Hetzel (p. 245-259).

III

un chapeau historique


Des trois capitales de l’Australie, Sydney est l’aînée, Melbourne est la puînée, Adélaïde est la cadette. En vérité, si la dernière est la plus jeune, on peut affirmer qu’elle est aussi la plus jolie. Elle est née en 1853, d’une mère — l’Australie méridionale — qui n’a d’existence politique que depuis 1837, et dont l’indépendance, officiellement reconnue, ne date que de 1856. Il est même probable que la jeunesse d’Adélaïde se prolongera indéfiniment sous un climat sans rival, le plus salubre du continent, au milieu de ces territoires que n’attristent ni la phtisie, ni les fièvres endémiques, ni aucun genre d’épidémie contagieuse. On y meurt quelquefois, cependant ; mais, comme le fait spirituellement observer M. D. Charnay, « ce pourrait bien être une exception. »

Si le sol de l’Australie méridionale diffère de celui de la province voisine en ce qu’il ne renferme pas de gisements aurifères, il est riche en minerai de cuivre. Les mines de Capunda, de Burra-Burra, de Wallaroo et de Munta, découvertes depuis une quarantaine d’années, après avoir attiré les émigrants par milliers, ont fait la fortune de la province.

Adélaïde ne s’élève pas sur la limite littorale du golfe de Saint-Vincent. De même que Melbourne, elle est située à une douzaine de kilomètres à l’intérieur, et un railway la met en communication avec le port. Son jardin botanique peut rivaliser avec celui de sa seconde sœur. Créé par Schumburg, il possède des serres, qui ne trouveraient pas leurs égales dans le monde entier, des plantations de roses qui sont de véritables parcs, de magnifiques ombrages sous l’abri des plus beaux arbres de la zone tempérée, mélangés aux diverses essences de la zone semi-tropicale.

Ni Sydney, ni Melbourne ne sauraient entrer en comparaison avec Adélaïde pour son élégance. Ses rues sont larges, agréablement distribuées, soigneusement entretenues. Quelques-unes possèdent de splendides monuments en bordure, telle King-William-Street. L’hôtel des postes et l’hôtel de ville méritent d’être remarqués au point de vue architectonique. Au milieu du quartier marchand, les rues Hindley et Glenell s’animent bruyamment au souffle du mouvement commercial. Là, circulent nombre de gens affairés, mais qui ne semblent éprouver que cette satisfaction due à des opérations sagement conduites, abondantes, faciles, sans aucun de ces soucis qu’elles provoquent d’habitude.

Mrs. Branican était descendue dans un hôtel de King-William-Street, où Zach Fren l’avait accompagnée. La mère venait de subir une cruelle épreuve par l’anéantissement de ses dernières illusions. Il y avait tant d’apparence que Godfrey pût être son fils, qu’elle s’y était tout de suite abandonnée. Cette déception se lisait sur sa figure, plus pâle que de coutume, au fond de ses yeux rougis par les larmes. Mais, à partir de l’instant où son espoir avait été brisé comme sans retour, elle n’avait plus cherché à revoir le jeune novice, elle n’avait plus parlé de lui. Il ne restait dans son souvenir que cette surprenante ressemblance, qui lui rappelait l’image de John.

Désormais, Dolly serait tout à son œuvre, et s’occuperait sans arrêt des préparatifs de l’expédition. Elle ferait appel à tous les concours, à tous les dévouements. Elle saurait dépenser, s’il le fallait, sa fortune entière en ces nouvelles recherches, stimuler par des primes importantes le zèle de ceux qui uniraient leurs efforts aux siens dans une suprême tentative.

Les dévouements ne devaient pas lui faire défaut. Cette province de l’Australie méridionale, c’est par excellence la patrie des audacieux explorateurs. De là les plus célèbres pionniers se sont lancés à travers les territoires inconnus du centre. De ses entrailles sont sortis les Warburton, les John Forrest, les Giles, les Sturt, les Lindsay, dont les itinéraires s’entrecroisent sur les cartes de ce vaste continent, — itinéraires que Mrs. Branican allait obliquement couper du sien. C’est ainsi que le colonel Warburton, en 1874, traversa l’Australie dans toute sa largeur sur le vingtième degré de l’est au nord-ouest jusqu’à Nichol-Bay, — que John Forrest, en la même année, se transporta en sens contraire, de Perth à Port-Augusta, — que Giles, en 1876, partit également de Perth pour gagner le golfe Spencer sur le vingt-cinquième degré.

Il avait été convenu que les divers éléments de l’expédition, matériel et personnel, seraient réunis, non pas à Adélaïde, mais au point terminus du railway, qui remonte vers le nord à la hauteur du lac Eyre. Cinq degrés franchis dans ces conditions, ce serait gagner du temps, éviter des fatigues. Au milieu des districts sillonnés par le système orographique des Flinders-Ranges, on trouverait à rassembler le nombre de chariots et d’animaux nécessaires à cette campagne, les chevaux de l’escorte, les bœufs destinés au transport des vivres et effets de campement. À la surface de ces interminables déserts, de ces immenses steppes de sable, dépourvus de végétation, presque sans eau, il s’agissait de pourvoir aux besoins d’une caravane, qui comprendrait une quarantaine de personnes, en comptant les gens de service et la petite troupe destinée à assurer la sécurité des voyageurs.

« Je désirerais savoir où vous êtes né ?… »

Quant à ces engagements, Dolly s’occupa de les réaliser à Adélaïde même. Elle trouva, d’ailleurs, un constant et ferme appui près du gouverneur de l’Australie méridionale, qui s’était mis à sa disposition. Grâce à lui, trente hommes, bien montés, bien armés, les uns d’origine indigène, les autres choisis parmi les colons européens, [[Fichier:'Mistress Branican' by Léon Benett 50.jpg|center|500px|vignette|{{centré|Tom Marix, un robuste et résolu compagnon. hommes avec soin parmi les plus vigoureux et les plus sûrs de ceux qui s’étaient offerts en grand nombre. Dès lors il y avait lieu de compter sur le dévouement de cette escorte, recrutée dans les meilleures conditions.

Le personnel de service serait placé sous les ordres de Zach Fren et il n’y aurait pas de sa faute « si gens et bêtes ne marchaient pas carrément et rondement », ainsi qu’il le disait volontiers.

De fait, au-dessus de Tom Marix et de Zach Fren, le chef véritable — chef incontesté, — c’était Mrs. Branican, l’âme de l’expédition.

Par les soins des correspondants de M. William Andrew, un crédit considérable avait été ouvert à Mrs. Branican à la Banque d’Adélaïde, et elle pouvait y puiser à pleines mains.

Ces préparatifs achevés, il fut convenu que Zach Fren partirait le 30 au plus tard pour la station de Farina-Town, où Mrs. Branican le rejoindrait avec le personnel, lorsque sa présence ne serait plus nécessaire à Adélaïde.

« Zach, lui dit-elle, vous tiendrez la main à ce que notre caravane soit prête à se mettre en route dès la fin de la première semaine de septembre. Payez tout comptant, à n’importe quel prix. Les vivres vous seront expédiés d’ici par le railway, et vous les ferez charger sur les chariots à Farina-Town. Nous ne devons rien négliger pour assurer le succès de notre campagne.

— Tout sera prêt, mistress Branican, répondit le maître. Quand vous arriverez, il n’y aura plus qu’à donner le signal du départ. »

On imagine aisément que Zach Fren ne manqua pas de besogne pendant les derniers jours qu’il passa à Adélaïde. En style de marin, il se « pomoya » avec tant d’activité, que le 29 août, il put prendre son billet pour Farina-Town. Douze heures après que le railway l’eut déposé à cette station extrême de la ligne, il prévint Mrs. Branican par le télégraphe qu’une partie du matériel de l’expédition était déjà réuni.

De son côté, aidée de Tom Marix, Dolly remplit sa tâche en ce qui concernait l’escorte, son armement, son habillement. Il importait que les chevaux fussent choisis avec soin, et la race australienne pouvait en fournir d’excellents, rompus à la fatigue, à l’épreuve du climat, d’une sobriété parfaite. Tant qu’ils parcourraient les forêts et les plaines, il n’y aurait pas lieu de s’inquiéter de leur nourriture, l’herbe et l’eau étant assurées sur ces territoires. Mais au delà, à travers les déserts sablonneux, il y aurait lieu de les remplacer par des chameaux. C’est ce qui serait fait, dès que la caravane aurait atteint la station d’Alice-Spring. C’est à partir de ce point que Mrs. Branican et ses compagnons s’apprêteraient à lutter contre les obstacles matériels qui rendent si redoutable une exploration dans les régions de l’Australie centrale.

Les occupations auxquelles se livrait cette énergique femme l’avaient quelque peu distraite des derniers incidents de sa navigation à bord du Brisbane. Elle s’était étourdie dans ce déploiement d’activité, qui ne lui laissait pas une heure de loisir. De cette illusion à laquelle son imagination s’était livrée un instant, de cet espoir éphémère que l’aveu de Zach Fren avait anéanti d’un mot, il ne lui restait plus que le souvenir. Elle savait à présent que son petit enfant reposait là-bas, en un coin du cimetière de San-Diégo, et qu’elle pourrait aller pleurer sur sa tombe… Et, cependant, cette ressemblance du novice… Et l’image de John et de Godfrey se confondant dans son esprit…

Depuis l’arrivée du paquebot, Mrs. Branican n’avait plus revu le jeune garçon. Si celui-ci avait cherché à la rencontrer pendant les premiers jours qui avaient suivi son débarquement, elle l’ignorait. En tout cas, il ne semblait pas que Godfrey se fût présenté à l’hôtel de King-William-Street. Et pourquoi l’aurait-il fait ? Après le dernier entretien qu’il avait eu avec elle, Dolly s’était renfermée dans sa cabine et ne l’avait point demandé. Dolly savait d’ailleurs que le Brisbane était reparti pour Melbourne, et qu’à l’époque où le paquebot reviendrait à Adélaïde, elle n’y serait plus.

Tandis que Mrs. Branican activait ses préparatifs, un autre personnage s’occupait non moins opiniâtrement d’un voyage identique. Il était descendu dans un hôtel de Hindley-Street. Un appartement sur le devant de l’hôtel, une chambre sur la cour intérieure, réunissaient sous le même toit ces singuliers représentants de la race aryenne et de la race jaune, l’Anglais Jos Meritt et le Chinois Gîn-Ghi.

D’où venaient ces deux types, empruntés à l’extrême Asie et à l’extrême Europe ? Où allaient-ils ? Que faisaient-ils à Melbourne et que venaient-ils faire à Adélaïde ? Enfin, en quelle circonstance ce maître et ce serviteur s’étaient-ils associés, — celui-là payant celui-ci, celui-ci servant celui-là, — pour courir le monde de conserve ? C’est ce qui va ressortir d’une conversation à laquelle prenaient part Jos Meritt et Gîn-Ghi, dans la soirée du 5 septembre — conversation que complétera une explication sommaire.

Et de prime abord, si quelques traits de caractère, quelques manies, la singularité de ses attitudes, la façon dont il s’exprimait, ont permis d’entrevoir la silhouette de cet Anglo-Saxon, il convient de faire connaître aussi ce Céleste, à son service, qui avait conservé les vêtements traditionnels du pays chinois, la chemisette « han chaol », la tunique « ma coual », la robe « haol » boutonnée sur le flanc, et le pantalon bouffant avec ceinture d’étoffe. S’il se nommait Gîn-Ghi, il méritait ce nom, qui au sens propre signifie « homme indolent ». Et il l’était, indolent, et à un degré rare, devant la besogne comme devant le danger. Il n’eût pas fait dix pas pour exécuter un ordre ; il n’en aurait pas fait vingt pour éviter un péril. Il fallait, c’est positif, que Jos Meritt eût une prodigieuse dose de patience pour garder un tel serviteur. À la vérité, c’était affaire d’habitude, car depuis cinq à six années, ils voyageaient ensemble. L’un avait rencontré l’autre à San-Francisco, où les Chinois fourmillent, et il en avait fait son domestique « à l’essai », avait-il dit – essai qui se prolongerait sans doute jusqu’à la séparation suprême. À mentionner aussi, Gîn-Ghi, élevé à Hong-Kong, parlait l’anglais comme un natif de Manchester.

Du reste, Jos Meritt ne s’emportait guère, étant d’un tempérament essentiellement flegmatique. S’il menaçait Gîn-Ghi des plus épouvantables tortures en usage dans le Céleste-Empire, — où le Ministère de la justice s’appelle, de son vrai nom, le Ministère des supplices, — il ne lui aurait pas donné une chiquenaude. Lorsque ses ordres n’étaient pas exécutés, il les exécutait lui-même. Cela simplifiait la situation. Peut-être le jour n’était-il pas éloigné où il servirait son serviteur. Très probablement, ce Chinois inclinait à le penser, et, à son sens, ce ne serait qu’équitable. Toutefois, en attendant cet heureux revirement de fortune, Gîn-Ghi était contraint de suivre son maître n’importe où la vagabonde fantaisie entraînait cet original. Là-dessus, Jos Meritt ne transigeait pas. Il eût transporté sur ses épaules la malle de Gîn-Ghi plutôt que de laisser Gîn-Ghi en arrière, quand le train ou le paquebot allaient partir. Bon gré mal gré, « l’homme indolent » devait lui emboîter le pas, quitte à s’endormir en route dans la plus parfaite indolence. C’est ainsi que l’un avait accompagné l’autre pendant des milliers de milles sur l’ancien et le nouveau continent, et c’est en conséquence de ce système de locomotion continue que tous deux se trouvaient, à cette époque, dans la capitale de l’Australie méridionale.

« Bien !… Oh !… Très bien ! avait dit ce soir-là Jos Meritt. Je pense que nos dispositions sont prises ?… »

Et on ne s’explique guère pourquoi il interrogeait Gîn-Ghi à ce sujet, puisqu’il avait dû tout préparer de ses propres mains. Mais il n’y manquait jamais — pour le principe.

« Dix mille fois terminées, répondit le Chinois, qui n’avait pu se défaire des tournures phraséologiques en honneur chez les habitants du Céleste-Empire.

— Nos valises ?…

— Sont bouclées.

— Nos armes ?…

— Sont en état.

— Nos caisses de vivres ?…

— C’est vous-même, mon maître Jos, qui les avez mises en consigne à la gare. Et, d’ailleurs, est-il nécessaire de s’approvisionner de vivres… quand on est destiné à être mangé personnellement… un jour ou l’autre !

— Être mangé, Gîn-Ghi ?… Bien !… Oh !… Très bien ! Vous comptez donc toujours être mangé ?

— Cela arrivera tôt ou tard, et il s’en est fallu de peu, il y a six mois, que nous n’ayons terminé nos voyages dans le ventre d’un cannibale… moi surtout !

— Vous, Gîn-Ghi ?…

— Oui, par l’excellente raison que je suis gras, tandis que vous, mon maître Jos, vous êtes maigre, et que ces gens-là me donneront sans hésiter la préférence !

— La préférence ?… Bien !… Oh !… Très bien !

— Et puis les indigènes australiens n’ont-ils pas un goût particulier pour la chair jaune des Chinois, laquelle est d’autant plus délicate qu’ils se nourrissent de riz et de légumes ?

— Aussi n’ai-je cessé de vous recommander de fumer, Gîn-Ghi, répondit le flegmatique Jos Meritt. Vous le savez, les anthropophages n’aiment pas la chair des fumeurs. »

Et c’est ce que faisait sans désemparer le prudent Céleste, fumant non de l’opium, mais le tabac que Jos Meritt lui fournissait à discrétion. Les Australiens, paraît-il, de même que leurs confrères en cannibalisme des autres pays, éprouvent une invincible répugnance pour la chair humaine, lorsqu’elle est imprégnée de nicotine. C’est pourquoi Gîn-Ghi travaillait en conscience à se rendre de plus en plus immangeable.

Mais était-il bien exact que son maître et lui se fussent déjà exposés à figurer dans un repas d’anthropophages, et non en qualité de convives ? Oui, sur certaines parties de la côte d’Afrique, Jos Meritt et son serviteur avaient failli achever de cette façon leur existence aventureuse. Dix mois auparavant, dans le Queensland, à l’ouest de Rockhampton et de Gracemère, à quelques centaines de milles de Brisbane, leurs pérégrinations les avaient conduits au milieu des plus féroces tribus d’aborigènes. Là, le cannibalisme est à l’état endémique, pourrait-on dire. Aussi Jos Meritt et Gîn-Ghi, tombés entre les mains de ces noirs, eussent-ils infailliblement péri, sans l’intervention de la police. Délivrés à temps, ils avaient pu regagner la capitale du Queensland, puis Sydney, d’où le paquebot venait de les ramener à Adélaïde. En somme, cela n’avait pas corrigé l’Anglais de ce besoin d’exposer sa personne et celle de son compagnon, puisque, au dire de Gîn-Ghi, ils se préparaient à visiter le centre du continent australien.

« Et tout cela, pour un chapeau ! s’écria le Chinois. Ay ya… Ay ya !… Lorsque j’y pense, mes larmes s’égrènent comme des gouttes de pluie sur les jaunes chrysanthèmes !

— Quand vous aurez fini d’égrener… Gîn-Ghi ? répliqua Jos Meritt en fronçant son sourcil.

— Mais, ce chapeau, si vous le retrouvez jamais, mon maître Jos, ce ne sera plus qu’une loque…

— Assez, Gîn-Ghi !… Trop même !… Je vous défends de vous exprimer ainsi sur ce chapeau-là et sur n’importe quel autre ! Vous m’entendez ?… Bien !… Oh !… Très bien ! Si cela recommence, je vous ferai administrer de quarante à cinquante coups de rotin sous la plante des pieds !

— Nous ne sommes pas en Chine, riposta Gîn-Ghi.

— Je vous priverai de nourriture !

— Cela me fera maigrir.

— Je vous couperai votre natte au ras du crâne !

— Couper ma natte ?…

— Je vous mettrai à la diète de tabac !

— Le dieu Fô me protège !

— Il ne vous protégera pas. »

Et, devant cette dernière menace, Gîn-Ghi redevint soumis et respectueux.

En réalité, de quel chapeau s’agissait-il, et pourquoi Jos Meritt passait-il sa vie à courir après un chapeau ?

Cet original, on l’a dit, était un Anglais de Liverpool, un de ces inoffensifs maniaques, qui n’appartiennent pas en propre au Royaume-Uni. Ne s’en rencontre-t-il pas sur les bords de la Loire, de l’Elbe, du Danube ou de l’Escaut, aussi bien que dans les contrées arrosées par la Tamise, la Clyde ou la Tweed ? Jos Meritt était fort riche, et très connu dans le Lancastre et comtés voisins pour ses fantaisies de collectionneur. Ce n’étaient point des tableaux, des livres, des objets d’art, pas même des bibelots qu’il ramassait à grand effort et à grands frais. Non ! C’étaient des chapeaux, — un musée de couvre-chefs historiques, — coiffures quelconques d’hommes ou de femmes, tromblons, tricornes, bicornes, pétases, calèches, clabauds, claques, gibus, casques, claque-oreilles, bousingots, barrettes, bourguignottes, calottes, turbans, toques, caroches, casquettes, fez, shakos, képis, cidares, colbacks, tiares, mitres, tarbouches, schapskas, poufs, mortiers de présidents, llantus des Incas, hennins du moyen âge, infules sacerdotaux, gasquets de l’Orient, cornes des doges, chrémeaux de baptême, etc., etc., des centaines et des centaines de pièces, plus ou moins lamentables, effilochées, sans fond et sans bords. À l’en croire, il possédait de précieuses curiosités historiques, le casque de Patrocle, lorsque ce héros fut tué par Hector au siège de Troie, le béret de Thémistocle à la bataille de Salamine, les barrettes de Galien et d’Hippocrate, le chapeau de César qu’un coup de vent avait emporté au passage du Rubicon, la coiffure de Lucrèce Borgia à chacun de ses trois mariages avec Sforze, Alphonse d’Este et Alphonse d’Aragon, le chapeau de Tamerlan quand ce guerrier franchit le Sind, celui de Gengis-Khan lorsque ce conquérant fit détruire Boukhara et Samarkande, la coiffure d’Élisabeth à son couronnement, celle de Marie Stuart lorsqu’elle s’échappa du château de Lockleven, celle de Catherine II quand elle fut sacrée à Moscou, le suroët de Pierre-le-Grand lorsqu’il travaillait aux chantiers de Saardam, le claque de Marlborough à la bataille de Ramilies, celui d’Olaüs, roi de Danemark, tué à Sticklestad, le bonnet de Gessler que refusa de saluer Guillaume Tell, la toque de William
zach fren et ses hommes étaient réunis à la gare.
Pitt quand il entra à vingt-trois ans au ministère, le bicorne de Napoléon Ier à Wagram, enfin cent autres non moins curieux. Son plus vif chagrin était de ne point posséder la calotte qui coiffait Noé le jour où l’arche s’arrêtait sur la cime du mont Ararat, et le bonnet d’Abraham au moment où ce patriarche allait sacrifier Isaac. Mais Jos Meritt ne désespérait pas de les découvrir un jour. Quant aux cidares que devaient porter Adam et Ève, lorsqu’ils furent chassés du paradis terrestre, il avait renoncé à se les procurer, des historiens dignes de foi ayant établi que le premier homme et la première femme avaient l’habitude d’aller nu-tête.

On voit, par cet étalage très succinct des curiosités du musée Jos Meritt, en quelles occupations vraiment enfantines s’écoulait la vie de cet original. C’était un convaincu, il ne doutait pas de l’authenticité de ses trouvailles, et ce qu’il lui avait fallu parcourir de pays, visiter de villes et de villages, fouiller de boutiques et d’échoppes, fréquenter de fripiers et de revendeurs, dépenser de temps et d’argent pour n’atteindre, après des mois de recherches, qu’une loque qu’on ne lui vendait qu’au poids de l’or ! C’était le monde entier qu’il réquisitionnait afin de mettre la main sur quelque objet introuvable, et, maintenant qu’il avait épuisé les stocks de l’Europe, de l’Afrique, de l’Asie, de l’Amérique, de l’Océanie par lui-même, par ses correspondants, par ses courtiers, par ses voyageurs de commerce, voici qu’il s’apprêtait à fouiller, jusque dans ses plus inabordables retraites, le continent australien !

Il y avait une raison à cela — raison que d’autres eussent sans doute regardée comme insuffisante, mais qui lui paraissait des plus sérieuses. Ayant été informé que les nomades de l’Australie se coiffaient volontiers de chapeaux d’homme ou de femme — en quel état de dépenaillement, on l’imagine ! — sachant d’autre part que des cargaisons de ces vieux débris étaient régulièrement expédiées dans les ports du littoral, il en avait conclu qu’il y aurait peut-être là « quelque beau coup à faire », pour parler le langage des amateurs d’antiquailles.

Précisément, Jos Meritt était en proie à une idée fixe, tourmenté par un désir qui l’obsédait, qui menaçait de le rendre complètement fou, car il l’était à demi déjà. Il s’agissait, cette fois, de retrouver un certain chapeau, qui, à l’entendre, devait être l’honneur de sa collection.

Quelle était cette merveille ? Par quel fabricant ancien ou moderne ce chapeau avait-il été confectionné ? Sur quelle tête royale, noble, bourgeoise ou roturière s’était-il posé et en quelle circonstance ? Ce secret, Jos Meritt ne l’avait jamais confié à personne. Quoiqu’il en soit, à la suite de précieuses indications, en suivant une piste avec l’ardeur d’un Chingachgook ou d’un Renard-Subtil, il avait acquis la conviction que ledit chapeau, après une longue série de vicissitudes, devait achever sa carrière sur le crâne de quelque notable d’une tribu australienne, en justifiant doublement sa carrière de « couvre-chef ». S’il réussissait à le découvrir, Jos Meritt le paierait ce que l’on voudrait, il le volerait, si on ne voulait pas le lui vendre. Ce serait le trophée de cette campagne, qui l’avait déjà entraîné au nord-est du continent. Aussi, n’ayant pas réussi dans sa première tentative, se disposait-il à braver les trop réels dangers d’une expédition en Australie centrale. Voilà pourquoi Gîn-Ghi allait de nouveau s’exposer à finir sa vie sous la dent des cannibales, et quels cannibales ?… Les plus féroces de tous ceux dont il avait jusqu’alors affronté la mâchoire. Au fond, il faut bien le reconnaître, le serviteur était si attaché à son maître, — l’attachement de deux canards mandarins — autant par intérêt que par affection, qu’il n’aurait pu se séparer de lui.

« Demain matin, nous partirons d’Adélaïde par l’express, dit Jos Meritt.

À la deuxième veille ?… répondit Gîn-Ghi.

À la deuxième veille, si vous voulez, et faites en sorte que tout soit prêt pour le départ.

— Je ferai de mon mieux, mon maître Jos, en vous faisant observer que je n’ai pas les dix mille mains de la déesse Couan-in !

— Je ne sais pas si la déesse Couan-in a dix mille mains, répondit Jos Meritt, mais je sais que vous en avez deux, et je vous prie de les employer à mon service…

— En attendant qu’on me les mange !

— Bien !… Oh !… Très bien ! »

Et, sans doute, Gîn-Ghi ne se servit pas de ses mains plus activement que d’habitude. Préférant s’en rapporter à son maître pour faire sa besogne. Donc le lendemain les deux originaux quittaient Adélaïde, et le train les emportait à toute vapeur vers ces régions inconnues, où Jos Meritt espérait enfin découvrir le chapeau qui manquait à sa collection.