Miss Mousqueterr/p1/ch14

Boivin et Cie (p. 255-271).


XIV

LE VIOLET


Devant la maison, dans le jardin fleuri de Trefald’s Cottage, la duchesse de la Roche-Sonnaille et Max se tenaient l’un près de l’autre.

— Oui, grondait le jeune homme, ce chef de la police est d’une indifférence cynique.

La Parisienne secoua tristement la tête.

— Je cours chez lui, je lui dis la disparition de nos amis. Il me répond en souriant : Oh ! miss Violet Mousqueterr ne court aucun danger. Elle en sera quitte pour payer rançon, et comme elle est fort riche, la rançon sera grosse, ce qui nous assurera une période de tranquillité.

— Quoi, vraiment, il a osé prononcer ces paroles ?

— Je me le demanderais comme vous, si je n’avais entendu de mes oreilles. Vous pensez bien que j’ai bondi à cette réflexion débitée du ton le plus paisible. Je l’ai prié de ne pas plaisanter…

— Et il a répondu ?

— Hélas, Monsieur, je n’en ai pas la moindre envie. Mon devoir strict serait de mettre des agents à votre disposition. Mais cela serait inutile. Aucun ne cherchera la piste. Depuis quelques mois, une bande de brigands insaisissables exploite la région. Au début, la police a fait de son mieux. Dix agents successivement ont péri victimes de leur zèle. Et voyez l’audace des brigands. Chaque victime portait, piqué dans la poitrine par un stylet, un feuillet de papier, avec cette inscription :

« Quiconque nous cherche, trouve la mort. »
« Avis à qui de droit. »

— Oui, je conçois, murmura la duchesse, aucun agent ne se soucie d’être le… onzième.

— Si bien, acheva le romancier, que, selon le conseil… paternel du fonctionnaire aimable qui m’a reçu, nous n’avons qu’à attendre la visite du courtier en brigandage qui nous portera l’ultimatum de son chef.

Max s’était levé, il marchait fiévreusement, écrasant le sol du talon, furieux d’être réduit à l’impuissance.

— Sotte aventure, grondait-il, qui survient juste au moment où tout allait si bien. Nous avions découvert la retraite que nous cherchions. Nous avions pu espionner des adversaires sans défiance. Une demi-douzaine de drôles commandés par un faquin qui se pare de vêtements blancs, se coiffe d’un turban orné de rubis. Nous les aurions mis en fuite sans grande peine. Et patatras, tandis que nous opérons si heureusement dans Hunting-Reserve, il faut qu’un voleur de grand chemin se jette à la traverse.

Il s’interrompit brusquement. La cloche de la grille d’entrée venait de retentir, et la silhouette d’un Hindou se profilait en arrière des feuillages, à l’ombre desquels se tenaient les causeurs.

— Bon ! nous n’avons plus de domestiques, s’écria le jeune homme, moitié riant, moitié fâché, je vais ouvrir. Ce disant, il allait vers la grille. Au dehors, un indigène à la barbe argentée se tenait, dans l’altitude humble et solliciteuse des fakirs mendiants. Sa face basanée, sillonnée de rides, ses yeux mi-clos, l’indifférence de son attitude, tout semblait annoncer un visiteur de cette caste. Pourtant, le romancier s’étant approché, l’Hindou demanda :

— Sir Max Soleil.

— C’est moi, répondit le jeune homme un peu surpris d’entendre son nom sortir de la bouche de cet inconnu.

Le fakir tendait une enveloppe à travers les barreaux de la grille.

— Lis ceci, homme venu de par delà les mers. Lis et réponds selon ta pensée au serviteur que le Seigneur du Gange a envoyé vers toi.

— Seigneur du Gange, marmonna l’écrivain. La voilà bien l’imagination de ces Hindous ; ils s’anoblissent, tout comme les commerçants enrichis de notre Occident. Voyons un peu ce que contient cette missive :

Aurais-tu peur, Sahib ?
Aurais-tu peur, Sahib ?

Il prit la lettre, et reconnut tout de suite les caractères nets de l’écriture de Miss Violet.

Vite, il déchira l’enveloppe. Celle-ci contenait une lettre assez longue et un chèque. La lettre narrait l’aventure. Le sommeil réduisant, elle et ses compagnons de captivité, à l’impuissance ; son enlèvement dont elle n’avait pas eu conscience ; son retour à la connaissance dans une salle aux fenêtres garnies de stores de pourpre s’ouvrant sur un parc, avec pièce d’eau peuplée de canards, de flamants et autres volatiles aquatiques au plumage multicolore.

— Singulière coïncidence, se confia le lecteur à part lui. Ce lac, ces flamants, ces stores rouges, nous avons vu tout cela dans la propriété de Hunting-Reserve.

Mais, chassant cette pensée :

— Les gens fortunés du pays doivent tous manifester leur luxe de la même façon. Ces détails n’ont pas plus de valeur ni de personnalité qu’une rocaille ou une boule de verre argenté, dans les jardinets bourgeois de la banlieue de Paris.

Et revenant à la lettre inattendue, il arriva de ligne en ligne a la signature.

— Mazette, fit-il encore, cinq millions. C’est une rançon suffisante pour deux empereurs.

Le fakir attendait sans un mouvement, la tête abaissée dans une attitude méditative. Max passa la main à travers la grille pour lui toucher le bras :

— J’ai lu. Je ferai ce qui m’est indiqué.

— Bien Sahib, quand penses-tu avoir les fonds ?

— Cela dépendra de la célérité de la banque. Je crois toutefois que les formalités ne sauraient durer plus de quatre ou cinq jours.

La satisfaction se peignit sur les traits du visiteur.

— Au surplus, le Seigneur du Gange n’est point pressé de la somme. Lorsque tu l’auras réunie, Sahib, daigne simplement attacher un foulard rouge à cette grille.

— Un foulard rouge ?

— Oui la nuit suivante, tu graviras la, route d’Agaafi, qui fait suite aux rues du Limon et des Vanniers… Tu compteras cinq milles à partir de la dernière maison, et tu arriveras ainsi à la lisière de la forêt qui domine les collines Noires.

À ce nom, Max ne put réprimer un léger tressaillement.

— Aurais-tu peur, Sahib, questionna le fakir se méprenant à la cause du mouvement du Parisien.

Celui-ci comprit qu’il fallait ancrer l’indigène dans son erreur, et de l’air le plus naturel il répliqua :

— Ma foi, la nuit, avec pareille somme.

— Rassure-toi. Dès l’instant où le foulard rouge flottera, tu seras sous la protection du Seigneur du Gange. Nul n’aurait l’audace de t’attaquer.

— C’est possible, en tout cas, je n’ai pas le choix ; j’irai donc à l’endroit que tu m’indiques.

— Bientôt, le Seigneur, ou des amis à lui te joindront. Suis-les sans défiance. Ils te conduiront dans un séjour de délices où la rançon sera comptée, puis où l’on te remettra les prisonniers.

Et, clignant des yeux :

— C’est une opération que tu ne regretteras pas, conclut l’Hindou avec une expression de cupidité, car le Seigneur est généreux et il récompense royalement ceux qui le servent bien.

— En ce cas, je ferai de mon mieux pour le contenter.

L’étrange ambassadeur salua en portant la main à son front, puis il s’éloigna, sans tourner la tête.

Max s’en revint alors auprès de Sara, qui n’avait point quitté sa place. De ses grands yeux noirs, elle interrogeait. Il se pencha vers elle et chuchota :

— Nous sommes évidemment entourés d’espions ; donc aucun cri, aucun geste susceptible de trahir notre pensée réelle.

— Convenu.

— Lisez, Madame.

Et quand elle eut parcouru la missive de miss Violet, le romancier lui répéta, mot pour mot, la suite de sa conversation avec le porteur. Sara l’écoutait, une flamme maligne dans le regard.

— Vous croyez ? fit-elle enfin.

— Que les bandits sont de la même troupe qui vous tourmenta autrefois.

— Alors, le lieu de leur retraite serait…

— La maison du Hunting-Reserve. Le lieu du rendez-vous, qui m’a été fixé me le fait supposer… presque avec certitude.

Et, souriant malgré lui :

— Cela devient comique. Tandis que nous poussions une reconnaissance dans leur logis, les coquins opéraient de même dans le nôtre. Seulement, ils se sont montrés moins délicats ; ils ont enlevé les trésors.

— Oh ! plaisanta la duchesse, désignez-vous ainsi sir John Lobster ?

— Pourquoi pas. Il a un ton rouge qui l’eût fait surnommer, par les héros indiens de Fenimore Cooper, Face de Corail ou Œil-de-Langouste.

Rassurés à présent sur le sort de leurs amies, tous deux s’abandonnèrent un instant au rire. Puis, Sara redevenue maîtresse d’elle-même :

— Les drôles ne soupçonnent pas qu’ils tiennent Mona entre leurs griffes.

Sans doute, les chefs, ce San sanguinaire et ses subordonnés, ont regagné la Chine, après le meurtre de ceux que nous pleurons. C’est un parti d’affiliés secondaires qui opère maintenant. Toutefois, il faut craindre une parole malheureuse de la pauvre insensée, une rencontre, une reconnaissance. Donc, agissons au plus vite.

— C’est mon avis, et je vais de ce pas à la banque indiquée.

— Leur demander la somme ?

— Avec pièces à l’appui ; on nous surveille, c’est évident. Il faut donc que nos ennemis nous croient bien obéissants et bien sages.

La duchesse eut un geste de surprise.

— Ne le serons-nous donc pas ?

— Vous peut-être, Madame ; mais moi, certainement non.

— Que comptez-vous donc faire ?

— C’est refaire qu’il faut dire. Je referai cette nuit le chemin que nous parcourûmes hier.

— Vous irez au Hunting-Reserve ? Pourquoi ?

— Pour tenter de sauver miss Violet.

— Mais avec des misérables pareils, vous risquez…

Le Parisien trancha la phrase de son interlocutrice :

— Que voulez-vous, j’ai mauvais caractère. Il me semble insupportable qu’elle doive la liberté à son or et non pas à moi.

Il y eut dans les yeux noirs de la duchesse une buée légère, trahissant un attendrissement, subit, et doucement :

— J’irai avec vous. Moi aussi, je veux travailler à la joie de miss Violet.

Et Max protestant de l’inutilité de s’exposer ainsi, elle lui imposa silence par ces mots :

— À mon tour de vous répondre : Que voulez-vous. J’ai un caractère de femme. Et la femme, quand il ne lui est plus permis de se dévouer à sa propre tendresse, se dévoue à celle des voisins.

Puis, nettement :

— Partez à Asiatic-Bank. Au retour, nous nous mettrons en route avec l’automobile.

— Il sera un peu tôt.

— Oui, mais notre sortie n’éveillera pas l’attention.

— Tandis que, la nuit venue, on s’étonnerait de notre furie d’excursions. Vous avez raison, Madame, et il en sera ce que vous avez si sagement décidé.

La signature de Violet Mousqueterr avait, en banque, une valeur que ses amis n’eussent jamais soupçonnée sans l’aventure présente. L’empressement des chefs de l’Asiatic-Bank permit à Max de s’en rendre compte.

Ces messieurs déclarèrent que le lendemain, à partir de dix heures du matin, les fonds seraient à la disposition du mandataire de la jeune fille. Ils vantèrent incidemment une occasion qui se présentait, un yacht de mer, vapeur de huit cents tonneaux, excellent marcheur, dont un rajah de leurs amis souhaitait se, défaire.

La « petite commission » assurément promise leur donnait probablement une éloquence convaincante, car Max les pria de tenir le yacht sous pression le lendemain. On le pourrait essayer, s’il se comportait bien, on ferait un voyage de quelque durée, donc ses soutes devraient être garnies de charbon.

Ils répondirent que le petit navire se trouvait précisément dans ces conditions. Bref, le délégué de miss Mousqueterr se retira, respectueusement escorté jusqu’à la porte extérieure de la banque par MM. les Directeurs, et suivi par les yeux des employés, stupéfaits de semblable honneur accordé à un étranger par les « patrons ».

La première partie du programme avait été exécutée sans encombre.

En flâneur, à travers les rues que la chaleur du milieu du jour rendait désertes, le romancier reprit le chemin de Trefald’s Cottage. Il longeait les murs, se maintenant dans la zone d’ombre bleutée qu’ils projetaient. Le soleil, en effet, à ce moment de sa course, pique comme une bête méchante, et terrasse le blanc assez imprudent pour braver ses flèches de feu.

Max ressentait cette lassitude physique et morale qui pleut sur la cité en sieste. Avec cela une température d’étuve. Comme les humains, les brises semblaient s’être endormies. Somnolent, alourdi, il parvint cependant à Trefald’s Cottage. La duchesse de la Roche-Sonnaille l’attendait.

— Vous semblez fatigué, dit-elle. Je vous ai bien observé, hier ; à petite vitesse, je crois que je pourrai conduire. Asseyez-vous et dormez un peu à l’abri du dais de toile. Quant à vos opérations de banque, vous me les raconterez en détail à votre réveil.

— Aucune difficulté.

— Cela suffit. Veuillez monter en voiture.

Le jeune homme ne résista pas. Un besoin impérieux de repos, d’oubli de vivre le paralysait. Il s’installa commodément, et ses yeux se fermèrent. Sara, elle, prit place à la direction.

— Comme cela, murmura-t-elle tout bas, les bandits auront encore moins de soupçons. C’est moi qui conduis.

Et l’automobile se prit à rouler doucement, du douze à l’heure à peine, suivant les rues, puis la large avenue qui serpente sur la rive gauche de l’Hougly.

Lorsque le romancier rouvrit les yeux, la voiture était arrêtée à l’ombre d’une épaisse futaie.

Une fraîcheur montait de la terre, et le brouillard gris-ardoise, ténu, transparent, épandu sous bois indiquait que la journée touchait à sa fin.

À quelques pas, Sara qui avait trouvé plus pratique pour le voyage de conserver la blouse, les culottes larges de « l’étudiant Laroche », était allongée sur le sol, semblant s’intéresser fort à un spectacle invisible pour le Parisien, attendu qu’il se passait de l’autre côté d’un rempart de broussailles hérissé d’épines blanches.

Il toussa légèrement pour attirer son attention. Elle tourna la tête de son côté, mit un doigt sur ses lèvres, puis vint à lui.

— Nous sommes dans le Hunting-Reserve ? murmura-t-il, prenant instinctivement le ton prudent du combattant proche de l’ennemi.

— Oui.

— J’ai donc dormi longtemps ?

Elle eut un sourire.

— Plus longtemps que ça, encore ; car, je n’ai pas voulu pénétrer en forêt par le même chemin qu’hier. On aurait pu nous remarquer du village au minaret ; j’ignore si les habitants sont affiliés aux bandits, mais j’ai pensé sage d’agir, comme si cela était acquis.

Il approuva du geste.

— Ah ! Madame, quel batteur d’estrade vous feriez !

— C’est tout naturel. Une petite bourgeoise parisienne, qui a beaucoup lu, beaucoup souffert aussi, ajouta l’aimable femme d’un ton mélancolique, ne peut manquer de réfléchir un peu. Sur la piste de guerre, comme disait Gabriel Ferry, réfléchir conduit à surprendre l’adversaire. Et à ce propos, maintenant que vous paraissez en état de m’entendre, je désire vous soumettre le résultat de mes réflexions.

— Je suis tout oreilles.

Elle reprit :

— Nous sommes entrés sous bois par une avenue parallèle à l’axe du Val de Hunting-Reserve, à peu près à égale distance des collines Noires et de celles qui ferment la dépression du côté nord.

— Parfait ! Seulement nous aurons peut-être quelque peine à retrouver la maison des bandits…

— Erreur de temps…

— Vous dites ?

— Que je l’ai retrouvée…

— Vous ?

Max avait élevé la voix. La duchesse lui saisit le bras.

— Chut ! Ils sont tout près.

— Eux ?

— Oui. J’ai assez facilement découvert leur repaire. Nous l’avons abordé d’un côté, où la clôture court en plein bois. Les buissons à l’abri desquels j’observais tout à l’heure sont la clôture même. Comprenez-vous ?

— Certes, murmura-t-il tout étourdi de l’œuvre accomplie durant son sommeil par sa vaillante compatriote.

— Or, reprit-elle, voici plus d’une heure que… j’espionne, et j’ai acquis la certitude, très importante dans notre situation.

Elle s’interrompit brusquement :

— Mais auparavant, venez voir vous-même.

Il mit pied à terre, se laissa conduire au point où il avait aperçu Sara un instant plus tôt. Tout bas, elle, murmura :

— Couchez-vous sur le sol. Entre les tiges, vous apercevrez l’intérieur du parc et la maison qui sert de prison à nos amies.

— Que nous supposons leur servir de prison, rectifia-t-il.

Mais la duchesse secoua la tête.

— Je ne suppose plus, je suis certaine.

— Comment pouvez-vous ?

— J’ai vu.

— Violet ? Mona ?

— Oui.

Il s’étendit sur le sol, et à travers les interstices des tiges pressées de la haie épineuse, il coula un regard avide.

Un instant, il ne vit rien, mais après la rapide recherche d’un point favorable, il découvrit une petite meurtrière, vide ménagé par le hasard dans l’enchevêtrement des branchages, passage étroit par lequel sa vue put forcer l’entrée du parc.

Une pelouse, ombragée de grands cerisiers de plein vent, au-dessus desquels des palmiers dressaient leur panache ainsi que des parasols[1] ; une pelouse étendait son manteau vert jusqu’à la façade de bois d’une maison spacieuse, un palais comme l’on désigne dans l’Inde ces habitations de rajahs, de riches parsis ou de fonctionnaires.

Mais l’attention du romancier fut détournée par un bruit de voix. Autour d’une table de jardin, formée d’un lattis blanc, quatre hommes hindous de race et costume, étaient assis en cercle, jouant aux garrat, ce jeu bizarre importé du Népaul, et qui est peut-être l’ancêtre de notre néfaste roulette.

Il s’étendit sur le sol.
Il s’étendit sur le sol.


L’appareil se compose d’une sorte de récipient affectant l’aspect d’un cuveau. Le fond est creusé de vingt-sept godets tangents, portant chacun un numéro. Le godet central, seul, est orné d’une figure ; il correspond au zéro. Les joueurs ont des billes de terre diversement teintées. Ils les jettent tous ensemble dans le cuveau. Les billes roulent, finissent nécessairement par s’arrêter dans l’un des godets. Celui qui amène ainsi le chiffre le plus fort gagne les enjeux.

Si une bille s’immobilise dans le godet central, le joueur doit doubler le gain du gagnant et rembourser la mise des autres partenaires.

— Eh-bien, murmura la voix de Sara, ils sont quatre.

— Oui, mais est-ce là toute, la garnison ?

— Non ; deux autres veillent devant les fenêtres de la salle où sont retenus les prisonniers.

— Vous les avez vus ? demanda Max avec surprise.

La duchesse secoua sa jolie tête brune.

— Non. Ces fenêtres ouvrent sur l’autre façade. J’ai appris cela, en écoutant la conversation de ces hommes. Nos amies sont prisonnières dans cette salle où Mona et moi le fûmes naguère, dans cette salle dont le cinématographe du bastidou Loursinade nous retraça l’image, dans cette salle où nous avons vu la mort s’abattre sur nos aimés.

Elle demeura un instant silencieuse, le regard trouble, puis se dominant :

— Deux bandits les surveillent. Cela résulte toujours des paroles que j’ai surprises. Donc, six hommes, plus leur chef qu’ils désignent sous le nom de Seigneur du Gange.

— Tiens, remarqua le romancier, le surnom prononcé par le fakir qui m’a apporté la lettre de miss Violet à Trefald’s-Cottage.

Et, reprenant place à son observatoire.

— Mais le coquin est là.

— Le fakir ?

— Lui-même ; tenez, celui qui se lève en ce moment.

L’un des hommes, dans un mouvement machinal causé par la passion du jeu, s’était dressé en poussant des cris :

— La verte, oui, vingt-six, gagné !

Max se mit sur son séant.

— Sept ennemis. Mon revolver nous débarrassera de ces quatre joueurs, trois resteront.

Il s’arrêta ; la duchesse refusait du geste.

— J’irai seul, commença-t-il.

Elle l’interrompit :

— Non, le revolver est bruyant. Voulez-vous que les survivants, se voyant attaqués, tuent leurs prisonniers ?

Toute l’effervescence du jeune homme tomba du coup.

— Mais alors que faire ?

— Ce que la pauvre folle nous a enseigné. Sans bruit, sans rien qui attire l’attention, elle nous a tiré de plus d’un mauvais pas, rappelez-vous. J’ai pensé à cela au départ, et dans la caisse de l’automobile, j’ai placé… le coffre aux tubes lumineux.

— Ah ! Madame. C’est à vous que nous devrons la délivrance…

Mais son visage se rembrunit.

— Seulement, murmura-t-il, seulement, il y a une difficulté.

— Laquelle ?

Mlle Mona n’est point là pour vous diriger, et j’ai grand’peur que les tubes ne soient entre nos mains que des armes inutiles. Nous ne pouvons nous livrer à des expériences.

Sara souriait doucement.

— Vous n’avez jamais examiné la caisse.

— Je l’avoue.

— Vous y auriez vu quelques indications que je pense avoir comprises.

Il interrogeait des yeux, du geste. Sara reprit :

— Venez avec moi, vous jugerez.

Un instant plus tard, tous deux s’arrêtaient près de l’automobile. La duchesse ouvrait le coffre d’arrière, puis la caisse de Mona Labianov, placée à l’intérieur. Elle désigna une étiquette collée à la partie interne du couvercle.

— Lisez cet avis.

Et Max parcourut ces lignes :

AVIS
En aucun cas, ne diriger sur soi-même le faisceau lumineux des lentilles.
Exagérer particulièrement les précautions dans le maniement des tubes des séries trois à douze et trente à trente-cinq… Ils produisent des effets foudroyants.
Éviter pour la série trois-douze les projections sur des surfaces telles que bois, étoffes, laques, ou même sur métaux dorés.

À mesure que le jeune homme lisait, il se sentait envahi par une sorte de terreur superstitieuse.

De la lumière colorée, emmagasinée dans un accumulateur et projetée par un tube de verre, devenait de par la science, un engin de destruction, opérant sans bruit, maniable par l’être le plus faible.

— Vous rêvez, chuchota la duchesse à côté de lui.

Il sursauta :

— C’est vrai, pardonnez-moi. L’étrangeté de ces… armes, m’avait lancé dans des réflexions inopportunes.

— Mais philosophiques, acheva-t-elle dans un sourire.

Puis, redevenue grave :

— Prenez deux tubes de la série trois-douze. Je m’en réserve deux de la série trente-trente-cinq.

Max obéit machinalement.

— Et maintenant, continua la vaillante Parisienne, vous savez quelle, couleur ont les rayons dont vous allez disposer ?

— Ma foi, non.

— Oh ! Chevalier distrait, mais ils sont à la couleur de votre miss : violets. Vous combattez en violet, pour Violet.

Il ne put se tenir de sourire. Il admirait le courage gai de la Française, de sa compatriote.

— Et vous ?

— Oh moi, j’ai choisi la lumière indigo.

— Qui donne…

— Un effet foudroyant, nous annonce l’avis… Seulement, je désire savoir quel est cet effet. Vous le voyez, je suis femme, et la curiosité tient sa place dans mes décisions.

Tout en parlant, elle refermait le coffre de l’auto.

Suivie par le romancier, elle revint à la cachette d’où le jeune homme surveillait naguère les bandits, habitants de la maison du Hunting-Reserve.

Lui et elle maniaient avec précaution les tubes dont ils s’étaient munis. Ils se défiaient, malgré eux de ces engins aux « effets foudroyants », tenant avant tout à en réserver la surprise à leurs ennemis.

Mais à peine à leur poste, ils se regardèrent, retenant avec peine un cri.

Les quatre joueurs étaient debout, et s’avançant vers eux, se montrait un Hindou, tout de blanc vêtu, portant au frontal de son turban des rubis, qui tranchaient sur l’étoffe ainsi que des gouttelettes de sang.

Auprès de lui marchait un jeune paysan, et un peu en arrière, encadrés par deux bandits le revolver au poing, Violet Mousqueterr ayant au bras Mona, et sir John Lobster, plus coloré, plus effaré que jamais.

Que se passait-il donc ? Quelle cause avait fait tirer les captifs de leur prison. Dans l’individu tout de blanc vêtu, Max et sa compagne avaient sans peine reconnu le chef, ce Seigneur du Gange dont ils avaient si malencontreusement appris l’existence.

Le respect des autres personnages le désignait clairement. Et, cet homme éleva la voix. Il ne croyait sûrement pas avoir des auditeurs si rapprochés, car il disait sa pensée du ton d’un homme à l’abri des indiscrétions. Sa main s’appuya sur l’épaule du paysan.

— Adfer, ici présent, m’apporte une nouvelle. Hier, nos amis du village de Mahomet nous ont avertis qu’une automobile avait pénétré dans la forêt de Hunting-Reserve. Elle contenait deux voyageurs.

Tous inclinèrent la tête.

— Nous savons cela, Sahib.

— Eh bien, Adfer a vu aujourd’hui une voiture, la description qu’il m’en fait me donne lieu de croire que c’est la même. Elle a disparu sous bois par le sentier de la plaine.

D’un même geste, les bandits portèrent la main aux poignards suspendus, selon l’usage hindou à leur ceinture.

— Bien ! Vous avez compris. Deux voyageurs ne sont pas pour nous inquiéter, mais ce peuvent être des espions, et les yeux qui auraient vu doivent être fermés pour toujours.

Dans leur observatoire, les Parisiens frissonnèrent, tant l’accent de cruauté du chef leur apparut menaçant. Mais ils tendirent l’oreille ; le bandit donnait des ordres :

— Trois d’entre vous demeureront ici, avec moi. Les autres se répandront dans le Hunting-Reserve, à la recherche de la voiture signalée.

Et tous s’inclinant.

— Nous allons du reste réduire au minimum les chances de surprise.
LE FEU DE VISCHNOU !
La rançon sera payée par miss Violet Mousqueterr. Sa vie est donc seule précieuse ; égorgeons le gros homme rouge et cette demoiselle de compagnie qui l’accompagnent. Nous resterons quatre à veiller sur la riche Anglaise. En cas d’attaque, l’un de nous au moins aura le temps de la frapper. Les ennemis ne nous raviront qu’un cadavre.

Il achevait à peine que soudain, il poussa un rugissement de douleur, ses mains se crispèrent frénétiquement sur sa poitrine, sur son front, et il se renversa sur le gazon, tandis que d’un coup, ses vêtements s’enflammaient dardant des langues bleuâtres vers le ciel.

— Qu’est-ce ?

— Le Feu de Vischnou !

— La colère de Siva !

Tous les bandits se bousculèrent en désordre, lançant ces exclamations terrifiées, cherchant vainement à comprendre l’aventure étrange qui les privait de leur chef.

Et dans le crépuscule commençant, il sembla que des foyers lumineux s’allumaient parmi les ronces de la clôture du parc.

Des rayons violets ou d’un indigo sombre se dessinèrent dans la pénombre, se posant successivement sur les deux gardiens armés des prisonniers, sur les joueurs ; les uns s’abattirent tout net à terre, les autres se prirent à flamber comme leur chef.

Le paysan, les trois survivants, avec des cris d’épouvante, cherchèrent à fuir, mais les rayons terribles dépassaient en vitesse celle des coureurs les plus rapides. L’un après l’autre, les malheureux tombèrent.

Et comme Violet, Mona, John, bouleversés, saisis de terreur, regardaient autour d’eux, incapables de fuir, les pieds rivés au sol par l’horreur, les broussailles de la clôture se divisèrent sous une poussée furieuse, et par la brèche deux formes humaines bondirent, clamant d’un accent de délire :

— Libres ! Libres !

Dix secondes plus tard, Max serrait les mains de miss Violet qui, en le reconnaissant, s’était prise à sangloter.

La duchesse étreignait Mona dans ses bras.

Seul, à l’écart de ces effusions, sir John Lobster considérait les deux groupes d’un air inquiet et soupçonneux.

Un crépitement sinistre se fit entendre dans la nuit venue. Tous se dressèrent, prêts à faire face à l’attaque de nouveaux ennemis. Mais Mona étendit la main vers la maison.

— Le feu, dit-elle.

C’était vrai. Des flammes couraient, telles des serpents, autour des grandes colonnettes, se tordaient alentour des fenêtres.

— Les rayons violets, murmura Sara.

— Ah ! voilà donc ce que signifiait l’avis de… Éviter de projeter les rayons sur surfaces de bois, etc., s’écria, le romancier.

Et changeant de ton :

— Bah ! Nous n’avions pas l’intention de résider ici… À l’auto, mes dames, et en route pour notre Trefald’s Cottage.

Deux heures plus tard, tous réintégraient leur demeure.

Mais là, la douleur attendait Max, la joie était réservée à la duchesse. Rassemblés enfin, l’un et l’autre apprenaient le drame personnel qui était venu se greffer sur l’enlèvement opéré par les misérables sicaires du Seigneur du Gange. Max se sentait étreint par le désespoir. Violet lui confiait en pleurant sans fausse honte, qu’elle s’était engagée à sir John, pour sauver tout le monde. Et comme le romancier, dans une exaspération de douleur, s’écriait :

— Je le tuerai.

Elle répondit, digne et désolée :

— J’ai donné une parole loyale. Lui seul peut me la rendre. Mort, il ne pourrait plus.

Tandis que le jeune homme, vaincu par la voix douce qui sacrifiait les tendres espérances à l’honneur, se retirait dans sa chambre, chancelant, la tête perdue, Sara stupéfaite, entendait, de la bouche de Mona, de Mona à présent raisonnable, de Mona ayant recouvré la lumière dans cet Orient où l’appelait naguère son vague instinct, d’insensée, Sara apprenait que le duc de la Roche-Sonnaille vivait.

Dire l’affolement de son âme est impossible.

Au matin, le romancier se montra, pâli par une nuit d’insomnie. Il entretint d’une voix morne Miss Mousqueterr, aussi blême que lui-même, de la nécessité de passer à Asiatic-Bank, pour toucher les cinq millions demandés la veille. Il exprima aussi la crainte d’un retour offensif d’une partie de la bande du Seigneur du Gange. Il dit la proposition faite par les banquiers touchant l’achat d’un yacht, aménagé pour un long voyage.

— Puisque MM. Dodekhan et de la Roche-Sonnaille ont conseillé à la duchesse, à Mlle Mona, de tâcher de gagner leur retraite des monts Célestes, ce yacht permettrait de gagner l’un des ports.

— Oui, vous avez raison, cela sera plus sûr, plus rapide aussi que les paquebots affectés au service public.

C’est ainsi que le même jour, vers trois heures, au moment de la marée qui se fait sentir bien en amont de Calcutta, un joli steamer de huit cents tonneaux le Mabel s’éloigna du quai du Commerce, prit le milieu du courant de l’Hougly et cingla vers la mer.

Sur le pont, Mona et la duchesse se tenaient à l’écart. Elles ne pouvaient dissimuler la joie qui chantait en elles, et elles sentaient qu’en la montrant elles auraient redoublé la tristesse de Max et de Miss Violet.

À l’arrière, sir John Lobster se tenait seul. De la place choisie par lui, il apercevait les deux jeunes gens accoudés à quelque distance sur le bastingage. Fort de la promesse de Miss Violet, il souriait en les regardant. Peut-être eût-il été moins satisfait s’il avait pu, en ce moment même, distinguer le visage du romancier.

La physionomie du jeune homme s’était brusquement éclairée. Un sourire ironique et volontaire distendait ses lèvres.

— Violet, fit-il doucement. Vous avez bien promis d’épouser sir John dès votre retour en Angleterre ?

— C’est cela, répondit-elle surprise de la question, surprise du ton dont elle avait été prononcée.

— Et vous estimez que lui seul peut vous délier de cet engagement ?

— J’estime, je crois, une chose désolante, mais droite.

— Eh bien, souriez-moi, chère Violet, je crois qu’il vous rendra votre liberté.

Et comme elle s’étonnait.

— Ne m’interrogez pas, je vous en prie. Il faut que vous restiez en dehors ; sans cela vous seriez ma complice, et il ne le faut pas pour la droiture de notre pensée ; seulement, exaucez une prière.

— Une prière, répéta-t-elle tout bas.

— Oui, dites-moi que vous faites des vœux pour que je réussisse.

— Oh ! vous le savez bien, ami !

Et le Mabel, accélérait sa vitesse. Il débouchait de l’estuaire sablonneux de l’Hougly. Son étrave effilée tranchait les flots du golfe du Bengale.



  1. C’est grâce à l’ombre des palmiers, que l’on parvient, dans la zone torride, à faire prospérer les arbres fruitiers d’Europe.