Miss Mousqueterr/p1/ch4

Boivin et Cie (p. 48-57).


CHAPITRE IV

OU MISS VIOLET EST ENCHANTÉE


À dix-heures cinquante du matin, Miss Violet Mousqueterr, flanquée de John Lobster, faisait son entrée à l’Hôtel Cosmopolitan.

Elle prenait possession de l’appartement n° 3, situé au premier ; celui que l’on dénomme, dans l’hôtel, l’appartement des princes, puis elle priait que l’on voulût bien avertir de son arrivée M. Max Soleil, qui avait dû se présenter la veille.

On lui répondit, qu’en effet, le personnage sus-nommé avait pris une chambre et avait dîné à l’hôtel ; seulement il était sorti le soir, et avait prié que l’on ne s’inquiétât pas s’il ne rentrait pas de la nuit.

À cette heure il n’était pas encore de retour.

La gentille Anglaise n’eût pas le loisir de s’étonner, car presque aussitôt sir John lui fit dire qu’un policier, mandé par lui, attendait au salon de l’hôtel ; cela afin qu’elle pût le joindre si la conversation lui paraissait de nature à l’intéresser.

Elle renvoya la femme de chambre avec ces mots :

— C’est bien… Je descends dans un instant.

Seulement, il arrive parfois que femme propose et Dieu dispose.

Un groom lui apporta une feuille du bloc à souches du bureau de l’hôtel, sur lequel elle lut ces mots tracés au crayon : « César Landroun, de la part de M. S. Urgence à être reçu de suite. »

— M. S…, initiales de M. Max Soleil…, faites monter.

Et avec une petite moue inquiète :

— Pourvu que sir John, avec son policier, ne vienne pas me ravir mon contentement. Car, en vérité, depuis hier, cette histoire si mystérieuse me distrait. Je n’ai pas connu l’ennui. Et c’est si bon de ne pas s’ennuyer.

On frappa légèrement à la porte qui s’ouvrit, livrant passage à un homme, qu’après une rapide inspection, Violet dut s’avouer n’avoir jamais vu.

De taille moyenne, vêtu d’un complet qui semblait tout neuf, le visiteur portait, une bande de soie sur l’œil gauche. Le droit disparaissait derrière un binocle aux verres fumés. Ses cheveux courts, grisonnants, sa moustache et ses favoris également parsemés de fils blancs, accusaient cinquante ans.

— Mademoiselle, prononça-t-il en saluant, je vous demande pardon d’avoir insisté pour vous voir, mais, sir John étant occupé au « salon » pour un bon moment, j’ai pensé que je pourrais vous parler sans risquer d’être dérangé par lui.

— Ah ! fit-elle stupéfaite de cet étrange début.

— Voici d’abord un mot qui m’accrédite auprès de vous.

Il tendait à la jeune fille une enveloppe non gommée. Elle la prit et à peine ses yeux se furent-ils portés sur la suscription qu’elle murmura :

— L’écriture de M. Max Soleil !

— Chut ! Chut ! dit vivement son interlocuteur.

Et comme elle l’interrogeait du geste.

— Il faut parler bas, reprit-il, car on n’est jamais certain de n’être pas écouté. Lisez toujours ce mot, je vous expliquerai ensuite…

Le ton de l’homme était si convaincu que miss Violet obéit sans songer à résister davantage. La lettre contenait ces quelques lignes :

« Mademoiselle,

« Obligé de rentrer précipitamment à Nice, j’ose vous prier de vouloir bien régler ma note à l’Hôtel Cosmopolitan, et de vous charger de ma valise au retour. Ci-inclus la somme nécessaire et les remerciements de votre très obéissant serviteur.

« Signé : Max Soleil. »


— Oh ! fit-elle, certainement je rendrai à M. Max le service qu’il demande, et avec le plaisir le plus grand.

Le visiteur s’inclina.

— Maintenant, je dois vous apprendre de vive voix, pourquoi il vous met à contribution.

— Oui, en effet…, je ne m’explique pas.

— M. Max ne revient pas à l’hôtel, parce qu’il veut faire perdre sa trace, à des gens qui le croient mort.

— Aoh ! Quelle chose vous dites là ?

— La vérité.

— Elle n’est point compréhensive pour moi.

— Aussi, Mademoiselle, je vais vous conter ce qui s’est passé cette nuit au bastidou Loursinade…

— Au bastidou de la duchesse ?

— Oui… Mais ne perdons point de temps. Ceci est pour vous seule. Ayons terminé avant le retour de sir John, car sir John a mis la police dans l’affaire… La police ne découvrira rien, et même l’opinion de M. Max est que son intervention présenterait plutôt du danger pour celles qui vous intéressent.

— Ah oui ! Elles m’intéressent tout à fait, et de plus en plus, avoua Violet d’un ton pénétré.

De fait, l’entrée en matière de César Landroun avait décuplé son désir de percer le mystère du bastidou Loursinade. Mais sa satisfaction ne connût plus de bornes, lorsque son interlocuteur, de façon concise mais fort claire, lui narra les incidents de la nuit. À chaque instant, elle ponctuait le récit d’exclamations enthousiastes :

— En vérité ! Pauvre lui ! Just up ! les Masques Jaunes. Oh ! cher moi, je pense j’aurais eu très grand peur.

Mais quand il arriva à l’instant critique où le bastidou s’écroulait, l’en traînant dans son effondrement, l’Anglaise eut un cri d’épouvante :

— Pauvre lui ! Il est perdu.

Mais elle demeura la bouche ouverte, ses grands yeux bleus effarés. Son interlocuteur lui avait répondu en souriant :

— Mais non. Sauf un coup assez violent au front, je ne me porte pas trop mal.

— Vous, balbutia Violet, vous ; en déguisement.

— Pour n’être pas reconnu des Masques Jaunes.

— Ah oui ! Mais comment sauvé ? Je suis très excitée de curiosité. Pardonnez l’incohérence ; mais en vérité, je n’ai jamais été impressionnée de façon aussi sensationnelle.

Le fait est que la multimillionnaire avait perdu toute sa correction habituelle. Elle joignait les mains, s’agitait, bredouillait. Un instant même elle pressa les mains du visiteur.

— Aoh ! Croyez je suis heureuse very full, oui, très complètement. Vous revoir. Mais comment je puis vous revoir, après avoir reçu une maison par-dessus la tête ?

Max, puisque c’était lui, répliqua en riant :

— Pas sur la tête.

— Je crois, je crois ; cela aurait écrasé. Mais enfin, la maison a tombé en bas.

— Plus bas que cela encore, ses ruines gisent au fond d’un trou.

— Et vous êtes allé dans le trou.

— Non. J’avais eu l’intention de sauter du toit. J’ai dû le faire à peu près à l’instant où celui-ci arrivait à hauteur du terrain, et me heurter la tête à un arbre, près duquel je me suis trouvé étendu en reprenant, mes sens.

— Vous parlez de cela comme d’une naturelle chose.

— Parce que les blessures à la tête, c’est connu. Quand elles ne tuent pas sur le coup, elles sont les plus bénignes des blessures.

Et comme, Violet, vraiment très émue, lui reprenait les mains, les serrant avec un émoi qu’elle ne cherchait pas à cacher.

— La preuve, continua-t-il paisiblement, c’est qu’en ouvrant les yeux, je me rendis compte de suite de ce que j’avais à faire.

— De suite ? répéta-t-elle.

— Absolument.

— Comme cela vous avez envisagé…

— Que si je conservais mon apparence, les gaillards aux Masques Jaunes me créeraient toute espèce de difficultés et que, notamment, ils m’empêcheraient de converser librement avec la duchesse de La Roche-Sonnaille.

— Cela apparaît droit.

— Alors, j’ai quitté le bastidou, en conservant l’œil aux aguets. Rien de suspect. Sans doute, les coquins me jugent défunt.

— Oh ! les criminels corps !

— Je suis rentré à Marseille, une voiture fermée m’a conduit aux Nouvelles Galeries. J’en suis sorti avec ce complet, ce bandeau sur l’œil, ce binocle enfumé. Un tour chez le coiffeur du théâtre, je me suis donné pour un artiste se rendant à Monte-Carlo, et j’ai obtenu perruque, favoris et moustaches.

— Pourquoi venir ici. Je suis en frémissement à la pensée les Masques Jaunes vous suivent peut-être.

— Non, ma piste est perdue pour l’heure, j’en suis certain, et puis j’ai besoin de vous.

— Ah ! avec tout mon cœur.

Et rougissant un peu de l’ardeur de son exclamation, la gentille Saxonne répliqua :

— Car je suis engagée en responsabilité ; j’aurais dû ne pas encourager…

— Bah ! j’étais si intéressé par le mystère.

— Comme moi-même, vous savez.

— Bref, reprit doucement Max, vous allez me présenter à sir John, comme un ami rencontré.

— Un ami que lui ne connaît pas ?

— Sans doute.

— Oh ! non, difficile. Il marche dans mon ombre depuis six mois passés seulement. J’ai connu vous avant ; où cela ?

— À Paris.

— Oui, c’est cela à Paris ; et puis ?

— Et puis vous m’avez dit votre pensée de visiter cet après-midi la maison de santé du docteur Elleviousse.

— J’ai dit, well, well !

— Moi, j’ai répondu : Je vous accompagnerai, si vous le permettez.

Elle frappa ses mains joyeusement.

— Hip ! Hip ! Hurrah ! Je vois la lumière de votre pensée. Vous venez le long de nous, sans que cela semble un but prémédité.

— C’est cela même.

— Et vous vous arrangez, là-bas, pour un entretien secret avec la duchesse.

— Entretien que tous les Masques Jaunes n’empêcheront pas, puisqu’ils ne l’auront pu prévoir.

Avant que Violet eût ajouté une parole, un coup sec fut frappé à la porte, et la tête d’une femme de chambre se montra dans l’entrebâillement.

— Qu’y a-t-il ?

— Sir John Lobster demande si Miss consent à le recevoir ?

— Certainement.

— Il faut prévenir Miss qu’il n’est pas seul. Un homme l’accompagne.

— Le policier, murmurèrent à la fois Max et la jeune Saxonne.

Après quoi, celle-ci ajouta :

— N’importe, je recevrai ces gentlemen.

Mais arrêtant, la servante qui allait, disparaître :

— Un instant. Voici une lettre d’un voyageur qui ne reviendra pas à l’hôtel. Veuillez faire reporter sur ma « note », et dire aussi que l’on joigne à mon bagage, la valise de cette personne.

— Bien, Miss.

La camériste s’empara de la lettre remise tout à l’heure à la multimillionnaire par Max et disparut.

— Il va nous présenter son agent de police.

— Oui, il va ainsi. Que dois-je faire… ?

— Bon accueil. Vous présenterez en échange César Landroun, rencontré ici et très désireux de reprendre une relation qui lui a laissé un charmant souvenir.

— Convenu.

Sans même s’en rendre compte, miss Violet Mousqueterr venait de faire une chose qui eût profondément stupéfié, non seulement Lobster, mais tous les amis de la jeune fille.

Elle s’était volontairement mise sous les ordres du romancier, lui demandant de régler sa conduite et se conformant sans résistance à ses instructions.

La porte se rouvrit, laissant apercevoir sir John et le policier Landré, dit Dodo, sur le seuil.

Lobster semblait en proie à une gaieté énorme, laquelle lui fendait la bouche jusqu’aux oreilles, et donnait à sa face rouge une vague ressemblance avec un fromage de Hollande victime de l’hilarité.

— Aoh ! Je disais bien, dear Violet. La vérité légale n’est qu’une question de monnaie.

Sir John Lobster et le policier Landré entrèrent.
Sir John Lobster et le policier Landré entrèrent.

Voici master Landré, détective, qui a fait enquête sur les ladies de la maison Elleviousse. Il vous dira qu’elles sont complètement dépourvues de raison, et que tout leur récit n’est que romanesque fantaisie.

Il s’attendait peut-être avoir la jeune fille s’irriter. Il n’en fut rien. Elle eut un regard souriant à l’adresse de Max et ne répondit pas.

Son coup d’œil eut néanmoins pour effet d’appeler l’attention de Lobster sur le visiteur.

— Aoh ! Je demande le pardon, vous êtes ensemble avec quelqu’un.

Violet sourit encore.

— Sir César Landroun, un ami des miens, à Paris, et que j’ai eu satisfaction à retrouver ici…

— Charmé, en vérité, de connaître.

John disait vrai. Le nouveau venu, avec ses cheveux grisonnants, ne lui apparaissait évidemment pas inquiétant pour un fiancé.

— Vous permettez je continue. Vous voici donc, dear Violet, privée du plaisir d’une fantaisie dramatique, qu’avait implantée en votre esprit ce Français léger.

— M. Max Soleil ? prononça-t-elle avec douceur.

Lobster fut un instant déconcerté par ce calme. Il s’attendait à plus de nervosité. Cependant il poursuivit :

— Alors j’ai pensé le devoir de votre fiancé…

— Vous n’êtes pas, interrompit-elle vivement.

— Non, indeed pour vous, je ne suis pas ; mais à ma propre appréciation je suis, et parlant de moi-même, j’ai le droit de désigner ma personne comme il me plaît.

— Oh ! très bien. Je comprends le droit. Vous êtes fiancé à votre avis, vous n’êtes pas au mien ; all right ! Allez plus loin, je vous prie, dans votre discours.

La tranquille ironie de la jeune fille décontenança quelque peu l’Anglais. Aussi continua-t-il d’un ton moins assuré :

— J’ai eu l’aimable idée de remplacer l’imaginative sensation que vous espériez, par une autre équivalente.

— Trop bon vraiment !

— Et ce m’est le bonheur d’avoir trouvé.

— Trouvé quoi ?

— Ceci. Master Landré est chargé d’une enquête, et il propose emmener nous, pour assister, en qualité de spectateurs, aux policières démarches.

Une moue s’esquissait déjà sur les lèvres roses de l’Anglaise, mais sir John ajouta :

— Il s’agit, du reste, des folles qui vous intéressent.

— De la Duchesse, de Mona Labianov ?

Just ! À la suite d’un coup de téléphone affolé du docteur Elleviousse, Master Landré est chargé d’établir comment elles ont pu s’enfuir, cette nuit, de la maison de santé.

— S’enfuir ?

Le mot jaillit, comme un rugissement, de la bouche de Violet, de celle du pseudo-Landroun. Du coup John s’épanouit. Il avait obtenu son effet cette fois son effet.

— Enfuies ? répéta la jeune fille.

— Oui, durant la nuit passée.

— Mais comment ? Comment ?

Cela est non connu. Cela est ce que master Landré est chargé d’élucider… Et, je viens d’envoyer chercher un landau. Il permet nous accompagnions.

— Oh ! Je serais ravi d’être des vôtres, fit doucement l’écrivain.

— Avec le plaisir le plus sincère, riposta Lobster. En France, vous dites : Les amis de nos amis, sont nos amis. Vous êtes en amitié avec miss Violet ; moi, je suis fiancé de elle, fiancé à mon avis, et je dis : Venez avec nous.

Le policier acquiesça du geste.

— Alors, nous partons vitement. Je vais à ma chambre prendre mon chapeau. Vous, nice Violet, disposez votre toilette pour partir.

Et prenant Landré par le bras, le gros Lobster l’entraîna au dehors.

Max les suivait. L’Anglaise le retint par sa manche.

— Voilà qui est très fâcheux pour votre propre enquête, n’est-ce pas ?

— Peut-être. Grâce à cet agent, je pourrai me livrer à une étude, que le docteur Elleviousse eût difficilement permise sans cela.

— Ah !

— Et puis, et puis. Maintenant, c’est une lutte à mort avec ces gens qui ont tenté de m’assommer la nuit dernière, j’irai jusqu’au bout.

— Et moi aussi, fit-elle gravement en lui tendant la main.

Il retira la sienne en arrière.

— Non, non, pas vous… trop dangereux.

Mais elle insista gentiment.

— Nous serons deux. Du reste, je suis décidée. C’est le beau geste qui chassa l’ennui. Depuis hier, je n’ennuie plus. Vous ne voudriez pas je m’ennuie à périr comme auparavant.

Il y avait dans ses yeux bleus un rayonnement si doux, si transparent, si confiant, que Max ne se sentit pas le courage de résister au caprice héroïque de la charmante Saxonne.

Comme malgré lui, sa main vint à la rencontre de celle que lui tendait Violet. Dans un shake-hand, il murmura, sans avoir bien conscience des mots prononcés :

— Soit donc, marchons tous deux sur la piste de guerre.

Et une rougeur subite au front, une palpitation très douce au cœur, il quitta la chambre.

Comme il arrivait dans le vestibule, un landau stoppait en face de l’entrée de l’hôtel.

Le portier en descendait, traversait le trottoir en courant et s’adressant à un personnage assis dans le bureau :

— Voici la voiture, Monsieur.

— Ah bon ! merci.

Max reconnut la voix de Landré. Le policier d’ailleurs sortit presque aussitôt et marcha vers le landau, sur le siège duquel se tenait raide, immobile, le cocher fluet, presque maigre. Le romancier le suivit.

— C’est toi qui vas nous conduire à la maison de santé Elleviousse, demanda le policier.

— Oui, m’sieu Landré, riposta le cocher.

L’agent eut un sursaut.

— Tu me connais donc ?

— Parbleu ! Vous aussi, vous me connaissez. Dans le temps de l’affaire de la route d’Aubagne, vous m’avez employé aux courses.

— Toi…, attends donc…, tu es…

— Félix ! Vous savez bien ! J’étais sans place à ce moment-là, et pour avoir le temps de chercher vous m’avez fait gagner ma vie.

— Ah bien ! Voilà qui est fort ! C’est encore la même affaire aujourd’hui. Les deux dames.

— Les folles ?

— Elles se sont évadées la nuit dernière.

— Et vous devez les retrouver. Ah ! on peut dire qu’en voilà une coïncidence.

Max n’écoutait plus. Une impression singulière l’avait saisi. La voix de ce cocher ne lui était pas inconnue. Il avait la certitude que cet organe grêle, aux inflexions du populaire marseillais et avec cependant quelque chose d’étranger, avait déjà frappé ses oreilles.

Mais où ? Mais quand ? Il ne le pouvait préciser.

Approfondir la question lui fut, du reste, interdit. Presque au même moment, sir John Lobster et miss Violet parurent à la porte du Cosmopolitan. Tous s’installèrent dans la voiture, qui partit grand train, le cocher semblant très fier de conduire l’Inspecteur de police Landré, dit Dodo.