Miss Mousqueterr/p1/ch6


CHAPITRE VI

OÙ IL EST QUESTION D’UN DRAPEAU BLEU ET DE SES DEUX MAITRES.


Vous saurez donc, Monsieur, que Mme de la Roche-Sonnaille, née Lillois, et son mari, M. le duc Lucien, faisaient leur voyage de noces. Ils étaient en Hollande, très gentils, très heureux. Ils avaient fait une promenade en canot automobile, avaient abordé, et à l’abri de buissons, sur une herbe épaisse et odorante, ils rêvaient, quand des voix étrangères parvinrent jusqu’à eux. Des hommes, qui ne les soupçonnaient pas si près d’eux, complotaient d’attaquer un autre personnage qui devait passer par là. Ces deux hommes s’appelaient : Log, le maître, et San, le serviteur.

— Log, San, répéta Max, gravant les noms dans sa mémoire.

— Deux espèces de géants, avec, sur la figure, des masques jaunes.

— Des masques jaunes ?

— Oui, Monsieur, comme ceux qui vous ont attaqué au bastidou Loursinade.

— Allez, allez toujours. Cette affaire prend des proportions…

— Colossales, Monsieur, vous pouvez le dire. Celui que ces gueux attendaient, était un nommé Dodekhan, M. et Mme de la Roche-Sonnaille n’ont su tout cela que plus tard, mais je vous le dis tout de suite parce que c’est plus commode. — Ce Dodekhan, un gentil jeune homme, bon et brave, et tout ce qu’il y a de meilleur enfin, était le fils d’un digne défunt, qui avait employé sa vie à réunir en un faisceau toutes les sociétés secrètes d’Asie.

— Diable !

— Vous savez qu’il y a des millions et des millions d’Asiatiques groupés ainsi.

— Oui, en effet.

— Eh bien, le père était le chef suprême de tout cela. Il rêvait d’émanciper l’Asie, de la faire libre, de la débarrasser de la tutelle de l’Europe, mais tout cela par la seule force de la logique, sans verser de sang.

— Oui, oui, je comprends. Éviter la guerre en démontrant combien elle serait dangereuse.

La surveillante approuva l’explication avec une physionomie satisfaite.

— Je ne l’aurais pas si bien dit que vous ; mais c’est ce que j’avais cru comprendre. Donc, à la mort de son père, Dodekhan avait hérité de son pouvoir et de son titre de Maître du Drapeau Bleu, car il faut vous figurer qu’un Drapeau Bleu avec, au milieu, des signes jaunes cernés de rouge, était l’emblème de la réunion des sociétés secrètes.

— Curieux, curieux, murmura le romancier très pris par le récit. Voilà donc la conspiration asiate, dont les magistrats imbéciles ont fait un rêve de folle. Les niais ! les ignorants !

— Alors Log et San, deux barbares ambitieux et féroces, voulurent s’emparer du pouvoir. Log serait alors Maître du Drapeau Bleu et mettrait tout à feu et à sang. Seulement pour cela, il fallait s’emparer de Dodekhan, le réduire à l’impuissance, et surtout le forcer à livrer certains signaux, certains secrets, ayant pour les affiliés un sens caché.

— Naturellement.

— Or, Dodekhan avait naguère sauvé la vie à Mlle Mona. Il l’aimait et elle l’aimait. Log, qui avait dissimulé ses projets sous les couleurs du dévouement, avait obtenu la confiance du brave jeune homme, il avait été son lieutenant. Ainsi, il avait surpris son secret, ainsi il avait trouvé le moyen d’abaisser son rival.

Il allait enlever Dodekhan, il allait enlever Mlle Labianov, il les transporterait sur un navire qui croisait au large de la côte hollandaise, et il les ramènerait en Asie. Là, il torturerait Mlle Mona sous les yeux de Dodekhan, si celui-ci refusait de lui enseigner tout ce qu’il désirait savoir.

— Le misérable, gronda Max avec dégoût.

— Oui, n’est-ce pas ? Du sentiment le plus doux faire un appel à la lâcheté. Transformer la tendresse en marchepied du crime, je crois aussi que c’est la plus odieuse action qui se puisse commettre.

— Vous avez raison.

— Mais vous n’avez que faire de mes impressions. Le duc et la duchesse, comme je vous l’affirmais, ne démêlèrent l’intrigue que plus tard. Pour le moment, ils crurent tout simplement à un acte de brigandage, et en bonnes gens qu’ils étaient, ils voulurent avertir celui que l’on menaçait.

— Très bien.

— Ils s’en allèrent donc, avec leur canot, reprirent terre un kilomètre plus bas, et se couchant au bord de la route que devait suivre M. Dodekhan, ils attendirent afin de lui parler au passage.

— Et il prit justement un autre chemin, s’écria Max.

La surveillante secoua la tête :

— Non, non, Monsieur. Il arriva bien à la nuit, à l’heure indiquée par les criminels. La duchesse et le duc coururent à lui, mais au moment où ils commençaient à lui expliquer pourquoi, eux inconnus, se trouvaient sur son chemin, pfuitt ! Un sifflement dans l’air, une chose souple et pesante tombe sur le groupe, renverse les trois personnages sans connaissance. Log et San avaient, éventé la manœuvre du gentil ménage parisien, et venaient de jeter, sur lui et sur Dodekhan, un filet-épervier enduit de chloroforme.

Le romancier eut une exclamation :

— Prodigieux ! le filet ! le chloroforme !

— Naturellement, reprit Mme Marroy, ils s’endormirent tous. Quand ils revinrent à eux, ils étaient prisonniers sur le navire de Log. Bientôt, Mlle Mona y fut aussi, et alors commença une existence de tortures, Dodekhan refusant de dévoiler les secrets de l’association géante créée par son père, non par ambition, mais par bonté. Son ascendant avait, forgé une arme redoutable, seulement comme un appui à la persuasion, le jeune homme ne voulait pas, qu’aux mains de Log et de San, ce devint un engin de destruction, d’extermination. Pendant des mois, cette lutte inégale dura ; entraînant tous les personnages en Asie, au Chan-Toung allemand, dans l’Indochine française, au cœur de l’Inde anglaise… Fuites, ruses, poursuites se succédèrent, empêchant toujours le cruel géant Log de mettre à exécution son projet de torturer Mona.

— Pauvre enfant, prononça le romancier d’un ton attristé, comment sa raison pouvait-elle résister ?

Mais la surveillante appuya la main sur son bras.

— Elle résista, Monsieur. La duchesse ne tarissait pas en éloges sur la fermeté, la vaillance de sa petite amie. Elle l’aime de tout son cœur, elles ont tant souffert ensemble.

Enfin, je laisse les détails pour arriver au dernier malheur.

Comme il fallait s’y attendre, un beau jour, Log eut le dessus.

Le Maître du Drapeau Bleu.
Le Maître du Drapeau Bleu.

Il fit tout disposer pour crucifier Dodekhan et Mona l’un en face de l’autre.

Et Max ne pouvant réprimer un geste d’horreur.

— C’est odieux, n’est-ce pas, Monsieur. Figurez-vous qu’il fit clouer sur la croix la main gauche de Dodekhan, et qu’il dit alors : Je vais faire de même pour celle que tu aimes, et je continuerai ainsi ; de cette façon, tu te rendras mieux compte des souffrances que tu lui imposes.

— C’est un bourreau.

— Et une canaille avisée. Il savait bien ce qu’il faisait. Quand les bandits qui lui obéissaient s’approchèrent de Mona, quand le clou énorme fut appuyé sur sa main, Dodekhan n’eut pas le courage de laisser accomplir le crime.

— Parbleu ! Je le conçois ; on est brave pour soi ; mais pour ceux que l’on aime… ?

— Bref, Dodekhan donna sa parole qu’il révélerait à son ennemi tous les secrets de l’association ; mais comme il se défiait…

— Avec raison.

— Il mit comme condition que les deux jeunes femmes seraient renvoyées en. Europe. Le duc de la Roche-Sonnaille, sans doute pour faciliter la transaction, s’offrit à demeurer captif avec lui.

— C’est très chevaleresque.

— Attendez, Monsieur. Dodekhan avait empêché le massacre des Français au Tonkin, massacre préparé par Log, et le duc lui avait voué une reconnaissance absolue. Il s’était dit : Dodekhan sacrifie son honneur au salut de Mona et de ma chère Sara. C’est à moi qu’il appartient de sauver l’honneur de ce galant homme et de cet ami fidèle.

— Naturellement la duchesse ne se doutait pas de cela ?

— Non. Elle et sa compagne gagnèrent Calcutta, s’embarquèrent sur l’Oxus

— Des Messageries Maritimes ?

— Oui, et arrivèrent à Marseille. Il avait été convenu qu’elles se rendraient au bastidou Loursinade, où demeurait un docteur Rodel, naguère lié avec le jeune homme. Celui-ci câblerait aussitôt, à Calcutta, que les voyageuses se trouvaient désormais en sûreté sur le territoire français.

— Sans doute, interrompit Max, ce coquin de Log savait la mort, de Rodel ; des agents à lui prirent la place du défunt.

— C’est ce que supposait Mme de la Roche-Sonnaille. Seulement, laissez-moi vous dire comment Mlle Mona est devenue folle.

— Ah ! vous le savez ?

— Oui. Le faux docteur Rodel supplia les voyageuses de considérer sa maison comme leur appartenant. Comme cela, elles pourraient sans retard recevoir la réponse au câblogramme qu’il avait été porter à Marseille. Elles acceptèrent. Dans la soirée, la réponse arriva. Elle invitait les infortunées à se trouver le lendemain matin, à dix heures, dans la bibliothèque de la maison, afin d’assister à l’entretien de Dodekhan avec Log et à la mise en liberté du duc Lucien.

— Ah çà ! que me contez-vous là. Je croyais qu’ils étaient restés dans l’Inde.

— Vous croyez bien.

— En ce cas, comment les voir à Marseille ?

— Cela a fait rire aux larmes les policiers, vous pensez bien ; et pourtant, moi, je le crois.

— Mais voir, sapristi, vous croyez quoi ?

— Ce que la duchesse m’a dit. Dans la bibliothèque plongée dans l’obscurité, sur une sorte d’écran, comme un cinématographe…

— Un téléphote sans fil ! rugit le romancier. J’y suis ; oui, oui, les colonnes creuses ne servaient pas seulement à transmettre la voix, elles transmettaient aussi les rayons lumineux, les images !

Mme Marroy l’écoutait de plus en plus satisfaite.

— Alors, cela vous paraît possible à vous ?

— Tout à fait.

— Tant mieux. Moi, vous concevez, j’ai cru parce que… j’ai cru ; mais je suis heureuse que vous aussi. Vous comprenez, cela fait disparaître mes derniers doutes.

— Et enfin, que virent-elles sur l’écran ?

— Ce qu’elles virent ?

Et la narratrice prit une mine affligée, ses mains se crispèrent l’une sur l’autre.

— Elles virent, dit-elle d’une voix sourde, une salle d’un palais indien où elles avaient été retenues prisonnières. À trois mille lieues de distance, elles reconnaissaient les murailles, les ornements, les meubles, la fenêtre aux stores pourpres s’ouvrant sur un jardin féerique.

— Où se trouve cette habitation ?

— Elles ne l’ont jamais su, mais approximativement, elle doit se trouver à une centaine de kilomètres au nord-est de Calcutta.

— Bon, après ?

— Après, sur l’écran apparurent Log et San.

— Les deux géants aux Masques Jaunes :

— Puis Dodekhan et le duc de la Roche-Sonnaille. Et aux oreilles des jeunes femmes, enfermées dans le bastidou Loursinade, les paroles arrivèrent, semblant jaillir de l’écran même.

— Oui, le téléphone sans fil. Continuez, ma chère madame Marroy ; tout cela s’explique fort bien.

— Log disait : — J’ai tenu ma promesse, à toi de tenir la tienne.

Et Dodekhan répondit : Oui, tu as réellement sauvé celles que nous aimons. Je t’apprendrai les signes que tu ignores et après je mourrai, car j’aurai trahi le secret confié à mon honneur par mon père.

Max eut une petite toux émue.

— Cette annonce d’un suicide, à trois mille lieues ; rien ne pouvant être empêché. Je comprends, je comprends. Pauvre petite Mona.

La surveillante lui fit signe de se taire.

— Non, vous n’y êtes pas encore. Tout à coup, M. le duc de la Roche-Sonnaille, qui n’avait encore rien dit, leva le bras. Il tenait un revolver. Le coup partit. Log roula sur le sol, le crâne fracassé, et M. Lucien s’écria : Dodekhan, je libère votre honneur. Vous avez protégé mes compatriotes au Tonkin, je paie la dette française avec ma vie.

— Brave duc !

— Et puis San hurle, appelle ; des bandits font irruption dans la salle, terrassent Dodekhan et son compagnon. Des poignards se lèvent.

— Oh ! les malheureuses femmes ; assister à l’égorgement de ceux qu’elles aiment.

— Pis que cela, Monsieur. L’écran s’éteignit subitement. Elles se trouvèrent en pleine obscurité. Une torpeur les annihila. Quand elles en sortirent, elles étaient au poste de police et Mme Mona déraisonnait.

La surveillante se taisait maintenant. Max, le front appuyé sur sa main, demeurait sans mouvement, se remémorant le récif étrange, inattendu, qu’il venait d’entendre.

Il admirait les étranges voies qu’emprunte parfois le hasard.

Parce qu’un aimable calembour l’avait poussé à offrir des violettes à une petite miss de même nom, il avait, été amené à lire un vieux journal ; et à présent, il se trouvait lancé dans une inextricable aventure, menacé de mort par les inconnus Masques Jaunes, et profondément décidé malgré tout à joindre les fugitives, à leur offrir son concours, à les aider à retrouver les tombes des êtres chers, fauchés là-bas dans cette Inde auguste et troublante, sur cette terre du mystère où s’éveilla la voix de l’humanité.

Soudain il eut un sursaut, il promena autour de lui un regard vague, comme au sortir d’un rêve, et apercevant Mme Marroy immobile, les yeux fixés sur lui :

— Chère Madame, lui dit-il, je vais rentrer à Marseille. Personne autre ne doit savoir ce que vous m’avez confié.

— Oh ! fit-elle avec une sorte de ferveur, je vous jure que je serai muette.

— J’en suis assuré. Vous m’avez guidé, j’ai désiré tout voir comme un curieux tout à fait digne de ce nom ; je vous ai parlé à deux ou trois reprises des fugitives, mais comme vous ne saviez absolument que ce qu’a révélé l’enquête, je n’ai pas insisté.

— Bien, mais pourquoi revenir sur elles ?

— Parce que je crains tout des Masques Jaunes. Et même si quelqu’un vous interrogeait et semblait prendre intérêt à ce que j’ai pu vous demander touchant les disparues, veuillez bien examiner le questionneur, et envoyer télégraphiquement son signalement à miss Violet Mousqueterr, à l’hôtel Cosmopolitan.

— Compris. Je le ferai.

— Je vous remercie. Veuillez m’accompagner à la grille.

— Volontiers.

— Laissez-moi vous serrer la main comme à une excellente amie, rencontrée sur le chemin de la justice.

Il pressa avec force les mains de son interlocutrice très émue.

— À la grille, j’offrirai ostensiblement une pièce de cent sous au guide que vous devez rester aux yeux de tous.

— Et je la prendrai, Monsieur.

Sur ce, il se leva. Mme Marroy l’imita aussitôt. À pas lents, semblant absorbés par une discussion sur les méthodes photothérapiques de la maison Elleviousse, tous deux déambulèrent à travers le parc, gagnèrent l’avenue d’honneur, puis la grille. Avec satisfaction, Max constata que, sur le pas de sa porte, le concierge l’observait ainsi que sa compagne.

— Vous serez bien aimable, Madame, dit-il, de réitérer mes remerciements à M. Elleviousse ; son installation est au-dessus de tout éloge.

Et la surveillante s’inclinant gravement, le jeune homme lui tendit noblement une pièce de cinq francs.

— Pour vous indemniser de la peine que vous avez prise.

Elle mima un refus, il insista du geste, et la pièce d’argent disparut dans la poche de la digne femme.

La scène de la séparation était jouée. Max Soleil se retrouva sur la route. À quelque cent mètres, se devinait dans des verdures un petit village. Le romancier se dirigea de ce côté, avec la pensée de louer une carriole qui le ramènerait à Marseille.