Hetzel (p. 337-353).

Lorsque ce cher enfant vint près de notre kibitka.

IX

journal de mistress branican.


Ce que le mot « désert » évoque à l’esprit, c’est le Sahara, avec ses immenses plaines sablonneuses, coupées de fraîches et verdoyantes oasis. Toutefois les régions centrales du continent australien n’ont rien de commun avec les régions septentrionales de l’Afrique, si ce n’est la rareté de l’eau. « L’eau s’est mise à l’ombre », disent les indigènes, et le voyageur est réduit à errer de puits en puits, situés pour la plupart à des distances considérables. Cependant bien que le sable, soit qu’il s’étende en couches, soit qu’il se relève en dunes, recouvre en grande partie le sol australien, ce sol n’est pas absolument aride. Des arbrisseaux, agrémentés de fleurettes, quelques arbres de loin en loin, gommiers, acacias ou eucalyptus, cela est moins attristant que la nudité du Sahara. Mais ces arbres, ces arbrisseaux, ne fournissent ni fruits ni feuilles comestibles aux caravanes, qui sont obligées d’emporter leurs vivres, et c’est à peine si la vie animale est représentée au milieu de ces solitudes par le vol des oiseaux de passage.

Mrs. Branican tenait avec une régularité et une exactitude parfaite son journal de voyage. Quelques notes de ce journal feront connaître, plus nettement que les montrerait un simple récit, les incidents de ce cheminement si pénible. Elles diront mieux aussi ce qu’était l’âme ardente de Dolly, sa fermeté au milieu des épreuves, son inébranlable ténacité à ne point désespérer, même lorsque le moment arriva où la plupart de ses compagnons désespérèrent autour d’elle. On y verra enfin ce dont une femme est capable, quand elle se dévoue à l’accomplissement d’un devoir.

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10 novembre. — Nous avons quitté notre campement du mont Liebig à quatre heures du matin. Ce sont de précieux renseignements que nous a fournis ce courrier. Ils concordent avec ceux de ce pauvre Felton. Oui, c’est au nord-ouest et plus spécialement du côté de la rivière Fitz-Roy qu’il faut chercher la tribu des Indas. Près de huit cents milles à franchir !… Nous les franchirons. J’arriverai, dussé-je arriver seule, dussé-je devenir prisonnière de cette tribu. Du moins, je le serais avec John !

Nous remontons vers le nord-ouest, à peu près sur la route du colonel Warburton. Notre itinéraire se confondra sensiblement avec le sien jusqu’à la Fitz-Roy river. Puissions-nous ne pas subir les épreuves qu’il a subies, ni laisser en arrière quelques-uns de nos compagnons, morts d’épuisement ! Par malheur, les circonstances sont moins favorables. C’est au mois d’avril que le colonel Warburton a quitté Alice-Spring — ce que serait le mois d’octobre dans le Nord-Amérique, c’est-à-dire vers la fin de la saison chaude. Notre caravane, au contraire, n’est partie d’Alice-Spring qu’à la fin d’octobre, et nous sommes en novembre, c’est-à-dire au commencement de l’été australien. Aussi la chaleur est-elle déjà excessive, trente-cinq degrés centigrades à l’ombre, lorsqu’il y a de l’ombre. Et nous ne pouvons en attendre que d’un nuage qui passe sur le soleil, d’un abri que nous offre un bouquet d’arbres…

L’ordre de marche adopté par Tom Marix est très pratique. La durée et les heures des étapes sont également bien proportionnées. Entre quatre et huit heures du matin, première étape, puis halte jusqu’à quatre heures. Seconde étape de quatre heures à huit heures du soir, et repos toute la nuit. Nous évitons ainsi de cheminer pendant la brûlante méridienne. Mais que de temps perdu ! que de retards ! En admettant qu’il ne survienne aucun obstacle, c’est à peine si nous serons dans trois mois d’ici sur les bords de la Fitz-Roy river…

Je suis très satisfaite des services de Tom Marix. Zach Fren et lui sont deux hommes résolus, sur lesquels je puis compter en toutes circonstances.

Godfrey m’effraie par sa nature passionnée. Il est toujours en avant, et souvent nous le perdons de vue. J’ai de la peine à le retenir près de moi, et, pourtant, cet enfant m’aime autant que s’il était mon fils. Tom Marix lui a fait des observations sur sa témérité. J’espère qu’il en tiendra compte.

Len Burker presque toujours à l’arrière de la caravane semble plutôt rechercher la compagnie des noirs de l’escorte que celle des blancs. Il connaît de longue date leurs goûts, leurs instincts, leurs habitudes. Lorsque nous rencontrons des indigènes, il nous est très utile, car il parle leur langue assez pour les comprendre et en être compris. Puisse le mari de ma pauvre Jane s’être sérieusement amendé, mais je crains !… Son regard n’a pas changé — un de ces regards sans franchise, qui se détournent…

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13 novembre. — Il n’y a rien eu de nouveau pendant ces trois jours. Quel soulagement et quelle consolation j’éprouve à voir Jane près de moi ! Que de propos nous échangeons dans la kibitka, où nous sommes renfermées toutes les deux ! J’ai fait partager ma conviction à Jane, elle ne met plus en doute que je retrouverai John. Mais la pauvre femme est toujours triste. Je ne la presse point de questions sur son passé depuis le jour où Len Burker l’a forcée de le suivre en Australie. Je comprends qu’elle ne puisse se livrer tout entière. Il me semble quelquefois qu’elle va dire des choses… On croirait que Len Burker la surveille… Quand elle l’aperçoit, quand il s’approche, son attitude change, son visage se décompose… Elle en a peur… Il est certain que cet homme la domine, et que, sur un geste de lui, elle l’accompagnerait au bout du monde.

Jane paraît avoir de l’affection pour Godfrey, et pourtant, lorsque ce cher enfant vient près de notre kibitka dans l’intention de causer, elle n’ose lui adresser la parole, ni même lui répondre… Ses yeux se détournent, elle baisse la tête… On dirait qu’elle souffre de sa présence.

Aujourd’hui, nous traversons une longue plaine marécageuse pendant l’étape du matin. Il s’y rencontre quelques flaques d’eau, une eau saumâtre, presque salée. Tom Marix nous dit que ces marais sont des restes d’anciens lacs, qui se reliaient autrefois au lac Eyre et au lac Torrens pour former une mer en dédoublant le continent. Par bonheur, nous avions pu faire une provision d’eau à notre halte de la veille, et nos chameaux se sont désaltérés abondamment.

On trouve, paraît-il, plusieurs de ces lagunes, non seulement dans les parties déprimées du sol, mais aussi au milieu des régions plus élevées.

Le terrain est humide ; le pied des montures y fait apparaître une boue visqueuse, après avoir écrasé la couche saline qui recouvre les flaques. Quelquefois la croûte résiste davantage à la pression, et, lorsque le pied s’y enfonce brusquement, il jaillit une éclaboussure de vase liquide.

Nous avons eu grand-peine à franchir ces marécages, qui s’étendent sur une dizaine de milles vers le nord-ouest.

Rencontré déjà des serpents depuis notre départ d’Adélaïde. Ils sont assez répandus en Australie, et en plus grand nombre à la surface de ces lagunes, semées d’arbrisseaux et d’arbustes. Un de nos hommes de l’escorte a même été mordu par un de ces venimeux reptiles, longs d’au moins trois pieds, de couleur brune, et dont le nom scientifique est, m’a-t-on dit, le Trimesurus ikaheca. Tom Marix a aussitôt cautérisé la blessure avec une pincée de poudre versée sur le bras de cet homme, et qu’il a enflammée. L’homme — c’était un blanc — n’a pas même poussé un cri. Je lui tenais le bras pendant l’opération. Il m’a remerciée. Je lui ai fait donner un supplément de wiskey. Nous avons lieu de croire que la blessure n’aura pas de suite fâcheuse.

Il faut prendre garde où l’on met le pied. D’être hissé sur un chameau ne vous met pas complètement à l’abri de ces serpents. Je crains toujours que Godfrey ne commette quelque imprudence et je tremble, lorsque j’entends les noirs crier : « Vin’dohe ! », mot qui veut dire « serpent » en langue indigène.

Le soir, au moment où l’on installait les tentes pour la nuit, deux de nos indigènes ont encore tué un reptile de grande taille. Tom Marix dit que, si les deux tiers de serpents qui fourmillent en Australie sont venimeux, il n’y a que cinq espèces dont le venin soit dangereux pour l’homme. Le serpent que l’on vient de tuer mesure une douzaine de pieds de long. C’est une sorte de boa. Nos Australiens ont voulu l’accommoder pour leur repas du soir. Il n’y avait qu’à les laisser faire.

Voici comment ils s’y prennent :

Un trou ayant été creusé dans le sable, un indigène y place des pierres préalablement chauffées au milieu d’un brasier, et sur lesquelles sont étendues des feuilles odorantes. Le serpent, dont la tête et la queue ont été coupées, est exposé au fond du trou et recouvert du même feuillage, qui est maintenu par des pierres chaudes. Le tout reçoit une couche de terre piétinée, assez épaisse pour que la vapeur de la cuisson ne puisse s’échapper au dehors.

Nous assistons à cette opération culinaire, non sans quelque dégoût ; mais, lorsque le serpent, suffisamment cuit, a été retiré de ce four improvisé, il faut convenir que sa chair exhale un fumet délicieux. Ni Jane ni moi, n’en voulûmes goûter, bien que Tom Marix assurât que, si la chair blanchâtre de ces reptiles est assez insipide, leur foie est considéré comme un manger des plus savoureux.

« On peut le comparer, dit-il, à ce qu’il y a de plus fin en fait de gibier et particulièrement à la gélinotte.

— Gélinotte !… Bien !… Oh !… Très bien ! Délicieux, la gélinotte ! » s’écria Jos Meritt.

Et après s’être fait servir un petit morceau du foie, il en redemanda un plus gros, et il eût fini par le dévorer tout entier. Que voulez-vous ? Le sans-façon britannique.

Quant à Gîn-Ghi, il ne s’est pas fait prier. Une belle tranche fumante de la chair du serpent, qu’il a dégustée en gourmet, l’a mis de belle humeur.

« Ai ya ! s’est-il écrié non sans un long soupir de regret, avec quelques huîtres de Ning-Po et une fiole de vin de Tao-Ching, on se croirait au Tié-Coung-Yuan ! »

Et Gîn-Ghi voulut bien m’apprendre que c’était là le fameux débit de thé de l’Arc de fer à Pékin.

Godfrey et Zach Fren, surmontant leur répugnance, s’offrirent des bribes de serpent. C’était très mangeable à leur avis. J’ai préféré les en croire sur parole.

Il va sans dire que le reptile fut dévoré jusqu’à la dernière bouchée par les indigènes de l’escorte. Ils ne laissèrent même pas perdre le quelque peu de graisse que l’animal avait rendu pendant la cuisson.

Durant la nuit, notre sommeil a été troublé par de sinistres hurlements qui se sont fait entendre à une certaine distance. C’était une troupe de « dingos ». Le dingo pourrait être appelé le chacal de l’Australie, car il tient du chien et du loup. Il possède une fourrure jaunâtre ou d’un rouge brun, et une longue queue très fournie. Fort heureusement, ces fauves se bornèrent à hurler et n’attaquèrent point le campement. En très grand nombre, ils auraient pu être redoutables.

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19 novembre. — La chaleur est de plus en plus accablante, et les creeks que nous rencontrons encore sont presque entièrement desséchés. Il est nécessaire de creuser leur lit, si l’on veut recueillir de cette eau dont nous remplissons nos tonnelets. Avant peu, nous ne pourrons plus compter que sur les puits ; les creeks auront disparu.

Je suis bien obligée de reconnaître qu’il existe une antipathie vraiment inexplicable, on la dirait même instinctive, entre Len Burker et Godfrey. Jamais l’un n’adresse la parole à l’autre. Il est certain qu’ils s’évitent le plus qu’ils peuvent.

Je m’en suis entretenue un jour avec Godfrey.

« Tu n’aimes pas Len Burker ? lui ai-je dit.

— Non, mistress Dolly, m’a-t-il répondu, et ne me demandez pas de l’aimer…

— Mais il est allié à ma famille, ai-je repris. C’est mon parent, Godfrey, et puisque tu m’aimes…

— Mistress Dolly, je vous aime, mais je ne l’aimerai jamais. »

Deux de nos indigènes ont tué un reptile de grande taille.

Cher Godfrey, quel est donc le pressentiment, la raison secrète, qui le fait parler ainsi ?

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27 novembre. – Aujourd’hui s’étendent devant nos yeux de larges espaces, d’immenses steppes monotones, couverts de spinifex. C’est une herbe épineuse que l’on a justement nommée « herbe porc-épic ».
Ce n’est pas sur le chameau qu’il faut taper.

Il faut circuler entre des touffes qui s’élèvent quelquefois jusqu’à cinq pieds au-dessus du sol, et dont les pointes très aiguës risquent de blesser nos montures. Déjà les pousses de spinifex ont cette teinte particulière qui suffit à indiquer qu’elles sont impropres à l’alimentation des bêtes. Lorsque ces pousses sont encore jaunes ou vertes, les chameaux ne refusent point de s’en nourrir. Mais ce n’est plus le cas, et ils ne se préoccupent que de ne point s’y frôler en passant.

Dans ces conditions, la marche devient extrêmement pénible. C’est un parti à prendre, car nous aurons des centaines de milles à franchir au milieu de ces plaines de spinifex. C’est l’arbuste du désert, le seul qui puisse végéter sur les arides territoires du centre de l’Australie.

La chaleur s’accroît sans cesse, l’ombre manque partout. Nos piétons souffrent à l’excès de cette température violente. Et croirait-on que, cinq mois plus tôt, ainsi que l’a constaté le colonel Warburton, le thermomètre s’abaisse quelquefois bien au-dessous de zéro, et les creeks sont emprisonnés sous une couche de glace épaisse d’un pouce ?

Les creeks se multiplient à cette époque ; mais, à présent, quelle que soit la profondeur à laquelle on creuserait leur lit, il ne s’y trouverait pas une seule goutte d’eau.

Tom Marix a donné l’ordre à ceux des gens de l’escorte qui sont montés, de céder de temps à autre leurs montures à ceux qui ne le sont pas. Cette mesure a été prise dans le but de donner satisfaction aux réclamations des noirs. Je vois avec regret que Len Burker s’est fait leur porte-parole en cette circonstance. Certainement ces hommes sont à plaindre : s’en aller pieds nus au milieu des touffes de spinifex, par une température qui est à peine supportable, même le soir, même le matin, c’est extrêmement pénible. En tout cas, ce n’est pas à Len Burker d’exciter leur jalousie contre l’escouade des blancs. Il se mêle de ce qui ne le regarde pas. Je le prie de s’observer.

« Ce que j’en fais, Dolly, me répond-il, c’est dans l’intérêt commun.

— Je veux le croire, ai-je répliqué.

— Il importe de répartir justement les charges…

— Laissez-moi ce soin, monsieur Burker, dit Tom Marix, qui est intervenu dans la discussion. Je prendrai les mesures nécessaires. »

Je le vois bien, Len Burker se retire avec un dépit mal déguisé, et il nous a lancé un mauvais regard. Jane s’en est aperçue, au moment où les yeux de son mari se sont fixés sur elle, et la pauvre femme a détourné la tête.

Tom Marix me promet de faire tout ce qui dépendra de lui, afin que les hommes de l’escorte, blancs ou noirs, n’aient à se plaindre en aucune façon.

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5 décembre. — Pendant nos haltes, nous avons beaucoup à souffrir du fait des fourmis blanches. C’est par myriades que nous assaillent ces insectes. Invisibles sous le sable fin, il suffit de la pression du pied pour qu’ils apparaissent à la surface.

« J’ai la peau dure et coriace, me dit Zach Fren, une vraie peau de requin, et pourtant ces maudites bêtes n’en font pas fi ! »

La vérité est que le cuir des animaux n’est pas même assez épais pour résister à la morsure de leurs mandibules. Nous ne pouvons plus nous étendre à terre, sans en être aussitôt couverts. Pour échapper à ces insectes, il faudrait s’exposer aux rayons du soleil, dont ils ne peuvent supporter l’ardeur. Ce ne serait que changer un mal pour un pire.

Celui de nous qui semble être le moins maltraité par ces fourmis, c’est le Chinois. Est-il trop paresseux pour que ces importunes piqûres triomphent de son indolence ? je ne sais ; mais, tandis que nous changeons de place, nous débattant, à demi enragés, le privilégié Gîn-Ghi, étalé à l’ombre d’une touffe de spinifex, reste immobile et dort paisiblement, comme si ces malfaisantes bêtes respectaient sa peau jaune.

Jos Meritt, au surplus, se montre aussi patient que lui. Bien que son long corps offre à ces assaillants un vaste champ à dévorer, il ne se plaint pas. D’un mouvement automatique et régulier, ses deux bras se lèvent, retombent, écrasent machinalement des milliers de fourmis, et il se contente de dire, en regardant son serviteur indemne de toute morsure :

« Ces Chinois sont vraiment des êtres exceptionnellement favorisés de la nature. — Gîn-Ghi ?…

— Mon maître Jos ?

— Il faudra que nous changions de peau ?…

— Volontiers, répond le Céleste, si, en même temps, nous changeons de condition.

— Bien… Oh !… Très bien ! Mais, pour opérer ce changement de peau, il conviendra d’abord d’écorcher l’un de nous, et ce sera par vous que l’on commencera…

— Nous reparlerons de cette affaire à la troisième lune, » répond Gîn-Ghi.

Et il se rendort jusqu’à la cinquième veille, pour employer son poétique langage, c’est-à-dire jusqu’au moment où la caravane va se remettre en route.

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10 décembre. — Ce supplice ne cesse qu’après le départ effectué sur le signal donné par Tom Marix. Il est heureux que les fourmis ne s’avisent pas de grimper aux jambes des chameaux. Quant à nos piétons, ils ne sont pas absolument délivrés de ces insupportables insectes.

En outre, pendant la marche nous ne laissons pas d’être en butte aux attaques d’ennemis d’un autre genre, et non moins désagréables ; ce sont les moustiques, qui constituent l’un des plus redoutables fléaux de l’Australie. Sous leur aiguillon, surtout à l’époque des pluies, les bestiaux, comme s’ils étaient frappés par une épidémie, maigrissent, dépérissent, meurent même, sans qu’on puisse les préserver.

Et, cependant, que n’aurions-nous donné pour être alors dans la saison des pluies ? Il n’est rien, en vérité, ce fléau des fourmis ou des moustiques, auprès des tortures de la soif que provoquent les chaleurs du mois de décembre australien. Le manque d’eau finit par amener l’anéantissement de toutes les facultés intellectuelles, de toutes les forces physiques. Et voilà que nos réserves s’épuisent, que nos tonnelets sonnent le creux ! Après avoir été remplis au dernier creek, ce qu’ils contiennent n’est qu’un liquide échauffé, épais, troublé par les secousses, qui ne suffit plus à étancher la soif. Notre situation sera bientôt celle des chauffeurs arabes à bord des steamers qui traversent la Mer Rouge : les malheureux tombent à demi pâmés devant le foyer de leurs chaudières.

Ce qui est non moins alarmant, c’est que nos chameaux commencent à se traîner, au lieu de garder cette allure du pas relevé, qui leur est familière. Leurs cous se tendent vers l’horizon tracé autour de la longue et large plaine rase, sans un accident du sol, sans une ondulation de terrain. Toujours l’immense steppe, recouvert de l’aride spinifex, que ses profondes racines maintiennent dans le sable. Il n’y a pas un arbre en vue, pas un indice auquel on puisse reconnaître la présence d’un puits ou d’une source.

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16 décembre. — En deux étapes, notre caravane n’a pas franchi neuf milles aujourd’hui. Au reste, depuis plusieurs jours j’ai constaté que notre moyenne de marche a baissé dans une proportion notable. Malgré leur vigueur, nos bêtes n’avancent que d’un pas languissant, surtout celles qui transportent le matériel.

Tom Marix entre en fureur, lorsqu’il voit ses hommes s’arrêter brusquement, avant qu’il ait donné le signal de la halte. Il s’approche des chameaux de bât, et il les frappe de sa cravache, dont les cinglements, après tout, n’ont que peu d’action sur le cuir de ces rustiques animaux.

Ce qui amène Jos Meritt à dire, avec ce flegme dont il ne se départ jamais :

« Bien !… Oh !… Très bien, monsieur Marix ! Mais, que je vous donne un bon conseil : ce n’est pas sur le chameau qu’il faut taper, c’est sur son conducteur. »

Et, certainement il n’aurait pas déplu à Tom Marix de se ranger à cet avis, si je ne fusse intervenue pour l’en empêcher. Aux fatigues que nos gens éprouvent, ayons la prudence, à tout le moins, de ne pas joindre les mauvais traitements. Quelques-uns d’entre eux finiraient par déserter, je crains que cela arrive, principalement si l’idée en vient aux noirs de l’escorte, bien que Tom Marix ne cesse de me rassurer à cet égard.

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Du 17 au 27 décembre. — Le voyage se poursuit dans ces conditions.

Pendant les premiers jours de la semaine, le temps s’est modifié avec le vent qui souffle plus vivement. Quelques nuages sont montés du nord, présentant des volutes arrondies. On dirait de grosses bombes qu’une étincelle suffirait à faire éclater.

Ce jour-là — 23 — l’étincelle a jailli, un éclair a sillonné l’espace. Les éclats stridents de la foudre se sont produits avec une intensité rare, mais sans être suivis de ces roulements prolongés que les échos se renvoient dans les pays montagneux. En même temps, les courants atmosphériques se sont déchaînés d’une telle violence que nous n’avons pu tenir sur nos bêtes. Il a fallu en descendre et même s’étendre sur le sol. Zach Fren, Godfrey, Tom Marix et Len Burker ont eu beaucoup de peine à protéger notre kibitka contre l’impétuosité des rafales. Quant à camper sous de tels assauts, à dresser nos tentes entre les touffes de spinifex, impossible d’y songer. En un instant, tout le matériel eût été dispersé, lacéré, mis hors d’usage.

« Cela n’est rien, dit Zach Fren en se frottant les mains. Un orage est bientôt passé.

— Vive l’orage, s’il donne de l’eau ! » s’écria Godfrey.

Godfrey a raison : de l’eau ! de l’eau ! c’est notre cri… Mais pleuvra-t-il ?… Toute la question est là ?…

Oui, c’est toute la question car une pluie abondante, ce serait pour nous la manne du désert. Par malheur, l’air était si sec — ce qui se reconnaissait à la singulière brièveté des coups de tonnerre — que l’eau des nuages pourrait bien rester à l’état de vapeur et ne point se résoudre en pluie. Et pourtant, il eût été difficile d’imaginer un plus violent orage, un plus assourdissant échange de détonations et d’éclairs.

Je pus observer alors ce qui m’avait été dit de l’attitude des aborigènes australiens en présence de ces météores. Ils ne craignent pas d’être frappés du tonnerre, ils ne ferment pas les yeux devant l’éclair, ils ne frémissent pas aux éclats de la foudre. En effet, c’étaient des exclamations de joie que poussaient les noirs de notre escorte. Ils ne subissaient en aucune façon cette impression physique que ressent tout être vivant, lorsque l’espace est chargé d’électricité, au moment où ce fluide se manifeste par le déchirement des nues dans les hauteurs du ciel en feu.

Décidément, l’appareil nerveux est peu sensible chez ces êtres primitifs. Après tout, peut-être saluaient-ils dans cet orage le déluge qu’il pouvait contenir ? Et en vérité, cette attente était le supplice de Tantale dans toute son âpreté.

« Mistress Dolly… mistress Dolly, me disait Godfrey, c’est pourtant de l’eau, de la bonne eau pure, de l’eau du ciel, qui est suspendue sur notre tête ! Voilà des éclairs qui crèvent ces nuages, et il n’en tombe rien !

— Un peu de patience, mon enfant, lui répondis-je, ne nous désespérons pas…

— En effet, dit Zach Fren, les nuages s’épaississent et s’abaissent en même temps. Ah ! si le vent voulait s’apaiser, tout ce vacarme finirait en cataractes ! »

De fait, ce qu’il y avait le plus à craindre, c’était que l’ouragan n’emportât cet amas de vapeurs vers le sud, sans nous verser une goutte d’eau…

Vers trois heures de l’après-midi, il semble que l’horizon au nord commence à se dégager, que l’orage aura bientôt pris fin. Ce sera une cruelle déception !

« Bien !… Oh !… Très bien ! »

C’est Jos Meritt qui vient de lancer son exclamation habituelle. Jamais cette locution approbative n’a été plus justifiée. Notre Anglais, la main étendue, constate qu’elle s’est mouillée de quelques larges gouttes.

Le déluge ne se fit pas attendre. Il fallut nous abriter étroitement sous nos vêtements de caoutchouc. Puis, sans perdre une minute, tous les récipients que comprenait le matériel furent disposés sur le sol, de manière à recevoir cette bienfaisante averse. On étendit même des linges, des toiles, des couvertures, dont il suffirait d’exprimer l’eau, quand elles seraient imbibées — ce qui servirait à désaltérer les bêtes.

D’ailleurs, sur l’heure même, les chameaux purent apaiser la soif qui les torturait. Des ruisselets et des mares s’étaient rapidement formés entre les touffes de spinifex. La plaine menaçait de se transformer en un vaste marécage. Il y eut de l’eau, et pour tout le monde. Nous nous étions d’abord délectés à cette source abondante, que la terre desséchée allait absorber comme ferait une éponge, et dont le soleil, qui reparaissait à l’horizon, ne tarderait pas à vaporiser les dernières larmes.

Enfin, c’était notre réserve assurée pour plusieurs jours. C’était la possibilité de reprendre nos étapes quotidiennes avec un personnel ranimé de corps et d’âme, et des animaux solidement remis sur pied. Les tonnelets furent remplis jusqu’aux bondes. Tout ce qui était étanche fut employé comme récipient. Quant aux chameaux, ils ne négligèrent point de garnir la poche intérieure dont la nature les a pourvus, et dans laquelle ils peuvent s’approvisionner d’eau pour un certain temps. Et dût-on en être surpris, cette poche contient environ quinze gallons[1].

Malheureusement ils sont rares, les orages qui désaltèrent la surface du continent australien, du moins à cette époque de l’année où la chaleur estivale est dans toute sa puissance. C’est donc une éventualité favorable sur laquelle il serait imprudent de compter pour l’avenir. Cet orage avait duré trois heures à peine, et le lit brûlant des creeks aurait bientôt absorbé ce qu’il leur avait versé des
zach fren a renouvelé notre provision de sel.
eaux du ciel. Les puits, il est vrai, en profiteraient dans une plus large mesure, et nous n’aurons qu’à nous en féliciter, si cet orage n’a pas été local. Espérons qu’il aura rafraîchi sur quelques centaines de milles la plaine australienne.

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29 décembre. — C’est dans ces conditions, et en nous raccordant de très près à l’itinéraire du colonel Warburton, que nous avons atteint sans nouvel incident Waterloo-Spring, à cent quarante milles du mont Liebig. Notre expédition touchait alors le cent vingt-sixième degré de longitude, que Tom Marix et Godfrey ont relevé sur la carte. Elle venait de franchir la limite conventionnelle, établie par un trait rectiligne, tiré du sud au nord, entre les provinces avoisinantes et cette vaste portion du continent qui porte le nom d’Australie occidentale.



  1. À peu près 67 litres. Le gallon vaut 4 litres et demi.