Hetzel (p. 197-204).

XVI

harry felton


Le steamer Orégon avait marché à une vitesse moyenne de dix-sept nœuds pendant cette navigation, qui fut favorisée par un temps superbe, — temps normal d’ailleurs dans cette partie du Pacifique et à cette époque de l’année. Ce brave navire partageait l’impatience de Mrs. Branican, à ce que répétait volontiers Zach Fren. Il va sans dire que les officiers, les passagers, l’équipage, témoignaient à cette vaillante femme la respectueuse sympathie, dont ses malheurs et l’énergie avec laquelle elle les supportait, la rendaient si digne.

Lorsque l’Orégon se trouva par 33° 51′ de latitude sud et 148° 40′ de longitude est, les vigies signalèrent la terre. Le 15 août, après une traversée de sept mille milles, accomplie en dix-neuf jours, le steamer pénétrait dans la baie de Port-Jackson, entre ces hautes falaises schisteuses qui forment comme une porte grandiose, ouverte sur le Pacifique.

Laissant à droite et à gauche ces petits golfes, semés de villas et de cottages, portant les noms de Watson, Vaucluse, Rose, Double, Élisabeth, l’Orégon passa devant Earme-Love, Sydney-Love, et vint dans Darling-Harbour, qui est le port même de Sydney, s’amarrer au quai de débarquement.

À la première personne qui se présenta à bord, — c’était un des agents de la douane — Mrs. Branican demanda :

« Harry Felton ?…

— Il est vivant », lui répondit cet agent, qui avait reconnu Mrs. Branican.

Tout Sydney ne savait-il pas qu’elle s’était embarquée sur l’Orégon, et n’était-elle pas attendue avec la plus vive impatience ?

« Où est Harry Felton ? ajouta-t-elle.

À l’hôpital de la Marine. »

Mrs. Branican, suivie de Zach Fren, débarqua aussitôt. La foule l’accueillit avec cette déférence qui l’accueillait à San-Diégo, et qu’elle eût trouvée partout.

Une voiture les conduisit à l’hôpital de la Marine, où ils furent reçus par le médecin de service.

« Harry Felton a-t-il pu parler ?… A-t-il sa connaissance ?… demanda Mrs. Branican.

— Non, mistress, répondit le médecin. Cet infortuné n’est pas revenu à lui… Il semble qu’il ne puisse parler… La mort peut l’emporter d’une heure à l’autre !

— Il ne faut pas que Harry Felton meure ! dit Mrs. Branican. Lui seul sait si le capitaine John, si quelques-uns de ses compagnons, vivent encore !… Lui seul peut dire où ils sont !… Je suis venue pour voir Harry Felton… pour l’entendre…

— Mistress, je vous conduis sur-le-champ près de lui, » répondit le médecin.

Quelques instants après, Mrs. Branican et Zach Fren étaient introduits dans la chambre occupée par Harry Felton.

Six semaines auparavant, des voyageurs traversaient la province d’Ulakarara, dans la Nouvelle-Galles du Sud, à la limite inférieure du Queensland. Arrivés sur la rive gauche du Parru, ils aperçurent un homme qui gisait au pied d’un arbre. Couvert de vêtements en lambeaux, épuisé par les privations, brisé par la fatigue, cet homme ne put reprendre connaissance, et, si son engagement d’officier de la marine marchande n’eût été trouvé dans l’une de ses poches, on n’aurait jamais su qui il était.

C’était Harry Felton, le second du Franklin.

D’où arrivait-il ? De quelle partie lointaine et inconnue du continent australien était-il parti ? Depuis combien de temps errait-il à travers ces redoutables solitudes des déserts du centre ? Avait-il été prisonnier des indigènes, et était-il parvenu à leur échapper ? Ses compagnons, s’il lui en restait, où les avait-il laissés ? À moins, cependant, qu’il ne fût le seul survivant de ce désastre, vieux de quatorze ans déjà ?… Toutes ces questions étaient demeurées sans réponse jusqu’alors.

Il y avait pourtant un intérêt considérable à savoir d’où venait Harry Felton, à connaître son existence depuis le naufrage du Franklin sur les récifs de l’île Browse, à savoir enfin le dernier mot de cette catastrophe.

Harry Felton fut conduit à la station la plus proche, la station d’Oxley, d’où le railway le transporta à Sydney. Le Morning-Herald, informé, avant tout autre journal, de son arrivée dans la capitale de l’Australie, en fit l’objet de l’article que l’on connaît, en ajoutant que le lieutenant du Franklin n’avait encore pu répondre à aucune des questions qui lui avaient été adressées.

Et maintenant, Mrs. Branican était devant Harry Felton, qu’elle n’aurait pu reconnaître. Il n’était âgé que de quarante-six ans alors, et on lui en eût donné soixante. Et c’était le seul homme — presque un cadavre — qui fût à même de dire ce qu’il en était du capitaine John et de son équipage !

Jusqu’à ce jour, les soins les plus assidus n’avaient en rien amélioré l’état d’Harry Felton, — état évidemment dû aux épouvantables fatigues subies pendant les semaines, qui sait même ? les mois qu’avait duré son voyage à travers l’Australie centrale. Ce souffle de vie qui lui restait, une syncope pouvait l’éteindre d’un instant à l’autre. Depuis qu’il était dans cet hospice, c’est à peine s’il avait ouvert les yeux, sans qu’on eût pu savoir s’il se rendait compte de ce qui se passait autour de lui. On le soutenait d’un peu de nourriture, et il ne semblait même pas s’en apercevoir. Il était à craindre que des souffrances excessives n’eussent annihilé ses facultés intellectuelles, détruit en lui le fonctionnement de sa mémoire, auquel se rattachait peut-être le salut des naufragés.

Ils un aperçurent un homme gisant au pied d’un arbre.

Mrs. Branican avait pris place au chevet d’Harry Felton, guettant son regard, lorsque ses paupières s’agitaient, les murmures de sa voix, le moindre indice qu’il serait possible de saisir, un mot échappé à ses lèvres. Zach Fren, debout près d’elle, cherchait à surprendre quelque lueur d’intelligence, comme un marin cherche un feu à travers les brumes de l’horizon.

Mais la lueur ne brilla ni ce jour-là ni les jours suivants. Les
« Vivant ?… » demanda-t-elle.

paupières d’Harry Felton demeuraient obstinément closes, et, lorsque Dolly les soulevait, elle n’y trouvait qu’un regard inconscient.

Elle ne désespérait pas, cependant, Zach Fren non plus, et il lui répondait :

« Si Harry Felton reconnaît la femme de son capitaine, il saura bien se faire comprendre, et cela sans parler ! »

Oui ! il était important qu’il reconnût Mrs. Branican, et possible qu’il en éprouvât une impression salutaire ? On agirait alors avec une extrême prudence, tandis qu’il s’accoutumerait à la présence de Dolly. Peu à peu, les souvenirs du Franklin se rétabliraient dans sa mémoire… Il saurait exprimer par signe ce qu’il ne pourrait dire…

Bien qu’on eût conseillé à Mrs. Branican de ne pas rester enfermée dans la chambre d’Harry Felton, elle refusa de prendre même une heure de repos pour aller respirer l’air du dehors. Elle ne voulut pas abandonner le chevet de ce lit.

« Harry Felton peut mourir, et, si le seul mot que j’attends de lui s’échappe avec son dernier souffle, il faut que je sois là pour l’entendre… Je ne le quitterai pas ! »

Vers le soir, une légère amélioration sembla se manifester dans l’état d’Harry Felton. Ses yeux s’ouvrirent plusieurs fois ; mais leur regard ne s’adressait pas à Mrs. Branican. Et pourtant, penchée sur lui, elle l’appelait par son nom, elle répétait le nom de John… le capitaine du Franklin… de San-Diégo !… Comment ces noms ne lui rappelaient-ils pas le souvenir de ses compagnons ?… Un mot… on ne lui demandait qu’un mot : « Vivants ?… Étaient-ils vivants ? »

Et, tout ce qu’Harry Felton avait eu à souffrir pour en arriver là, Dolly se disait que John devait l’avoir souffert aussi… Puis la pensée lui venait que John était tombé sur la route… Mais non… John n’avait pu suivre Harry Felton… Il était resté là-bas… avec les autres… Où ?… Était-ce chez une tribu du littoral australien ?… Quelle était cette tribu ?… Harry Felton pouvait seul le dire, et il semblait que son intelligence était anéantie, que ses lèvres avaient désappris de parler !

La nuit, la faiblesse d’Harry Felton augmenta. Ses yeux ne se rouvraient plus, sa main se refroidissait, comme si le peu de vie qui lui restait se fût retiré vers le cœur. Allait-il donc mourir sans avoir prononcé une parole ?… Et il passait par l’esprit de Dolly qu’elle aussi avait perdu le souvenir et la raison pendant bien des années !… De même qu’on ne pouvait rien obtenir d’elle alors, elle ne pouvait rien obtenir de ce malheureux… rien de ce qu’il était seul à savoir !

Le jour venu, le médecin, très inquiet de l’état de prostration de Harry Felton, essaya des plus énergiques médications, qui ne produisirent aucun effet. Il ne tarderait pas à expirer…

Ainsi, Mrs. Branican allait voir rentrer dans le néant les espérances que le retour de Harry Felton avait permis de concevoir !… À la lumière qu’il aurait pu apporter succéderait une obscurité profonde, qu’on ne parviendrait plus à dissiper !… Et alors, tout serait fini, bien fini !…

Sur la demande de Dolly, les principaux médecins de la ville s’étaient réunis en consultation. Mais, après avoir examiné le malade, ils se déclarèrent impuissants.

« Vous ne pouvez quoi que ce soit pour ce malheureux ? leur demanda Mrs. Branican.

— Non, madame, répondit l’un des médecins.

— Pas même lui redonner une minute d’intelligence… une minute de souvenir ?… »

Et, cette minute, Mrs. Branican l’eût payée de sa fortune tout entière ! Mais ce qui n’est plus au pouvoir des hommes est toujours au pouvoir de Dieu. C’est à lui que l’homme doit s’adresser, lorsque les ressources humaines font défaut.

Dès que les médecins se furent retirés, Dolly s’agenouilla, et, quand Zach Fren vint la rejoindre, il la trouva en prière près du mourant.

Soudain, Zach Fren, qui s’était rapproché pour s’assurer si un souffle s’échappait encore des lèvres de Harry Felton, s’écria :

« Mistress !… mistress ! »

Dolly, croyant que le maître n’avait plus trouvé qu’un cadavre dans ce lit, se releva…

« Mort ?… murmura-t-elle.

— Non… mistress… non !… Voyez… Ses yeux sont ouverts… Il regarde… »

En effet, sous ses paupières soulevées, les yeux d’Harry Felton brillaient d’un éclat extraordinaire. Sa figure s’était colorée légèrement, et ses mains s’agitèrent à plusieurs reprises. Il parut sortir de cette torpeur dans laquelle il était depuis si longtemps plongé. Puis, son regard s’étant porté vers Mrs. Branican, une sorte de sourire anima ses lèvres.

« Il m’a reconnue ! s’écria Dolly.

— Oui !… répondit Zach Fren… C’est la femme de son capitaine qui est près de lui, il le sait… il va parler !…

— Et, s’il ne le peut, que Dieu permette qu’il se fasse du moins comprendre ! »

Alors, prenant la main de Harry Felton qui pressa faiblement la sienne, Dolly s’approcha près de lui.

« John ?… John ? … » dit-elle.

Un mouvement des yeux indiqua que Harry Felton l’avait entendue et comprise.

« Vivant ?… demanda-t-elle.

— Oui ! »

Et ce oui ! si faiblement qu’il eût été prononcé, Dolly avait bien su l’entendre !