Mister Flow/Chapitre 02

Librairie Baudinière (p. 39-69).

II

Entre Vernon et Lisieux, j’ai été pris d’une colère singulièrement grotesque. J’étais seul dans mon compartiment, affalé dans un coin, me refusant à penser, anéanti, redoutant par-dessus tout de sortir de cette sorte de léthargie où j’avais trouvé lâchement un refuge passager. Et voilà que tout à coup je fis explosion : « Eh bien, es-tu content ? Tu y vas, à Deauville ! »…

Et je me bourrai de coups, comme un enfant, en m’injuriant comme un charretier. Ma rage stupide était comparable à celle de cette sotte fille qui, dans un conte de Perrault, pouvant formuler des vœux qui eussent fait sa fortune, avait désiré une aune de boudin, l’avait vu descendre par la cheminée, puis sauter à son nez, et avait épuisé son destin en souhaitant d’être, sur-le-champ, débarrassée de cette encombrante charcuterie.

J’allais à Deauville, mais que n’aurais-je donné pour en être déjà revenu ! Qu’est-ce que me réservait ce damné Mr. Prim ? En vérité, je le connaissais si peu ! Quant à Me Antonin Rose, il ne pouvait plus en être question, du moins pour le moment !… J’avais vendu « mon moi » contre un visage, le cent unième de l’illustre Mister Flow ! Ma personnalité se réduisait désormais à n’être qu’un portrait de plus dans sa collection, une simple épreuve retouchée ! Et encore je devais veiller à ne pas trop l’abîmer dans mon désespoir…

Dans une glace, je constate que ma cicatrice n’a pas trop souffert de ma gesticulation ridicule. Je suis plus brique cuite que jamais ! Mon haleine doit être d’une fraîcheur d’alcool à 90… Encore une colère comme celle-ci et je serai très « pick me up » ! Cette façade me donne dix ans de plus.

Deauville ! Je descends, derrière mes lunettes, raide comme un gentleman qui n’a pas lâché les tabourets de bar depuis huit jours et j’injurie copieusement, dans un anglais de cockney, un gamin qui, à la sortie, veut me prendre de force ma valise.

Je monte dans l’autobus du Royal. Pas de chambre, naturellement ; nous sommes à la veille des courses. Je demande si lady Skarlett est chez elle et je prie qu’on lui fasse parvenir mon bristol, d’urgence. Cinq minutes plus tard, on vient me chercher et je suis un faquin solennel sans avoir lâché mon sac. Ahurissement du maître d’hôtel. On veut encore me débarrasser de mon fardeau, je grogne. Je dois avoir une figure redoutable : on n’insiste pas.

Un luxueux appartement, au rez-de-chaussée ; grandes portes-fenêtres ouvertes sur les parterres fleuris. Du reste, des fleurs, il y en a partout. Ce salon en est plein et des plus rares, des orchidées à faire rougir un singe ! Une femme de chambre des plus coquette me fait entrer dans un boudoir. Nom d’un rat ! Lady Helena doit laisser quelque chose derrière elle comme « sillage embaumé » !…

Les parfums, surtout les moins timides, ceux qui avouent audacieusement leur dessein de viol, m’ont toujours bouleversé. Je ne sais déjà plus ce que je fais là, ni surtout ce que je vais faire… Un rôle pareil, c’est au-dessus de mes moyens… Je vais me trahir tout de suite… Elle est jolie, lady Helena ! très jolie !… J’ai vu son portrait dans la collection Durin… Six j’avais été moins bassement inquiet, je me serais certainement attardé à la contemplation de certains détails… Je me rappelle, par exemple, que ses seins, ses seins nus… car il y avait des photos d’une intimité… Je sens que, lorsqu’elle va être là, je vais bégayer, que mes gestes vont être ridicules ou odieux… Est-ce que je sais, moi, comment on parle à une lady !… à une lady qui couche avec son domestique !… On peut se croire tout permis, et alors !… alors ce que l’on peut se faire remettre à sa place !… Ça doit se donner comme une reine, une femme comme ça !… ou vous chasser comme une impératrice !… On n’a plus qu’à s’en aller à quatre pattes !… Si je fuyais, tout simplement ?

Après tout, moi, je suis un honnête homme ! Ce n’est pas parce qu’une suite fatale de circonstances m’a imposé une trogne fleurie de délirant good fellow et jeté dans les jambes un nécessaire de cambrioleur pour que je continue à jouer un rôle auquel ni mes antécédents, ni une solide éducation familiale, ni ma profession, j’ose le dire, ne m’ont préparé. Jusqu’alors, quand je me suis assis sur les bancs de la correctionnelle et même de la cour d’assises (oh ! si peu !) ça n’a jamais été sur celui des coquins. Mon devoir est de les défendre, tout juste, mais de là à me déguiser pour faire leurs commissions !…

Au surplus, elle est faite la commission de Durin ! Et elle vaut bien cent louis, ma parole ! je ne la referais plus pour dix mille ! Hum !… Dix mille louis !… Il vaut mieux ne pas y réfléchir… Eh bien ! non ! La moustache à la Charlot m’a fait passer un trop mauvais quart d’heure… Maintenant, adieu Durin ! Nous sommes quittes !…

Je n’ai qu’à laisser le sac, l’enveloppe… et je me lève pour saluer lady Helena…

Elle est en pyjama. Elle sort du bain. Bigre !… des culottes lamées d’argent, habillant des jambes ! Des bras nus sortent du tissu métallique qui se gonfle sur une poitrine d’airain doré, laquelle se cache à peine. Cette châsse va à cette déesse impudique d’Orient parée pour le music-hall. Car enfin, elle ne dort pas là-dedans !

Une beauté comme on n’en rencontre que chez les Juives, des yeux immenses d’une volupté tranquille et permanente, une bouche toute petite : une tache de sang. Pour le reste, je vous renvoie au cantique des cantiques. J’en ai la respiration coupée.

Elle est restée sur le seuil, souriant, me regardant, semblant attendre quelque chose…

Et puis, comme je ne bouge pas, c’est tout juste si elle ne me saute pas au cou : « Oh ! darling ! »… et elle me saisit les mains en me regardant avec ravissement. Elle semble toujours attendre cette chose qui ne vient pas ! Moi, je lui baise les mains, ahuri. Alors, elle éclate d’un rire fou qui me consterne :

By Jove ! quel drôle d’homme vous faites, mister Prim ! Je suis très, très heureuse de vous voir, en vérité !… Vous n’avez pas beaucoup changé depuis deux ans !… Et je vois que vous soignez toujours cette chère cicatrice ! Comme je vous comprends ! Such a horrible scar ! Oh ! I beg your pardon !… Vous avez changé un peu !… Vous étiez un peu plus… comment dirais-je ?… un peu moins en couleur, yes ! Oh ! I am delighted to see you !… Excuse me !…

Elle me fait asseoir tout près d’elle (trop près), son babil continue.

— Ce cher baronnet sera désolé de vous avoir manqué à Deauville ! Il est dans sa propriété d’Écosse ! Il m’écrit tous les jours pour me recommander la lecture de la Bible. Oh ! that Bible ! Vous savez qu’il m’a fait quitter la religion catholique ! Je pouvais faire cela pour lui, le très cher ! Catholique, protestante, qu’est-ce que cela ? C’est toujours notre chère religion en Jésus !

Elle lève un doigt menaçant :

— Surtout, que l’on ne dise pas que je suis juive !… j’ai horreur !… Mon arrière-grand-père était…, je vous ai dit déjà, je crois, oui, juif roumain, pauvre vieux cher homme ! mais depuis deux générations, nous sommes tous sauvés dans les bras de Jésus. Sans cela, le baronnet ne m’aurait jamais épousée, of course not !… Il faut que l’on sache cela !… Ici, vous le répéterez partout !… Je vous serai obligée, voulez-vous ? yes ! Ah !… je voulais vous dire encore, mister Prim… vous êtes habillé drôlement, aujourd’hui !… très koh-kass… on dit, je crois… pourquoi ce petit costioume ?… C’est à vous, cette valise ?…

Je vais me venger, d’un coup, de tout mon émoi. Je vais la foudroyer. Et je lance :

— Non ! c’est à Durin !…

— Durin !… who’s that, Durin ?

— Le dernier valet de chambre de votre mari !

— Aoh ! Achille !

— Il s’appelle Achille ?

— Nous les appelons toujours Achille ! C’est plus commode, oui, vraiment ! Et pourquoi vous apportez la valise d’Achille ?

Je la regardai bien en face.

Take off your glasses. Enlevez vos lunettes, je vous prie… Vous avez de si beaux yeux, Lawrence !…

Je croyais la troubler, c’est moi qui ne sais plus où me mettre. Je me recule un peu, mais c’est elle qui m’enlève mes lunettes (encore un moment bien dur à passer !)

Heureusement, elle me regardait à peine et était devenue très grave, subitement :

— Lawrence ! laissez-moi vous appeler Lawrence, comme nous étions à Milan, voulez-vous ? Vous nous avez recommandé un très méchant faquin, Lawrence !…

— Je sais !

— Mon mari a été plein de bontés pour lui… Et il lui a volé, bêtement, si bêtement ! un bijou ridicule… Mon mari lui pardonne, mais, moi, je ne lui pardonne pas, no ! Never !

Mon embarras grandit : « Je ne sais comment, Durin… »

— Achille !

— Oui, Achille… a su que j’étais de passage à Paris… il m’a fait tenir par son avocat un pli qu’il m’a chargé de vous remettre. L’homme de loi a insisté sur l’extrême urgence qu’il y avait à vous faire tenir, en mains propres, ce paquet… (je sors la grosse enveloppe que je laisse sur une table) et j’ai dû me charger, en même temps, de cette valise qu’il confie à vos soins…

— Oh ! Vous parlez à travers votre chapeau. Quelle histoire, en vérité !

Cette fois, le rire de lady Helena sonna faux…

You’ll excuse me, mister Prim ?

D’un coup de ciseau, elle ouvre le paquet. Hâtivement, elle y jette un coup d’œil. Aussitôt : « Oh ! yes, je vois ce que c’est !… Poor Achille ! Voilà une affaire sans aucune importance !… Parlons d’autre chose, voulez-vous ?… D’abord, nous dînons ensemble, ce soir ?… It’s yes, is’nt it ? »

— Et la valise ? insistai-je…

— Eh bien, my dear, la valise !… je la garde, c’est entendu… puisque mon mari, quoique j’aie pu lui dire, s’obstine à vouloir reprendre ce domestique qui lui a écrit des lettres d’un grand et tout à fait faux désespoir, et qui lui jouera encore quelque méchant tour avant qu’il soit longtemps, je jure…

— Milady, déclarai-je, s’il ne dépend que de moi, il s’en séparera. J’ai été trompé, moi aussi, et je ne regretterai jamais assez…

My dear Lawrence, nous dînons ensemble, ce soir. Le baronnet vous invite. Yes, he does. Il est en Écosse, mais il nous a laissé sa table aux Ambassadeurs… Où êtes-vous descendu ? Here ? Au Normandy, peut-être ?…

— Excusez-moi, Milady… mais je dois reprendre le train, ce soir.

That’s impossible !… Alors, vous n’êtes venu que pour Achille ?

Cette fois, elle ne rit plus. Elle paraît furieuse, singulièrement… et voilà qu’elle parle ! qu’elle parle !… Que dit-elle ?… Ma foi, je n’en sais trop rien ! Étonnement ? Colère ? Dépit ? Inquiétude ? Indignation ? Rancune ? Soupçon de voir son indigne secret lui échapper ? Honte d’une aussi grossière turpitude pénétrée par un ami du baronnet ? C’est peut-être cela et autre chose, mais elle exprime cela en tant de langues diverses et qui me sont inconnues, dans un tel mélange d’idiomes, dans un si fulgurant sabir, que je n’y comprends goutte.

Quant à moi, je ne sais où me fourrer. Finalement, elle vient vers moi. Elle me brûle de son haleine, de tout son parfum, de sa chair de faunesse, de la flamme irritée de ses yeux…

— Ah ! vous avez bien changé, master Prim ! de toutes les façons !… No ! No ! ce n’est pas vous !… Je ne vous reconnais plus !

Elle ne me reconnaît plus ! Très dangereux cela ! Je balbutie : « J’ai demandé une chambre… L’hôtel est plein ! »

Voilà tout ce que j’ai trouvé.

Déjà elle sonne. Elle demande le directeur. Elle exige une chambre pour moi, tout de suite. Et je vois bien qu’on n’a rien à lui refuser. Je ne sais pas qui l’on va expulser, mais je coucherai au Royal ce soir. Et ce ne sera pas pour rien ! Une chambre à six cents francs ! J’espère qu’on la mettra sur la note du baronnet : « Je vais faire transporter les bagages de Monsieur », fait l’homme, obséquieux.

— Mais je n’ai pas de bagage ! Je n’ai eu que le temps de sauter dans le train et je ne pensais venir que pour quelques heures…

Stupéfaction amusée de lady Helena :

— Alors, vous n’avez pas de tuxedo ? Oui, ce qu’ils s’obstinent à appeler smoking en France ? Ah ! dear ! dear ! Oh ! cela est grand ! Quelle histoire !… Mary ! vous ferez porter un des tuxedos du baronnet dans l’appartement de Mr. Prim ! Et du linge ! Et tout ce qu’il lui faut !… Dear, je vous donne Mary, elle vous habillera comme votre mère. Yes baby ! Le baronnet prétend qu’il n’y a qu’elle qui réussisse son nœud de cravate. Vous avez même taille avec le baronnet. Right oh It’s O. K. !

Là-dessus, le maître d’hôtel déclare qu’il va envoyer chercher mon sac de toilette.

No ! No ! No !… Ceci est pour moi ! Mary, ce sac dans ma chambre ! Et Helena rit, rit : « Oh ! poor old dear ! il est venu, sans une brosse à dents ! »

On nous laisse seuls, une seconde… Elle jette ses mains à mes épaules : « Come on, Lawrence ! Vous n’avez pas pensé que je vous laisserais partir comme cela ? »

J’ai cru que je n’avais qu’à cueillir le bouton de rose de sa bouche, mais elle m’a repoussé, nerveusement… « Laissez-moi m’habiller. À neuf heures, aux Ambassadeurs ! By ! By ! »

Et elle me flanqua à la porte.

Bon Dieu, non ! Je ne vais pas partir comme cela ! Ah bien ! ce Lawrence ! tous mes compliments, mon cher… Mais faut-il que je lui ressemble ! Durin savait évidemment ce qu’il faisait en me vouant au no 25, et je sais bien qu’elle ne l’a pas vu depuis deux ans, le « no 25 »… Tout de même, je ne saurais douter qu’ils se sont connus de bien près. Et rien ne m’a trahi, rien !… pas même le son de ma voix… Il est vrai encore que j’ai sorti un mélange de français et d’anglais assez confus. Mon succès me rassure à la fois et m’inquiète…

Au fond, je ferais bien de filer !… Je reste.

Les heures qui vont venir promettent d’être trop intéressantes et je ne suis inquiet que parce que je sais, mais elle, puisqu’elle ne se doute de rien !… Elle se souvient d’un caprice, voilà tout ! c’est une femme à ne plus se soucier de rien le lendemain matin. Où a-t-elle été chercher son parfum ? J’en suis encore étourdi… et il me manque déjà !…

Parfait le tuxedo du patron ! Le pantalon un peu court, mais sans excès. Et pas de bedon, le baronnet ! Un gilet schall… et une lingerie !… Un plastron, une cuirasse ! et une perle ! si l’illustre Mister Flow la voyait ! Right oh, Mary !…

Je sors les petits ingrédients de Victor pour la façade et la cicatrice. Tout cela colle comme du vrai ! Comme dit lady Helena : « Quelle histoare ! quelle histoare !… »

Vrai, je m’amuse !… Je sens que je suis à la hauteur !… ça ne m’était pas arrivé depuis longtemps !… Et cette chambre, cette salle de bains… je n’ai plus aucun remords, aucun ! Des remords de quoi ? J’ai rendu service à une femme. J’ai peut-être sauvé l’honneur d’une famille ! Je l’ai déjà dit, mais je ne saurais trop me le répéter…

Me voilà paré, et comment ! J’ouvre ma fenêtre… elle aussi donne sur la mer, sur les pelouses fleuries. Je n’ai qu’à me pencher pour apercevoir l’appartement d’Helena…

La mer, au loin, la mer qu’on ne voit jamais à Deauville (vieux cliché), fait une barre laiteuse à l’horizon et m’envoie son haleine réconfortante et douce. Il me semble que je respire pour la première fois, que je n’ai commencé vraiment à vivre que depuis cette minute qui m’a mis le masque d’un autre sur le visage, le vêtement d’un autre sur les épaules et ce billet de mille francs, que mes doigts froissent, dans ma poche.

Un déguisement ? Allons donc ! je ne suis vraiment moi-même que maintenant ! je suis né pour vivre riche, heureux, aimé des femmes… La preuve en est que je mourais de consomption dans le cadre étriqué d’une existence où un sort odieux et aveugle, surtout, m’avait jeté ! Cette aventure, qui a commencé par être ridicule, peut être l’origine d’une fortune fabuleuse. Déjà, je n’admets plus que je puisse retomber dans mon trou, réintégrer la nuit de ma cave ! La chance vient ! Pourquoi n’en pas profiter ? À moi de réaliser ce conte de fée !

Une femme m’aime ! Une femme du monde, une vraie lady !… En tout cas, si elle ne m’aime pas encore, elle m’aimera demain ; j’en fais mon affaire. Cette nuit, mes bras se refermeront sur elle. Sois audacieux, alors ! Cours ton risque… Si tu sais t’y prendre, cette Helena peut te sortir de la mouise ! j’ignore comment l’aimait Lawrence. Mais je lui montrerai ce que c’est qu’un ermite de vingt-quatre ans de la rue des Bernardins qui a préféré vivre chaste que de prostituer sa jeunesse aux boniches en bas de soie des dancings du Quartier Latin… Allons ! une cigarette, et que la fête commence !…

Quand je traverse le hall, je me sens plus d’assurance au cœur qu’un fils d’Amérique, héritier du Roi du Cochon, que Fortunio allant roucouler sa chanson sous la fenêtre de sa maîtresse et même que le prince de Galles poussant les portes enchantées de la vie…

Et vite, au Casino ! Personne dans la grande salle d’entrée. Puis, une large galerie à peu près déserte. Je ne veux rien demander à personne. Ce serait me diminuer. Cependant, cette solitude m’étonne. Sur la gauche, la salle des Ambassadeurs… J’entre, suivi ou plutôt arrêté par les maîtres d’hôtel…

— Il n’y a plus une table libre, monsieur !

Et cependant il n’y a pas un client. On dîne tard, à Deauville. Il est près de neuf heures…

— La table de lady Skarlett ?…

— Là-bas, monsieur… Mais lady Helena ne dîne pas avant neuf heures et demie !

Il a dit lady Helena. C’est « leur lady Helena ». Je profite de cette adoration. Lady Helena, déjà, me protège. Le faquin est à mes ordres. Je ne l’écoute plus. Raide comme la justice, je ressors sans ajouter un mot. J’ai le genre, tout de suite, je le sens.

C’est inné, ces manières-là. Ma mère était une demoiselle de Dardan, d’Une très vieille, très vieille famille, alliée aux Dardan de Montfort. Ruinée à plate couture, naturellement, quand elle a consenti à épouser mon père. À propos, ça ne ferait pas mal, sur mes cartes. Me Antonin Rose de Dardan de Montfort. En attendant, mon vieux, le bristol qui est dans ton portefeuille te fait Prim : Prim, tout sec ! Jusqu’alors, je ne m’en plains pas !…

Tiens ! si j’allais faire un petit tour au baccara ? La salle est justement en face… Sois sincère… tu ne penses qu’à cela ! Ton billet de mille francs te démange ! Un peu de chance, hein ? Cela ferait bien dans le paysage !… Allons ! allons ! tu dois tout tenter, ce soir ! La Fortune te pousse, vas-y donc !

J’y vais…

Cent quatre-vingts francs d’entrée, c’est chérot pour tes cinquante louis… Tristesse de fin de partie… À cette heure, tout le monde s’habille pour le dîner. Il n’y a plus que quelques enragés, quelques décavés, quelques vieilles rombières qui s’accrochent au sabot comme des naufragés au radeau de la Méduse. Je m’assieds, avec un air d’ennui parfait, à une table à trois louis le départ. Ils sont cinq là, qui défendent leur dernière pécune avec une parcimonie touchante. La main est à quinze louis et personne n’en veut. Elle passe devant moi. Je l’arrête et je donne. On m’abat huit. Ça commence bien ! Je retourne mes cartes. Neuf !…

Et deux abatages qui suivent. Je suis maître de cette piètre partie. On ne me fait plus que quelques louis… Je continue à ramasser. La table se vide. Je reste avec un banco de quarante louis sans contrepartie aucune…

Le croupier va suspendre la partie… Tout à coup, j’entends : banco ! De nouveaux arrivants, quelques femmes en grande toilette. Avant d’aller dîner, on vient faire un petit tour… En somme, j’ai passé six fois. Je devrais m’en aller. Mais, c’est plus fort que moi : je donne et je gagne… Et je donne encore le banco suivant, et je gagne toujours ! J’ai sept mille francs environ de bénef ! Une main à mon épaule et la vois d’Helena : « Oh ! darling ! vous, à cette table purée ! (elle dit piourée) ». Au fait elle a raison ! Je me lève, raflant mes jetons d’un geste désabusé. Pourboire princier au croupier et au changeur. Come on. « Allons dîner », me dit-elle…

Je la regarde. Un éblouissement. D’abord, tout le buste entièrement en peau, jusqu’à la pointe des seins et toute cette chair dorée sortant d’un étroit et long calice de taffetas noir brodé de strass, en arabesques étincelantes. Très simple, mais là-dessus des perles, des joyaux pour des millions. Au cou, un collier qu’il m’est impossible d’évaluer… Dix, quinze, vingt millions ? Aux oreilles, de prodigieux pendentifs d’émeraudes. Aux bras, des anneaux d’esclavage, comme Salomon n’en a peut-être pas vu à la reine de Saba.

Elle m’a pris le bras. Tout le monde nous regarde. Et des chuchotements : « C’est lady Helena ! C’est lady Helena ! mais avec qui donc est-elle ? »

Ce n’est pas moi qui vous le dirai, braves gens ! Lady Helena me présentera toujours trop ! Enfin, elle est avec quelqu’un qui a huit mille francs dans sa poche et une femme de vingt millions à son bras !

Après, on verra bien !… Je me sens prêt à crever d’orgueil. On m’envie. Ah ! si mes confrères pouvaient me voir passer !… « Renvoi après vacations ! » Faites, Seigneur ! qu’elles durent les vacations ! Je n’ai plus aucun goût pour mon métier, moi !… Je veux faire des affaires… de grandes affaires… des affaires mondiales !… Lady Helena me donnera un coup de sa belle épaule… Et le jour n’est peut-être pas loin où l’on ne se demandera plus, quand je passerai avec Helena à mon bras : « Qui donc est ce monsieur ? » On dira : « Comment ! vous ne le connaissez pas ?… C’est le célèbre X… (oui, mettons X…) qui brasse tant d’affaires avec l’Amérique, ou avec le Japon, ou avec la Chine, ou même avec les Soviets (ça commence à être bien porté). Il a perdu trois millions, hier, au « Privé » ! Ô rêve ! rêve ! c’est ton parfum qui me grise, exaltante Helena !

— À la sortie, dans la galerie qui nous sépare des Ambassadeurs, un géant hindou tout enturbanné, ceinturé de soie écarlate retenant les armes les plus singulières, s’incline, comme devant un temple, et nous emboîte le pas.

Oh ! hang it ! La barbe ! fait Helena. C’est mon domestique. Le baronnet a toujours peur qu’on me vole mon collier.

— Et il ne vous quitte pas ?

— Quand j’ai mes bijoux !

— Il vous fait peut-être aussi surveiller. Est-il jaloux ?

— Très ! Il m’aime tant, le très cher ! Il faut pardonner, mais j’ai fait arrangement avec Mary pour Fathi. Elle m’en débarrasse. Oui ! Il est en amour avec…

Miousic !… le restaurant est à peu près plein. Toutes les têtes se tournent vers nous. Des saluts, des gentlemen qui se lèvent au passage. Baise-mains. Sept couverts à notre table. Les convives sont déjà là et nous attendent en vidant une bouteille de porto ou en buvant des cocktails. Joyeux accueil. Présentations : quatre hommes, deux femmes. Un Canadien, qui possède une province et des mines d’or au Klondyke, Sa Grâce le duc de Wister, un Aga-Khan quelconque qui se prétend Dieu chez les Hindous, un sportsman dont le nom m’échappe, un journaliste américain que tout le monde appelle Harry, qui connaît tout le monde et qui, entre deux plats et entre deux danses, va bavarder à toutes les tables.

Citroën ni Hennessy ne lui échappent, pas plus que lord Roth qui a une concession de terrains diamantifères à quelques journées du Cap, ni le maharajah de Kapurthala, ni Marthe Chenal, ni Maria Lévy, si drôle avec son smoking bleu sur une robe de pétales de roses. À toutes les tables, il semble avoir son verre… Et il ne cesse de prendre des notes. Il boit comme un trou, il travaille comme un nègre et s’amuse comme un Dieu. Il gagne un argent fou avec ses correspondances pleines des inventions les plus extravagantes, des potins les plus stupides. Aucun esprit, mais il est un peu là ! Quand il parle français, il tutoie Helena. Et il peut tout dire. Cette reine a son fou.

J’ai dit : deux femmes. Elles sont décolletées jusqu’aux lombes. Et jolies ! Mrs. Burlington (la trentaine ou la quarantaine, on ne saura jamais, même dans dix ans) et l’air d’un bébé qui ne boirait que du lait. C’est effrayant ce qu’elle absorbe ! Et mince, et délicate, et fragile ! Et des yeux d’une clarté ! Une vraie sentimentale. La femme du plus grand quincaillier du Massachusetts. A du penchant pour Harry. L’autre, une ancienne artiste, une danseuse annamite que lady Helena a connue aux Indes et qui a fait un beau mariage avec un directeur d’assurances de Bombay. C’est une très jolie petite chose qui ne boit que de l’eau, qui semble ne rien entendre, ne rien comprendre, ne rien voir, d’étranges yeux de verre vert et des ongles d’or. Je suis à la droite de lady Helena. Elle fait un très grand honneur au champagne extra-dry. Elle tient tête à Mrs Burlington.

Harry nous raconte le dernier scandale de la plage : une terrible prise de bec entre miss Lillian Burk et Mrs. Merril, à propos d’un maillot d’écailles d’argent de vingt mille francs offert par cette honorable présidente de la Ligue des femmes tatouées à la petite Nikita, une danseuse cambodgienne venue de Whitechapel. Le maillot avait été commandé par miss Burk qui l’avait trouvé trop cher. Mrs. Merril, mise au courant, avait fait l’affaire tout de suite. Fureur de miss Burk qui avait rencontré sa rivale dans la cabine de Nikita. La querelle continuait sur la plage, jusque dans la lame où elles arrachaient le maillot sur la peau nue de Nikita qui ne prononçait pas un mot et qui, dégagée de tout atour, brassait sur le large. On l’attendait à la sortie, comme vous pensez bien. On fut volé. Elle eut deux peignoirs apportés décemment par ces dames. Sur les planches, le gros Mr. Merril fumait sa pipe, jovial, racontant que sa femme voulait lui tatouer sur les poignets des versets de la Bible.

Pendant ce récit, j’imaginai que lady Helena regardait avec une singulière insistance l’ex-petite danseuse annamite qui était assise en face de moi et qui avait tourné vers l’amphitryonne sa petite tête précieuse et énigmatique. Mais on ne sait jamais avec Helena, cette magicienne. Elle est le centre rayonnant d’une volupté latente. Ses yeux immenses fixent n’importe quoi et n’importe qui avec la même inquiétante tranquillité dans le bonheur, dans le bonheur de tout.

J’ai à peine dit quelques mots, soudain passif dans sa présence, dans son parfum, dans l’air qu’elle expire et que je respire. Mon cœur et mon sang obéissent au rythme qui soulève, près de moi, ses deux seins cuivrés, qui font trembler d’impatience les paumes de mes mains recourbées comme des coupes avides. Et je sens soudain sur mon pied la pointe de son soulier d’argent. Est-ce un hasard ? Je veux savoir, je déplace mon pied, mais on insiste.

Je dois rougir sous mon rouge. J’éclate d’orgueil et Helena éclate de rire en me regardant. Se moque-t-elle de moi ? Après tout, c’est bien possible ! Non ! elle a reconquis son Lawrence et elle souligne sa victoire. Il semble que le jazz n’attendait que l’entrée des Dolly-Sisters pour que le battery-man devienne subitement fou. Un jazz déchaîné. Les nègres glapissent au-dessus de leurs banjos. Un peu de charleston dégarnit les tables. Helena s’est levée. Tous les convives aussi, d’un même mouvement.

Mais c’est avec moi qu’elle veut danser ! Moi qui n’ai jamais esquissé un pas de tango, moi qui ignore le shimmy !… moi, le charleston !… « Excusez-moi, fis-je, j’ai fait une chute de cheval récemment et la danse m’est momentanément interdite ! »

Elle ne paraît pas contente, lady Helena !

What a pity ! fait-elle et elle se laisse prendre la taille par le jeune duc de Wister, auquel elle réserve désormais tous ses sourires. Je n’existe plus ! Je ne sentirai plus la pointe de son soulier. Ce Lawrence devait être un parfait danseur ! Et il avait raison ! Je commence à comprendre que si l’on veut réussir dans la vie, aujourd’hui, réussir à tout, il faut d’abord savoir danser (je suis mûr, je fais pleuvoir des vérités premières). Un ingénieur, un médecin, un homme d’affaires et même un basochien qui ne sait pas danser, est condamné d’avance à la plus obscure médiocrité (phrases de primaire). Primaire et désarmé ! C’est la faute des programmes ! Buvons ! Il n’est jamais trop tard pour s’instruire. En attendant, je vais essayer d’être spirituel. Avec quelques histoires marseillaises, accommodées au goût anglais, je parviens à faire rire l’honorable société, qui n’a rien compris. Seule, Helena ne rit pas. Je suis furieux.

Du reste, on ne m’écoute plus. Il n’y a plus de conversation possible avec les danses. Il n’y a même plus de dîner. Et, comme les numéros vont commencer, Helena prend le bras de Mina (le petit nom d’amitié qu’Helena donne à l’ex-danseuse annamite) et l’entraîne : « Allons jouer ! » Nous suivons tous, moi maussade.

D’abord, je ne tiens pas à perdre mon argent. Trop précieux, mes huit mille ! Depuis que cette femme s’est détournée de moi, me voilà retombé à une mentalité de rond-de-cuir. Qu’en feras-tu, de tes huit mille francs, idiot ? Tu veux acheter un chalet démontable pour tes vieux jours ? Un sursaut heureusement ! et c’est le salut ! Je jette tout ce que j’ai, d’un coup, sur le tapis. La chance qui me retrouve digne d’elle me double ma mise ! Et me voilà reparti, le cerveau embrasé par des idées de viol… La fortune, Helena, je veux tout avoir !

Que s’est-il passé ? Comment s’est accompli ce miracle ? Quelle voix secrète me guide ? Qui me pousse d’une table à l’autre, les mains pleines de billets, de jetons ? C’est moi qui ai dit : banco ?… C’est moi qui reprends cette main ? Je gagne, je reprends, je regagne ! Mes poches sont pleines. Et me voici sur le seuil du « Privé ». En ai-je assez entendu parler de cette salle ! Et des fortunes qui s’y perdent, s’y refont en quelques minutes. Une hésitation avant de pénétrer dans le sanctuaire où les femmes ne sont pas admises. Or, maintenant, je voudrais revoir Helena. Je me retourne, mais je ne l’aperçois pas dans cette cohue. Dommage ! je sens que je suis dans une minute où rien ne me résiste. L’habit d’un millionnaire me donne toutes les chances et toutes les audaces

Heures brûlantes ! Le vent de folie de la grande semaine commence à souffler ce soir et soulève dans son tourbillon les grands papiers bleus et les lourdes plaques. Les femmes, dans les toilettes qui les dénudent, n’ont plus un sourire pour les hommes. Un restant de coquetterie, pas même… un geste impulsif — l’habitude — pour se poudrer devant la petite glace, se passer le bâton de rouge sur les lèvres entre deux bancos… À la grande table du chemin de fer, les plaques de dix mille, empilées devant les joueurs, disparaissent ici, reparaissent là, comptées et recomptées par les femmes — fortune éphémère, tandis que ces messieurs, fumant des cigares énormes, affectent de jouer pour le seul plaisir de remplir les cagnottes.

La voix du croupier qui répète : « Deux mille louis au banco ! » — Banco !

C’est la voix d’Helena. Elle perd et je vois Sa Jeune Grâce le duc de Wister jeter les quarante mille francs au croupier comme il donnerait un shilling à un pauvre… Alors, ils ne se quittent plus ? Et Lawrence, oublié ? Nous allons voir !…

Non ! Non ! ce ne sera pas pour rien que j’aurai mis ce soir le cent unième visage de l’illustre Mister Flow et revêtu le smoking, pardon : le tuxedo de sir Archibald ! Et maintenant, le « Privé ». La banque est fameuse. Déjà on cite des chiffres. La caisse a avancé dix millions à ces décavés tout en or. Le Roi du Café a perdu trois millions. Sir John Watery en a gagné cinq dans une seule banque. Le petit José (José Ramos, courtage des rhums de Cuba), qui avait gagné six millions en trois jours, les a reperdus entre cinq et sept. Il est revenu se refaire après dîner. La caisse lui a avancé, sur sa signature, deux millions. Il a essayé un dernier tapage. On a consenti à lui avancer encore cinq cent mille à la condition qu’il trouverait un endosseur. Il l’a trouvé. Avec ces cinq cent mille, il a refait ses six millions, puis il les a reperdus, plus les cinq cent mille, naturellement. Et maintenant, il est au bar, où on ne lui fera pas crédit d’un sandwich, car nul n’ignore que le petit José est très au-dessous de ses affaires.

J’entends tout cela, en regardant la partie. J’ai des bavards dans le dos, dont un me crache dans le cou. Je m’essuie, stoïque. La conversation est intéressante. Ce sont deux bijoutiers qui se renseignent. La situation des joueurs leur donne des indications sérieuses pour leurs opérations du lendemain. Sur la table, ce sont des centaines de mille francs que la palette du croupier étale avant de payer, entre chaque coup. Il semble qu’il n’y ait qu’à se baisser pour en prendre. Le banquier a une déveine folle. C’est Z…, le Grec milliardaire.

J’ignore ce que je peux bien avoir dans mes poches, mais j’ai dans la main trois plaques de dix mille qui me brûlent. Et impossible d’approcher !

Enfin, je parviens à me glisser et à les jeter sur la table. Je gagne, laisse porter et je ramène cent vingt mille. Puis, je ne risque plus que deux plaques. Je perds mes vingt mille et je me sauve avec mes dix plaques dans la main.

À la porte du « Privé » je me trouve en face d’Helena : « Ah ! vous voilà, dear, je me demandais où vous étiez passé !… Donnez quelques petites choses pour jouer !… » Et elle me prend mes dix plaques. Je la regarde partir avec mes cent mille francs. J’ai un peu chaud. Je me dirige vers le bar. Là, joyeuse réunion autour d’Harry qui m’accueille avec des transports et passe un petit insigne bleu à ma boutonnière.

Aussitôt, des acclamations, des hurrahs que les valets de pied, accourus, font taire… (ne troublons pas les joueurs), et les verres se lèvent. On me fait boire je ne sais plus quel mélange multicolore. Je dois avoir une figure très sympathique à ces messieurs. Il y en a un qui m’embrasse comme un frère, en me déclarant que je suis la plus aimable Barfly, mouche de bar, qu’il ait rencontrée de sa vie et que je ferai honneur à la corporation !… Il paraît que je fais partie maintenant des Blue-Bottle-Flies ! Enfin de l’I. B. F., l’internationale Bar-flies qui étend son empire dans tous les lieux in the world… et les cocktails commencent, depuis le kiss-me-quick (baise-moi vite) jusqu’au love’s dream (rêve d’amour) cependant qu’Harry m’apprend le catéchisme de ma nouvelle religion et m’instruit des devoirs qui m’incombent.

Sachez donc que l’I. B. F. est une organisation secrète et fraternelle, consacrée à la grandeur et à la décadence des buveurs sérieux : que tout membre arrivant à une trap à 5 heures du matin et capable de jouer à l’Ukélélé sans répétition est éligible à vie, que tout membre frappant du menton la « barre » du comptoir, en cas de chute, est suspendu pour dix jours ; que les tapes sur le dos après six verres doivent être tempérées d’un peu de douceur. Se souvenir aussi, au cours des démonstrations, que certains membres ont de fausses dents. Ceux qui commencent à larmoyer au sujet de « la meilleure petite femme du monde qui est restée à les attendre chez eux » devront payer une tournée.

Assurément, cette petite instruction ne se serait point terminée là, mais elle fut interrompue par lady Helena qui me toucha l’épaule et que je suivis malgré les protestations les plus véhémentes. Elle était souriante, mais ses mains vides, dont les doigts s’agitaient d’une façon assez significative, me renseignaient sur le sort de mes cent mille francs. « Je vais me débarrasser de Fathi, me dit-elle. Vous me rejoindrez sur la terrasse ».

À la caisse, je vidai mes poches, j’étais encore plus riche que je ne l’espérais. Tous comptes faits, je rangeai soixante-dix mille francs dans mon portefeuille. Les billets, le champagne, les cocktails et mes cent mille francs si galamment abandonnés aux doigts d’une aimable lady (au fond, je ne doute pas qu’elle me les rende) m’ont mis dans des dispositions assez combatives. Je m’imagine que je vais diriger l’aventure.

Pauvre Lawrence ! Je ne l’ai pas plutôt sentie à mon bras, la belle noble dame, et si proche de mon flanc, je n ai pas plutôt senti le mouvement de sa jambe contre la mienne que je m’avoue vaincu sans réserve. Plus une idée. Plus une réflexion. Pas même le « me les rendra-t-elle ? » qui a commencé à me hanter ! La nuit est noire, comme sa robe, et je ne vois que son soulier d’argent à côté du mien. Tout ce qui m’entoure n’existe plus, les pelouses, la plage, la mer, vers laquelle nous descendons, dans cette solitude obscure, l’odeur du vent d’Ouest, il n’y a plus rien qu’elle et son parfum ! Elle m’emporte où elle veut. Il n’y a même plus d’étoiles au ciel, plus qu’elle et moi sur la terre et sur ces planches, derrière la nuit plus opaque des cabines.

Nous ne nous sommes pas dit un mot. Et, tout à coup, je lui prends la tête dans mes deux mains et je lui colle ma bouche sur les lèvres. Elle se dégage et s’enfuit, toujours en silence.

Je cours derrière elle, mais je l’ai perdue. On ne voit pas à dix pas. Je la cherche à tâtons, dans les ténèbres. Elle est partie, vers la mer, que j’entends. Je l’appelle : Helena ! Helena ! Rien ne me répond…

Je cours comme un fou, je rencontre la lame doucement expirante et qui me mouille les chevilles. Je reviens sur mes pas, je les mêle… Et soudain, je trébuche contre un corps : c’est elle ! Et, je m’écroule à mon tour. Je la roule dans mes bras. Ses lèvres me rendent goulûment ma morsure, les seins tant attendus sont ma proie. Et j’ai cette lady, dans sa robe de gala, avec la violence et le saccage d’un portefaix qui prend une fille sur les dalles d’un port, derrière un chargement de cacahuètes.

Étrange lit d’amour qu’elle a choisi là. Elle m’y tient prisonnier comme si elle ne voulait plus me lâcher, jamais. Mais mon étreinte est aussi prolongée que son insatiable désir. C’est la lame qui nous chasse, j’ai pu penser, un moment, qu’elle voulait que nous nous aimions jusque dans la mer. Quand elle se relève, elle dit simplement : « Oh ! que c’est jôli ! Is’nt it ? »

C’est sa façon de remercier, paraît-il, et de témoigner sa satisfaction. Elle secoue sa robe.

Je la reconduis devant le casino, où nous trouvons son auto. Elle m’y fait monter. Elle me dit : « Lawrence, cher Lawrence, je vous attends cette nuit ! »

Ah bien ! ça va ! Right oh !

Elle ajoute encore : « Par la fenêtre ! » Enfin, comme l’auto s’arrête devant la porte de l’hôtel : « Lawrence, je vous adore ! »

Dans le vestibule, je lui baise la main, très cérémonieusement, puis je regagne ma chambre. Hell and Maria ! comme jure Helena, dans les moments d’abandon, je devrais être heureux de ma soirée ! Mes affaires vont bien ! Tout marche à souhait Avec ma chance, je n’ai qu’à puiser là-bas, dans ma grande maison. Si j’avais voulu, ce soir, ou plutôt si j’avais su, je n’aurais pas été quasi anéanti par un gain aussi minime. Je suis parti du « Privé » d’une façon ridicule, comme si j’avais volé, comme si j’avais les gendarmes à mes trousses. Et c’était le moment de « ponter » et ferme ! Un quart d’heure de cette veine, et c’était peut-être un million que j’enlevais ! Est-ce qu’on sait jamais ? On a vu des choses plus rares, au jeu ! Je n’avais pas épuisé la déveine de l’armateur grec. Car c’est cela, uniquement, cela qu’il faut jouer, la déveine des autres ! Elle est plus visible que la flamme qui s’est allumée sur la tête des apôtres… C’est le seul système. Je m’y tiendrai désormais jusqu’au bout !

Système d’un renseignement sûr et de tout repos. Me voilà bien tranquille pour demain et les jours qui suivent. Et l’amour ? Pas banale, mon aventure avec lady Helena ! Dans mes rêves les plus fous, avais-je imaginé de posséder une telle femme dans de pareilles conditions ? Moi, petit avocat stagiaire qui, hier encore, « faisait les couloirs », j’ai bousculé sur la grève une reine de beauté qui a ses entrées à Buckingham Palace ! Et elle ne doit pas le regretter !

Alors, alors, pourquoi ma joie n’est-elle pas complète ? qu’est-ce qu’il lui manque ? Helena ne vient-elle pas encore de te dire : « Je vous adore ! » et elle t’attend… Oui, elle m’attend, mais elle ne m’a pas dit : « Je vous adore ! », elle m’a dit : « Je vous adore, Lawrence ! »

Eh bien ! je suis jaloux de Lawrence ! quel homme était-ce donc, ce Lawrence (posons nettement la question ; quel homme est-ce donc ce Mister Flow ?) pour que, sortant de mes bras, Helena n’ait qu’un soupir de reconnaissance pour l’ami retrouvé ? Je croyais l’étonner. Elle n’a pas paru étonnée du tout ! J’en serais inquiet si j’étais moins vexé. Triste fou ! Tu devrais te réjouir. Plus tu seras Lawrence, en toute occasion, plus tu auras ta partie gagnée !…

— Est-ce bien sûr ? C’est que j’ai rêvé de jouer une autre partie que celle-là, moi ! Allons ! maître Rose, la nuit n’est point terminée ! Si tu crois que la victoire est encore en suspens, profite des dernières heures qui te restent avant l’aurore et triomphe ! joue ton va-tout ! qu’elle s’écrie encore, mais cette fois, dans un râle suprême : Je ne vous reconnais plus, Lawrence !…

J’ouvre ma fenêtre sur la terrasse. Un rai de lumière glisse sur ma gauche, entre deux rideaux mal joints. C’est là !… j’enjambe les balustres.

Ô ! nuit de jeunesse ! nuit d’escalade !… Déguisé comme un voleur, je cours à l’amour comme à un crime ! Mais les obstacles ordinaires de la vie n’existent plus pour moi. Je suis hors de tout et hors de moi-même. Je ne suis plus qu’une force et qu’un désir indomptable… On m’attend. Je plonge dans l’odeur chaude de son parfum et tu me reçois dans tes bras avides, Helena, ma bien-aimée !…

Mettez-vous à ma place, à mon âge, au centre de cette aventure fabuleuse qui me roule dans les ténèbres comme cette femme me roule dans son lit et je vous défie d’en parler sans un peu de romantisme. Tout cela aurait l’air très châteaux en Espagne si je n’avais à la cheville le bracelet très réel qui me rive à la chaîne des forçats. Cela commence par une échelle de soie et cela va peut-être se terminer, demain, tout à l’heure, par un départ à l’Île de Ré !

Nuit de volupté à fond de terreur ! Il y a des moments où je comprends que l’on étrangle la femme qu’on aime. Elle gémit, mais elle ne se plaint pas. Elle ne dit plus : « Ah ! que c’est joli, my dear ! » Peut-être a-t-elle compris que je l’eusse tuée. Peut-être comprend-elle que je suis près de la tuer. Cela ne me déplaît pas qu’elle ait la terreur de cela. Cela entre dans mon plan : son amour et son épouvante ! Et peut-être aussi que cela ne lui déplaît pas non plus ! C’est une femme qui ne doit pas avoir peur de la mort, surtout quand elle s’accompagne de la plus violente caresse. Ô ! Helena ! jusqu’au fond de quel abîme sommes-nous descendus tous les deux, accrochés l’un à l’autre, et déchirés l’un par l’autre ? Celui qui voit dans la nuit éternelle ne saurait dire si nous voulons nous séparer ou nous réunir. Mais, tu ne remonteras pas sans moi !

Ta chair ne gémit plus, je n’entends plus ton souffle… Après tout, tu es peut-être bien morte !… Je tire un rideau. Les premiers rayons du jour… Tu dors comme une enfant repue… Ta lèvre qui saigne sourit. Des perles roses roulent sur tes seins, sur tes bras crucifiés et moi, je dois être beau, avec mon visage de buveur de gin et toute la pommade glacée de l’honorable J. A. L. Prim ! J’aime mieux ne pas voir ça !… J’entre dans la salle de bains. Je plonge toute cette magnifique marmelade dans le lavabo, savonnage, serviette-éponge. Devant la glace, un bel adolescent de vingt ans, au teint de jeune fille. Pas plus de poils sur les joues qu’Helena aux aisselles… Tout de même, un peu de poudre de riz, de sa poudre à elle, le cher démon, J’ouvre la fenêtre, d’un geste à conquérir le monde… Quelle belle journée ! quelle fraîcheur ! et, là-bas, le doux soupir de la mer dorée par l’astre radieux qui monte derrière nous. Le soleil d’Austerlitz ! Fais donner la garde, mon Empereur !… Je rentre dans la chambre, j’appelle le jour à mon secours, le jour qui, peut-être, va me tuer… Et, quand les rideaux ont glissé, je me suis penché vers elle, éclairé par la pleine lumière… et je l’ai appelée à son tour, du fond de son sommeil ou de son rêve que nourrit encore la volupté. Elle a ouvert les yeux, ses yeux immenses, ses yeux aux paupières lourdes et noires de tant d’amours défuntes.

Elle m’a fixé un temps, un temps très court, qui m’a paru effroyablement long. Et, comme elle se taisait, qu’elle paraissait ne rien comprendre à ce qui lui arrivait, ni pourquoi ce jeune inconnu la dévisageait dans son repos, je me suis penché davantage, tout près, tout près de sa bouche pour y étouffer, sous la mienne, le cri qui allait en jaillir : « Regarde, lui dis-je, regarde Helena… Ce n’est pas Lawrence oui est là !… Il n’y a plus de Lawrence… Apprends le nom de celui qui t’aime et connais son vrai visage !… Je suis… »

Mais, elle me ferma la bouche d’une main lasse en murmurant :

Oh ! I know, I know, je sais !… Ne jouez pas la chèvre qui a le vertige !…

Et elle se rendormit.