sous un ciel sans étoile,
Il avait vu reluire un phare ensanglanté :
La Croix ! Elle était là sur la sainte colline,
Mais visible aux seuls yeux qu’elle veut éclairer.
O Pascal ! Sa lueur te cherche et t’illumine,
Tu ne peux plus dès lors périr ni t’égarer.
Tout est clair et certain, point d’erreur, point de doute,
Sans arrêt désormais, vers ton but assuré
Marche résolument, car tu connais la route
Et te voilà déjà sur le sommet sacré.
Oui, c’est bien le calvaire, et la croix le domine,
Portant un Dieu mourant et couronné d’épines,
Qui d’un étrange éclat brille dans sa pâleur.
O douloureux flambeau, lumineuse victime !
Tous les rayons partis de ce foyer sublime,
Pascal, avec amour convergeaient vers ton cœur ;
Et ce cœur s’attendrit, il se plonge, il se baigne
Dans la clarté divine, en plein ravissement ;
Cette place où l’on souffre, où l’on pleure, où l’on saigne,
Devient un lieu d’ivresse et d’éblouissement.


PASCAL.

J’aime, je sais, Amour, Certitude, Allégresse !
Vous êtes le Seigneur et je me sens aimé !
Que je vous ai cherché dans mes jours de détresse !

JÉSUS.


Mon fils, quand on me cherche, on m’a déjà trouvé.
Ma tendresse à son tour t’attend et te réclame,
De toute éternité j’ai convoité ton âme ;
Tu n’étais pas encor que je t’avais sauvé.
Combien tu m’occupas pendant mon agonie !
Cette goutte de sang, je la versai pour toi.

PASCAL.


O divine Bonté ! Prescience infinie !
J’ai sans peine, Seigneur, reconnu votre main.
Vous la vouliez pour vous, cette pauvre insensée,
Qui, sur de vils objets égarant sa pensée,
De honte et de douleur serait morte en chemin.
Pour la mieux retenir, vous avez autour d’elle
Serré les durs liens de cette chair mortelle,
Vous les avez tordus en des nœuds douloureux.
La Matière et l’Esprit dans une créature
N’avaient jamais souffert de tourmens plus affreux.
Vous m’avez réservé cette double torture,
Deux assauts à la fois sans trêve ni merci.
Ah ! qu’il fallait m’aimer pour me frapper ainsi !

JÉSUS.


Je n’aime qu’ardemment et veux qu’on me ressemble,
Mettons donc nos tourmens, nos angoisses ensemble.
Je t’ai donné mon sang, accorde-moi tes pleurs.
Partout où m’a blessé l’aiguillon des douleurs,
Qu’un stigmate éternel sur ton âme s’imprime.
Par les mêmes bourreaux, oui, laissons-nous meurtrir ;
Ne formons à nous deux qu’une seule victime :
C’est en toi que je veux achever de souffrir !

PASCAL.


Pour prendre de plus près ma part de ce martyre,
Sur votre sein divin laissez-moi me pencher.
La plus saignante plaie est celle qui m’attire ;
C’est par elle, Seigneur, que je veux vous toucher.
Mon sauveur est à moi, plutôt il me possède ;
De son sang précieux que je sois arrosé
Et que j’étanche enfin cette soif qui m’obsède ;
Dans le même calice où sa lèvre a posé,

Que j’y puise l’amour et le goût des supplices.
Ah ! que cette amertume est douce à savourer !
Vase que je saisis avec tant de délices,
Je ne te rendrai pas, car je veux m’enivrer.

Et le ciel s’ouvre alors et l’extase commence.
Du pied de la croix même il sort un fleuve immense,
Où ceux qui sont tombés n’ont jamais surnagé ;
Dans ce torrent de grâce et de miséricorde,
En délire et d’un bond le chrétien s’est plongé.
Sur son cœur éperdu le flot monte et déborde.
Amour, amour partout ! il reste submergé.


28 mai 1871.

Tous les vers de cette pièce ne sont pas d’une égale beauté, mais il faut tenir compte que c’est un premier jet, et qu’elle n’a pas été travaillée comme celles qui sont imprimées. En revanche, il y en a d’admirables, et leur publication, en montrant la souplesse du talent de Mme Ackermann, ne fera pas tort à sa renommée.

Le troisième chant, pourrait-on dire, du poème, qui est intitulé l’Inconnue , est bien supérieur au précédent. L’auteur a su tirer un parti merveilleux de cette mystérieuse histoire (légende ou réalité), d’après laquelle le cœur de Pascal aurait été un instant touché et attendri. Je ne voudrais pas multiplier les citations, mais je ne saurais cependant résister au plaisir de montrer comment Mme Ackermann a su plier son vers, parfois un peu dur, à la traduction des sentimens les plus poétiques et les plus fins :

Quelle était cette femme, assez noble, assez belle,
Pour soumettre à son joug ce cœur fier et rebelle !
Les hommes, ici-bas, jamais ne le sauront.
L’image fugitive à peine se dessine,
C’est un fantôme, une ombre, et la forme divine,
En passant devant nous, garde son voile au front.
Autour d’elle ce n’est que silence et mystère ;
Son amant le premier se résigne à se taire,
Et peut-être fut-elle aimée à son insu.
Quoi séduire un Pascal et n’en avoir rien su !
Si, si, tu le savais. L’amour a son langage.
Oh ! comme on l’entend vite et sans l’avoir appris !
Tout parle, le regard, les teintes du visage.
Hélas ! n’aurais-tu pas plutôt trop bien compris ?
Si, par un soir d’été, la phalène imprudente
Voit dans l’obscurité luire une lampe ardente,
Affolée, elle court vers l’éclatant flambeau.
Mais qu’elle effleure au vol la flamme de son aile,
Son trépas est certain ; hélas ! c’en est fait d’elle ;
Elle meurt consumée en ce brûlant tombeau.


Vient ensuite une assez belle pièce où, après quelques dernières révoltes, elle semble accepter avec résignation la condition humaine et ses rigueurs. Peut-être en serait-elle restée sur cette conclusion mélancolique et sereine, mais M. Havet était là qui veillait. « J’avais fait une conclusion, dit-elle dans une de ses lettres, mais à la suite d’une correspondance avec M. Havet, j’ai compris que cette dernière partie ne disait pas suffisamment ma pensée, et je la refais . » Cette conclusion refaite s’appelle un Dernier mot . Ce n’est qu’un long blasphème contre le rédempteur et surtout contre celui qu’elle appelle le sacrificateur. Elle repousse l’un, elle insulte, elle brave l’autre. Elle espère trouver enfin quelque injure qui le fasse sortir de son impassibilité et l’irrite à ce point qu’il brise ce globe en morceaux et en finisse avec l’humanité. Quelle joie d’arracher aux souffrances de l’être ceux qui ne sont point encore nés et de pouvoir jeter ce cri de délivrance :


Plus d’hommes sous le ciel ! Nous sommes les derniers.


La lecture de cette pièce est douloureuse ; l’impression en est étrange. Ce n’est point la sérénité hautaine du philosophe prenant en pitié les erreurs de l’humanité ; ce n’est point le dédaigneux :


Tantum relligio potuit suadere malorum !


de Lucrèce. C’est la haine du fanatique contre celui qui ne partage point sa croyance. Mais on ne hait à ce point que ce qui existe, et dans aucune autre des poésies de Mme Ackermann n’apparaît au même degré l’étrange contradiction qui fait le fond de sa philosophie : la haine contre un Dieu qu’elle nie et qu’elle rend cependant responsable des maux de l’humanité. Bien qu’elle contienne d’admirables vers, on voudrait pouvoir effacer cette pièce des œuvres de Mme Ackermann, car le ton en est difficile à supporter. Personne n’est plus convaincu que moi que la foi doit savoir pousser très loin la tolérance, mais elle a le droit en échange d’exiger le respect. A notre époque troublée, chacun croit ce qu’il peut, et nul n’a le droit de se dire meilleur au nom de ses croyances. Mais dans ces questions qui touchent à ce qu’il y a de plus sensible et de plus délicat dans la conscience humaine, l’injure ne devrait jamais être employée. Une femme surtout aurait dû sentir ce qu’il y a de touchant et d’admirable dans l’idée de la rédemption par l’amour. Aussi lui reprocherais-je sévèrement cette diatribe si je n’y retrouvais l’écho d’une inspiration étrangère ; sa pensée véritable est bien plutôt dans cette phrase de son journal, d’une si mélancolique impiété : « Ce n’est pas moi qui te maudirai, ô rêveur galiléen, victime qui as soutier, sans rien racheter. L’humanité te doit seulement quelques espérances. Elle est si malheureuse que la moindre promesse agit sur elle. Elle prend de toute main ou plutôt de toute lèvre. »


IV

La publication des poèmes philosophiques, et surtout l’article de M. CGaro, firent entrer Mme Ackermann dans la renommée. De cet article, elle le remerciait en termes simples et émus qui lui valaient la belle réponse suivante :


Vendredi, 22 mai 1874.

« Madame,

« Je n’ai vraiment eu aucun mérite à dire que vos vers sont beaux. Ils ont une beauté puissante et concentrée dont j’ai été saisi, dès que je les ai connus. Et puis il y a chez vous une telle sincérité de souffrance, vous sentez si profondément et si douloureusement les choses humaines, que la sympathie est entraînée avant que la raison ait parlé.

« Mais je m’obstine à croire que cette poésie du désespoir ne sera pas votre dernier mot. Quand on monte si haut, ce n’est pas pour trouver la nuit et le néant. Assurément il y a de la lumière quelque part. Qui serait plus digne que vous de la voir un jour ?

« Ces doctrines, où s’inspire aujourd’hui votre pensée, ne peuvent être que provisoires ; leur empire ne peut être que momentané dans l’esprit de l’humanité comme dans le vôtre. C’est une crise, ce n’est pas une solution. Cette nature impassible, implacable dans son indifférente ou ironique sérénité, elle est mille fois plus cruelle que notre Dieu. Ce devoir, auquel vous croyez, ne sortira jamais d’une évolution des forces cosmiques. La loi morale révèle tout un monde nouveau. — Comment enfin comprendre en nous la pensée, si elle n’est ni avant, ni après nous ?

« Je sais bien que je ne puis, en deux traits de plume, ressaisir une intelligence si forte et nourrie de si profondes méditations. Et cependant, que ne peuvent faire dans une âme la force et la sincérité ? Vous avez cela au plus haut degré. C’est même là ce qui donne à votre poésie cette puissance de fascination. J’ai vu de nobles âmes qu’elle a troublées. Que n’ai-je, pour faire valoir la vérité que je sens, la même puissance et la même flamme ! « Croyez, madame, à travers mes dissidences d’idées, à ma sincère sympathie pour une âme si douloureuse, et agréez mes bien respectueux sentimens. »

Fut-ce ce premier rayon de gloire qui dissipa les nuages sombres et ramena la sérénité dans cette âme orageuse ? Y eut-il tout simplement réaction de la nature contre une existence factice de solitude et de sauvagerie ? Ce qui est certain, c’est que, peu après la publication des Poésies philosophiques , Mme Ackermann modifia son genre de vie. Elle quitta sa Lanterne et vint s’établir à Paris, rue des Feuillantines, auprès de sa sœur Mme Fabrègue. Avait-elle besoin, pour composer, de cette concentration de pensée qui n’est guère possible que dans la solitude ? Avait-elle dit tout ce qu’elle avait à dire, et sa veine était-elle épuisée ? Quoi qu’il en soit, à partir de cette époque, elle n’a presque plus rien écrit. Quelques pièces de vers qu’elle inséra dans une nouvelle édition de ses poésies en 1885, un petit volume : Pensées d’une solitaire , qui sont tirées d’un recueil beaucoup plus volumineux que j’ai eu entre les mains, et précédées d’une autobiographie, sont tout ce qu’elle a produit en dix-sept ans. Les rares personnes qui ont vécu pendant ces années dans son intimité m’ont assuré que l’âpre poète était devenu une vieille femme de caractère accommodant, d’humeur assez enjouée, prenant la vie comme elle venait, et beaucoup moins pessimiste dans ses propos que dans ses vers. Il y avait contraste entre le caractère et l’esprit, comme entre l’existence et l’œuvre. La poésie était âpre, mélancolique, élevée : la vie, et disons-le, la nature était tranquille et un peu bourgeoise, comme l’aspect. Ajoutons, pour la bien faire connaître, que sur la règle morale elle était inflexible. « La sévérité de ma morale, disait-elle, n’est pas le résultat logique de mes principes, mais l’effet immédiat de ma nature ; je ne raisonne pas la vertu. » Peut-être lui eût-on causé en effet quelque embarras, si on lui eût demandé sur quels fondemens s’appuyait cette morale, quelles lois en constituaient l’obligation, quelle en était la sanction. Mais la nature humaine a souvent de ces contradictions, et elles ne sont pas moins fréquentes au détriment qu’au profit de la morale. Mme Ackermann en voulait aux femmes affranchies, comme elle, du joug de la religion, de compromettre assez fréquemment la liberté de leur esprit par celle de leurs mœurs, et elle en témoignait souvent sa mauvaise humeur. Chose singulière ! cette femme, à la pensée audacieuse, avait du rôle social des femmes, et de leur capacité intellectuelle, une opinion modeste. Rien ne l’impatientait comme la revendication de leurs prétendus droits. « Quand, disait-elle, on ouvrirait aux femmes les portes de toutes les libertés, comme quelques-unes le réclament, les honnêtes et les sages ne voudraient pas entrer. » Elle allait plus loin ; elle leur refusait jusqu’au droit de produire : « Une femme artiste ou écrivain, a-t-elle écrit, m’a toujours paru une anomalie plus grande qu’une femme qui serait agent de change ou banquier. » Cette conception de la destinée féminine était chez elle une opinion raisonnée qu’elle a développée dans un morceau intitulé : la Femme. « La femme, dit-elle assez brutalement, est un être inférieur dont la principale fonction est la reproduction de l’espèce. Malheureusement elle ne peut accomplir son œuvre toute seule, il lui faut un collaborateur. Tous ses désirs, tous ses efforts ne vont qu’à l’obtenir. Elle est un instrument aveugle entre les mains de la nature, dont elle seconde admirablement les desseins. Mais comme celle-ci a soin d’éviter les prodigalités inutiles, elle a refusé à la femme toute sérieuse capacité intellectuelle. On ne peut concevoir ni mettre au monde de deux côtés à la fois. Quelques femmes ont pu, il est vrai, se rencontrer qui se sont posées en artistes, en écrivains, et qui ont même produit des œuvres distinguées, mais le bas-bleu n’en est pas moins un être contre nature, un monstre dans toute l’acception du mot. » Sans doute elle ne se tenait pour un monstre dans aucune des acceptions du mot, mais à ces règles générales on fait toujours exception pour soi-même. Faiblesse bien pardonnable : elle tenait à sa réputation littéraire. A la fin de sa vie elle se croyait oubliée et en souffrait un peu. Celui qui écrit ces lignes avait eu l’occasion de prononcer son nom dans une de ces circonstances où la plus faible parole a du retentissement. Elle en fut heureuse et songea à l’en remercier. Un sentiment de réserve l’arrêta. Il l’a su depuis et le regrette encore, car il ne faut rien dédaigner dans la vie de ces relations fugitives que, des deux bouts de l’horizon intellectuel, un éclair de sympathie morale établit entre deux esprits, et surtout entre deux âmes.

On voudrait savoir si avant la fin l’espoir que lui faisait entrevoir M. Caro s’est réalisé et si cet esprit en révolte s’est soumis, si cette âme en souffrance s’est apaisée. Rien ne permet de le dire, ni même de l’espérer. Ses Pensées d’une solitaire, publiées par elle en 1883, sont pleines de traits contre les dévots qu’elle accable d’épithètes injurieuses et auxquels elle se refuse à reconnaître le moindre mérite. Cependant dans la conversation ses fureurs étaient tombées ; elle en était arrivée à rendre justice aux vertus chrétiennes, et comme elle avait un sens profond des souffrances humaines, les mérites de la charité la touchaient ; elle n’allait pas au-delà. Quant à son état d’esprit philosophique, rien n’atteste qu’il se fût positivement modifié. Disons cependant que la note violente et exaspérée n’est pas toujours celle qu’elle fait retentir dans ses poésies. Parfois elle s’abandonne à une sorte de mélancolie résignée et sereine. Parfois elle peint au contraire les angoisses de l’incertitude. Dans une des dernières pièces de son petit volume, elle commente ces paroles de Goethe mourant : « Plus de lumière ! » et elle dépeint avec éloquence les souffrances de l’homme, cet aveugle-né qui ne peut pas forcer l’invisible à se laisser voir. Mais ces souffrances, ce sont celles du doute, et le doute est déjà un progrès sur la négation. Le dernier état de sa pensée, il faut, je crois, le chercher dans ces quatre vers, les derniers qu’elle ait écrits et qu’on a trouvés dans ses papiers :


J’ignore ; un mot ; le seul par lequel je réponde
Aux questions sans fin de mon esprit déçu ;
Et lorsque je me plains au sortir de ce monde,
C’est moins d’avoir souffert que de n’avoir rien su.


Ces clartés, qui viennent parfois d’en haut, auraient-elles au dernier moment percé ces ténèbres au milieu desquelles elle se plaignait d’avoir vécu et que la science n’avait pas réussi à éclairer ? Il est impossible de le dire, car dans les derniers mois de sa vie, ses facultés s’étaient affaiblies, et elle mourut inconsciente à Nice, où on l’avait transportée. Elle repose au pied de ces monts où s’était passé une grande partie de sa vie, loin du « compagnon chéri » près duquel elle avait toujours souhaité d’être ensevelie, mais en face de cette mer dont la contemplation avait consolé ses douleurs sans calmer ses inquiétudes et ne lui avait jamais dicté la réponse que Victor Hugo a traduite en deux beaux vers :


Homme, ne crains rien ; la nature
Sait le grand secret et sourit.


Je ne voudrais pas alourdir par un morceau philosophique cette étude où je me suis proposé de faire revivre la femme encore plus que l’artiste, et je ne me sens pas, en terminant, d’humeur à dogmatiser. De la doctrine philosophique de Mme Ackermann, je ne connais pas d’ailleurs de réfutation plus éloquente que ses poésies. Un système qui conduit ses adeptes à un pareil désespoir et dont la conclusion logique est le suicide cosmique doit avoir en lui-même quelque chose de faux. Le genre humain ne saurait vivre avec le néant pour perspective, et, si quelques littérateurs subtils, ou quelques jeunes femmes en quête d’effets nouveaux, peuvent se prendre de passion pour le néo-bouddhisme, l’exemple d’une race entière que la croyance au Nirvana a frappée de mort suffirait pour en détourner. Les conséquences morales de cette doctrine ne seraient pas moins désastreuses. One autre femme poète, une Anglaise devenue Française par son mariage, qu’on a souvent rapprochée de Mme Ackermann, Mary Robinson, a pu trouver dans ces tristes doctrines une raison « pour oublier sa souffrance dans la souffrance d’autrui, » mais c’est là un de ces sublimes illogismes dont les femmes sont coutumières. Pour le commun des hommes, la conclusion du pessimisme sera toujours de chercher dans le plaisir fugitif un remède à l’éternelle douleur. Je ne veux pas, au reste, m’appesantir sur des réflexions de cette nature, et je me bornerai à une comparaison. Le hasard d’études assez capricieuses m’a fait pénétrer successivement et à peu de distance dans l’intimité morale de deux femmes entre lesquelles tout est différent : le temps, la condition sociale, la nature, l’esprit. Personne de moins semblable à l’auteur de la Princesse de Clèves que l’auteur des Poésies philosophiques . Elles n’avaient qu’une chose en commun : la tristesse, et d’être triste Mme de La Fayette avait d’aussi bonnes raisons que Mme Ackermann. Sans doute, Mme Ackermann a été frappée, jeune encore, d’un cruel malheur ; mais, après tout, elle a refait sa vie, et, chose rare à tout âge, elle a pu l’accommoder à son gré. Si elle a mené une existence solitaire, c’est que cette existence lui convenait ; elle en a changé quand la solitude a cessé de lui plaire. Les affections ne lui ont pas fait défaut ; les maux physiques l’ont épargnée ; elle a connu la gloire, et elle est morte pleine de jours. Mme de La Fayette, moins frappée en apparence, a peut-être connu de plus réelles épreuves. Sa vie, qui avait commencé par un mécompte, a été traversée par la passion. Elle en a connu les luttes et les troubles ; elle a été atteinte, prématurément, dans son sentiment le plus cher ; elle a langui toute sa vie sous le poids des infirmités, et elle a vu venir de loin une mort prématurée. Et surtout elle avait contre elle d’être triste de nature, et on aurait pu lui appliquer ce joli vers d’un poète mort jeune, Éphraïm Mikaël :


Et même le bonheur ne te fait pas joyeuse.


Mais combien leur tristesse, à toutes deux, les a inspirées différemment ! Celle de Mme Ackermann a tournée en frénésie, et elle a maudit Dieu ; celle de Mme de La Fayette s’est changée on résignation, et elle s’est inclinée sous sa main. « C’est le Tout-Puissant, écrivait-elle à Ménage, et de tous côtés il faut enfin venir à lui. » Je ne connais pas de leçon plus vive ni d’illustration plus frappante de cette belle pensée que je me complais à citer : « La religion n’a pas à toutes les questions une réponse aussi précise que celle de l’immortalité en face de la mort ; mais il n’est pas de douleur qu’elle laisse sans la soulager. C’est la différence d’une plaie qui est pansée à une plaie qui ne l’est pas. »


HAUSSONVILLE

  1. Mme Ackermann avait une sœur, Mme Fabrègue, avec laquelle elle entretint toute sa vie des rapports affectueux. C’est au fils de Mme Fabrègue, chef de division au ministère de la justice, que je dois la communication des lettres dont je me suis servi pour cette étude, ainsi que de quelques poésies inédites.
  2. A rapprocher de cette pensée de son journal qu’elle a imprimée : « J’ai toujours eu une admiration profonde pour ces âmes courageuses, qui, en pleine possession d’elles-mêmes et par pur dégoût des misères terrestres, ont trouvé en elles la force de se débarrasser de l’existence. La Nature a bien su ce qu’elle faisait en nous dotant d’une irrémédiable lâcheté en face de la mort ; mais combien il est beau de la vaincre et de lui crier : O marâtre ! je te rends ton fardeau. Si tu as cru me lier par le don fortuit et funeste de la vie, voilà le cas que j’en fais ! »
  3. Les quatre premiers vers sont les mêmes que dans la pièce du même nom qu’on trouve dans le recueil. Tout le reste diffère.