Miss Mousqueterr/p1/ch12

Boivin et Cie (p. 224-242).


XII

OÙ MAX SOLEIL REPREND SON ENQUÊTE


Sous la rubrique « arrivées et départs » le Bengaloor Review avait publié l’entrefilet suivant :

« Arrivée dans notre cité de la multimillionnaire miss Violet Mousqueterr et sa suite. Nous avons appris, avec un douloureux émoi, que la charmante voyageuse, très affaiblie par une blessure reçue en territoire russe, assure le repos nécessaire à sa convalescence en fermant sa porte à toute interview.

« Nos lecteurs comprendront, qu’en pareil cas le journaliste gentleman, que nous nous piquons d’être, n’essaie point, par une insistance déplacée, de forcer une volonté doublement respectable, puisqu’elle est exprimée par une lady et par une blessée. »

Cette courte note était conforme à la vérité.

Violet et ses amis avaient atteint Calcutta, loué une villa, dite Trefald’s Cottage sur les hauteurs qui dominent le Gange. Là, dans le repos absolu, la jeune fille, faible encore, achèverait de recouvrer ses forces, tandis que Max et la duchesse commenceraient la recherche difficile de l’habitation où la Parisienne, où Mona, avaient prononcé l’éternel adieu en face de ceux qu’elles aimaient.

Sir John pressenti, avait refusé de se joindre aux explorateurs, par cette phrase habile, sentant son « parlementaire » d’une lieue.

— Miss Mousqueterr est blessée ; miss Mona ne jouit point de sa raison ; je craindrais de les laisser seules, sans la protection d’un gentleman.

Ce qui avait fait hausser les épaules à la malade, et sourire Max.

À cette heure, il tenait conseil avec la duchesse à l’ombre épaisse d’ewaguts, sorte de banians sacrés au feuillage touffu.

— Alors, d’après vous, chère Madame, cette villa luxueuse où vous fûtes entraînée avec votre mari, Mlle Mona et M. Dodekhan, se trouverait au nord-ouest de Calcutta.

— À une cinquantaine de kilomètres. Quand on nous y conduisit, nous ne pûmes nous rendre compte de rien, car nous étions tous endormis.

— Endormis ?

Sara affirma de la tête.

— Nos ennemis étaient de puissants forceurs au sommeil. Tous les moyens scientifiques connus de provoquer à dormir leur sont familiers. Mais cela n’a pas d’importance. Au retour, Mona et moi, fûmes transportées en palanquin, en chaise à porteurs plutôt. Or, le voyage de cette habitation à Calcutta dura quatre jours.

— Quatre ! les porteurs hindous parcourent environ vingt-cinq kilomètres par étape.

— Oui, mais ils ont certainement fait de longs détours.

Max se dressa très intéressé :

— Vous vous en êtes aperçue ?

— Oh ! par raisonnement surtout, le pays m’était et m’est inconnu. Seulement, nous n’avons rencontré aucune agglomération… La nuit, nous campions sous des tentes. Or, dans le Bengale, voyager si longtemps en dehors des endroits habités, indique un parti pris de les éviter.

— Très juste.

— C’est pourquoi je n’hésite pas à appliquer aux détours inutiles la moitié du chemin parcouru.

— Ce qui vous amène au chiffre de cinquante kilomètres.

— Vous l’avez dit.

Tous deux se turent, pensifs, ils songeaient à la difficulté de retrouver la propriété en question. Autant chercher une aiguille dans une meule de foin.

— Et pourtant il faut la découvrir, gronda soudain Max, il le faut. Car par elle, nous arriverions certainement au repaire des bandits.

Sara l’interrogeant du regard, il continua :

— Sans doute, le parleur du sans fil que j’ai emporté du bastidou, est réglé de façon à correspondre avec une ligne de postes établie entre Marseille et cette villa mystérieuse.

— C’est vrai.

— De là, nous pourrions nous mettre en communication, surprendre une part du secret, que sais-je.

Et s’ancrant dans son idée :

— Autre chose encore. Les Masques Jaunes craignaient de vous voir arriver dans ce pays. Rappelez-vous leurs efforts pour vous empêcher de descendre au Sud, au Sud où vous souhaitiez vous embarquer pour l’Inde.

— Oui, en effet, mais…

— C’est donc, continua le jeune homme avec ce sens déductif si développé chez lui, qu’une fois à Calcutta, la découverte de la maison mystérieuse n’est pas aussi difficile que nous le pensons.

— Peut-être.

— Sûrement. Et pour qu’il en soit ainsi, que faut-il ? Que la propriété soit, non pas à cinquante kilomètres de Calcutta, car, alors, on aurait une immense circonférence à explorer ; la recherche attirerait donc forcément l’attention ; les Masques Jaunes, dont les ramifications sont innombrables, auraient le temps d’aviser, d’agir.

— D’où vous concluez ?

— Que l’on peut tomber juste sur la propriété, au débarqué dirais-je presque, et que par suite, elle est toute proche de Calcutta.

— Soit ! Alors comment expliquez-vous les quatre jours de marche de mes porteurs ?

— Ils ont décrit un grand cercle aboutissant tout près de leur point de départ.

— Comment n’avons-nous pas eu, durant notre captivité, l’impression du mouvement d’une cité populeuse toute voisine ?

— Question topographique. L’horizon était-il barré ?

La duchesse se leva toute droite, et avec une émotion singulière :

— Oui, oui, des hauteurs boisées.

— Dans quelle direction ?

— Ouest-Sud-Ouest, autant que mes souvenirs se peuvent orienter.

Du coup, Max se prit à sourire.

— Alors, je descends dans le quartier du Commerce. À la première librairie, je me munis d’une carte de la région au cent millième, nous y cherchons des hauteurs masquant Calcutta à l’Est-Nord-Est.

— Pourquoi Est-Nord.

— Parce que de l’autre côté vous les voyez Ouest-Sud ; nous les voyons, nous, à l’envers.

— Ah ! s’écria la Parisienne, je commence à croire qu’avec vous, je réussirai. Quel agent de police vous auriez fait, M. Max.

Celui-ci se prit à rire.

— Il est certain que si les chefs de sûreté pouvaient, décider les romanciers à entrer à leur service, la police serait mieux faite ; mais pour l’instant, continuons à rester policier-amateur et résumons nos découvertes.

Puis, comptant sur ses doigts :

— La résidence cherchée est entre huit ou dix kilomètres de la ville, séparée de celle-ci par des collines boisées. Elle est dans une vallée, boisée également, à distance de grandes routes, desservie seulement par des chemins d’importance secondaire.

— Cela est vrai, murmura Sara stupéfaite, mais comment le savez-vous ?

Il haussa les épaules.

— Trop simple ! Oubliez-vous m’avoir déclaré que vous n’aviez pas eu l’impression de la circulation intense qui s’opère aux abords des cités importantes.

— Sans doute, mais de là à affirmer.

— S’il y avait eu aux environs une grande route, vous auriez perçu des bruits de convois, de troupeaux, de caravanes. La nuit surtout les bruits se propagent fort loin…

— En effet. Comment n’ai-je point pensé à cela ?

— Parce que vous avez préféré me l’entendre dire, répéta Max Soleil avec un regard malicieux.

Mieux que personne, il savait par expérience que l’esprit de déduction est extrêmement rare, mais que ses raisonnements sont si aisés à comprendre que le public ne croit jamais se trouver en face d’une faculté supérieure. Il reprit, du reste, d’un ton enjoué :

— Donc, je vais en ville. J’achète une carte. Je loue une automobile.

— Une automobile ?

— Oui. Pour aller plus vite en nous fatiguant moins.

— Mais le mécanicien…

— Ne nous gênera pas, car ce sera moi. Vis-à-vis du loueur, c’est une simple question d’arrhes. Au surplus, grâce aux annonces des journaux, la suite de miss Mousqueterr doit jouir de la confiance générale.

Cette fois Sara, se mit à rire franchement.

— Heureusement que l’on nous a considérés comme des seigneurs sans importance de la suite de la chère mignonne. Voyez-vous qu’ils aient imprimé mon nom, celui de Mona. Nous n’aurions eu qu’à nous rembarquer au plus vite, sous peine de retomber entre les griffes des misérables.

J’achète une carte.
J’achète une carte.

Le romancier l’interrompit :

— À ce propos, Madame, permettez-moi de vous adresser une question qui a peut-être un certain intérêt.

— Dites, dites, je vous en prie.

— Vous estimez que Dodekhan a été…

Il s’arrêta, hésitant à prononcer le mot qui raviverait la douleur de la duchesse. Mais celle-ci acheva d’un ton grave :

— Je crois qu’il a été massacré, comme mon bien-aimé Lucien. Je les ai vus sous le couteau des assassins.

— Oui, sans doute. Mais vous avez vu aussi leur vainqueur, Log…

— Tomber, le crâne fracassé d’un coup de revolver.

— C’est devant cette vision du téléphote que Mlle Mona a perdu la raison.

— Pauvre amie !

— Oui, cela est atroce. Seulement, si de deux maîtres du Drapeau Bleu, on retranche deux, il me semble qu’il reste zéro. Qui donc s’est substitué à eux et continue à vous persécuter ?

Sara demeura muette, la question si simple, si élémentaire d’apparence une fois posée, elle ne se l’était jamais faite. Elle murmura lentement, d’un air méditatif :

— Log a été tué. J’ai vu, j’ai bien vu, le crâne éclaté, ce corps roulant sur le sol.

Et, avec un vague espoir dans les yeux :

— S’ils avaient fait grâce à Dodekhan ?

Mais Max secoua légèrement la tête :

— Hélas ! Madame, Dodekhan ne serait pas votre ennemi.

Elle ne répondit pas, pencha le front vers la terre, et resta un instant ainsi. Peut-être tout bas se gourmandait-elle de s’être, une fois encore, prise à l’espérance de l’impossible.

— Et pourtant, reprit-elle comme avide de montrer son énergie revenue, la lutte était circonscrite entre eux.

— Absolument ?

— Absolument. Eux seuls avaient Ta clef des signes secrets auxquels obéissaient les Sociétés Asiatiques. Dodekhan surtout, puisque nous avons été renvoyées en Europe sur sa promesse de révéler, à Log, ce que ce dernier ignorait encore :

— Alors, fit le Parisien comme se parlant à lui-même, le chef actuel !

— Je ne le connais pas.

— Il me semble que si.

Du coup, la jeune femme considéra son interlocuteur avec une surprise non dissimulée.

— Expliquez-vous.

— C’est aussi mon intention. Dans votre récit, une chose m’a frappé. Log y apparaît comme une seule de personnage double, toujours flanqué d’un serviteur géant.

— San !

— Précisément. Par ses fonctions, ce San devait en connaître long sur l’organisation de la confédération asiate.

— Je crois que Log n’avait pas de secrets pour lui.

— Eh bien, mais, n’y a-t-il pas là un chef tout trouvé ? Oui, certes, un chef incomplet, et comme intelligence, et comme savoir ; mais un chef possible, par comparaison avec les autres affiliés.

— Au fait, vous avez raison.

— Et puis, cela explique le décousu de ses manifestations. Vous êtes enfermée avec Mlle Mona dans une maison de santé. Un homme de haine, mais d’esprit pondéré doit vous juger suffisamment punies, suffisamment rayées de la circulation. Pas du tout, ses agents ont reçu l’ordre de favoriser votre évasion et de vous pousser vers l’Est. Cette complication est d’un esprit secondaire, banal. Cela est compliqué, hasardeux, et la preuve est que vous l’avez prévenu ; vous avez fui. Sans notre imprudence, à miss Violet et à moi, ils ne vous auraient pas retrouvées.

— Ne parlez pas ainsi.

— Pourquoi ? l’histoire n’est pas du roman. Les choses se sont passées ainsi, il faut le dire. Après tout, nous vous avons aidé de notre mieux à dépister les espions maintenant rayés définitivement du monde pensant. Pour en revenir à nos moutons, j’affirme que San a pris la place des maîtres disparus.

Sans vouloir s’expliquer davantage, le romancier se leva, et paisiblement :

— Vous plaît-il de m’accompagner, Madame ?

Elle répondit affirmativement, tout émue encore, du chemin vers la vérité parcouru durant son entretien rapide avec Max Soleil.

Elle avait compris la terrible puissance du raisonnement de l’auteur. Elle voyait clairement à présent par quel enchaînement logique d’arguments il avait reconstitué le drame du bastidou Loursinade.

Une demi-heure ne s’était pas écoulée, que, ayant pris congé de Violet et de sir John, auxquels ils recommandèrent Mona, tous deux sortaient de Trefald’s-Cottage et descendaient vers les quartiers commerçants avoisinant le Gange.

Chez Broad and Bridd, les grands papetiers-libraires de la métropole hindoue, les touristes se procurèrent sans peine une de ces excellentes cartes de la ville et banlieue, analogues à celles que dresse en France le ministère de l’Intérieur.

Un court séjour dans un Icer. sorte de kiosques ouverts de tous côtés, et dans lesquels des indigènes vêtus de blanc, le turban sick au front, servent des boissons glacées, leur permit de consulter la carte tout à leur aise.

Sous leurs yeux, figurée par des alignements de taches roses, la ville se développait sur la rive gauche du Gange-Hougly. Ils remarquèrent la voie ferrée, sensiblement parallèle au fleuve, voie qui traverse la ville.

Et, suivant une perpendiculaire au chemin de fer, le canal du Gange-Brahmapoutre-delta, lequel a son entrée dans la cité, décrit une longue courbe vers le nord, puis s’infléchit de nouveau à l’ouest pour atteindre le fleuve sacré.

Or, presque aussitôt, Max eut une légère exclamation :

— Tenez, Madame, voici en quel endroit vous étiez prisonnière.

Son index traçait sur la carte une ligne bissectrice de l’angle formé par le canal et le cours de l’Hougly.

À une distance que l’échelle au cent millième, permettait d’évaluer à dix kilomètres environ, semblant former l’embryon du dernier côté d’un triangle dont les cours d’eau eussent figuré les deux autres, une série de hachures soulignait cette inscription Black-Hills (collines Noires) et, en arrière de cette barrière orographique qui l’isolait de la cité, une plaine couverte d’un pointillé indiquant des bois futaie, se montrait avec la dénomination de Hunting-Reserve.

Son index traçait sur la carte une ligne bissectrice.
Son index traçait sur la carte une ligne bissectrice.

— C’est dans le Hunting qu’il faut chercher, dit encore le romancier.

Et Sara, l’interrogeant du regard.

— Les précautions étaient bien prises par vos ennemis. À deux pas de Calcutta, ils s’étaient ménagé une retraite sûre. Une propriété cachée au milieu d’une forêt et sans doute fermière du droit de chasse. Un désert boisé au milieu d’une province surabondamment peuplée.

Puis brusquement :

— Quand vous avez quitté votre prison, vous pouviez regarder en toute liberté ?

— Sans doute.

— Je veux dire, aucun moyen de circonscrire votre vue n’avait été employé par vos gardiens, vos porteurs.

— Aucun.

— Et reconnaîtriez-vous le chemin parcouru ?

Sara hésita un instant.

— Je l’espère, fit-elle enfin.

— Voyons, rappelez vos souvenirs. Tout d’abord, vous avez circulé par des chemins bordés de futaies, un chemin forestier.

— Oui, oui, affirma-t-elle.

— Puis, la route, plane au début, a accusé des pentes. Vous avez eu l’impression de franchir une passe au milieu de hauteurs.

— Peu élevées, c’est vrai encore.

Une admiration était en l’esprit de la Parisienne. Elle s’étonnait de la clarté avec laquelle Max lisait cette carte, après avoir deviné à l’avance ce qu’il y trouverait.

— Bien, reprit-il tranquillement, sans paraître soupçonner le sentiment qu’il faisait naître. Vous passiez alors cette seconde ligne de coteaux, qui bordent la plaine au Nord comme les Black-Hills la limitent au Sud.

Et brusquement :

— Avez-vous remarqué le point où la route quittait les fourrés, pour se développer dans la plaine.

— Oh oui, dit-elle ; des plantations de cotonniers, un village à gauche de la route ; un village musulman, le minaret dominant une mosquée de bois l’indiquait. Après les cotonniers, des pâturages, coupés de barrières de bois, entre lesquelles se trouvaient parqués des animaux, chevaux, buffles à bosse, et des moutons même.

— Oui, un paysage agricole, avec ce point très spécial dans cette région presque exclusivement boudhique ou brahmanique, un temple musulman. Eh bien, mais, Madame, je crois que nous n’aurons aucune peine à découvrir la cachette des Masques Jaunes, ou adeptes du Drapeau Bleu, à votre choix. Occupons-nous de notre véhicule.

Le barman soldé, les deux voyageurs se mirent en quête d’un négociant en automobiles. Dans Calcutta, cité de huit cent mille habitants, dont les Anglais, avec leur sens inné du confort, ont fait une ville européenne, tout ce qui touche aux commodités de la vie se rencontre.

Au bout de cinquante pas, une immense devanture, bois et verre, leur offrit ce qu’ils cherchaient.

Tous deux pénétrèrent dans le magasin, où un homme vêtu d’un complet de légère flanelle blanche s’empressa aussitôt à leur rencontre.

— Vous désirez ?

— Louer une automobile pour nous deux, afin de nous promener aux environs.

— Je n’ai pas de mécanicien disponible.

— Tant mieux, car je n’en veux pas.

Le marchand regarda Max, puis Sara. Un sourire aimable entr’ouvrit ses lèvres.

— Bon ! bon ! Je comprends, vous êtes nouveaux dans le mariage.

Et sans prendre garde au haut-le-corps que provoqua sa supposition erronée :

— Alors, dès l’instant où nous supprimons le mécanicien, cela va tout seul. J’ai justement là une voiture admirable pour la promenade, une électrique douce, silencieuse, une véritable auto de dame.

Cinq minutes après, on était d’accord.

En apprenant que ses clients faisaient partie de « la suite » de la multimillionnaire miss Violet Mousqueterr, le négociant voulut refuser les arrhes de garantie offertes par le Parisien.

Celui-ci dut insister pour décider son interlocuteur, tout en le remerciant de la confiance qu’il avait témoignée.

Comme on le voit, l’annonce passée dans la presse avait produit son effet, et tout commerçant sérieux de la bonne ville de Calcutta savait à cette heure que Trefald’s Cottage abritait l’héritière de l’une de ces immenses fortunes que la foule envie avec rage et qu’elle salue avec bassesse.

Les accumulateurs furent chargés.

C’étaient des Shephewpard, d’invention récente, que l’Académie des Sciences a décorés de ce titre louangeur : Liquéfacteurs d’électricité, afin d’indiquer ainsi, qu’à volume égal, les dits accumulateurs emmagasinent dix fois autant de force que tout autre appareil concurrent.

— Avec eux, assura le loueur, la voiture pourrait effectuer un parcours de seize cents kilomètres sans avoir besoin de se réapprovisionner.

— En route !

Max actionna les leviers, en homme pour qui l’automobilisme n’a point de secrets. Puis, les mains appliquées sur la roue de direction, maintenant l’appareil à une allure modérée dans la traversée de la ville :

— Madame, dit-il à sa compagne ; nous allons suivre l’Hougly, nous piquerons ensuite sur les collines Noires. Nous contournerons le Hunting-Reserve, que nous côtoierons sur sa face nord, jusqu’à ce que nous ayons retrouvé le petit village mahométan signalé par vous.

— Et… ?

— Ce village nous indiquera, la route par laquelle vous avez quitté les bois. Il ne nous restera plus qu’à nous y engager et à remonter la piste parcourue par vos porteurs. Si vous vous souvenez, cela sera facile. Sinon, nous tâtonnerons un peu, et nous arriverons quand même, car l’espace à fouiller est assez limité.

La ville noire, après les quartiers du commerce, défila sous les yeux des voyageurs. Puis, les rues disparurent, remplacées par des jardins, des villas de plus en plus espacées. Maintenant, l’Hougly développait son cours paresseux, dont aucun obstacle ne cachait les beautés.

Pagodes fouillées en coffrets précieux, habitations luxueuses, escaliers de marbre descendant au fleuve, végétations fleuries, se côtoyaient, s’amalgamaient en un spectacle féerique.

Les voyageurs, pris par la splendeur du site, oubliaient le but de leur promenade. Mais cette absence de pensée ne dura pas longtemps.

À quelques milles de Calcutta, une route se présenta se détachant vers l’Est.

Max la montra à sa compagne. Celle-ci approuva d’un signe de tête. Et l’automobile, accélérant son allure, fila rapidement.

Très plat tout d’abord, le terrain ne tarda pas à accuser des rampes successives, non point abruptes, mais allongées et peu pénibles à gravir.

À un mendiant fakir, accroupi au bord du chemin, Max ayant demandé :

— Comment se nomment ces hauteurs ?

Le fakir répliqua :

— Black-Hills.

— Alors, nous sommes dans le bon chemin, fit remarquer le Parisien à sa compagne.

L’on s’élevait toujours. Enfin, l’automobile roula sur un plateau d’où la vue s’étendait librement au loin. Ce plateau occupait le sommet d’une colline, au milieu d’une chaîne de hauteurs dont la direction générale semblait être Ouest-Nord-Est.

De ce côté, les éminences apparaissaient dénudées, découpées en carrés, en rectangles par les cultures. Mais vers le Nord-Est, elles se couvraient d’un manteau sombre de verdure.

— La forêt, indiqua le jeune homme.

Sara regarda, mais sans desserrer les lèvres. Une évocation intense la bouleversait à cet instant. Ainsi, c’était là, dans ces taillis cachant la terre qu’elle avait été captive. C’était de là qu’elle était partie confiante pour rentrer en Europe ! Malheureuse ! qui n’avait pas compris le tragique dévouement de son mari.

La sauver, elle, et mourir pour conserver l’honneur à Dodekhan, à ce généreux Maître du Drapeau Bleu qui les avait protégés de tout son pouvoir.

Et elle revenait en ce pays maudit. Une force mystérieuse l’y avait appelée. Oui. Elle voulait découvrir la tombe de son mari. La tombe ! Néant où la sentimentalité humaine s’obstine à voir quelque chose.

À présent, l’automobile descendait des pentes douces. Au-dessous d’eux, les voyageurs distinguaient une large vallée coupée de cultures et de pâturages, et au loin, éclairées obliquement par le soleil descendant vers l’horizon, des collines rougeâtres, avec toujours, à l’Est, la ligne sombre de la forêt.

La plaine fut traversée, la seconde rangée de coteaux fut franchie.

— Maintenant, Madame, prononça Max qui tira ainsi la duchesse de sa rêverie, nous allons marcher parallèlement à ces mouvements du terrain, je vous demande d’accorder toute votre attention au paysage, nous entrons dans la région où votre… mémoire peut nous faire gagner un temps précieux.

Elle promit d’un signe. Et chassant courageusement ses pensées tristes, elle se contraignit à l’observation unique de ce qui l’entourait.

La voiture électrique roulait sans bruit sur un chemin de traverse, épousant étroitement la direction des collines.

Bientôt, les pentes se couvrirent de buissons, de bouquets d’arbres isolés, sentinelles avancées de l’armée forestière des arbres. Puis, les troncs aux panaches de verdure se montrèrent plus serrés ; sous le dôme des feuillages régna la pénombre bleutée des sous bois. Les voyageurs côtoyaient la forêt.

De loin en loin, un chemin, sentier de raccourci, percée d’exploitation, se détachait de la route suivie pour se perdre sous les arbres. Max saisissait alors le levier de réglage. Il ralentissait l’allure de l’appareil. Mais Sara secouait la tête, et l’auto reprenait sa marche rapide.

Cela dura, longtemps ; la route s’éloignait insensiblement de la lisière des bois, tendant peu à peu à redresser son tracé vers le Nord. Elle se bordait de hautes végétations, qui masquaient la bande de terrain comprise entre elles et le pied des collines.

À présent, quand un chemin transversal se présentait, Max devait y engager la voiture, parcourir quelques centaines de mètres, et revenir sur ses pas en constatant l’absence des points de repère indiqués naguère par la duchesse.

Et de plus en plus, la route s’infléchissait vers le Nord.

Une hésitation se peignait sur les traits du romancier. S’était-il trompé dans ses déductions ? Sans doute, le sentier suivi pour sortir de la forêt pouvait rejoindre la route bien loin dans la campagne, mais alors le minaret, la mosquée n’étaient plus des jalons certains ; on ne les apercevrait pas sans doute au passage. Soudain, un cri étranglé de sa compagne le fit sursauter.

— Arrêtez ! Arrêtez !

D’un coup sec du levier, il embraya les freins.

— Qu’est-ce ?

— Cela ! cela ; je l’avais oublié, mais j’ai vu cela, je l’ai vu.

Sa main, se tendait vers un poteau en bois, peint de spires alternées blanches et rouges, et au sommet duquel se contorsionnait une de ces statuettes grimaçantes de Dheera, la sinistre divinité des morts violentes.

— C’est un poteau de Dheera, fit le Parisien.

— Oui, oui : mais cela m’a frappée, car cela se trouvait à l’angle du sentier suivi par mes porteurs et de la route.

Un sourire fut la seule réponse de Max.

— Vous ne croyez pas ? fit-elle saisie.

— Si, si, je crois que vous avez vu une figurine semblable. Il en existe des milliers dans l’Inde. Elles indiquent un endroit où s’est commis un crime, tout comme les croix dressées dans la campagne française.

— Oui, c’est possible, mais celui-ci, je le reconnais.

— Vous vous suggestionnez.

— Non, je vous jure que c’est ce poteau que j’ai vu.

— Alors, comment expliquez-vous que le chemin de la forêt ait disparu ?

La question fit pâlir Mme de la Roche-Sonnaille. C’était vrai ; elle l’avait affirmé elle-même, le sentier devait s’embrancher en ce point sur la route, et elle avait beau regarder, écarquiller les yeux, elle n’apercevait rien qui ressemblât à une voie fréquentée par les hommes.

Des buissons enchevêtrés formaient une barrière verte, à travers laquelle il était évident qu’une chaise à porteurs n’aurait jamais pu passer.

— Et cependant, prononça-t-elle à haute voix, mes sens me disent que je me trompe ; mais je sens que je ne me trompe pas.

— Ma foi, plaisanta l’écrivain, à moins d’admettre que l’on ait supprimé, le sentier, après vôtre départ…

Mais le sourire s’effaça de sa physionomie.

— Tiens, tiens, au fait, pourquoi pas ?

Puis, rencontrant le regard questionneur de sa compagne :

— Ces gens-là disposent de moyens d’une puissance incalculable.
SA MAIN SE TENDAIT VERS UN POTEAU DE BOIS, PEINT DE SPIRES ALTERNÉES.

— Incalculable est le mot, redit-elle avec un tremblement dans la voix.

— Or, quand on n’est limité, ni par la dépense, ni par le nombre des travailleurs, rien n’est aisé comme de supprimer une route. Excellent moyen de dépister ceux qui souhaitent la retrouver, à moins que cela ne les mette sur la piste.

Il avait sauté à terre, s’était porté auprès du poteau Dheeriste, s’était aplati sur le sol, disparaissant à demi sous les feuilles des buissons.

Mais ce qu’il faisait demeurait incompréhensible pour la duchesse. Max avait tiré une cordelette de sa poche et gravement il l’enroulait successivement autour du pied de chacun des arbustes formant la haie.

Ceci terminé, il se retourna vers sa compagne :

— Je reviens de suite. Ce disant, il se coulait à travers les branches. Sara ne l’apercevait plus. Une anxiété lui serrait le cœur. Allait-il se rendre compte que son sentiment ne l’induisait pas en erreur.

Les buissons furent secoués comme par un cyclone. Max en jaillit, les cheveux ébouriffés, la joue déchirée par une épine, mais joyeux, triomphant, il lança cette exclamation :

— Vous aviez raison.

Puis, se rapprochant de la voiture, il continua d’un ton plus prudent :

— Sur la largeur d’un chemin communal, on a planté des arbustes, ma ficelle m’a révélé des tiges plus faibles, plus jeunes que le reste. La taille permet bien d’égaliser les feuillages ; mais on ne saurait truquer les tiges.

— Alors de l’autre côté, murmura Sara palpitante, vous avez aperçu le minaret ?

— Non, un rideau d’arbres doit le masquer ; mais au loin, j’ai reconnu les barrières à bétail que vous m’avez signalées ; quant au chemin…

Il désigna le poteau de Dheera.

— Il aboutissait dans l’axe de la route. En le quittant, les porteurs ont continué tout droit vers le Nord, sans aucun crochet.

— Oui, oui.

— On l’a déplacé ; il court à travers champs ; je suis sûr qu’il rejoint la route, un peu plus loin, mais perpendiculairement à l’axe. Vous comprenez le déguisement, un sentier parallèle à l’axe, ne peut pas être reconnu dans un autre affecté de perpendicularité.

Et gaiement :

— En marche, en marche. Je commence à croire que nous brûlons.

D’un bond, il fut à son poste de mécanicien. L’automobile se reprit à filer. Cinq cents mètres plus loin, Max stoppait devant un chemin s’ouvrant sur la droite, dans la perpendiculaire de l’axe de la route.

— Tenez, Madame, voici notre sentier voyageur. C’est lui qui va nous guider vers l’endroit où vous avez été portée hors de la forêt.

À petite vitesse, le véhicule s’engagea dans le chemin mal entretenu, bossué de protubérances, creusé d’ornières. Max avait besoin de toute son attention pour diriger sa machine sans provoquer un accident.

Cette voie difficile, à l’aspect d’une voie temporaire d’exploitation, s’enfonçait dans les terres, semblant n’avoir d’autre usage que de desservir des champs bornés au fond par un bouquet de grands arbres…

Seulement, quand ce petit bois eut été dépassé, la route tourna sur elle-même dans la direction de la forêt. Elle décrivit à travers la plaine des courbes variées, et soudain, les deux voyageurs poussèrent le même cri :

— Le minaret !

C’était vrai ; à droite du chemin se dressait la mosquée rustique signalée par Mme de la Roche-Sonnaille, tandis qu’à gauche, des parcs à bestiaux entrecroisaient leurs barrières de bois.

Aucun doute ne pouvait subsister. C’était bien dans le Hunting-Reserve que la jeune femme avait dit l’adieu éternel à son mari.

Mais Max ne pouvait longtemps demeurer inactif.

— Madame, je vous en conjure, souvenez-vous. Nous allons entrer sous bois. Efforcez-vous de me maintenir dans la bonne voie.

— Allez. Je ferai tout le possible.

À petite allure, l’automobile s’engagea sous bois. À faible distance de la lisière une fourche se présenta. Sans hésiter, la duchesse désigna l’avenue de droite.

Celle-ci, par une oblique, gravissait les pentes. Au sommet, elle courait à travers une partie de bois moins épaisse, coupée de clairières et d’étendues herbeuses.

Imperturbable, tout à son rôle de guide, Sara se décidait presque sans effort à la rencontre des chemins. Elle ne se souvenait plus de ses douleurs, prise par l’émotion angoissante de cette chasse au souvenir.

L’automobile redescendit, retrouva le terrain plat. Elle roulait à présent dans la vallée intermédiaire, dans ce Hunting-Reserve, où les bourreaux de Lucien, de Dodekhan, avaient caché leur crime. Et brusquement, à un carrefour où deux allées se coupaient en croix, Sara étendit la main vers un des tronçons, en murmurant d’une voix étouffée :

— Là, tout près, la porte où je lui ai dit adieu !

Ainsi, ces deux Parisiens, égarés dans le Bengale inconnu, avaient atteint leur but. Une émotion terrible les étreignit tous deux. À deux pas, derrière les feuillages, les assassins se cachaient peut-être encore, ignorants de la présence de vengeurs.

Une pantoufle gisait sur le plancher.
Une pantoufle gisait sur le plancher.

Vengeurs ! mot prétentieux ! Un romancier, une jeune femme, seraient-ils capables d’entamer la lutte ? L’idée traversa leur esprit. Mais elle s’évanouit devant une curiosité anxieuse, que Sara traduisit presque sans en avoir conscience par ces mots :

— Cachons l’automobile dans le fourré, et cherchons à voir.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il était près de deux heures du matin, quand l’automobile déposa les voyageurs à la grille de Trefald’s Cottage.

Ils avaient emporté les clefs de la propriété, afin de ne troubler personne, au cas prévu où leur excursion se prolongerait. Ils ouvrirent donc, conduisirent le véhicule à la remise, puis doucement ils gagnèrent l’entrée de l’habitation.

Là, une surprise les attendait. La porte était entr’ouverte.

— Oh ! ces domestiques hindous, grommela le romancier, tous les mêmes, incapables d’un service sérieux !

Mais à l’intérieur ce fut autre chose. Toutes les portes étaient ouvertes au large, et au pied de l’escalier accédant à la chambre de Violet, une petite pantoufle gisait sur le plancher. Max pâlit.

— Que s’est-il donc passé ici en notre absence ?

Tout aussi inquiète, Sara gravissait déjà les degrés. Au premier, les portes se présentaient encore ouvertes au large.

— Mona, Violet.

— Sir John ! sir John !

Ces cris se croisèrent, sans éveiller aucun écho.

Alors les voyageurs se sentirent mordus au cœur par l’épouvante. Ils se ruèrent en avant, firent irruption dans les pièces, affectées aux jeunes filles… Les salles étaient vides. Ils parcoururent toute la maison, appelant, criant, la douleur faussant leurs voix. Rien ne répondit. Leurs compagnons de voyage avaient disparu sans laisser de traces. Les serviteurs hindous semblaient s’être évanouis en fumée.