Mitrailleuses et fils de fer

Mitrailleuses et fils de fer
Revue des Deux Mondes6e période, tome 35 (p. 909-934).
MITRAILLEUSES ET FILS DE FER

La présente guerre, a-t-on dit, est une guerre de matériel 7 observation incomplète et caractéristique insuffisante, car le conflit gigantesque où s’affrontent les deux moitiés du vieux monde ne met pas en jeu seulement toutes les créations de l’industrie guerrière, toutes les ressources en matières et en hommes, toutes les richesses des nations belligérantes, mais encore toutes les forces morales des armées et des races : chez les combattans, lutte de résistance aux fatigues, aux efforts, aux sacrifices sanglans ; chez les peuples, lutte de patience aux épreuves, aux deuils, aux misères ; guerre d’usure, mais d’usure morale autant que matérielle, car les forces morales s’épuisent comme les forces physiques ; car les cœurs et les âmes s’usent au contact prolongé des souffrances, comme les canons au frottement répété des projectiles ; guerre où triomphera, suivant le principe posé par les Japonais, celui qui sera capable de tenir un quart d’heure de plus que l’adversaire, où le parti l’emportera qui aura poussé plus loin que l’autre l’esprit de sacrifice !

Mais si, pour déterminer la victoire, le facteur matériel n’entre pas seul en ligne de compte, il n’en joue pas moins un rôle considérable, grâce aux perfectionnemens incessans, et recherchés de part et d’autre avec une égale ardeur, dans l’art de tuer sous toutes ses formes, dans la science de détruire sous toutes ses faces.

Il en devait être ainsi, parce que la lutte s’est ouverte à une époque de merveilleux progrès scientifiques, parce que le terrible fléau a été préparé, voulu, déchaîné par une nation en plein épanouissement industriel, ayant acquis dans ce domaine matériel une avance colossale, où toutes les inventions relatives à la guerre avaient été encouragées, adoptées, emmagasinées, militarisées, où la mobilisation industrielle s’était déclenchée à la même heure et avec le même automatisme que la mobilisation militaire.

La guerre a donc mis en œuvre une variété infinie d’outils de destruction, en même temps que, par un curieux anachronisme, elle ressuscitait de vieux engins d’un autre âge ; et pourtant, l’infernale chimie allemande mise à part, l’invention définitive et éclatante qui révolutionnera l’art de tuer n’a pas encore fait son apparition. L’artillerie lourde et sa puissance étaient connues depuis longtemps ; la torpille et la mine sous-marine avaient fait leurs preuves ; on n’ignorait ni les dirigeables, ni la possibilité des bombardemens aériens.

Mais ce qui a été une des révélations de la guerre, c’est l’extraordinaire puissance d’un engin léger, protégé par un obstacle artificiel vulgaire ; c’est l’accouplement d’une machine à tuer vertigineuse avec une défense accessoire tenace ; c’est la multiplication de cette terrible faucheuse, jointe au développement indéfini d’un réseau de métal inextricable ; c’est la combinaison redoutable : mitrailleuses et fils de fer !

Pourtant la mitrailleuse existait depuis longtemps comme arme de guerre, et elle n’était même pas une invention allemande ; l’usage des réseaux de fils de fer n’était pas chose nouvelle, et pas davantage issue d’un cerveau germanique ; mais de l’extraordinaire puissance d’un simple fossé jalonné de mitrailleuses, elles-mêmes défendues par un lacis de métal, la démonstration a été faite en une série de révélations sanglantes.

Qu’est-ce qu’une mitrailleuse ? Un engin portatif que trois hommes suffisent à servir, qu’un grain de sable peut enrayer, dont un choc fausse le mécanisme. Qu’est-ce qu’un réseau de fils de fer, sinon une clôture rudimentaire, banale et grossière ; mais protégez l’approche de l’une par une plantation de l’autre, créez une zone inextricable qui retiendra inexorablement une attaque sous des rafales meurtrières, accouplez la puissance destructive de l’arme à la résistance hargneuse de l’obstacle, et vous aurez constitué la plus redoutable des barrières propre à briser l’élan de la plus déterminée des offensives.

On a dénié à la race allemande tout génie inventif : il faudrait peut-être faire exception pour tout ce qui touche au domaine de la guerre. Sans doute la France demeure la terre des imaginations créatrices, la grande semeuse des idées fécondes ; mais servi par son instinct de meurtre et son esprit de ruse, le cerveau germanique a réalisé des machineries que l’on dirait inspirées par le génie du mal : parmi celles-là, la combinaison. mitrailleuses et fils de fer est l’une des plus infernales.


On définit la mitrailleuse : une arme à feu à un seul canon, tirant à très grande vitesse la cartouche d’infanterie et à fonctionnement automatique, c’est-à-dire n’exigeant d’autre énergie qu’une partie de celle produite par la déflagration des gaz de la poudre à chaque coup tiré.

Appliqué à notre arme actuelle, le mot mitrailleuse est impropre ; son véritable nom serait fusil-machine, comme l’ont appelé les Allemands, gewehrmachine et les Anglais machinegun.

Le mot « mitraille, » fort ancien, s’appliquait aux morceaux de ferraille dont jadis on chargeait les canons. Outre un tir des plus irréguliers, il en résultait une usure considérable des engins de bronze. Pour y remédier, on eut l’idée, aussitôt l’apparition des pièces sur affûts roulans au XIVe siècle, d’accoler parallèlement plusieurs canons légers dits traits à feu. C’étaient les ribaudequins ou les orgues, ainsi nommés parce que leur aspect rappelait celui de tuyaux d’orgue assemblés ; mais, par suite de la difficulté d’une mise de feu simultanée, leur efficacité restait médiocre. Aussi au XVIe siècle Léonard de Vinci, l’universel génie qui a touché à toutes les sciences et à tous les arts, s’appliqua-t-il à chercher des engins mitrailleurs dont plusieurs dessins nous ont été conservés de sa main.

Vers la même époque, on vit apparaître les boîtes à mitraille, enveloppe cylindrique renfermant des débris de métal, qui ne s’ouvrait dans le tir qu’à sa sortie de la bouche du canon : on parait ainsi à la détérioration de l’âme de la pièce. Plus tard J.-B. de Gribauval, inspecteur général de l’Artillerie, perfectionna la boîte, en substituant des balles sphériques régulières aux morceaux de mitraille.

Mais l’idée d’une arme à plusieurs canons ne fut reprise que deux siècles plus tard, vers 1830 en Belgique, où un ancien officier de la Grande Armée, Faischamp, imagina une mitrailleuse, composée de canons assemblés parallèlement en faisceau prismatique et se chargeant par la culasse avec un projectile détonant par percussion : son modèle le plus perfectionné, établi en 1857, avait l’aspect et le poids d’une pièce d’artillerie, et comportait cinquante canons d’un calibre approchant de celui du fusil, et tirant cent balles à la minute, jusqu’à 2 000 mètres, portée considérable pour l’époque.

En Amérique, la guerre de Sécession amena la création de nouvelles mitrailleuses ; la plus connue fut la Gatling, à six, huit ou dix canons. Une manivelle actionnée à la main assurait le fonctionnement. La vitesse de tir atteignait théoriquement 300 coups à la minute. Mais les résultats furent médiocres.

En France, dans les dernières années de l’Empire, apparut la mitrailleuse, système de Reffye ; dite : canon à balles. Elle se composait d’un faisceau de vingt-cinq canons chargés au moyen d’un bloc chargeur approvisionné à vingt-cinq cartouches : celles-ci étaient frappées par vingt-cinq percuteurs que déclenchait la manœuvre d’un levier à main, La vitesse de tir atteignait 150 coups à la minute, et la portée des balles 2 500 mètres. Attelés et servis par l’artillerie, ces engins avaient pour but de transporter à distance le tir à mitraille. En dépit des espoirs fondés sur elles, et de leur nom impressionnant, ces mitrailleuses ne causèrent que des déceptions.

A la même époque, la Bavière adoptait une arme analogue, connue sous le nom de mitrailleuse Feld, et dont une seule batterie de quatre pièces fit sans éclat la guerre de 1870.

Aucune de ces armes n’était automatique, puisqu’elles fonctionnaient par l’énergie humaine.

Quelques années après, les Anglais et les Russes adoptaient un modèle de mitrailleuse Gatling ; mais on trouvait l’engin trop lourd, et on en vint à désirer une arme plus légère, non attelée au moment du combat, apte à accompagner partout l’infanterie, et où le rôle des servans serait réduit au minimum. Ce fut la Maxim qui, la première, réalisa ces conditions : la mitrailleuse automatique était créée. Le premier type en fut établi par Hiram Maxim après une dépense de sept millions en études, contrats et expériences : un modèle pratique était réalisé dès 1882 et adopté aussitôt par l’armée anglaise, qui en fit l’essai dans ses expéditions coloniales.


Chez nous, les principaux modèles actuellement en usage sont : la Saint-Étienne ou mitrailleuse 1907, la mitrailleuse de Puteaux, la Hotchkiss 1914. Disons un mot des caractéristiques de la Saint-Etienne.

Le principe moteur est un emprunt de gaz dans le canon par un trou de 4 mm. 8 ; ces gaz arrivant dans un cylindre appelé chambre à gaz projettent vers l’avant un piston parallèlement au canon, puis s’échappent dans l’air par des ouvertures appropriées ; le piston en fin de course se trouve ramené en arrière par un ressort récupérateur. C’est ce mouvement de va-et-vient qui engendre automatiquement le fonctionnement complet de l’arme, savoir : ouverture et fermeture de la culasse avec extraction et éjection ; armé, percussion, détente ; alimentation. L’arme peut tirer soit à toute vitesse, en tir rapide, soit en tir réglé par un appareil spécial, qui permet toutes les cadences, depuis 10 jusqu’à 500 environ. L’alimentation se fait par bandes rigides en acier au nickel portant vingt-cinq cartouches.

Cette mitrailleuse ne comporte pas de manchon à eau comme sa rivale allemande ; aussi l’arme s’échauffe fortement en tir rapide : dans un tir intensif, le canon peut atteindre la température du rouge sombre, environ 800 degrés ; mais cet échauffement ne nuit en rien aux qualités balistiques de l’arme ; le canon, grâce à sa fabrication en acier spécial au manganèse, ne perd pas sa trempe, ou plutôt se retrempe à l’air en se refroidissant et se retrouve tel qu’il était avant le tir.

La pièce, posée sur un affût-trépied, peut se mettre en batterie dans deux positions : normale ou couchée. Dans la première, le tireur s’assied sur une sellette portée par la flèche ; dans la deuxième, il se couche sur le dos le long de la pièce.

Le problème du transport de la mitrailleuse est essentiel. Pour en faire une arme de l’infanterie apte à accompagner partout cette dernière, on a cherché à le résoudre au mieux. Dans les routes, les marches d’approche, les zones à grand défilement, les pièces et leur premier approvisionnement sont transportées soit sur bâts, soit sur voiturettes attelées. Sous le feu ou sous sa menace, les bâts ou voiturettes sont déchargés, et les élémens de pièce transportés à des d’homme ou à la main. Il faut procéder ensuite au remontage de l’arme pour sa mise en batterie.

Le débit ultra-rapide de projectiles est une des caractéristiques de la mitrailleuse. Suivant les modèles, la vitesse théorique varie de 4 à 700 coups à la minute. Mais ces vitesses énormes doivent s’entendre mesurées en plein fonctionnement d’une bande déjà engagée ; il faut en déduire le temps pour le passage d’une bande à l’autre.

Au total, lorsqu’une mitrailleuse débite 400 projectiles dans une minute, il semble que ceci soit un maximum : c’est d’ailleurs un mouvement prestissimo, qu’on peut essayer de se représenter par une cadence qui serait de sept battemens à la seconde. Au point de vue tactique, il n’y a pas d’intérêt à la dépasser, et un tir sans arrêt de plus d’une minute sur le même objectif est rarement justifié.

Théoriquement, l’arme reposant sur un appui fixe, toutes les balles devraient suivre la même trajectoire : en réalité, par suite des vibrations de la pièce et du jeu existant dans les organes de pointage, il n’en est pas ainsi : les balles décrivent chacune leur courbe, et l’ensemble de celles-ci constitue une gerbe, extrêmement serrée, mais très étroite, qu’on pourrait comparer à la nappe d’eau lancée par un tuyau d’arrosage. Dans le tir avec fauchage qui est le tir normal, on juxtapose sur tout le front de l’objectif un certain nombre de gerbes. Il en résulte qu’au point d’arrivée sur le sol, la densité des balles est terrible et on obtient un effet extraordinaire de destruction sur le personnel non abrité.

L’effet du tir de mitrailleuse sur les blindages, cuirassemens ou obstacles, est le même que celui du fusil. Sur les réseaux de fils de fer, on obtient un effet de destruction assez sérieux, mais très localisé, par un tir bloqué de quelques milliers de cartouches.


La mitrailleuse est en résumé un engin léger, semi-portatif, extrêmement meurtrier, au service duquel suffit un personnel restreint : elle permet donc une économie d’hommes sur un front donné, et c’est une des raisons de la faveur extraordinaire dont elle jouit dans l’armée allemande.

En position, l’arme est peu visible, et facile à dissimuler complètement : en revanche, elle se trahit elle-même par le son dès qu’elle entre en action : le bruit d’une fusillade même exaspérée ne peut jamais être confondu avec le claquement à cadence très rapide et régulière du terrible tac-tac. Bien plus, le crépitement sec, brutal, rageur et précipité de mitrailleuses en tir rapide arrive à dominer parfois le fracas des gros projectiles. Si l’on compare le calibre d’un fusil-machine 8 millimètres avec celui d’un simple obusier demi-lourd de 105 millimètres par exemple, le fait paraît surprenant, mais il a été constaté maintes fois.

Quoique d’un mécanisme compliqué, les mitrailleuses actuelles sont très robustes. Certains organes délicats peuvent se briser au cours d’un tir, mais comme on dispose de pièces de rechange, tout remplacement par une équipe exercée peut s’exécuter en quelques minutes : simple question de dressage du personnel.


Étudions maintenant la mitrailleuse allemande.

Cette mitrailleuse, d’un modèle unique Maxim, se distingue par le système de refroidissement, le mode de transport, la vitesse de tir.

Le canon de l’arme est entouré sur toute sa longueur d’un manchon métallique rempli d’eau pour le refroidissement : au bout de 6 à 800 coups le liquide entre en ébullition, d’où un échappement de vapeur qui gêne le tireur et décèlerait la présence de l’arme, s’il n’était dirigé soit vers la terre soit dans une caisse à eau. Au cours de la guerre de mouvement, et par une de ces ruses qu’ils affectionnent, les Allemands ont quelquefois utilisé cette particularité pour faire croire à la présence de mitrailleuses imaginaires, en produisant un dégagement de vapeurs par un feu d’herbes mouillées.

La Maxim utilise la bande-chargeur en toile souple garnie de 250 cartouches. La vitesse de tir est unique, environ 400 coups à la minute.

Le mode de transport diffère du nôtre en ce qu’il n’utilise pas d’animaux de bat : tout le matériel est sur voiture : la mitrailleuse toute montée repose sur un socle entrant à glissière soit sur un caisson, soit sur une automobile. Dans les voitures Mercedes allemandes fabriquées en temps de paix, on n’avait pu s’expliquer le rôle de certains écrous fixes aux châssis : on a su depuis qu’ils étaient construits pour s’adapter à des Maxim.

Les compagnies de mitrailleuses comprennent, comme personnel monté, les officiers et les sous-officiers : en outre, les caissons attelés peuvent prendre le trot en emmenant les servans et laissant momentanément en arrière les pourvoyeurs. On aperçoit ainsi qu’une des préoccupations du commandement allemand a été d’engager très rapidement les mitrailleuses, et au besoin de leur faire devancer leur infanterie.

Dans la zone de feu, la mitrailleuse toujours montée sur son affût est transportée, soit par un seul homme sur ses épaules (poids 55 kilos), soit par deux hommes en civière, soit par les trois servans traînant à terre la machine, dont l’affût à avant recourbé, qui lui donne l’aspect d’un gros insecte, se prête à ce mode de progression, même en terrain difficile. Certaines mitrailleuses sont munies de chaînes pour le transport à bras ; on en a tiré des conclusions un peu hâtives sur le mitrailleur rivé à sa pièce : la vérité est plus simple et moins dramatique.

Cependant, quelques exemples ont été constatés de cette manière brutale. Dans le bois de Fricourt enlevé par les Anglais lors de l’offensive combinée, un mitrailleur allemand fut retrouvé attaché à son engin par le pied et par la ceinture, mourant d’épuisement et de soif, étant complètement privé d’eau depuis trois jours. Et au fond d’un abri souterrain, dans la région de Gommecourt, les Tommies découvrirent le cadavre d’un servant rivé à sa pièce par une chaîne lui entourant le poignet.

La Maxim ne tire que dans une position, la position basse, à environ cinquante centimètres d’élévation, pour obtenir un tir fauchant au ras du sol.

A la mobilisation, les unités de mitrailleuses allemandes très nombreuses étaient complètement organisées, soit en compagnies de régiment, soit en compagnies de division. L’enseignement des guerres balkaniques, qui en France n’avait pas été suffisamment récolté, avait démontré que la présence des mitrailleuses au combat était pour l’infanterie non seulement une aide matérielle puissante, mais un appui moral considérable.

Aussi les Allemands entraient en campagne avec des milliers de fusils-machines. Cet engin de guerre convenait parfaitement à leur tempérament ; une arme automatique répondait à leur amour immodéré du machinisme et au dressage mécanique de leurs soldats ; une arme meurtrière s’accordait avec leur instinct de destruction ; enfin la mitrailleuse s’annonçait comme l’arme de la surprise et de la traîtrise, deux « spécialités » bien germaniques.

Au début de la guerre, le grand nombre des mitrailleuses fut un des élémens de la supériorité allemande. Ils excellaient à embusquer l’arme derrière un mur, une haie, ou dans une meule de paille truquée, en masquant l’orifice du canon pour dissimuler la flamme. Depuis, la multiplication de ces engins leur a permis de suppléer dans une certaine mesure à l’usure du matériel humain.

Le dénombrement du butin conquis par les armes alliées sur le front franco-anglais fait ressortir le chiffre moyen d’une mitrailleuse ennemie capturée pour cent prisonniers pendant les mois de juillet et d’août. Au cours des grandes actions offensives de septembre, cette proportion a plus que doublé : elle apparaît très considérable, si l’on tient compte de ce que chaque engin saisi en laisse présumer un ou plusieurs autres anéantis.

Le développement croissant du nombre des fusils-machines Apparaît donc comme une caractéristique de la tactique défensive allemande, la ligne de ces engins constituant pour leurs tranchées une ossature aux élémens de plus en plus resserrés.

Quant à leur soldat mitrailleur, choisi avec soin et entraîné méthodiquement, on l’a instruit dès le début dans cette idée que son engin est irrésistible dans la défense ; en outre, tout en lançant mécaniquement, scientifiquement la mort, il peut contempler le spectacle de son œuvre destructrice de vies humaines, ce qui flatte ses instincts héréditaires de meurtre. Il faut remarquer qu’aucun servant d’une autre arme ne jouit du même privilège ; ni l’artilleur qui tire à longue portée, ni le bombardier aérien qui sème ses projectiles d’une grande hauteur, n’aperçoivent les effets de leur action : seul peut s’assimiler au mitrailleur l’équipage du sous-marin, qui lance une torpille portant au but, et assiste alors à l’agonie et à la mort de ses victimes.

Tous ces sentimens contribuent à donner aux mitrailleurs allemands, soldats d’élite, une mentalité et un orgueil particuliers. Ils font preuve au combat d’une réelle bravoure, et souvent d’un acharnement extraordinaire. Nombre d’entre eux ont fait le serment de se faire tuer plutôt que de se rendre, et n’hésitent pas à massacrer impitoyablement les « kamarades » qui tentent de manquer à leur parole.

Lors de l’attaque anglaise sur Mametz, les mitrailleurs allemands se sont battus jusqu’à la dernière minute : leur tranchée enlevée, ils refusèrent de se rendre. En revanche, ces mêmes soldats avaient fait preuve d’autant de sauvagerie que de courage en déchaînant leur feu implacable pour achever de malheureux blessés se traînant sur le sol.

On a remarqué d’ailleurs que la bravoure, le sang-froid, l’audace et l’habileté des mitrailleurs allemands contrastaient avec la timidité et souvent la maladresse de leurs lanceurs de bombe. Les grenadiers français et anglais se montrent en général très supérieurs aux bombardiers teutons, sans doute parce que l’usage de la mitrailleuse convient surtout à des soldats-machines, celui des engins à main faisant appel au contraire à la valeur individuelle des combattans.

Mais il faut reconnaître que, comme mitrailleurs, les Allemands sont passés maîtres dans leur art brutal.


Comment s’emploient tactiquement ces armes terribles ?

Au début de la guerre, au (cours des opérations de mouvement, nous avions considéré les mitrailleuses comme une réserve de feux ; aussi les sections étaient-elles maintenues loin en arrière et n’intervenaient-elles que tardivement, on ne les engageait qu’à regret et avec parcimonie. Nous avons vu que la conception allemande était tout autre.

Depuis, nous avons admis que les mitrailleuses doivent être regardées comme couverture de l’infanterie aux petites et aux moyennes distances ; elles prolongent en quelque sorte l’action du canon, bien qu’agissant d’une manière très différente. Donc, pour aider la progression d’une attaque, il importe d’engager rapidement le plus possible de mitrailleuses.

Mais outre ces unités de couverture, d’autres doivent accompagner d’aussi près que possible les troupes d’assaut, et se tenir prêtes à garnir la première position conquise pour faciliter à l’infanterie une progression nouvelle. La place de ces mitrailleuses est très délicate à déterminer ; bien qu’elles doivent entrer en action le plus tôt possible, il paraît très hasardeux de les faire marcher avec la première vague ; elles semblent trouver leur place la plus avantageuse derrière la deuxième ou la troisième.

Dans la défensive, les mitrailleuses ne doivent pas être toutes placées sur la première ligne, celle-ci étant trop exactement repérée par l’artillerie ennemie ; il y a intérêt à les disposer en profondeur, et de préférence à chaque saillant, pour prendre de flanc les attaques. Les mitrailleuses des Allemands sont presque toujours en flanquement, ce qui est la meilleure façon de les utiliser, en augmentant la portion efficace de la gerbe. Leurs prisonniers parlent souvent de mitrailleuses de position, montées sur affûts fixes et indépendantes des mitrailleuses d’unités. Pendant longtemps, on a casemate les mitrailleuses dans des abris protégés : blockhaus, coupoles blindées, fortins ; mais, actuellement, on a tendance de part et d’autre à n’installer les mitrailleuses qu’au moment du combat et sur le parapet même de la tranchée. En temps normal, l’engin demeure soigneusement abrité : en cas d’attaque, on sort la mitrailleuse. On évite ainsi la construction d’abris à relief forcément visible, donc repérable, et immanquablement détruit un jour ou l’autre, lorsque l’arme tire au travers d’un créneau, lequel offre en outre l’inconvénient de restreindre singulièrement le champ de tir. Lors du combat de la Ville-aux-Bois, le 23 avril dernier, et qui fut pour nos armes un succès local, nos soldats capturèrent plusieurs mitrailleuses allemandes, abritées sous terre à huit mètres de profondeur, et qu’un système de treuil avec câble et plan incliné permettait de descendre et de remonter.)

En somme, les mitrailleuses sont le plus souvent à éclipse, et caractéristiques par leur insaisissabilité, elles ne se démasquent que par leur aboiement au moment d’une attaque, et à l’instant où l’assaillant croit mettre la main sur la position ennemie : de là leur effet de surprise.

Les premiers enseignemens de l’offensive sur la Somme ont montré que les Allemands appliquaient méthodiquement et avec une remarquable ingéniosité ce système. Cherchant à mettre leurs engins à l’abri des plus formidables bombardemens, ils y réussissent parfois grâce à la profondeur de leurs souterrains ; dès que l’artillerie ennemie, allongeant son tir, entame les feux de barrage, les mitrailleurs remontent en hâte leurs fusils-machines et les installent à découvert sur ce qui reste du parapet.

Un sous-officier mitrailleur bavarois, capturé à la Boisselle dans un abri de vingt hommes, a exposé la consigne reçue par lui : « Dès que l’attaque d’infanterie ennemie se déclenchera, mettre le feu aux mines toutes prêtes, puis remonter au jour, installer les mitrailleuses et résister à outrance. »

Pour parer aux effets d’écrasement formidables des gros projectiles explosifs, les Allemands, infatigables remueurs de terre et travailleurs acharnés, avaient construit dans toute la région des abris d’une extraordinaire solidité. Un nouveau type en avait été établi par le commandement ; du modèle dit Zwei gruppen, aménagé pour deux groupes de neuf hommes chacun, avec murs et plafond renforcés, on accédait au fond par seize marches de vingt-quatre centimètres ou par des échelles : cette chambre souterraine servait d’abri à la mitrailleuse et à son équipe. Pour remonter la machine à l’air libre, le plus souvent au moyen d’un système de cordes et de poulies, il ne faut pas plus de quelques secondes à des mitrailleurs exercés.

On a vu même de ceux-ci, aussitôt l’explosion d’une mine, installer leur engin sur les bords de l’entonnoir ; et d’autres, quand une première vague d’attaque a passé sur leur tête, cribler de leur feu ressuscité les. derrières des lignes assaillantes. De tels effets de surprise se sont produits au détriment des fantassins anglais, aux abords des villages de Thiepval et de Serre, démontrant à nos braves alliés la nécessité du fameux « nettoyage de tranchées, » opération spéciale avec laquelle, en raison de leur traditionnel amour du fair play, ils ne s’étaient pas encore familiarisés.

Mais à mesure qu’il s’enfonçait plus profondément dans le sol, l’ennemi, pour remonter rapidement ses engins au jour, était amené à perfectionner les systèmes élévatoires. C’est ainsi que dans le château de Thiepval, considéré par ses défenseurs comme un réduit imprenable et qui n’en fut pas moins emporté d’assaut le 15 septembre par nos alliés britanniques, ceux-ci découvrirent avec étonnement une extraordinaire installation comprenant cinq ascenseurs, capables de faire surgir ou disparaître instantanément hommes et matériel. Cette machinerie explique comment les premières attaques furent longtemps tenues en échec, malgré des préparations d’artillerie formidables. A maintes reprises, les assaillans avaient essuyé les feux meurtriers de mitrailleuses allemandes apparaissant et s’éclipsant « à l’instar de Punch, au théâtre d’enfans, » suivant l’expression d’un correspondant de guerre anglais.

Qu’il s’agisse d’attaquer des villages ou des retranchemens organisés, les mêmes dangers proviennent de ces mitrailleuses ennemies, rescapées soit par l’effet du hasard, soit grâce à leur protection spéciale. A Mametz, à Montauban, à Fricourt, des mitrailleuses, tirant par les soupiraux des caves ou les fenêtres des maisons, causèrent de terribles ravages dans les lignes britanniques.

L’organisation allemande du village de Pozières, — d’une contenance de 400 habitans, — et de ses abords ne comprenait pas moins de 200 mitrailleuses, dont 30 étaient demeurées intactes en dépit d’un tir de destruction de quarante-huit heures. La prise de cette position formidable fut un magnifique exploit réalisé par les Australiens, mais il fallut à ceux-ci, pour s’en rendre maîtres, quatre jours et quatre nuits de combats acharnés, corps à corps, pied à pied, — hand to hand, disent les Anglais. — A chaque tournant des méandres souterrains du village, on rencontrait des Maxims en embuscade qui déchaînaient leur feu dans un couloir de mort : il fallut les réduire une à une, en attaquant leurs équipes à la grenade.

En somme, démasquées à courte distance, actionnées en tir bloqué, rapide et flanquant, ces mitrailleuses insaisissables lancent des rafales d’une extrême puissance, qui ne laissent aucun être vivant debout dans l’intérieur de la gerbe et fauchent la troupe d’attaque avec une instantanéité terrible.

Au cours des récentes attaques de Ginchy, de Guillemont, de Courcelette par nos Alliés, comme à celles de Berny, de Vermandovillers, de Deniécourt par nos propres troupes, les plus redoutables obstacles furent ces nids de mitrailleuses, çà et là demeurées intactes, surgissant diaboliquement et servies par des combattans d’élite, dont l’extrême acharnement ne fit que rehausser la bravoure des assaillans et rendre le succès de ceux-ci plus éclatant. L’expérience des précédens combats avait démontré que seuls des partis de grenadiers résolus, se coulant dans les entonnoirs et les trous d’obus, pouvaient réduire ces mitrailleurs obstinés en les attaquant à coups de bombe. Mais l’opération demeurait difficile, précaire souvent, coûteuse toujours.

C’est alors que, pour écraser ces nids de guêpes quand l’artillerie n’a pu les détruire à distance, l’armée britannique inaugura ces étranges machines de guerre, surnommées tanks, dont l’apparition suscita une si vive curiosité. Officiellement appelées H. M. L. S. (His Majesty Land Ship), navires terriens de Sa Majesté, ces monstres présentaient l’aspect de gigantesques tortues, longues, basses, à carapace d’acier couleur poussière, aptes à progresser en terrain chaotique d’assaut, capables de renverser des murs d’un seul choc, de traverser des bois et des réseaux de fils de fer, de franchir les tranchées, de descendre et remonter les bords d’un entonnoir, et destinées spécialement à attaquer directement les mitrailleuses ennemies. On a vu de ces engins fantastiques travaillant à l’attaque du château de Thiepval, marcher sur des mitrailleuses en action, les écraser et en broyer les servans. On les a dépeints comme des bêtes apocalyptiques et formidables, invulnérables, irrésistibles, crachant la mort de toutes parts au moyen de fusils-machines et de canons légers, et semant la terreur dans les lignes ennemies : tels jadis les éléphans de Pyrrhus, à l’épreuve des glaives et des traits, jetant l’effroi dans les cohortes romaines.

C’est l’inauguration d’une tactique nouvelle, dont l’importance ira grandissant, le combat de la mitrailleuse protégée mobile contre la mitrailleuse fixe en action [1].


Ainsi dans la défensive les mitrailleuses travaillent de concert avec l’artillerie, mais chacune avec un objectif différent. Tandis que les premières se chargent d’arrêter les vagues d’assaillans, l’autre dirige en arrière de celles-ci ses fameux tirs de barrage qui, par un rideau de feux très dense, interdisent l’approche des réserves ou détruisent ces dernières.

Enfin, tandis que les obus, de par leurs effets d’éclatement, ont plutôt tendance à disperser les corps humains qu’à les entasser, les monceaux de cadavres dont il est fait mention au cours des grandes opérations sont principalement dus au tir fauchant des mitrailleuses dans un couloir d’attaque. Le groupement serré d’hommes gisans dans certains secteurs étroits inscrit avec évidence sur le sol lui-même la marque tragique du travail destructeur des mitrailleuses.

Signalons enfin un emploi tactique nouveau de l’engin : celui de la mitrailleuse d’avion sur objectif d’infanterie. Un communiqué a mentionné l’exploit d’un aéroplane descendant à cent mètres au-dessus d’une ligne de fantassins allemands en retraite et lui décochant quelques rafales meurtrières. Quelques jours après, un avion britannique, planant à trois cents mètres, prenait d’enfilade sous le feu de sa machine Lewis une troupe abritée dans le fossé d’une route et y semait le désordre. Sans doute, il s’agit là d’un emploi exceptionnel de l’engin dans la tactique aérienne, mais dont l’occasion se retrouvera, dès que des objectifs favorables se représenteront à nos audacieux combattans de l’air aux aguets [2].


Mais la défense ne se contente pas de rendre le terrain intenable en le maintenant sous la menace d’un feu destructeur ; elle sème le chemin à parcourir d’un obstacle redoutable et compliqué : les réseaux de fils de fer.

L’emploi d’une barrière artificielle à claire-voie pour entra- ver la marche de l’assaillant est aussi ancien que celui de la tranchée elle-même ; exemple, les chevaux de frise classiques utilisés dès le Moyen Age. Sitôt que la métallurgie moderne eut réalisé des progrès dans la branche de la tréfilerie, l’idée naquit d’appliquer à l’art de la guerre la résistance et la malléabilité du fil de fer tressé en grillage ou tendu en lacis : tout comme la mitrailleuse, le réseau fit son apparition au cours de la guerre de Sécession, où les généraux américains creusèrent beaucoup de retranchemens : on utilisait tout naturellement le fil de fer, dans un pays où il constituait la seule clôture d’immenses domaines d’élevage.

Plus tard, au cours de la guerre Sud-Africaine, les Boërs couvrirent leurs tranchées par des réseaux établis à une centaine de mètres en avant du fossé, de manière à créer un glacis : les premiers élémens de fil de fer se reliaient à des pétards armés, et destinés à faire explosion si des éclaireurs ennemis venaient s’y heurter pendant la nuit.

Pendant la guerre russo-japonaise, l’usage des réseaux se multiplia, tant en Mandchourie que dans les opérations du siège de Port-Arthur. On y constata la grande résistance de l’obstacle aux effets des projectiles de l’artillerie, et on en conclut que celle-ci ne pouvait détruire les réseaux qu’avec une grande dépense d’obus et un tir parfaitement réglé. Mais la pauvreté de leurs approvisionnemens en munitions ne permit pas aux Japonais d’employer ce procédé coûteux : il leur fallut recourir à la cisaille à main. Au cours des travaux d’approche dirigés contre la colline 203, dont la cime et les pentes gazonnées constituaient la clef de Port-Arthur, les Japonais imaginèrent d’habiller en vert scarabée des hommes choisis comme volontaires, qui, en rampant avec de grandes précautions et se glissant dans les herbes, atteignaient le réseau ennemi et en sectionnaient les fils.

La valeur de cette défense accessoire ayant été ainsi mise en relief, l’enseignement fut aussitôt recueilli par les Allemands.

Or, un des principes de l’organisation germanique tant dans le domaine de la guerre que dans celui de son activité économique, — y compris le développement de la population, — c’est qu’une chose étant reconnue utile, on ne saurait trop en avoir : c’est le système du colossal. Aussi, pour défendre leurs territoires conquis, les Allemands ne se contentèrent pas de les entourer d’un gigantesque fossé ; ils en ont couvert de bout en bout les approches par un obstacle redoutable : les réseaux de fil de fer.

Qu’on imagine une vilaine plantation de piquets, hauts de soixante centimètres en moyenne, disposés en quinconce à quelques pas d’intervalle et reliés l’un à l’autre, de long en large et de bas en haut par un lacis de fils de fer simple ou barbelé, le tout le plus hérissé, le plus tortueux, le plus enchevêtré possible. Si l’on considère l’extrême ténacité ou résistance à l’effort d’un simple élément de fil tendu, on peut concevoir quelles entraves rencontrera la progression d’un être humain à travers ce filet monstrueux, dont les mailles aux pointes rébarbatives se croisent et s’entre-croisent si bien qu’un chat ne saurait impunément s’y glisser.

Toutes les sortes et toutes les épaisseurs de fils de fer sont utilisées dans la guerre actuelle ; c’est ainsi que sur le front italien, l’accès de certains abris autrichiens creusés en caverne dans le roc était défendu par des fils de fer ayant l’épaisseur du petit doigt, et tendus entre des pieux constitués par des troncs d’arbre cimentés dans le sol. Autour de Pozières, dont nous avons signalé l’organisation formidable, on a recueilli des morceaux de fils tressés de cinq tiges aux pointes aiguës. Fils allemands et fils français sont d’ailleurs très semblables. Certaines maisons américaines fournissent indifféremment de la ronce artificielle à nous et à nos ennemis, selon les principes positifs du business d’outre-mer. En raison de l’énorme consommation qui en résulte, — le seul front occidental dépasse linéairement 800 kilomètres, — les prix des différentes variétés ont subi une hausse de 50 à 150 pour 100 ; cette élévation suit d’ailleurs celle de l’acier employé à sa fabrication ainsi que du zinc qui sert à la galvanisation. Le fil ordinaire et le zinc provenaient d’Allemagne, celle-ci ne risque donc pas d’en manquer ; chez nous et nos alliés, ce sont maintenant les mines de Broken Hill en Australie et les mines d’Amérique qui fournissent le métal nécessaire.

L’établissement d’un « réseau » régulier nécessite la plantation de poteaux bas qu’on enfonce dans le sol aussi solidement que possible ; les poteaux en bois étant facilement détruits par l’artillerie, on les remplace parfois par des piquets en fer, munis d’anneaux pour l’attache des fils. Cette mise en place méthodique ne peut se faire qu’à certaine distance de l’ennemi, car le bruit des maillets frappant sur la tête des pieux, malgré les tampons dont on les bâillonne, décèle fatalement l’opération à un ennemi vigilant, toujours aux aguets de l’œil et de l’oreille. Aussi, devant les premières lignes, l’installation se borne à celle d’un réseau de fortune, à cause de la nécessité d’y travailler la nuit et parfois sous le feu.

On fait alors usage soit de spirales à déroulement instantané (réseaux Brun), soit de « trébuchets « juxtaposés, et reliés entre eux : sortes de polyèdres confectionnés à l’arrière, dont quatre bâtons reliés entre eux par du fil forment les arêtes : le tout, portatif, se met aisément en place. Quand les tranchées adverses se trouvent très rapprochées, les réseaux amis et ennemis arrivent au contact et ne forment plus qu’un enchevêtrement ininterrompu et indistinct. Toute troupe qui veut attaquer doit donc procéder au déblaiement de son propre système en même temps qu’à la destruction du réseau d’en face.

En arrière des premières lignes, les réseaux sont généralement renforcés, car on a pu les établir avec méthode, à loisir et à l’abri des vues, sinon des coups. Ceci explique que des attaques même menées avec une extrême vigueur se voient arrêtées après un premier succès, en se heurtant à des organisations de fils de fer très puissantes, et qui ont échappé partiellement aux effets de l’artillerie. Les réseaux établis à contre-pente, protégés par la forme même du terrain, constituent un obstacle particulièrement sournois et dangereux, parce qu’ils demeurent invisibles aux assaillans jusqu’à l’instant où ces derniers les abordent.

Les Allemands ont de nombreux boyaux garnis de fil de fer sur leurs deux faces, pour parer à un encerclement et en permettre la défense dans deux directions opposées.

Enfin, dans certaines de leurs tranchées de la Somme, on a trouvé le sol couvert de traverses de chêne où s’entre-croisaient des fils de fer très épais pour parer à l’usure du bois.

On a fait remarquer que dans ce système, avec l’extraordinaire complication et enchevêtrement des tranchées, boyaux, sapes et cheminemens, qu’enserrent des ceintures d’obstacles, la garnison des retranchemens se trouve en quelque sorte prisonnière de sa propre fortification. La fuite est à peu près impossible, car le soldat reste invinciblement adhérent au sol de la tranchée, où tout mouvement de repli par des zigzags étroits ne se fait qu’homme par homme et avec une lenteur infinie. Le tout peut donc être défendu même par des troupes médiocres, et l’on conçoit qu’une telle organisation ait pu germer dans le cerveau d’une armée dont les meilleurs élémens avaient été anéantis au cours d’opérations en rase campagne.

Quoi qu’il en soit, les combinaisons multiples auxquelles se prêtent la souplesse et la résistance du fil de fer pour semer des embûches traîtresses sous les pas des assaillans sont mises en œuvre par les Allemands avec une étonnante habileté. Qu’il s’agisse de points d’appui naturels ou de retranchemens créés de toutes pièces, leurs pionniers excellent à en protéger les abords par les enchevêtremens tortueux et hérissés des réseaux barbelés. Le bois des Trônes, que nos amis anglais ont emporté après quatre jours de lutte sanglante pied à pied et d’arbre en arbre, en présentait un exemple extraordinaire. On l’aurait dit mis en état de défense par des équipes de braconniers, tant sa surface entière, truquée et machinée, se révéla garnie de redoutables pièges à hommes (man-trap) semée de collets d’acier, et tendue de toiles d’araignée en fils de fer épais attachés aux troncs d’arbres et se compliquant de l’imbroglio des racines. Déjà, au cours de leur première avance victorieuse, les Anglais avaient constaté, non sans stupeur, que certaines tranchées de vingtième ligne elles-mêmes étaient défendues par des fils de fer, au milieu d’un fantastique enchevêtrement de boyaux et de sapes, aussi serré que les ramifications d’une étoile de givre.

On conçoit tout ce que le franchissement de si redoutables clôtures représente d’efforts, de dangers et de sacrifices.


Obstacle invincible à la marche de l’infanterie, les réseaux de fils de fer doivent donc être détruits préalablement à toute attaque, A tout le moins, il faut y créer des brèches ou y ménager des passages. On peut y réussir par des groupes d’hommes qui rampent vers le réseau et en coupent les fils à la cisaille, ou qui y déposent des chapelets de pétards qu’on fait ensuite exploser à distance : l’un et l’autre moyen extrêmement hasardeux sous le feu d’un ennemi très proche. Encore faut-il ajouter que, même sectionnés, les morceaux de fil de fer demeurent en place et constituent un obstacle sérieux, et non sans danger : on a vu la simple piqûre d’une pointe de ronce artificielle occasionner par infection de graves blessures.

Le tir d’une mitrailleuse bloquée, nous l’avons dit, peut pratiquer un déblaiement, mais seulement sur une brèche étroite.

On a également essayé de lancer de la tranchée de départ au moyen d’un canon porte-amarre un grappin fixé à un câble d’acier, que l’on ramène ensuite en arrière au moyen d’un treuil ; mais outre que celui-ci est souvent difficile à installer, il arrive que le treuil cède, ou que le câble casse, ou que le grappin, en ratissant les fils arrachés, ramène jusque sur le parapet de la tranchée une masse de métal agglutiné extrêmement serrée qui constitue un nouvel obstacle. Le système ne peut d’ailleurs s’appliquer qu’à des réseaux à portée de la première ligne.

Ces différens procédés donnent des résultats médiocres. Le seul mode de destruction efficace des fils de fer réside dans l’emploi répété d’obus explosifs avec fusée sans retard, en tir parfaitement réglé. Les poteaux sont alors hachés, les débris de métal pulvérisés ; le tout constitue un excellent travail de déblaiement, mais nécessite une grosse consommation de projectiles : considération qui aujourd’hui n’entre plus guère en ligne de compte. Cependant, si complètement qu’ait été fouillé le terrain battu par l’artillerie, il est rare que le front total d’une attaque se trouve débarrassé : aussi, avec les vagues qui suivent la première ligne d’assaillans marchent des hommes armés de cisailles, qui travaillent à sectionner les fils restés intacts. Pour cette opération de déblaiement, les fusiliers de l’armée britannique utilisent, en la fixant au bout du canon, une sorte de fourche à deux branches d’acier plat et à bords tranchans, suffisante pour couper et écarter les fils ordinaires.

Lors de leur offensive victorieuse sur l’Isonzo, les Italiens paraissent avoir inauguré un nouveau système en détruisant les fils de fer non plus par l’artillerie tirant de loin et sans voir, mais par un tir direct exécuté au moyen d’un engin nouveau à grande puissance, les bombardes.

En lançant à plusieurs centaines de mètres d’énormes projectiles chargés d’une grande quantité d’explosifs, cette artillerie de tranchée a produit des effets extraordinaires et dont les résultats ont dépassé toutes les prévisions. Contre la tête de pont de Gorizia et contre les défenses accessoires du Carso, quelques heures ont suffi aux bombardes pour déblayer complètement le terrain de tous les réseaux de fils de fer sur une large étendue. L’armée britannique se sert pareillement de grosses bombes sphériques, chargées à plusieurs kilos d’explosifs et vulgairement dénommées plums-puddings, qui, lancées par des mortiers d’accompagnement, sont avantageusement employées pour détruire par un tir plongeant les fils de fer établis à contre-pente.

L’électrification des réseaux a été essayée et même, dit-on, réalisée en certains points par les Allemands, grands amateurs d’applications électriques ; mais on se heurte à de sérieuses difficultés pratiques à cause des points de contact presque inévitables des fils avec le sol qui amènent une déperdition de courant.

On conçoit qu’un système aussi traître, aussi perfide, constitue, avec la mitrailleuse, arme de la surprise, une combinaison sournoise où devait se complaire l’esprit de ruse et de meurtre qui caractérise la mentalité germanique. Il est tout à fait curieux de noter qu’on retrouve l’origine d’un tel assemblage dans le vieil engin du XIVe siècle, le ribaudequin déjà cité. Dans cette machine rudimentaire, en effet, le cadre en bois qui servait d’affût à la rangée de petits canons était protégé à la partie avant par un fer de lance aigu et tranchant : c’était donc là déjà une arme à mitraille et défendue par une pointe de fer.


Tel est aujourd’hui l’emploi tactique des fils de fer ; mais les Allemands ne s’en sont pas contentés ; ils ont utilisé stratégiquement la puissance de l’obstacle, surtout sur le front russe où d’énormes espaces semés de piquets et de ronces artificielles leur ont permis des déplacemens de forces d’un point à l’autre de cet immense champ de bataille. Le développement des voies ferrées n’aurait pas suffi à leur faciliter ces mouvemens, s’ils n’avaient pu les exécuter sans aucun risque pour la portion du front dégarni de troupes : ici intervint le rôle stratégique des fils de fer dont voici un exemple. Dans la région de Varsovie, les armées russes et allemandes se sont fait face pendant des mois le long des petites rivières Bzara et Ravka, sur une ligne de soixante kilomètres dont la défense normale eût exigé de six à huit corps d’armée. Or, on a su depuis que la garde d’un tel espace avait été laissée à quelques milliers d’hommes, à intervalle de 8 à 10 kilomètres, munis d’une énorme quantité de mitrailleuses et protégés par d’immenses champs de réseaux barbelés, en maints endroits s’étendant sur une profondeur de six kilomètres et fixés à des piquets de six pieds de haut. On imagine aisément la résistance formidable d’une telle barrière.

Ainsi, en économisant des hommes sur certains points et en les remplaçant par du matériel, la couverture des mouvemens stratégiques par réseaux barbelés a permis aux Allemands, au cours de l’année 1915, d’obtenir en d’autres points, jugés par eux décisifs, la supériorité numérique, même sur les immenses armées russes.


Mitrailleuses et fils de fer : machinerie et combinaison formidable qui s’oppose à la plus déterminée des offensives par le fer et par le feu ! Tant que les terribles engins ne sont pas muselés, tant que les réseaux ne sont pas bouleversés et détruits, toute attaque qui vient s’y heurter est vouée à un échec sanglant. Les vagues des assaillans se brisent en remous sur l’obstacle, et toute troupe aventurée dans les mailles du filet y demeure empêtrée, accrochée, happée, déchirée par les ronces inextricables et hargneuses. Si alors la mitrailleuse, jusque là muette, déclenche son terrible aboiement, c’est un des spectacles les plus tragiques de la guerre : celui d’une ligne d’hommes abattus en quelques secondes, littéralement fauchés comme par une grande lame meurtrière promenée au ras du sol (mowed down, disent les Anglais). Atteints aux jambes par le tir rasant déchaîné, les combattans sitôt tombés sont fusillés en plein corps, — de là les cadavres criblés de balles, — à moins qu’ils n’aient la chance de rencontrer dans leur chute un trou d’obus providentiel et sauveur ! L’artillerie, de son côté, exécute bien des tirs dits en fauchant ; mais les obus explosifs contre le personnel agissent plutôt comme des coups terribles de haches innombrables. Leurs effets sont plus dramatiques, faisant voler têtes ou membres, pulvérisant ou déchiquetant les corps humains. Le travail de la mitrailleuse est, si l’on ose dire, plus propre et moins sanglant, mais non moins implacable et plus meurtrier peut-être.

Aussi il n’est pas un chef d’infanterie conducteur d’hommes dont le cœur ne se serre de la plus tragique angoisse, lorsque, voyant sa troupe se heurter à des réseaux intacts, il entend se déclencher le terrible tac tac de ces horloges de la mort, dont chaque battement, à une cadence de bêle emportée, sonne le glas d’un être humain qui lui est cher !

Pourtant, les réseaux bouleversés, les fils de fer détruits, les mitrailleuses muselées, la tâche n’est pas terminée pour l’infanterie qui attaque. Sa marche rencontrera encore bien des difficultés dans un sol tourmenté, chaotique, à l’aspect extraordinaire de cataclysme ou de paysage lunaire semé de trous, de cratères et d’entonnoirs ; dans un terrain défoncé, crevassé, déchiqueté, hérissé et creusé comme les vagues de la mer, jonché d’innommables débris de bois, d’acier, d’armes brisées, d’équipemens épars, de membres sanglans, — disjecta membra, — de cadavres crucifiés, dont certains demeurent accrochés aux ronces barbelées, sinistres épouvantails !

Terre d’une grandeur tragique et d’une sublime horreur que seul un Victor Hugo saurait décrire, terre maudite et terre admirable ; terre stérile et terre féconde en moisson d’héroïsme, témoin des plus hideuses visions et spectatrice des plus belles choses ; terre désolée et terre merveilleuse ; terre d’abandon neutralisée par la mort et pourtant férocement gardée de part et d’autre ; terre inhospitalière et déshéritée, — et cependant, par un extraordinaire paradoxe, plus âprement convoitée, plus furieusement disputée qu’une terre promise d’une richesse fabuleuse, car sur cette lande étroite, morne, bouleversée, sauvage, farouche et sanglante, se dispute aujourd’hui le sort du monde ; car dans ce champ clos de l’horreur, des millions d’hommes sont aux prises ; car sur ce sol de tourmente, de dévastation et de mort, se déverse nuit et jour tout ce que la science de tuer et l’art de détruire ont produit de plus terrible !


Ainsi l’un des élémens qui contribuent le plus à faire la guerre longue, les défensives acharnées, les offensives sanglantes, c’est cette combinaison mitrailleuses et fils de fer. Plus encore que l’artillerie lourde, c’est elle qui retarde, entrave ou paralyse les attaques les mieux préparées, les plus audacieusement conduites.

Mais si les Allemands nous ont devancés sous le rapport de cette machinerie, nous avons su aujourd’hui les rattraper. Nos mitrailleuses répondent du tac au tac à leurs fusils-machines, et nos mitrailleurs se montrent aussi braves, aussi adroits, aussi acharnés que les servans des Maxims allemandes.

Ce dont nos engins et nos hommes sont capables dans la défensive, l’épopée sublime de Verdun nous l’a redit pendant des mois. « Nos feux de mitrailleuses et nos tirs de barrage ont arrêté net toutes les attaques de l’ennemi qui a laissé sur place des monceaux de cadavres, » admirable et réconfortante monotonie de nos communiqués !

Une relation semi-officielle a mentionné récemment une section fameuse, celle de l’adjudant J... glorieux anonyme. Depuis le début de la campagne, ce brave sert les deux mêmes mitrailleuses, l’une baptisée la « Sans-Peur, » l’autre la « Terreur aux Boches, » qui ont fait leurs preuves en Belgique, à Sedan, à la Fère-Champenoise, devant Reims, à la Boisselle, à Hébuterne, à Tahure, enfin à Verdun, où enterrées par suite d’un effroyable marmitage de gros calibre, elles durent être abandonnées provisoirement par leur personnel. Mais celui-ci, à coups de grenades, reconquit leur emplacement, repoussa l’assaillant, déterra les pièces et les remit en action pour le plus grand dam des Boches.

Nos ennemis eux-mêmes ont rendu hommage tant à l’efficacité de nos machines qu’à la bravoure de. leur personnel. Au mois de mars 1915, le Kaiser offrait une prime de 700 marks au soldat allemand qui s’emparerait d’une mitrailleuse française, montrant ainsi le prix qu’il attachait à cette capture. Et récemment, un correspondant de guerre des Dernières Nouvelles de Leipzig relatait un épisode émouvant de la grande bataille devant Verdun.

Deux bataillons allemands qui progressaient dans la partie occidentale du bois des Caures se trouvèrent arrêtés soudain devant la deuxième ligne de défense par un brave officier français qui, seul, enfermé dans un blockhaus avec une mitrailleuse, fit feu sans interruption sur les fantassins allemands. Comme ceux-ci, même avec leurs grenades à main, ne parvenaient pas à maîtriser ce combattant obstiné, il fallut recourir à un projecteur de flamme pour forcer le mitrailleur héroïque à arrêter son feu qui tenait en respect deux bataillons entiers. Quant aux mitrailleurs de nos braves alliés anglais, ils rivalisent avec les nôtres de hardiesse et de bravoure. On en peut citer pour exemple la conduite d’une équipe de Sud-Africains, servans de fusils-machines Lewis à l’attaque du bois Delville. Resté seul intact de tout le personnel, un mitrailleur continua son feu avec le plus grand calme jusqu’au moment où se produisit un enrayage : demeurant froid « comme un concombre, » dit un récit de cet exploit, il démonte partiellement l’arme, en réajuste le mécanisme, et la remet en action jusqu’à l’épuisement de la dernière cartouche : après quoi seulement, il se retire en emportant sa machine. Lors de la dernière phase de l’attaque sur ce bois fameux, au cours d’un combat acharné qui se livra, mitrailleuses contre mitrailleuses, les machines Lewis anglaises consommèrent, en l’espace de douze heures, un total de 999.500 cartouches. Et le rapport trouvé sur un officier allemand capturé à Thiepval appréciait en ces termes les mitrailleurs britanniques : « L’infanterie britannique est d’une extraordinaire opiniâtreté dans la défense ; il est extrêmement difficile de déloger même les plus faibles fractions, une fois qu’elles ont pris pied avec leurs mitrailleuses dans le coin d’un bois ou dans un groupe de maisons. »

Enfin, si redoutables et si compliquées que soient les organisations défensives allemandes, nous avons appris, plus d’une fois, à les maîtriser et à les saisir. Déjà en 1915 les noms glorieux de Carency, de Notre-Dame-de-Lorette, du Labyrinthe, véritables repaires de mitrailleuses blottis dans des champs de fils de fer, sont là pour le démontrer. Il faut rappeler qu’un des grands chefs de l’offensive française sur la Somme, le général Fayolle, est précisément le vainqueur de Carency, ce village de l’Artois si scientifiquement mis en état de défense, et dont la prise réalisée en trois jours, par un encerclement méthodique qui passe pour un modèle, causa une si grande surprise à l’état-major allemand. Depuis lors et en particulier sous Verdun, notre infanterie a prouvé qu’elle savait affronter les rafales meurtrières et courir sus aux fusils-machines. Un glorieux épisode l’a démontré avec éclat, dont le héros fut un modeste officier de réserve, le lieutenant Le Picard, un des rares fantassins pour qui le commandement ait laissé fléchir l’implacable consigne de l’anonymat !

Il demande et obtient la permission de tenter la reprise d’une tranchée perdue, où les Allemands venaient d’installer une mitrailleuse. Pipe à la bouche et canne à la main, le lieutenant s’avance avec la plus magnifique bravoure. « En avant les gars, s’écrie-t-il ; et chargeons comme des mousquetaires ! » Au moment d’aborder la position, il tombe frappé à mort de six balles, mais ses hommes sautent sur les mitrailleurs ennemis et les exterminent : la tranchée perdue était reconquise. Sur la Somme, c’est avec le même élan irrésistible que notre infanterie et celle de nos alliés savent affronter les plus formidables machineries et s’en rendre maîtres. Dans la grosse agglomération de Combles, à la fois arsenal et forteresse, chaque maison constituait une redoute, chaque cave un guet-apens de mitrailleuses ; plusieurs sections de mitrailleurs d’élite allemands y furent d’ailleurs cueillis dans leurs catacombes.

Quant au village de Thiepval, les pionniers wurtembergeois qui l’occupaient depuis deux ans et le baptisaient le Wonder Work, l’ouvrage merveilleux, l’avaient transformé en une forteresse souterraine, dont toutes les caves soigneusement renforcées se prolongeaient à travers le sol crayeux par des galeries rayonnantes, toutes enfilées par des mitrailleuses.

Thiepval et Combles ont succombé, comme étaient tombés Carency et Lorette, tous splendides faits d’armes, présages de succès plus décisifs encore.

Ainsi, au cours d’offensives partielles, mais magnifiquement victorieuses, nous avons retiré des enseignemens précieux pour les grandes opérations à venir. Sans doute, il nous en a coûté de lourds sacrifices, mais l’expérience, a dit un penseur, est un trophée composé de toutes les armes qui nous ont blessés ! Nous savons aujourd’hui que la mise en œuvre prolongée, précise, implacable et complète des plus puissans moyens de destruction n’est pas de trop pour préparer la marche en avant de notre infanterie impatiente, pour détruire les fusils-machines et anéantir les fils de fer allemands. Soigneusement recueillis, longuement mûris, ces enseignemens sont aujourd’hui mis à profit au cours de nos opérations sur la Somme, où chacun de nos succès a été obtenu avec le minimum de pertes. C’est cette économie de sang français qui nous permet de poursuivre dans un long et patient effort les phases déjà victorieusement développées d’une bataille peut-être décisive.

Le jour venu enfin de la grande poussée, puisse notre poursuite ardente presser si vivement l’ennemi qu’il n’ait plus le temps de s’entourer de ces hideuses barrières ; et gardons au cœur la ferme espérance que les réseaux de fer barbelés, dans un prochain avenir, ne nous servent plus qu’à construire une formidable clôture, pour y enfermer le monstre enchaîné, enfin réduit à l’impuissance !


HENRI CARRÉ.

  1. La mise au point des tanks et leur application pratique est l’œuvre du lieutenant-colonel Swinton ; leur développement est dû à un entreprenant homme d’affaires, le major Stern.
    Il est curieux de remarquer qu’en vertu du monopole qu’ils prétendent s’arroger en matière de machinerie guerrière, les Allemands n’ont pas manqué de revendiquer cette invention comme issue d’un cerveau germanique. Le Lokal Anzeiger en faisait la déclaration « dans l’intérêt de la vérité historique ! »
    Selon lui, un modèle de croiseur terrestre aurait été établi en 1913, par un ingénieur de Kœnigsberg, nommé Gœbal ; et le H. M. L. S. n’en serait qu’une pâle imitation !
  2. Un des maîtres de la stratégie germanique en chambre, le major Moraht, en faisant l’aveu non sans mélancolie :
    « Quelques aviateurs anglais, écrivait-il dans le Berliner Tagellatt, ont combattu directement avec leurs mitrailleuses nos troupes en marche ou en position. »