MISS BRONTË
SA VIE ET SES OEUVRES

II.
The Life of Charlotte Brontë, by Mrs Gaskell, 2 vol., London, Smith, Elder and C°, 1857. II. The Professor, a tale, by Carrer Bell, 2 vol. in-8o, London, Smith, Elder and Co, 1857.



I

L’éducation de Charlotte s’était faite dans la solitude et le chagrin ; ses œuvres furent enfantées dans la douleur. Représentons-nous bien la vie de Charlotte pendant les quelques années qui précédèrent l’apparition de Jane Eyre. La santé d’Anne et d’Emilie est altérée à des intervalles inégaux, mais de plus en plus rapprochés, apparaissent la terrible toux et la migraine, signes des maladies de langueur. La vue de M. Brontë s’est entièrement obscurcie. Dans l’intervalle de ses accès, Branwell mène la plus triste conduite ; il lasse la pitié et l’amour de ses sœurs. Pour satisfaire ses impérieuses habitudes, il est devenu rusé comme un sauvage et comme un mangeur d’opium. De temps à autre il trouve de l’argent on ne sait où ; alors s’aggravent à la fois sa maladie et les tourmens de ses sœurs ; puis, quand tout est fini et qu’il est forcé de s’arrêter, ses nerfs se calment, et sa santé se rétablit sous l’empire de ces privations salutaires. Pendant quatre années consécutives, son nom revient dans les lettres de Charlotte, et toujours accompagné de circonstances douloureuses. La bonne, la compatissante Charlotte finit elle-même par être fatiguée de ce spectacle navrant ; elle n’a plus le courage d’aimer ce frère autrefois adoré, elle n’a plus la force même d’avoir pitié ; son cœur est las.


« Nous avons eu de tristes embarras avec Branwell. Il ne pensait à rien qu’à noyer son désespoir et à oublier ses tourmens. Personne dans cette maison ne peut avoir de repos. Enfin nous avons été obligés de le faire partir pour une semaine, sous la garde de quelqu’un qui le surveillera. Il m’a écrit ce matin, et sa lettre exprime quelques sentimens de repentir… Mais je n’ose espérer la paix tant qu’il restera à la maison. Nous devons tous, je le crains, nous préparer à une saison de douleurs et d’inquiétudes. Lorsque je vous laissai la dernière fois, j’avais un vif pressentiment que le chagrin allait me rendre une nouvelle visite. »

« Août 1845. Les choses vont à la maison comme d’habitude ; elles ne vont pas bien relativement à Branwell, quoique sa santé et par conséquent son caractère se soient un peu améliorés depuis un jour ou deux, grâce à une abstention forcée. »

« 17 août 1845. J’ai tardé à vous écrire, parce que je n’ai pas de bonnes nouvelles à vous communiquer. J’ai peu d’espoir en Branwell. Je crains quelquefois qu’il ne soit plus bon à grand’chose. Le dernier coup qu’ont reçu ses sentimens et ses espérances l’a complètement stupéfié. Il n’y a que le manque absolu d’argent qui soit un frein pour lui. On doit à la vérité espérer jusqu’à la fin. C’est ce que j’essaie de faire, mais l’espérance dans la situation présente me semble parfois une pure duperie. »

« 4 novembre 1845. J’espérais pouvoir vous prier de venir nous voir à Haworth ; mais Branwell est encore à la maison, et tant qu’il y sera, vous ne pouvez venir. Plus je le vois, et plus je me confirme dans cette résolution. Je voudrais pouvoir dire un mot en sa faveur, mais je ne puis. Je suis forcée de retenir ma langue. »

« 31 décembre 1845. Vous dites justement, en parlant de ***, qu’il n’y a pas de souffrances pareilles à celles qui sont engendrées par le désordre. Hélas ! j’ai sous les yeux la preuve quotidienne de cette observation ; mais il semble dur en vérité que ceux qui n’ont pas péché soient obligés de souffrir autant. »

« 3 mars 1846. J’entrai dans la chambre de Branwell pour lui parler, une heure environ après mon retour : ce fut peine perdue. J’aurais pu m’épargner cet embarras : il ne fit pas attention à moi ; et ne me répondit pas ; il était stupéfié. Mes craintes n’étaient pas vaines. J’apprends que pendant mon absence il s’est procuré un souverain sous prétexte de payer une dette ; il est sorti immédiatement, a fait changer le souverain à la première taverne, et en a fait l’emploi que vous pouvez supposer. *** a conclu son rapport en disant que c’était un être désespéré, ce qui n’est que trop vrai. Dans son état présent, il est presque impossible de rester dans la même chambre que lui. Ce que l’avenir nous réserve, je ne le sais pas. »

« 31 mars 1846. Papa continue d’aller assez bien, sauf les fréquens chagrins que lui cause la misérable conduite de Branwell. Ici il n’y a de changement qu’en pis… »

« 19 décembre 1846…… J’espère que vous n’êtes pas complètement gelée ; le froid est ici terrible. Je ne me rappelle pas un tel hiver ; il est digne du pôle. L’Angleterre, dirait-on, a glissé dans la zone arctique ; le ciel semble couvert de glace, la terre est gelée, le vent est pénétrant comme une lame à double tranchant. Nous avons eu, en conséquence de cette température, des rhumes et des toux terribles. La pauvre Anne a souffert cruellement de son asthme ; maintenant elle va beaucoup mieux. Il y a eu deux nuits la semaine dernière où sa toux et sa difficulté de respirer faisaient peine à voir et à entendre, et où elle a dû beaucoup souffrir ; elle supporte cela comme elle supporte toutes les afflictions, sans se plaindre, en se contentant de soupirer de temps à autre, lorsque la douleur est trop vive. Elle a un héroïsme de résignation extraordinaire ; je l’admire, mais je ne saurais l’imiter.

Vous dites que je dois avoir des masses de choses à vous raconter que voulez-vous que je vous raconte ; il ne se passe rien ici, rien qui soit d’une nature agréable à raconter. Un petit incident est venu la semaine dernière nous rappeler à la vie ; mais s’il ne vous donne pas plus de plaisir qu’il ne nous en a donné, vous n’aurez pas à me remercier de vous en avoir fait part. Cet incident était tout simplement l’arrivée d’un officier du shérif qui était venu rendre une visite à B… pour l’inviter à payer ses dettes, ou à faire un tour à York. Nécessairement il a fallu payer ses dettes. Il n’est pas agréable de perdre ainsi de l’argent de temps à autre ; mais à quoi servirait-il d’insister sur ce sujet ? Cela ne le rendra pas meilleur. »

« 1er mars 1847….. Branwell s’est très mal conduit tous ces temps-ci. L’extravagance de sa conduite et les insinuations mystérieuses qu’il lâche par momens (car il ne parle jamais nettement) me font supposer que bientôt nous entendrons parler de nouvelles dettes contractées par lui. »

« 11 janvier 1848….. Nous n’avons pas été fort à notre aise à la maison depuis quelque temps. Par un moyen ou par un autre, Branwell s’est procuré de l’argent, et nous a rendu la vie très dure. Papa est harassé jour et nuit, et nous, nous n’avons pas de repos ; Branwell est toujours malade, deux ou trois fois il a eu des accès. Quelle sera la fin de tout cela ? Dieu le sait ! Mais quelle vie n’a pas quelque triste revers de médaille, une malédiction secrète, un squelette voilé derrière un rideau ? Il faut faire du mieux qu’on peut et endurer ce que Dieu nous envoie. »


Pendant quatre longues années, les yeux de Charlotte durent contempler ce douloureux spectacle, qui ne fut point perdu pour elle. Imaginez l’horrible instruction que ces trois jeunes filles durent tirer de cette aventure malheureuse, de cette maladie prolongée, châtiment du péché, des actions perverses du coupable cherchant dans la continuation du mal l’oubli d’un mal plus ancien, des paroles imprudentes prononcées dans la fièvre des accès ou dans le paroxysme de la colère ! Cet événement fut autre chose encore qu’une grande douleur, ce fut pour Charlotte comme un jour brusquement ouvert sur la vie humaine. Elle put saisir sur un sujet vivant les secrets des passions coupables, et ces mille détails de perversité et de corruption qui sont de telles anomalies pour une nature humaine saine et morale, qu’ils ne peuvent être devinés et doivent avoir été vus pour être décrits. L’aventure de Branwell et le séjour à Bruxelles sont les deux événemens qui semblent avoir le plus vivement agi sur l’esprit de Charlotte. De cette forte impression laissée sur elle par le spectacle du désordre et complétée par la réflexion et l’analyse sont sorties certaines peintures singulièrement dramatiques, qu’on ne croirait pas l’œuvre d’une jeune femme solitaire, dont la vie s’est écoulée dans le cercle le plus étroit. Quand on connaît l’existence de Charlotte, on demeure étonné de la vigueur avec laquelle ont été saisis et rendus non-seulement les frénésies et les transports de la passion, mais les sentimens pervers, les caractères dangereux, la logique sophistique du vice. Ajoutez aussi çà et là des détails qui arrêtent, font tressaillir de surprise et vous font demander : Où donc a-t-elle appris tout cela ? Charlotte était une de ces personnes qui justifient cette observation, que dans la science difficile du cœur humain le meilleur maître est la solitude, et qu’il n’est pas nécessaire, pour bien observer la vie d’être lancé dans le tourbillon. Charlotte et ses sœurs n’ont jamais vu le monde qu’à la dérobée, pour ainsi dire par des lucarnes soudainement ouvertes, par des trous de serrure, par des fentes de murailles. D’autant plus saisissant a été le spectacle, d’autant plus dramatique l’impression reçue.

Charlotte n’avait pas seulement à penser à Branwell. M. Brontë, nous l’avons dit, était devenu presque aveugle. Lui si ardent en politique, si curieux de nouvelles, ne pouvait plus lire ses journaux ; il fallait le conduire et l’installer dans sa chaire. D’un autre côté, Tabby, qui avait alors quatre-vingts ans, était devenue un embarras par sa persistance à vouloir continuer un service que ses forces ne lui permettaient plus, et que d’ailleurs on ne réclamait pas. On lui adjoignit une nouvelle servante ; mais Tabby empêchait tout empiétement sur ses attributions. Il en résultait de nouvelles fatigues pour miss Brontë, qui avait à recommencer secrètement l’ouvrage de la vieille servante. C’est au milieu de ces douloureuses et prosaïques occupations que Charlotte méditait et composait Jane Eyre.

Nous avons vu ce qu’était Charlotte dans sa jeunesse, à l’âge de dix-neuf ans, inquiète, troublée, pleine d’appréhensions et de visions, luttant contre sa nature et cherchant dans la religion un appui contre les attaques d’un invisible ennemi. Nous avons reconnu dans ses lettres l’accent de ses futures héroïnes. Telle qu’elle était alors cependant, elle était bien plutôt faite pour servir de sujet à un romancier ou à un poète que pour être elle-même un romancier. Le sujet est intéressant et fait pour piquer l’ambition d’un artiste, s’il s’en rencontre par hasard sur son passage ; mais si c’est elle-même qui doit être son propre romancier, il faut qu’elle se dédouble, qu’elle devienne extérieure à elle pour ainsi dire. Charlotte pourra-t-elle être son propre romancier ? La vie lui a enseigné bien des choses. Elle n’a plus de visions ni de craintes chimériques ; toutes ces ombres ont fui devant les réalités du malheur. Elle ne vit plus autant en elle-même, la fatalité l’a forcée à s’occuper beaucoup des autres. À cet âge de trente ans, elle est devenue une femme finement sensée, délicatement pratique, assez froide pour maîtriser ses émotions, assez lasse pour ne plus en désirer de nouvelles. Elle est dans la meilleure situation pour reproduire les impressions autrefois ressenties, car sa vie est close ; elle a parcouru le cercle d’expériences morales qu’elle devait parcourir. Laissons-la se peindre elle-même encore une fois. Nous verrons le chemin qui a été parcouru en dix années. Il n’échappera, en tout cas, à personne que, si autrefois Charlotte sentait plus qu’elle ne pensait, elle pense et observe maintenant beaucoup plus qu’elle ne sent. Tout artiste véritable est double : il est composé d’une nature sensible à l’excès, et d’une nature froide et judicieuse, — d’un frénétique et d’un critique. Le critique est apparu chez Charlotte Brontë.

« 2 avril 1845….. Cependant ces dangers matériels, une fois passés, laissent dans l’esprit la satisfaction d’avoir lutté avec la difficulté et de l’avoir surmontée. La force, le courage et l’expérience sont leurs inévitables résultats ; c’est pourquoi je doute que les souffrances purement morales aient aucune bonne conséquence, si ce n’est peut-être de nous rendre, par comparaison, moins sensibles aux souffrances physiques… Il y a dix ans, j’aurais beaucoup ri de la méprise que vous avez faite en prenant votre docteur célibataire pour un homme marié. Je vous aurais certainement jugée beaucoup trop scrupuleuse, et je me serais étonnée que vous eussiez pu regretter d’avoir été polie envers un homme de bonne compagnie, par la seule raison qu’il est unique au lieu d’être double. Maintenant toutefois je sais que vos scrupules sont fondés sur le sens commun. J’ai appris que si les femmes désirent échapper à l’imputation odieuse de poursuivre un mari, leurs actions et leurs regards doivent être froids, sans expression, morts comme le marbre et l’argile, car toutes les apparences de sentiment, de joie, de chagrin, d’amitié, d’antipathie, d’admiration, de dégoût, seront également interprétées par le monde dans le même sens, et regardées comme autant d’avances pour pêcher un mari. Peu importe, il est vrai ! Les honnêtes femmes ont leur propre conscience pour les soutenir après tout : par conséquent ne craignez pas trop de vous montrer telle que vous, êtes, bonne et affectionnée ; ne réprimez pas trop durement des sentimens excellens en eux-mêmes, parce que vous craignez que quelque fat ne s’imagine que si vous leur donnez libre cours, c’est dans l’intention de le fasciner. Ne vous condamnez pas à vivre à demi, dans la crainte que si vous montrez trop d’animation, quelque impertinence en pantalon ne se mette en tête que vous seriez bien aise de dévouer votre vie à son inanité. Cependant une conduite froide, décente, mesurée, est un trésor capital pour une femme, et vous possédez ce trésor. »

« A miss Wooler, 30 janvier 1846… Vous me demandez (à propos de Branwell) si je ne pense pas que les hommes sont des êtres étranges ? — Très étranges certainement. J’ai souvent pensé et je pense encore que la manière dont on les élève est bizarre ; ils ne sont pas suffisamment garantis contre les tentations. Les filles sont protégées comme si elles étaient quelque chose de tout à fait fragile et de tout à fait niais, et les garçons au contraire sont lâchés dans le monde comme si, de tous les êtres qui existent, ils étaient les plus sages et les moins capables de s’égarer… J’éprouve toujours une vive satisfaction à apprendre que vous vous trouvez heureuse, parce que cela prouve que, même dans ce monde, il y a une justice distributive. Vous avez travaillé durement, vous vous êtes privée de tout plaisir, presque de toute distraction dans votre jeunesse et dans le printemps de votre vie ; aujourd’hui vous êtes libre, et vous avez encore devant vous, je l’espère, bien des années de vigueur et de santé, pendant lesquelles vous pourrez jouir de la liberté. En outre j’ai un autre motif, et très égoïste celui-là, pour être ravie de votre bonheur : il me semble que même une femme seule peut être heureuse aussi bien que des femmes adorées et des mères orgueilleuses. Aujourd’hui je médite beaucoup sur l’existence des femmes non mariées et qui ne seront jamais mariées, et je suis arrivée à considérer qu’il n’y a pas de caractère dans le monde plus respectable que celui d’une femme non mariée qui fait son voyage dans la vie tranquillement, avec persévérance, sans l’appui d’un mari ou d’un frère, et qui, ayant atteint l’âge de quarante-cinq ans ou plus, garde à son service un esprit bien réglé, une disposition à jouir des simples plaisirs, assez de force pour supporter les peines inévitables, assez de sympathie pour compatir aux souffrances des autres, et de bonne volonté pour soulager les besoins dans la mesure de sa fortune. »

« 10 juillet 1846 Je vois que vous êtes engagée dans un dilemme d’une nature particulière et difficile ; deux routes sont devant vous. Vous souhaitez en conscience choisir la bonne, quand bien même elle serait la plus escarpée et la plus rude ; mais vous ne savez pas quelle est la bonne. Vous ne pouvez décider si le devoir et la religion vous commandent d’aller seule et sans amis dans le monde, de gagner votre vie par le travail de gouvernante, ou bien s’ils vous ordonnent de continuer à rester près de votre vieille mère, de négliger pour le présent toute perspective d’indépendance personnelle, et de supporter des ennuis journaliers, quelquefois même des privations. Je conçois qu’il vous soit presque impossible de décider cette question ; aussi je la déciderai pour vous. La bonne voie est celle qui nécessite le plus grand sacrifice d’intérêt personnel, qui implique la plus grande somme de bien fait aux autres, et cette route, nettement suivie, vous conduira, je le crois, avec le temps, à la prospérité et au bonheur, quoique d’abord elle semble vous en éloigner. Votre mère est vieille et infirme ; les personnes vieilles et infirmes ont peu de ressources pour être heureuses, beaucoup moins encore que né peuvent le concevoir ceux qui sont relativement jeunes et en bonne santé ; les priver d’une de ces ressources est cruel. Si votre mère est plus heureuse lorsque vous êtes avec elle, restez avec elle. Si votre départ devait la rendre malheureuse, restez avec elle. Vous ne tirerez probablement pas grand profit de vivre à ***, vous ne conquerrez pour cette action ni grandes louanges, ni grandes admirations ; cependant votre conscience vous approuvera peut-être : si elle vous approuve, restez avec votre mère. Je vous recommande de faire ce que j’essaie de faire moi-même. »

« 26 août 1846. — Le récit que vous me faites des intrigues amoureuses de ***, m’a fort amusée et m’a aussi attristée quelque peu. Je crois que la nature comptait sur lui pour autre chose, et le réservait à mieux qu’à perdre son temps à rendre malheureuses de pauvres filles inoccupées….. Les filles malheureusement sont obligées de prendre garde à lui et à ceux qui lui ressemblent, parce qu’en même temps que leur esprit est généralement inactif, leurs sensations sont neuves et fraîches, tandis que lui, qui a eu sa part de plaisirs, peut avec impunité se faire un passe-temps des tourmens des autres. La partie n’est pas égale. Je voudrais pouvoir faire entrer dans les âmes des persécutées un peu de la force tranquille de l’orgueil, un peu du sentiment si fortifiant de leur supériorité (car elles sont supérieures à lui parce qu’elles sont plus pures), un peu de la ferme résolution à supporter le présent et à attendre l’avenir. Si toute la population féminine qu’il obsède était armée de ces sentimens, il ne resterait à ***, qu’à battre en retraite. »

« J’ai été fort divertie de ce qu’elle m’a dit touchant un de ses désirs. Lorsqu’elle se mariera, elle souhaite que son mari ait une volonté à lui, dût-il être un tyran. Dites-lui que dans le cas où elle formerait encore ce désir, elle le modifie quelque peu. Si son mari a une forte volonté, il faut aussi qu’il ait un vigoureux bon sens, un cœur tendre et une notion exacte de la justice. Un homme avec un faible cerveau et une forte volonté est tout simplement une brute intraitable ; vous n’avez aucune prise sur lui, vous ne pouvez jamais le faire marcher droit. Un tyran, dans quelque circonstance que ce soit, est toujours un fléau. »


À coup sûr, il y a une grande différence entre ces lettres et celles d’autrefois. Charlotte est devenue maîtresse d’elle-même. Quoique écrites sous le coup du malheur, ces lettres sont calmes, fines et même quelquefois enjouées. Elles ne portent plus la moindre trace de terreurs chimériques et de vaines imaginations. Bon sens, esprit pratique, connaissance analytique des faits, vif sentiment du devoir, voilà ce qui les distingue.

Elle est maintenant préparée pour la littérature ; il ne faut plus qu’une circonstance favorable qui l’invite à donner la mesure de ses forces. Charlotte nous a raconté elle-même comment cette circonstance se présenta. Un jour elle découvrit par hasard un manuscrit de poèmes écrit de la main d’Emilie ; la lecture de ces poèmes, qu’elle trouva supérieurs à la plupart des publications contemporaines, lui mit en tête qu’ils méritaient d’être imprimés. Après avoir hésité quelque peu à confesser à Emilie sa découverte (car Emilie ne confiait jamais, même à ses sœurs, rien de ses sentimens et de ses actions, et ne permettait pas qu’on approchât d’elle de trop près), Charlotte provoqua la confiance de sa sœur en lui montrant à son tour quelques poèmes écrits par elle… Anne vint ensuite, encouragée par l’exemple de Charlotte, et soumit ses productions poétiques à l’examen de ses sœurs. Elles firent un choix de leurs poésies, en formèrent un petit volume, et décidèrent qu’il serait publié sous les pseudonymes d’Ellis, Currer et Acton Bell. Charlotte, en quête d’un éditeur, s’adressa à un libraire de Londres qui consentit à publier le volume, dont les sœurs se chargèrent d’ailleurs de faire les frais. Il n’y a rien de bien digne de remarque dans ces premières démarches littéraires, si ce n’est le soin extrême que les trois sœurs prennent à cacher leur véritable nom, même à leur éditeur. Ce n’était pas seulement leur timidité ordinaire qui les poussait à prendre ces allures mystérieuses, un sentiment d’orgueil y était aussi pour quelque chose. « Nous avions, dit Charlotte, le vague sentiment que les femmes auteurs sont vues avec prévention ; nous avions remarqué que les critiques emploient souvent la personnalité envers elles comme moyen de châtiment, et la flatterie comme moyen de récompense. » Le volume parut vers la fin de mai 1846. La bourse des trois sœurs était peu garnie, il y eut peu d’annonces, et cette première publication passa presque inaperçue.

Les trois sœurs ne se découragèrent pas : elles avaient publié ensemble leurs poèmes, elles eurent l’idée de publier ensemble un trio de nouvelles dont chacune serait l’œuvre de l’une d’entre elles. Dans cette pensée, Emilie composa Wuthering Heights, Anne Agnès Gray, et Charlotte le Professeur ; mais cette fois il fut difficile de trouver un éditeur, et les trois sœurs furent obligées de se résoudre à publier leurs œuvres séparément. Après de longs retards et de nombreux voyages de Londres à Haworth et de Haworth à Londres, les manuscrits d’Emilie et d’Anne finirent par trouver un éditeur dont les demoiselles Brontë ne semblent pas avoir eu beaucoup à se louer ; quant au manuscrit de Charlotte, il n’eut même pas la mauvaise chance des manuscrits d’Anne et d’Emilie : il fut refusé partout à l’unanimité. Charlotte, nullement découragée par ces refus réitérés, en affronta un dernier, et envoya son manuscrit à la maison Smith, Elder, de Londres. Le livre fut refusé, mais avec courtoisie. L’éditeur, avec discernement et bon goût, indiquait les parties faibles du livre et les raisons qui l’empêchaient de le publier. Ce refus courtois, qui donna lieu à un échange de lettres, laissait la porte ouverte à l’avenir. Moins d’un mois après, Charlotte envoyait à la maison Smith le manuscrit de Jane Eyre.

« Vous avez tort de croire qu’il est absolument nécessaire qu’une héroïne de roman soit belle pour être intéressante. Je vous prouverai que vous avez tort ; je vous montrerai une héroïne aussi petite et aussi laide que moi qui sera aussi intéressante qu’aucune des vôtres. » Le succès de Jane Eyre prouva que Charlotte avait raison, Ce succès commença, on le peut dire, avant même que le roman fût complet et que le personnage fût sorti entièrement du cerveau de Charlotte, car elle-même trouva son personnage tellement intéressant qu’elle ne put lâcher son œuvre qu’après l’avoir menée à bonne fin. Cette conception, qui a quelque chose de réellement contagieux, avait déjà un admirateur le lendemain de son arrivée à Londres. L’éditeur le donna à lire à un employé de sa maison. « Celui-ci fut tellement frappé du caractère de ce roman, dit Mme Gaskell, et exprima son impression en termes tellement vifs, que M. Smith semble d’abord s’être beaucoup diverti de cette admiration. — Vous me paraissez si fort enchanté, dit-il en riant, que je ne sais si je dois vous croire… Mais lorsqu’un second lecteur, sous la forme d’un Écossais à intelligence lucide et peu prompt à l’enthousiasme, après avoir emporté le manuscrit chez lui dans la soirée, déclara qu’il s’était senti tellement intéressé qu’il avait passé la moitié de la nuit à l’achever, la curiosité de M. Smith fut suffisamment éveillée pour l’engager à juger par lui-même. Si grandes qu’eussent été les louanges données au manuscrit, il jugea qu’elles n’avaient pas été démesurées. » Le livre en conséquence fut imprimé ; il avait été envoyé à la fin d’août, il fut publié au mois d’octobre. Le succès fut immense, les louanges vinrent de tous les côtés du monde des lettres, et malgré l’embarras que ressentent certains critiques à louer l’œuvre d’un inconnu, les revues et les journaux s’accordèrent à reconnaître les grandes qualités de Jane Eyre. Dans toute l’Angleterre, dit Mme Gaskell, on se perdait en conjectures sur l’auteur de ce livre extraordinaire. On inclinait généralement à penser cependant que, d’après les descriptions de paysage et les peintures de caractère, il devait appartenir aux comtés du nord. À l’exception d’Anne et d’Emilie, le presbytère d’Haworth n’était pas mieux renseigné que les cercles de Londres. M. Brontë ignorait l’existence de Jane Eyre, non moins que l’existence de Currer Bell. Cependant, lorsque le succès du roman fut confirmé, Charlotte résolut d’en faire part à son père, qui semble, d’après la conversation rapportée par Mme Gaskell, avoir été ravi, sans être fort étonné. « Papa, j’ai écrit un livre. — Vraiment, ma chérie ? — Oui, et je désire que vous le lisiez… Mais il n’est pas manuscrit ; j’ai craint que cela ne fût une trop forte épreuve pour vos yeux : il est imprimé. — Chérie, vous n’avez donc pas pensé à la dépense que cela occasionnerait ? C’est bien certainement de l’argent perdu, car comment pouvez-vous espérer de vendre un livre ? Personne ne vous connaît, vous ou votre nom ! — Mais, papa, je ne pense pas que ce soit une perte, et vous ne le penserez pas davantage, si vous voulez me permettre de vous lire une ou deux critiques de mon livre, et vous informer de quelques détails à ce sujet. » M. Brontë lut Jane Eyre, et exprima sa satisfaction le soir même par ces paroles, où le plaisir éprouvé se cache sous la réserve naturelle d’un père habitué depuis longues années à ne pas flatter ses enfans : « Eh bien ! mesdemoiselles, savez-vous que Charlotte a écrit un livre, et qu’il est infiniment supérieur à ce qu’on pourrait supposer ? »

Cependant les œuvres d’Emilie et d’Anne avaient été publiées, et le public, qui ne savait à quoi s’en tenir sur le pseudonyme de Currer Bell, attribua à l’auteur de Jane Eyre les romans d’Acton et d’Ellis Bell. Il résulta de cette méprise d’assez curieux incidens. Une maison américaine annonça comme devant paraître prochainement un roman d’Acton Bell, auteur de Jane Eyre et de Wuthering Heights. Une autre maison américaine, qui avait obtenu par un traité avec MM. Smith, Elder, de publier le prochain roman de Currer Bell, se plaignit aux éditeurs de miss Brontë, qui eux-mêmes étaient ignorans de l’existence distincte des trois sœurs et du nom véritable de l’auteur de Jane Eyre. On écrivit à M. Currer Bell, à Havvorth, pour le prier d’éclaircir ce mystère. Anne et Charlotte, pressées de démentir cette accusation de semi-déloyauté, partirent immédiatement pour Londres. Il était impossible de conserver plus longtemps l’incognito avec leurs éditeurs. Lorsque Charlotte mit dans la main de M. Smith la lettre qu’il avait envoyée à Haworth, celui-ci refusa d’abord de croire qu’il eût devant les yeux l’auteur de Jane Eyre. Les explications nécessaires furent données à l’éditeur ; mais les deux sœurs persistèrent à ne vouloir être connues de personne que de lui seul et de sa famille. Cependant M. Smith fit tous ses efforts pour leur faire passer le plus agréablement possible le temps de leur séjour à Londres, qu’elles n’avaient jamais vu. Tout leur sembla nouveau : l’opéra, où de beaux gentlemen lorgnèrent avec une certaine fatuité méprisante leurs figures peu brillantes et leurs modestes vêtemens, sans se douter qu’ils avaient en ce moment sous les yeux l’écrivain dont toute l’Angleterre cherchait le nom ; la verdure et le feuillage de Kensington-Garden ; la prononciation des hommes du sud, qui les surprit par sa douceur et la variété de ses intonations. Lorsqu’elle entra à l’opéra, Charlotte, éblouie par les lumières et les décorations de la salle, serra involontairement le bras de son cavalier, et s’excusa en disant : « Vous savez, je ne suis pas accoutumée à ces sortes de choses. » Leur timidité et leur peu d’habitude du monde les tenaient à l’écart, même au milieu de la société ; presque tous ceux qui virent dans cette visite à Londres les miss Brown (c’était le pseudonyme qu’elles avaient adopté) les prirent pour de petites campagnardes timides, réservées et n’ayant pas grand’chose à dire.

À leur retour à Haworth, elles trouvèrent un spectacle fort différent de celui qu’elles venaient de contempler. « Branwell est toujours le même, écrit Charlotte, sa constitution semble complètement ruinée. Papa et quelquefois nous toutes, nous passons de tristes nuits. » Charlotte écrivait ces lignes le 25 juillet 1848 ; moins de deux mois après, Branwell avait cessé d’exister. Depuis longtemps, Charlotte portait le deuil de son idole dans son cœur et était préparée à l’instant suprême ; lorsqu’il arriva cependant, les vieilles affections se réveillèrent, et elle fut presque étonnée de se trouver moins forte qu’elle ne l’avait cru. « Il est dans les mains de Dieu maintenant, et le Tout-Puissant est aussi le tout miséricordieux. La pensée qu’il repose enfin, qu’il repose bien, après sa courte existence pleine d’erreurs, de souffrance et de fièvre, remplit et calme mon esprit. La séparation dernière, le spectacle de son pâle cadavre me firent éprouver des souffrances plus amères que je ne l’aurais supposé. Tous ses vices ne sont rien maintenant, nous ne nous rappelons que ses malheurs. » Les approches de la mort semblèrent transformer l’âme de Branwell ; il y eut chez lui un retour d’affection naturelle pour ses parens, si souvent négligés pour des habitudes d’intempérance, et depuis si longtemps oubliés pour des souvenirs coupables. Lui qui avait eu si peu de volonté et de courage, il professait la théorie qu’aussi longtemps qu’il restait en nous une étincelle de vie, la volonté devait être maîtresse. Fidèle à sa théorie, il voulut mourir et mourut debout. « Il est mort, écrit l’implacable mistress Gaskell ; elle vit encore dans May-Fair ! Les Euménides, je suppose, moururent le jour où l’on entendit le cri : « Le grand Pan est mort ! » Leur perte est regrettable. Je crois que nous aurions pu beaucoup mieux nous passer du grand Pan que de ces sœurs terribles, qui par leurs coups de fouet pouvaient rappeler à la vie les consciences mortes. »

Branwell n’était pas encore refroidi dans sa tombe, qu’Emilie sentit les atteintes de la mort. « La toux d’Emilie est très obstinée. Elle est très maigre et très pâle. Sa nature silencieuse me donne de grands tourmens. Il est inutile de la questionner, vous n’obtenez jamais de réponse. Il est encore plus inutile de lui recommander des remèdes, ils ne sont jamais acceptés. Je ne puis non plus fermer les yeux sur la santé délicate et la faiblesse de constitution d’Anne. » Emilie resta sauvage, indépendante et fière jusqu’à la fin. Ses souffrances étaient cruelles, mais elle souffrait tout sans desserrer les dents, sans réclamer aucun témoignage de sympathie. Elle refusa obstinément, jusqu’à la dernière agonie, les visites des médecins. « Aucun médecin empoisonneur n’approchera de moi ! » Les derniers jours de sa vie furent marqués par deux incidens qui peignent vivement la délicate bonté de Charlotte et la force d’âme d’Emilie. Charlotte parcourut toutes les bruyères, alors flétries, pour chercher quelques-unes de ces fleurs sauvages qui avaient été si chères à sa sœur. Cette dernière les regarda avec une indifférence qui indiquait mieux qu’aucun symptôme l’approche de la mort ; mais si l’âme, avait oublié ses anciennes joies et les objets qui les avaient causées, elle n’avait rien perdu de son énergie. Le matin du jour où elle devait mourir, Emilie se leva, s’habilla elle-même, prit un ouvrage de couture et s’appliqua à travailler en présence des deux servantes et des deux sœurs, qui restèrent muettes en face d’elle, sans oser faire de remontrances. Dans l’après-midi, elle était morte. On peut dire qu’Emilie, comme Branwell, mourut debout.

Charlotte annonça à une de ses amies la mort d’Emilie dans une lettre datée du 21 décembre 1848. « Emilie ne souffrira plus dans ce monde : elle est morte après une courte et terrible agonie. Elle est morte mardi. Le jour où je vous ai écrit, j’avais l’espoir que nous pourrions la conserver encore plusieurs semaines ; quelques heures après, elle était entrée dans l’éternité…… Maintenant nous sommes calmes. Pourquoi ne le serions-nous pas ?… Nous sentons qu’elle goûte enfin le repos. Il n’est plus nécessaire de craindre pour elle le froid et le vent : Emilie ne les sent plus… Je tourne à présent mes yeux du côté d’Anne, et je voudrais la voir forte et bien portante : elle n’est ni l’un ni l’autre. » Le 10 janvier 1849, elle écrit : « Anne a eu hier une nuit passable, quoiqu’elle n’ait pas dormi beaucoup… J’essaie d’espérer ; mais le ciel est plein de nuages, de tempêtes et de vents. » Le tour d’Anne était venu. Le mal trouva en elle une victime résignée et patiente : il n’eut donc pas besoin d’abréger la lutte et d’emporter le triomphe d’assaut, comme avec Branwell et Emilie. Sûr de sa proie, il s’installa en elle et la dévora lentement et tout à son aise. La consomption dura longtemps. Une longue série de jours tristes et gris commença alors pour Charlotte. « Les jours passent en procession lente et sombre ; les nuits sont la pierre de touche de mon courage ; des réveils subits me tirent d’un sommeil agité. La certitude, sans cesse ravivée, que l’une est dans le tombeau, que l’autre est couchée dans son lit de malade, tout cela m’accable… Toutefois ce n’est pas le moment de regretter, de craindre ou de pleurer. » Les mois s’écoulent, et la même note monotone et sinistre revient toujours. Charlotte s’affaisse elle-même sous le poids de cette angoisse, lentement accrue avec chaque jour qui s’écoule. « La pensée de ce qui peut arriver devient plus familière à mon esprit, mais cette pensée est une hôtesse triste et terrible… Vous ne vous trompez pas en supposant que je suis quelque peu affaiblie. La force, je l’espère, me sera donnée en proportion des souffrances que je dois supporter ; mais l’angoisse de ma situation est telle que l’habitude elle-même ne peut rien pour la diminuer. La solitude et l’isolement sont des circonstances oppressives ; cependant je ne désire la visite d’aucun ami : je ne voudrais faire partager à personne, pas même à vous, la tristesse de cette maison : cela me causerait des tourmens insupportables… La force d’âme est bonne, mais il faut qu’elle-même soit ébranlée, afin que nous sachions combien nous sommes faibles. » Cependant Charlotte avait pour relever son courage une ressource qui lui avait manqué avec Emilie : Anne ne se refusait à aucun témoignage de sympathie, et les deux sœurs se consolaient mutuellement en pleurant ensemble. Anne voyait venir la mort avec calme et résignation, ou, pour mieux dire, avec la pieuse indifférence d’une personne qui a placé son espoir à l’abri des tempêtes de la vie et des terreurs de la mort. C’est le sentiment qui respire dans les derniers vers qu’elle ait écrits quelques mois avant sa fin :


« J’espérais que ma tâche me serait répartie dans la compagnie des braves et des forts, que j’aurais à travailler au milieu de la foule affairée à un but pur et grand.

« Mais Dieu m’a assigné une autre destinée, et il a décidé sagement. Ainsi parlai-je, le cœur saignant, lorsque la première fois la douleur s’abattit sur moi.

« O toi, mon Dieu ! tu nous as enlevé notre bonheur et le trésor de nos espérances ; tu nous as ordonné de pleurer pendant la nuit et de gémir pendant le jour.

« Ces journées de lassitude ne seront pas perdues, ni ces journées de souffrance, ni ces nuits ténébreuses, battues des tempêtes de la douleur, si je puis retourner vers toi.

« Car j’ai appris ainsi à supporter avec une humble patience tous les coups de ta main ; j’ai appris à tirer le courage de la souffrance, l’espérance et la sainteté du malheur.

« C’est pourquoi laisse-moi te servir de tout mon cœur, quelle que soit ma destinée écrite, soit qu’il me faille partir déjà, soit qu’il me faille attendre encore.

« Si tu consentais à me rappeler à la vie, je serais encore plus humble ; plus sage, plus fortifiée pour la lutte, plus prompte à m’incliner vers toi.

« Si la mort se tenait à ma porte, je serais encore fidèle à mon vœu ; mais quelle que soit ma destinée, Seigneur, laisse-moi te servir maintenant. »


Au retour du printemps, Anne désira faire un voyage à Scarborough, ville bien connue des malades anglais ; les deux sœurs partirent en compagnie d’une dame, ancienne amie de Charlotte et sa correspondante habituelle. Le 24 mai 1849 fut le jour du départ, le 28 la date de la mort trop prévue. Anne fut jusqu’à la fin la douce et aimable fille qu’elle avait été pendant sa vie ; sa mort a un autre caractère que celle d’Emilie, mais elle n’est pas moins remarquable : elle frappe par le calme et l’absence de toute émotion bruyante.


« À sept heures du matin, elle se leva et s’habilla presque entièrement elle-même, ainsi qu’elle en avait manifesté le désir. Sa sœur lui cédait toujours sur ces points-là, pensant qu’il était d’une véritable affection de ne pas insister sur l’état de faiblesse physique, lorsque la malade ne s’en plaignait pas. À onze heures, elle se plaignit d’éprouver un changement ; elle pensait, dit-elle, qu’elle n’avait pas longtemps à vivre. Aurait-elle le temps d’arriver à la maison, si on partait immédiatement ? On envoya chercher un médecin. Elle lui parla avec une parfaite tranquillité ; elle le pressa de lui dire combien de temps il croyait qu’elle eût à vivre ; il ne devait pas craindre de dire la vérité, car elle ne craignait pas de mourir. Le docteur déclara malgré lui que la mort était proche. Elle le remercia de lui avoir dit la vérité…. Elle joignit les mains et implora avec dévotion les bénédictions d’en haut, d’abord pour sa sœur, puis pour son amie, à qui elle dit : « Soyez une sœur à ma place. Accordez à Charlotte autant que vous le pourrez la faveur de votre société. » Puis elle les remercia l’une et l’autre pour leur tendresse et leur affection.

« Peu de temps après, les convulsions de l’agonie, qui s’approchait, commencèrent, elle fut portée sur un sopha, et comme on lui demandait si elle se sentait mieux, elle regarda avec reconnaissance celle qui la questionnait, et dit : « Ce n’est pas vous qui pouvez me donner la paix ; mais j’espère la goûter bientôt par la grâce de notre Rédempteur. » Quelques instans après, voyant que sa sœur pouvait à peine contenir sa douleur, elle dit : « Prenez courage, Charlotte, prenez courage. » Sa foi ne l’abandonna pas, et son œil ne s’obscurcit pas jusqu’à deux heures de l’après-midi, où elle passa, sans un soupir, de ce monde dans l’éternité. C’est dans cette tranquillité religieuse que s’écoulèrent ses dernières heures. Il n’y eut besoin d’avoir recours à aucune assistance, il n’y eut aucun moment de terreur. Le docteur vint et sortit plusieurs fois. L’hôtesse savait que la mort était proche, et cependant la maison fut si peu troublée par la présence de la mourante et l’expansion du chagrin des personnes affligées de sa perte, qu’on annonça le dîner, par la porte entr’ouverte, au moment où Charlotte fermait les yeux de sa sœur. »


Tant de douleurs doivent avoir brisé l’âme de Charlotte. L’avenir n’est pas non plus souriant pour elle. Combien le presbytère est maintenant morne, silencieux et froid ! Il n’est plus habité que par des ombres. La solitude triomphe, complètement grâce à la mort, et cependant la maladie refuse de s’éloigner d’Haworth. M. Brontë, qui était guéri de son ophthalmie, souffrait alors d’une bronchite. Charlotte elle-même était déjà souffrante. N’importe, elle lutte encore, et espère triompher de la destinée. Lisez cette admirable lettre écrite un mois après la mort de sa dernière sœur :


« 14 juillet 1849. Je n’aimerais pas beaucoup à vous parler de moi. Je ferais mieux de sortir de moi-même et de vous parler de quelque chose de plus gai. Mon rhume, quelque part que je l’aie attrapé, à Euston ou ailleurs, n’est pas encore passé. Il a commencé dans la tête, puis il est descendu au cou, puis à la poitrine, accompagné d’une toux légère qui revient encore par momens. Ma douleur entre les épaules m’a également fort effrayée. N’en parlez pas, car je confesse que je suis trop disposée à être inquiète. Cette inquiétude est un horrible fantôme. Je n’ose confesser à papa rien de ce que je souffre. Son anxiété me tourmente singulièrement.

« Ma vie est celle que j’attendais. Quelquefois, lorsque je me réveille le matin, et que je me dis que la solitude, le souvenir et l’ennui devront être mes seuls compagnons pendant toute la journée, qu’à la nuit ils m’accompagneront lorsque je me coucherai, qu’ils me tiendront longtemps éveillée, et que le lendemain je me réveillerai encore dans leur compagnie, quelquefois, Nell, mon cœur se gonfle et est près de se briser. Pourtant je ne suis pas encore brisée, non, non, pas encore ; je ne suis pas encore privée d’élasticité, ni d’espérance, ni de puissance d’action. J’ai encore quelque force pour soutenir le combat de la vie. Je sais que j’ai, en compensation de mes peines, plus d’un soulagement et plus d’une bénédiction, et j’en suis reconnaissante. Oui, je puis marcher encore en avant ; mais je prie Dieu, et j’espère que jamais ni vous ni aucun de ceux que j’aime ne sera placé dans ma situation. Rester là assise dans une chambre solitaire, écoutant le tic-tac monotone de l’horloge dans cette maison silencieuse ; avoir présente sous l’œil de l’esprit l’année qui vient de s’écouler, avec ses secousses, ses souffrances, ses pertes, oh ! c’est une trop forte épreuve !

« Je vous écris librement, parce que je sais que vous m’écouterez avec modération, que vous ne vous alarmerez pas, et que vous ne me jugerez pas plus mal que je ne suis. »


Charlotte ne triomphait pas toujours. Sa nature nerveuse avait été dès l’enfance sujette à ces impressions de terreur qu’elle a si merveilleusement décrites dans Jane Eyre et dans Villette ; les visions et les hallucinations redoublèrent. Elle souhaita avec passion, raconte Mme Gaskell, de voir les âmes de ses sœurs. C’est ainsi que se passaient ses nuits. Le jour, elle était garde-malade, tantôt de son père, tantôt de la vieille servante. Une fois elle se trouva seule dans cette triste maison, en face de trois malades ; son courage l’abandonna. « J’ai été comme anéantie pendant dix minutes, je me suis assise, et j’ai pleuré comme une folle. Tabby ne pouvait ni se tenir debout ni marcher. Papa avait déclaré que Marthe (une jeune servante) était en grand danger ; j’étais moi-même exténuée par un violent mal de tête. Ce jour-là, je ne savais quoi faire, ni de quel côté me tourner. » Heureusement son imagination lui offrait encore des ressources pour lutter contre la destinée, et c’est dans ces circonstances que Shirley, commencé avant la mort de Branwell, fut enfin terminé. Le premier chapitre qu’elle écrivit après cet intervalle de plus d’une année porte pour titre : la Vallée de l’Ombre de la Mort ; il est plein des douloureuses impressions de ce terrible voyage.


II

Cependant les années qui suivirent furent relativement des années de bonheur ; elle put jouir de la renommée, non pas de cette renommée anonyme qui avait suivi le succès de Jane Eyre, mais d’une renommée directe et réelle. Ce ne fut plus Currer Bell, mais miss Brontë qui devint célèbre : Charlotte fit tous ses efforts pour s’opposer au retentissement de son nom véritable ; néanmoins, pour tout dire, elle n’y fut pas insensible. Lors de la publication de Shirley, elle avait encore désiré garder l’anonyme ; mais cette fois le mystère ne fut plus possible : les gens du Yorkshire se reconnurent dans les portraits tracés par miss Brontë. On connaissait la famille Yorke, famille de dissidens radicaux, dans laquelle Charlotte avait eu deux de ses meilleures amies ; le ministre Helstone ressemblait au ministre Helston, dont on se souvenait encore ; mistress Pryor était également connue ; les vicaires des environs eux-mêmes retrouvèrent leurs traits dans le miroir de Shirley. Tous les élémens du roman avaient été pris dans la vie réelle, et se rapportaient spécialement à la vie des habitans d’Haworth et des environs. Un ancien habitant d’Haworth, qui s’était établi à Liverpool, fut frappé de tous ces détails, et, après avoir cherché quel pouvait être l’auteur du livre, arrêta sa pensée sur miss Brontë. Fier de cette conjecture, il la consigna dans les colonnes d’un journal de Liverpool. Le voile anonyme fut enfin déchiré tout à fait dans un voyage que Charlotte fit à Londres peu de temps après. Lorsqu’on sut dans Haworth que Currer Bell n’était autre que Charlotte, il y eut une grande explosion d’enthousiasme. Quoi ! l’auteur de Shirley, qui avait si bien décrit les mœurs des Yorkshiremen, était la fille du clergyman d’Haworth ! Ce fut un double sujet d’orgueil pour ces braves gens de se voir si habilement représentés et de posséder parmi eux le peintre qui avait tracé leurs portraits. « La femme de John pensait que la tête de son mari déménageait en lui entendant pousser tout seul de grands éclats de rire et trépigner sur le plancher. Il a voulu lire tout haut à papa la scène des vicaires. Marthe est arrivée hier tout essoufflée — J’ai appris tant de nouvelles, dit-elle. — Et lesquelles ? — Si vous le permettez, madame, c’est que vous avez écrit deux livres, les deux plus beaux qu’on ait jamais vus ! Mon père a entendu dire cela à Halifax, et il l’a entendu dire chez M. T…, et chez M. G…, et chez M. M…, et ils doivent tenir un meeting à l’institut mécanique et s’arranger pour les faire venir. » Les volumes arrivent, tout le monde veut les avoir, on les tire au sort. Une amende d’un shilling pour chaque jour de retard est imposée à celui qui les gardera plus de deux jours. Des étrangers viennent pour voir Charlotte « d’au-delà Bromley, » et le sacristain se fait des rentes en la désignant aux curieux.

Les témoignages de satisfaction de tous ces braves gens qui l’avaient connue dès l’enfance touchèrent singulièrement Charlotte, et furent pour elle une consolation dans ses ennuis/Elle trouva d’autres soulagemens dans la bienveillance de personnes d’un rang plus élevé. Tous ceux qui savaient la vie monotone qu’elle menait s’efforçaient de lui procurer quelques distractions. Ce n’était pas toujours facile. Charlotte était singulièrement timide, et il fallait beaucoup de tact pour vaincre cette timidité. On l’invite à venir à Londres ; elle ira, mais en déclarant d’avance qu’elle ne verra pas beaucoup de monde. Charlotte accepte difficilement, et il faut beaucoup insister pour lui procurer le plus petit plaisir. Au nombre des personnes qui ont eu pour elle le plus de bienveillance se trouvent ses éditeurs. Ce fait peut paraître naturel en Angleterre, mais il est tellement éloigné de nos mœurs, que nous le signalons comme une de ces nombreuses excentricités qui ont pour unique patrie la Grande-Bretagne. MM. Smith sont donc pleins de prévenances qui leur font honneur. Sachant combien Haworth est loin d’être une localité littéraire, ils envoient à miss Brontë les livres nouveaux et les journaux hebdomadaires. Charlotte en accuse réception avec reconnaissance, mais aussi fort qu’on l’en presse, elle refuse toujours de les garder en sa possession. Les livres une fois lus sont ponctuellement renvoyés. Il fallait beaucoup de tact, de bienveillance et de bonté naturelle pour être utile à Charlotte, et il faut dire à la louange de l’Angleterre que parmi les personnes avec lesquelles Charlotte eut des relations, aucune ne manqua de ces qualités. Citons les noms d’un honnête baronet et de sa femme, sir James et lady Kay Shuttleworth. Les deux époux, qui possédaient une maison dans les environs, vinrent rendre une visite à M. Brontë et à sa fille ; avant de prendre congé, ils pressèrent Charlotte de venir les voir à une de leurs résidences dans l’est du Lancashire. Charlotte consentit, à la sollicitation de son père, qui, inquiet pour le sort de son dernier enfant, ne manquait jamais de l’engager à prendre les distractions qui se présentaient, car, malgré son grand âge, sa bronchite et ses malheurs, M. Brontë semble avoir été dépourvu complètement de l’égoïsme qui est propre aux vieillards. Toutefois Charlotte ne jouissait qu’à demi des plaisirs qui s’offraient à elle. Lors de son dernier voyage à Londres, il lui avait semblé d’abord que les dames de la maison Smith la regardaient avec un mélange de respect et d’alarme. À son retour du Lancashire, elle s’exprime ainsi : « Après tout, maintenant que la visite est passée, je ne regrette pas de l’avoir faite. Le pire de tout, c’est que je vois s’avancer sur ma tête la menace d’une invitation à Londres. Ce qui serait un grand plaisir pour d’autres personnes est pour moi un sujet de terreur. J’apprécie hautement les avantages que je pourrais gagner dans une société capable de me fournir un moyen d’observations étendues, mais je frémis à la pensée des détresses morales et des fatigues physiques dont je devrais payer ce privilège. » Lorsque le malheur réel cesse d’accabler Charlotte, il y a toujours quelque fantôme qui vient s’interposer entre elle et le bonheur, quelque vaine terreur qui la rend muette, quelque invisible harpie qui souille son plaisir.

Charlotte portait cette sensibilité maladive dans toutes les relations de la vie. L’incident le plus simple, le malentendu le plus facilement explicable, suffisent pour exciter ses nerfs affaiblis. Elle forge des chimères et invente des suppositions ; des craintes inexplicables et qui tiennent de la monomanie l’arrêtent court et lui font rebrousser chemin. Mistress Gaskell cite de nombreux exemples de cette affection maladive que les Anglais appellent nervousness, et pour laquelle nous n’avons pas d’expression convenable. Un soir, dans une maison où elle avait été invitée, deux sœurs chantèrent au piano plusieurs chansons écossaises dont le sentiment émut vivement miss Brontë. Sous le coup de l’émotion, sa timidité disparut : elle traversa le salon et demanda à entendre encore ces chansons. Les deux sœurs crurent lui faire plaisir en la priant de venir les voir le lendemain : alors elles lui en chanteraient autant qu’elle voudrait. Miss Brontë promit toute joyeuse, et le lendemain elle se mit en route avec Mme Gaskell pour aller au rendez-vous ; mais lorsqu’elle fut arrivée devant la maison, son courage l’abandonna. Après avoir longtemps essayé de dissiper ces inexplicables terreurs, Mme Gaskell fut obligée d’entrer et d’excuser de son mieux l’absence de miss Brontë. Lorsque Villette parut, les éditeurs envoyèrent à Haworth l’argent stipulé entre eux et l’auteur, sans songer à accompagner cet envoi d’une lettre. Charlotte fit immédiatement toute sorte de suppositions : elle avait probablement blessé ses éditeurs ; peut-être n’avaient-ils pas été contens de sa dernière œuvre. Bref, le lendemain, elle allait se mettre en route pour éclaircir ce mystère, enfanté par son imagination, lorsque arriva la lettre en retard. Si par hasard ses terreurs avaient le plus léger fondement, c’était bien pis : elle exagérait cet atome de réalité ; une insinuation devenait une accusation, un mot léger ou irréfléchi prenait des proportions énormes. Une des choses, qui la tourmentèrent le plus pendant son séjour en Belgique était la conjecture de certains habitans d’Haworth, que le futur mari de Charlotte se trouvait sur le continent. Dans un salon de Londres, un écrivain lui ayant dit, sans y trop réfléchir : « Vous savez, miss Brontë, vous et moi nous avons publié de mauvais livres, » Charlotte, qui avait été fort étonnée de l’accusation d’immoralité qu’on avait portée sur ses romans, retourna en tous sens cette parole, et enfin, accablée d’anxiété, finit par demander à Mme Smith si elle pensait qu’il y eût dans Jane Eyre quelque chose d’immoral.

Une telle personne devait être sensible à la critique, et en effet elle l’était à l’excès. Les louanges ne lui déplaisaient pas, surtout quand elles venaient d’un homme remarquable, de M. Thackeray, par exemple, pour lequel elle avait une admiration très grande. Elle note soigneusement dans ses lettres les critiques favorables, et fait collection des journaux qui ont parlé d’elle en bien ou en mal. Parmi les écrivains dont les louanges semblaient l’avoir le plus vivement flattée, nous aimons à trouver le nom de notre ami et collaborateur Eugène Forcade. — Son article sur Shirley est, dit-elle, le meilleur qu’elle ait lu sur ce sujet, celui où les intentions de l’auteur ont été le mieux analysées[1]. — Mais les critiques malveillantes ou même trop réservées laissent en elle une grande impression d’amertume. Après la publication de Jane Eyre, le Quarterly Review en parla d’une façon non-seulement malveillante, mais injuste et méchante. Dans cet article, que ses éditeurs lui avaient caché, et dont elle exigea impérieusement l’envoi, l’écrivain jugeait à propos de chercher à deviner qui pouvait être Currer Bell. Il croyait pouvoir avancer que c’était une femme, et « une femme qui, pour des raisons suffisantes, était privée par disgrâce depuis longtemps de la société de son sexe. » Cette conjecture malhonnête et gratuite, qui est flétrie par Mme Gaskell dans les termes qu’elle mérite, ne fit pas sur Charlotte, par suite de circonstances particulières (c’était l’époque de la mort de Branwell et d’Emilie), toute l’impression qu’elle aurait faite sur elle à un autre moment. Cependant elle s’en vengea, et on retrouve littéralement reproduites les injures du Quarterly dans la bouche d’un des personnages de Shirley. Plus tard, lorsque les premières tristesses causées par la mort de ses sœurs furent passées, et qu’elle eut le temps de réfléchir, elle ressentit profondément l’insulte, et attribua à cet article toutes les fausses opinions qui ont eu cours un instant sur ses écrits. « Marguerite Hall a appelé Jane Eyre un mauvais livre, sur l’autorité du Quarterly. Cette expression, sortant de sa bouche, me blessa profondément, je le confesse. Marguerite n’aurait pas appelé Jane Eyre un mauvais livre, si on ne lui avait pas appris à l’appeler ainsi. » Mais la scène où cette sensibilité chatouilleuse se montre le mieux se passe dans le salon de M. Smith, un matin, à la lecture d’un article du Times sur Shirley.


« Une sévère critique de Shirley fut publiée dans le Times précisément un des jours qui avaient été choisis pour une excursion aux environs de Londres. Elle savait que son livre serait bientôt critiqué dans ce journal, et elle soupçonna qu’il y avait une raison particulière dans le soin que ses hôtes mettaient à le lui cacher ce matin-là. Elle leur dit alors qu’elle croyait comprendre pourquoi on essayait de lui cacher le journal. Mistress Smith reconnut immédiatement que ses conjectures étaient fondées, et dit qu’elle avait désiré que la lecture de cet article fût différée jusqu’à la fin de cette journée, consacrée d’avance au plaisir. Elle persista tranquillement à demander qu’on lui laissât voir le journal. Mistress Smith prit son ouvrage, et fit tous ses efforts pour ne pas observer sa contenance, que l’autre, de son côté, essayait de cacher entre les larges feuilles du journal ; mais elle ne put s’empêcher d’apercevoir les grosses larmes qui coulaient le long de la face et tombaient sur le sein. La première remarque que fit miss Brontë fut d’exprimer la crainte qu’une critique si sévère n’arrêtât la vente du livre et ne fît tort à ses éditeurs. Dans l’après-midi, M. Thackeray vint en visite. — Elle soupçonna, dit-elle, qu’il était venu pour voir comment elle supportait l’attaque dirigée contre Shirley, mais elle avait repris son équilibre : elle conversa tranquillement avec lui ; ce n’est que par sa réponse à la demande directe qu’il lui adressa qu’il apprit qu’elle avait lu l’article du Times. »


Ses amis, même les mieux intentionnés, n’étaient pas toujours à l’abri de cette susceptibilité nerveuse exagérée. Le plus maltraité de tous fut M. Lewes, dont on s’accorde à reconnaître cependant la bienveillance et l’impartialité. Personne n’était mieux disposé en faveur de miss Brontë que M. Lewes. Lorsque Jane Eyre parut, il voulut rendre compte de ce livre dans le Fraser’s Magazine, et écrivit en même temps à M. Currer Bell pour lui exprimer toute l’admiration qu’il lui avait inspirée. À ces hommages se mêlaient sans doute certains conseils sur la direction que l’auteur devrait à l’avenir donner à son talent. Peut-être quelques-uns de ces conseils (M. Lewes était alors un inconnu pour miss Brontë) déplurent-ils à Charlotte. Elle répondit avec une politesse acerbe et en se défendant vaillamment. M. Lewes lui avait annoncé qu’il serait sévère. « Eh bien ! j’essaierai de faire mon profit de cette sévérité, » répond miss Brontë ; puis elle ajoute avec une certaine amertume craintive qui trahit, sinon la frayeur, au moins le mécontentement : « Et si quelque passage de votre critique me pique trop au vif, me cause une peine véritable, je le rejetterai pour le moment jusqu’au temps où je me sentirai assez forte pour recevoir votre censure sans souffrance. » Cette fois cependant mis Brontë en fut quitte pour la peur. À l’apparition de Shirley, nouvelle correspondance. M. Lewes annonce l’intention de se charger de l’article pour la Revue d’Edimbourg. Miss Brontë répond en lui traçant le plan de son prochain article : elle désire qu’on ne la croie pas une femme ; elle ne veut pas qu’on tienne compte de son sexe ; elle veut être traitée comme un écrivain. Quelque temps après, l’article paraît, et avec ce titre : Littérature féminine, égalité intellectuelle des sexes. Miss Brontë saisit immédiatement sa plume, et écrit ce billet concis et énergique :

« À G. H. Lewes, esq.

« Je puis être en garde contre mes ennemis, mais Dieu me protège contre mes amis !

« CURRER BELL. »


Ce billet fut suivi bientôt d’une lettre dans laquelle miss Brontë expliquait les motifs de sa colère. Ces motifs, c’est que M. Lewes n’avait pas observé ses recommandations, et avait pris son sexe en considération. La lettre se terminait par ces paroles d’une cordialité quelque peu âpre : « Toutefois je vous serre la main ; vous avez d’excellentes qualités, vous pouvez être généreux, je suis encore en colère, et je pense que j’ai bien le droit de l’être ; mais ma colère est plutôt celle qu’on ressent pour les plaisanteries un peu trop fortes que celle qu’inspirent les plaisanteries décidément mauvaises. Je suis, monsieur, avec un certain respect et encore plus de chagrin, votre, etc. »

Miss Martineau fit l’expérience contraire. M. Lewes fut maltraité pour n’avoir pas déféré au désir de Charlotte, et miss Martineau pour y avoir trop déféré. Fatiguée d’entendre toujours dire que Jane Eyre contenait des passages que la plume d’une femme ne devait pas écrire, miss Brontë demanda à miss Martineau si elle pensait que décidément Jane Eyre contînt quelque chose d’inconvenant. Sur la réponse négative de miss Martineau, Charlotte pria cette dernière de lui signaler dans Villette, qui était en voie de publication, tout ce qu’elle jugerait inconvenant. Miss Martineau le promit, et tint sa promesse dans un article du Daily News. Charlotte se fâcha et regarda ses observations comme des injures. Ce n’étaient là que des nuages sans doute, et ils passaient aisément sans se résoudre en orages ; pourtant ils laissaient un souvenir dans l’âme de Charlotte. La première fois qu’elle vit M. Lewes à Londres, elle lui dit au moment de se retirer et après une longue conversation : « Nous sommes amis maintenant, n’est-il pas vrai ? — Ne l’avons-nous pas toujours été ? répondit alors M. Lewes. — Mais non, pas toujours, » repartit Charlotte d’un l’on qui ne permettait pas de douter que sa mémoire était forte et fidèle.

Miss Brontë traverse sans s’y mêler le monde littéraire anglais de nos jours. On peut dire qu’elle a plus de sympathie pour les personnes que pour les opinions qu’elles professent. Elle ne partage aucune de leurs idées. Elle peut vivre en bonne intelligence avec l’athée miss Martineau et la tolérante mistress Gaskell, mais elle est strictement protestante et vivement intolérante. Une chose très remarquable et qui fait honneur à son bon sens, c’est la manière mesurée, modérée, sensée dont elle laisse approcher d’elle toutes ces opinions, qu’en fin de compte elle repousse. Jamais elle n’a un mot de mauvaise humeur. Elle lit le Leader, et elle n’est pas étonnée des doctrines qu’il soutient ; bien plus, elle trouve quelque chose à louer dans ce journal, dont les opinions sont si différentes de celles qu’elle professait. « Il me semble que c’est un journal fait sur un plan tout nouveau, » dit-elle ; très nouveau en effet, mais dans un autre sens. Du reste, elle ne met jamais en avant ses croyances, et ne se crée jamais d’adversaires dans les personnes avec lesquelles elle entre en relation. Elle parle et agit en tout comme une personne qui a des opinions faites, que la polémique ne modifiera pas. Il est singulier que cette femme, dont les livres ont soulevé tant d’accusations de socialisme et de démocratie, soit précisément le moins socialiste et le moins démocrate de tous les écrivains anglais contemporains. Elle était encore tory comme autrefois, mais à mesure qu’elle vieillissait, la politique ne lui inspirait plus le même intérêt. De nouvelles opinions, de nouvelles idées s’étaient produites, qui n’étaient plus celles de son enfance. Le vieux torysme anglican, dans lequel elle avait été élevée, n’est plus, et les nouveaux tories ne l’intéressent pas beaucoup. « Je m’amuse beaucoup de l’intérêt que vous prenez à la politique, écrit-elle en mars 1852. Tous les ministères et toutes les oppositions me semblent se valoir. Disraeli était factieux comme chef de l’opposition ; lord John Russell s’apprête à être factieux maintenant qu’il marche dans les souliers de Disraeli. La charité chrétienne et l’esprit chrétien de lord Derby valent bien trois demi-pence. » L’école de Manchester lui inspire une certaine répulsion. « Dieu garde l’Angleterre, écrit-elle quelque part, de devenir jamais une nation boutiquière ! » Deux fois pourtant elle semble se réveiller ; la mort du duc de Wellington, son héros d’enfance, remue tout ce qui reste d’enthousiasme politique en elle. Lorsque la guerre de Crimée éclate, le petit presbytère d’Haworth s’anime un peu. M. Brontë prend intérêt aux événemens comme aux beaux jours d’autrefois, et Charlotte sympathise avec les opinions de son père. « Le tsar, la guerre, l’alliance entre la France et l’Angleterre, dans toutes ces choses il se jette cœur et âme ; elles semblent le ramener à ses jours de jeunesse, et renouveler l’émotion des dernières grandes luttes européennes. Je n’ai pas besoin de vous dire que les sympathies de mon père et les miennes sont du côté de la justice et de l’Europe contre la tyrannie et la Russie. » Charlotte se flatte un peu, ses sympathies sont surtout du côté de l’Angleterre ; quant à l’Europe, elle est loin de l’aimer, et en tout cas elle choisit parmi les nations du continent, elle a des préférences. Nous avons vu ce qu’elle pensait des Belges et du continent en général. À notre endroit, elle partage toutes les vieilles haines de l’Angleterre. Lorsque éclate la révolution de février, cette haine parle un langage significatif. « Je prie ardemment Dieu que l’Angleterre soit préservée de l’anarchie et des frénésies qui désolent le continent et qui menacent l’Irlande. Je n’ai aucune sympathie pour les Français et les Irlandais ; pour les Allemands et les Italiens, le cas est différent, leur cause diffère de celle des peuples précédens comme l’amour de la liberté diffère de l’amour de la licence. » Ainsi elle est exclusivement Anglaise ; elle n’a aucune des idées du jour, et si elle ne les heurte pas de front, si même elle a l’air de les accepter par momens, c’est par réserve naturelle, timidité et frayeur de la polémique.

Quelquefois cependant, lorsque les choses vont trop loin, elle éclate et dévoile sa véritable pensée. Passe encore pour la politique ou la pure philosophie, mais sur la question des croyances elle n’entend pas raillerie. Elle n’a pas de tolérance morale, et refuse absolument de sortir un seul instant du terrain du protestantisme. Elle est injuste jusqu’à l’amertume et jusqu’à la haine pour le catholicisme et tout ce qui touche au catholicisme. Mistress Gaskell, dont l’esprit est plus compréhensif, avait exprimé certains sentimens favorables aux catholiques ; Charlotte lui écrit : « Est-ce la connaissance de la famille de M. ***, qui a influencé vos sentimens relativement aux catholiques ? J’avoue que ce commencement de métamorphose de votre part me fait beaucoup de peine. Il y a d’excellentes et de vertueuses personnes, je n’en doute pas, parmi les romanistes ; mais ce n’est pas le système qui devrait exciter les sympathies d’une personne telle que vous. » Miss Kavanagh, dans son livre intitulé les Femmes de la Chrétienté, place la charité catholique au-dessus de la charité protestante ; à ce sujet, Charlotte fait cette observation, contestable peut-être, mais vigoureuse et propre à faire réfléchir : « Miss Kavanagh oublie ou ignore que le protestantisme est une religion plus calme, moins extérieure que le romanisme, et que de même qu’il n’habille pas ses prêtres d’étoffes voyantes, il ne donne pas ses femmes vertueuses pour des saintes, ne canonise pas leur nom, et ne proclame pas à tue-tête leurs bonnes actions. Peut-être dans les archives de l’homme ne trouverait-on pas leurs aumônes enregistrées, mais le ciel a ses archives aussi bien que la terre. » Quant aux doctrines d’athéisme qu’elle rencontre pour la première fois sur sa route, elle les regarde avec terreur comme on regarde un monstre inconnu. Voici son impression sur le triste et célèbre livre de miss Martineau et de M. Atkinson.


« 11 février 1851. — Mon cher monsieur, — avez-vous lu déjà le nouveau livre de miss Martineau et de M. Atkinson, intitulé Lettres sur la Nature et le Développement de l’Homme ? Si vous ne l’avez pas lu, il vaut la peine de vous occuper un instant.

« Je ne vous parlerai pas beaucoup de l’impression que ce livre a faite sur moi. C’est la première exposition d’athéisme et de matérialisme avoués que j’aie jamais lue, la première déclaration sans équivoque de non-croyance à l’existence de Dieu et d’une vie future que j’aie jamais entendue. Pour juger de pareilles expositions et déclarations de principes, on voudrait se dépouiller de l’horreur instinctive qu’elles éveillent, afin de les considérer avec un esprit impartial et une humeur recueillie. Cela m’est, je l’avoue, très difficile. Ce qu’il y a de plus étrange, c’est que nous sommes invités à nous réjouir de ce néant sans espoir, à recevoir cette amère spoliation comme un grand bienfait, à bénir cette inexprimable désolation comme un état d’enviable liberté. Qui pourrait faire cela s’il le voulait ? Qui, le voulût-il, le pourrait ?

« Sincèrement, pour ma part, je désire trouver et connaître la vérité ; mais si c’est là la vérité, oh ! elle a bien raison de se couvrir d’un voile et de se protéger de mystères. Si c’est là la vérité, l’homme ou la femme qui la contemple n’ont qu’à maudire le jour de leur naissance. J’ai dit toutefois que je n’appuierai pas sur ce que je pense ; j’aimerais mieux savoir ce que d’autres pensent, surtout les personnes dont les sentimens ne sont pas susceptibles d’influencer le jugement, etc. »


Miss Brontë se sépare donc en tous sens du mouvement littéraire contemporain. Il y a mieux, elle se sépare de tous ses confrères dans la manière dont elle envisage la mission de la littérature. Presque tous les écrivains anglais contemporains voudraient faire servir la littérature à un but utile, politique, social. Leurs romans et leurs poèmes ont des tendances, ils sont radicaux ou tories. Ils poursuivent une réforme, cherchent à redresser un préjugé, à flétrir un abus. Rien de pareil chez miss Brontë. Charlotte est un artiste, rien qu’un artiste. Elle cherche à peindre des caractères et à mettre en lutte des passions ; lorsqu’elle a réussi, elle croit avoir accompli sa tâche. Il n’y a aucune préméditation dans ses romans, rien qui trahisse une préoccupation politique ou sociale quelconque. Après la publication de Ruth, elle écrit à Mme Gaskell pour la féliciter de son succès. « Villette ne pouvait faire aucun mal à Ruth, lui écrit-elle, car ce dernier livre a une portée sociale que mon roman n’a pas. » Mais c’est dans son jugement sur la Cabane de l’Oncle Tom que nous trouvons la pensée véritable de l’auteur et sa véritable profession de foi esthétique. « Vous verrez que Villette ne touche à aucune matière d’intérêt public. Il m’est impossible d’écrire des livres sur les sujets du jour ; il est inutile que j’essaie. Je ne puis pas davantage écrire un livre pour la seule morale. Je ne puis pas non plus prendre un thème philanthropique, quoique j’honore la philanthropie. Je me voile volontairement et sincèrement la face devant un sujet aussi énorme que celui qui a été traité dans l’ouvrage de mistress Beecher Stowe. Pour bien traiter ces grandes questions, il faut les avoir étudiées longtemps et d’une manière pratique ; il faut en connaître intimement tous les aspects, en avoir senti naïvement les mauvaises influences ; on ne doit pas les prendre pour objets de spéculation commerciale. » Miss Brontë est un artiste avant tout ; comment donc lui a-t-on attribué des tendances anti-sociales et des projets d’attaque contre le mariage ? Cependant cette assertion paraîtra fondée, si on examine ses livres superficiellement. Les tendances qu’on lui a reprochées sont loin de sa pensée ; mais les situations dans lesquelles elle place ses personnages invitent immédiatement l’esprit à réfléchir sur certains grands thèmes sociaux, le mariage, la condition des femmes. Charlotte choisit les situations les plus dramatiques pour faire ressortir avec violence le jeu des caractères. Tout artiste en fait autant, car il sait que la nature ne se révèle complètement que dans les situations exceptionnelles, qui par cela même peuvent être appelées immorales, parce qu’elles dérangent la vie de tous les jours et l’ordre des habitudes. Je prie beaucoup de grands moralistes critiques de prendre en considération cet axiome paradoxal, que toute circonstance exceptionnelle est presque nécessairement immorale, et que la poésie, le roman et le drame ne vivent cependant que de circonstances exceptionnelles. C’est ainsi que Charlotte, guidée par son instinct, s’est trouvée attaquer, sans le savoir ni le vouloir, certaines institutions sociales et certains préjugés anglais ; mais à ceux qui l’accusaient de tendances immorales elle avait le droit de répondre : Ce n’est pas moi qui suis immorale, c’est la nature ; la voilà telle qu’elle se révélera infailliblement, certains caractères et certaines situations étant données. Si vos coutumes, fussent-elles vieilles de cinq mille ans, se trouvent en désaccord avec la nature, que puis-je y faire ? Je n’ai même pas besoin de cette raison suprême, car les situations dramatiques par excellence ne naissent-elles pas précisément de ce désaccord entre la nature et les lois inflexibles, impérieuses et salutaires, qui régissent les sociétés humaines ?

Il ne faudrait cependant pas vouloir pousser trop loin la justification. Charlotte pensait librement sur la société. Ses écrits en sont la preuve ; mais elle ne pensait pas en vertu d’une théorie, elle pensait en vertu de son bon sens naturel. Elle pensait, comme nous le pensons tous, que les règles générales et universelles qui sont appliquées aux sociétés souffrent de très nombreuses exceptions, qu’il est pharisaïque d’appliquer la même loi à tous les actes qualifiés d’un même nom, que les actes humains sont susceptibles de nuances infinies, et que le bien ou le mal en beaucoup de cas consiste principalement dans la nuance. Voilà ce que Charlotte pensait relativement à la grande société humaine. Relativement à la société anglaise, elle pensait que décidément le respect des apparences était un préjugé et souvent une impiété, que le respect de l’argent et des titres, poussé trop loin, est puéril et sauvage, qu’on ne doit pas juger des hommes d’après leur condition, mais d’après leur âme, et qu’enfin pour connaître un homme, il ne faut prendre ni ses paroles, ni même ses actions, mais chercher à savoir ce qu’il est intrinsèquement. — J’ai connu, aurait-elle pu dire, un homme passionné que beaucoup de gens auraient estimé corrompu, et qui a failli être criminel : eh bien ! c’était l’âme la plus loyale et la plus noble que j’aie rencontrée. J’ai vu une petite gouvernante, laide, humble, méprisée, vulgaire d’apparence, qui était pleine de belle flamme et d’énergique vertu. Les hommes vertueux ne m’abusent pas : Saint-John Rivers était fidèle à son devoir, ardent au martyre ; eh bien ! c’était une âme de despote et d’ambitieux. Le rang ne m’éblouit pas davantage ; Lucy Snowe, l’institutrice, avait l’âme d’une grande dame, et je vous assure que miss Ginevra Fanshawe avait des instincts de courtisane. Ce n’est pas non plus ma faute, si vos commerçans et vos manufacturiers, dont je respecte les grandes qualités pratiques et même l’énergie égoïste, sont durs envers leurs inférieurs, et manquent d’esprit patriotique. Enfin, quoique fille et femme de clergyman, quoique anglicane orthodoxe, tous les ministres ne me plaisent pas également ; il y en a de fort insupportables, et qui ont de telles habitudes de cuistres, qu’on les mettrait volontiers à la porte de chez soi en leur cassant sur les épaules tous les balais de sa maison. Si penser tout cela s’appelle attaquer les institutions sociales, il faut que votre société soit bien faible, ou que vous soyez bien chatouilleux.

La vie de Charlotte pendant les quatre dernières années se composa d’une maigre série de petits bonheurs ; les grands n’étaient pas faits pour elle, et fussent-ils venus, elle n’aurait plus eu assez de force pour les goûter. Charlotte fait de petits voyages en Écosse, à Londres, auprès des lacs du Westmoreland, bien courts, il est vrai, et bien rapides : jamais plus de quinze jours. De temps à autre, elle a la bonne fortune de se rencontrer face à face pendant une heure ou deux avec quelques-uns des hommes les plus illustres ou les plus nobles de l’Angleterre. Auprès des lacs du Westmoreland, dans la société de sir James Kay Shuttleworth, elle remarque deux gentlemen, l’un grand, majestueux, cheveux et favoris noirs, l’autre d’une apparence un peu moins avenante, timide et un peu bizarre. Ces deux gentlemen se trouvent être lord John Manners et M. Smythe, le fils de lord Strangford. Un jour à Londres, à la sortie d’une des lectures de M. Thackeray, elle est accostée par un personnage singulier qui sollicite l’honneur de se présenter lui-même en sa qualité d’Yorkshireman. « Je me retournai, et je vis devant moi une figure étrange, médiocrement belle, qui m’embarrassa quelques instans. — Vous êtes lord Carlisle, lui dis-je. Il fit un signe de tête affirmatif et sourit. Il parla quelques minutes gentiment et avec beaucoup de courtoisie. Puis vint un autre personnage, s’autorisant de ce même titre d’habitant du Yorkshire. — Celui-ci était M. Monckton-Milnes. » M. Thackeray joue de mauvais tours à sa timidité : lorsqu’elle assiste à ses cours, il la désigne à tous ses amis et connaissances. Les têtes se retournent, les lorgnettes se braquent sur elle. Où fuir, où se cacher, grands dieu ! Heureusement M. Thackeray commence sa lecture, et l’attention da Charlotte est trop vivement excitée pour penser aux lorgnettes curieuses qui l’épient, car toutes les paroles qui tombent de la bouche ou de la plume de Thackeray, Charlotte les recueille avec avidité. L’auteur de la Foire aux Vanités est sa grande admiration littéraire. La première fois qu’elle le voit, elle reste muette, et ne trouve pas un mot à dire. Peu à peu cependant elle s’enhardit, et elle pousse même l’audace jusqu’à lui dénoncer les défauts de ses écrits ; « mais il se défendit comme un Turc, comme un grand païen, c’est-à-dire que les raisons qu’il donna pour excuses de ses défauts étaient pires que ses défauts même. » Elle ne s’abuse pas d’ailleurs sur son idole, et elle attribue assez justement les défauts des écrits de Thackeray à la paresse et à l’indolence ; néanmoins il est de tous les écrivains actuels celui qu’elle préfère, et dans les pages où elle lui dédie la seconde édition de Jane Eyre, elle le met tout net au-dessus de Fielding. Cette admiration n’a rien de surprenant ; M. Thackeray et miss Brontë sont deux esprits de la même famille, et ont bien des traits de ressemblance. Tous deux sont artistes avant tout, tous deux promènent sur le monde un regard triste et désenchanté, tous deux sont âpres et amers. Seulement l’amertume chez Thackeray tourne à la satire ; chez miss Brontë, elle tourne au pathétique et au dramatique. Thackeray prend son parti d’être désenchanté de toutes choses ; miss Brontë résiste et refuse de céder aux tentations du spleen et aux insinuations perverses que lui suggère son expérience. Quoi qu’il en soit de ces différences, ils sont les deux peintres les plus remarquables de la vie humaine dans l’Angleterre contemporaine, les deux observateurs les plus désintéressés de la société.

Haworth, pendant ce temps, se dépeuple de plus en plus. La vieille servante Tabby meurt quelques mois seulement avant la dernière des enfans qu’elle avait élevés. Le chien Keeper, qui restait comme un souvenir d’Emilie, meurt aussi. « Le pauvre Keeper est mort lundi matin, écrit Charlotte ; nous avons enterré le fidèle animal dans le jardin. Flossy (un petit chien frisé qui tenait compagnie à Keeper) en est stupide ; il le regrette. Il y avait quelque chose de triste à se séparer de ce chien ; cependant je suis heureuse qu’il soit mort naturellement. Les gens des environs insinuaient qu’il était prudent de s’en débarrasser, ce que ni moi ni papa nous n’aimions à penser. » Flossy, le chien frisé, meurt bientôt après ; privé de la compagnie de Keeper, il ressent, comme tout le monde à Haworth, les ennuis de la solitude. Le presbytère n’a pas de bonheur.

Le bonheur domestique, la paix et la satisfaction du cœur, Charlotte crut un instant les avoir saisis ; mais à peine s’était-elle approchée de ces biens nouveaux pour elle, qu’ils avaient fui. Le vicaire qui assistait M. Brontë dans ses fonctions ecclésiastiques, M. Arthur Nicholls, aimait Charlotte depuis longtemps en secret. Ce n’était pas la renommée littéraire de la femme qui l’attirait ; mais il avait observé Charlotte depuis de longues années, il avait été le spectateur de ces luttes avec son devoir d’où elle sortait toujours victorieuse, il connaissait les trésors d’énergie et de tendresse sensée que contenait son cœur. Il se décida, non sans difficulté, à ouvrir son âme. La scène est curieuse et tout à fait anglaise. Charlotte, depuis quelque temps, avait soupçonné qu’elle était l’objet d’une attention particulière de la part de M. Nicholls. Un soir, après l’heure du thé, elle entend frapper doucement à la porte de l’appartement où elle se trouvait. « La pensée de ce qui allait arriver me traversa le cerveau comme un éclair. Il entra et se tint debout devant moi. Ce que furent ses paroles, vous pouvez l’imaginer ; ce qu’était sa contenance vous serait plus difficile. Pour moi, je ne l’oublierai pas. Il me fit sentir pour la première fois ce qu’il en coûte à un homme de déclarer son affection, lorsqu’il doute de la réponse qui lui sera faite. Le spectacle d’un homme ordinairement immobile comme une statue, tremblant, ému comme il était, me donna un singulier tressaillement. Je ne pus que le prier de me laisser, en lui promettant une réponse le lendemain. Je lui demandai s’il avait parlé à papa. Il me répondit qu’il n’osait pas. Je crois que je l’ai à moitié conduit, à moitié poussé hors de la porte. » Charlotte alla immédiatement faire part à son père de sa conversation avec M. Nicholls. M. Brontë pensait, à l’endroit du mariage, à peu près comme le ministre Helstone de Shirley. Il ne comprenait pas pourquoi on se mariait, et faisait tous ses efforts pour dégoûter les personnes de sa connaissance de cette erreur fort naturelle ; « mais cette fois, dit Mme Gaskell, il fit plus que désapprouver, il ne pouvait pas supporter l’idée de cet attachement de M. Nicholls pour sa fille. » Charlotte, pour éviter d’agiter trop violemment les nerfs de son père, qui relevait alors de maladie, prit en patience cette boutade, et promit que M. Nicholls recevrait le lendemain un refus formel. M. Nicholls résigna donc sa charge au presbytère d’Haworth. Cependant, la colère de M. Brontë s’étant en quelque sorte dissipée à force de tempêtes furieuses et même, paraît-il, d’invectives contre son présomptueux vicaire, il fut amené à considérer les choses sous une lumière plus douce, et s’habitua peu à peu à cette idée excentrique du mariage. Il finit par consentir, et M. Nicholls reprit ses fonctions à Haworth. Aussitôt que le mariage fut décidé, M. Brontë n’eut pas de tranquillité qu’il ne fût accompli ; il s’occupa avec un extrême intérêt de tous les préparatifs et arrangemens préliminaires. Le 29 juin 1854, jour du mariage, arrive ; nouvelle scène. M. Brontë déclare que les fiancés peuvent aller à l’église ; quant à lui, il ne sortira pas. Comment cependant remplacer M. Brontë dans la cérémonie religieuse ? Le mariage se passait en famille ; il n’y avait là que deux amies de Charlotte et le clergyman qui devait officier. Alors on alla chercher la rubrique de l’église, et on vit que le ministre devait recevoir la fiancée des mains de son père ou d’un ami. Le sexe de l’ami n’était pas spécifié, et l’une des deux dames se chargea de présenter miss Brontë. Si la formule avait été plus explicite, le mariage ne se faisait pas, et le caprice de M. Brontë remportait la victoire.

Miss Brontë vécut à peine neuf mois après son mariage. Pendant quelque temps, le bonheur et l’affection semblèrent avoir transformé sa santé ; elle se félicita d’être délivrée des maux de tête qui l’avaient fait souffrir autrefois. Le plus léger incident devait détruire ces trompeuses apparences. Le 29 novembre 1854, elle écrit : « Arthur est venu me chercher pour une promenade. Nous sommes partis sans avoir l’intention d’aller bien loin ; lorsque nous avons eu fait un demi-mille sur les bruyères, Arthur a suggéré l’idée de la chute d’eau ; ce devait être un beau spectacle, a-t-il dit, après la fonte des neiges. J’avais souvent désiré voir la cascade dans sa splendeur d’hiver ; nous allâmes donc. Il faisait beau temps. Un torrent superbe courait à toute bride à travers les rochers. Il commença à pleuvoir pendant que nous regardions, et nous revînmes à la maison sous une pluie battante. Toutefois cette promenade m’a fait un grand plaisir, et je ne voudrais pour rien au monde n’avoir pas vu ce spectacle. » Cette promenade hâta l’heure suprême ; le 31 mars 1855, elle mourut à peine âgée de trente-neuf ans. Tout le village de Haworth assista à ses funérailles, que signalèrent quelques incidens touchans que nous laisserons raconter à mistress Gaskell.


« Parmi ces humbles amis qui pleuraient si passionnément la morte, se trouvait une jeune fille du village, qui avait été séduite, quelque temps auparavant, mais qui avait trouvé une noble sœur dans Charlotte. Elle lui avait donné secours et conseil ; elle l’avait relevée par ses paroles fortifiantes, avait pourvu à ses besoins dans les jours d’épreuve. Amer, amer fût le chagrin de cette pauvre jeune femme lorsqu’elle apprit que sa noble amie était en danger de mort, et profonde jusqu’à ce jour a été sa douleur. Une jeune fille aveugle, qui demeurait à environ quatre milles d’Haworth, aimait si tendrement mistress Nicholls, qu’elle supplia par des larmes qu’on la conduisît jusqu’à Haworth, afin qu’elle pût entendre les mots solennels : « Terre, retourne à la terre, cendre à la cendre, poussière à la poussière, avec la sûre et certaine espérance de la résurrection dans, la vie éternelle par la grâce de notre Seigneur Jésus-Christ. »


III

Quand on connaît la vie de Charlotte Brontë, on comprend la nature de son talent et la raison d’être de ses livres étranges. Sa vie est la substance même de ses romans ; trois fois elle a résumé ce qu’elle avait imaginé, vu ou senti. Dans Jane Eyre, elle a peint sa vie d’imagination ; dans Villelle, sa vie morale réelle ; dans Shirley, sortant un peu d’elle-même, bien peu à la vérité, et se mettant pour ainsi dire à la fenêtre de son âme, elle a peint le petit coin du Yorkshire qu’elle habitait, et le peu qu’elle avait vu de la société humaine.

Chacun de ses livres a donc un caractère bien marqué. Dans le premier, Jane Eyre, l’auteur a mis toute sa vie imaginative, et rien que sa vie imaginative. De là l’attrait extraordinaire et la fascination invincible de cette œuvre étrange. On a reproché à Jane Eyre d’être un livre immoral, et quoiqu’on n’ait jamais pu donner une bonne raison, cette accusation n’est pas entièrement fausse : l’auteur n’a touché qu’une des cordes de l’âme humaine, la plus puissante il est vrai, et il l’a fait résonner isolément à l’exclusion de toutes les autres. Dans Jane Eyre, l’imagination seule parle, et quand l’imagination domine seule, on peut être sûr qu’elle se laissera aller à des ardeurs singulières et difficiles à interpréter. Si les rêveries des plus purs des hommes se laissaient apercevoir, nous leur trouverions la plupart du temps un aspect équivoque. Or Jane Eyre est une rêverie passionnée, un parfait château en Espagne. Dans ce livre, l’âme passionnée de Charlotte Brontë, en se séparant de la réalité et en oubliant les vicissitudes de la vie vulgaire, rêve et imagine tout haut devant nous la vie qu’elle aurait pu avoir et les personnages qu’elle aurait désiré rencontrer ; elle nous dit comment elle aurait voulu aimer et qui elle aurait été capable d’aimer, et quels trésors d’éloquence elle aurait toujours eus en réserve pour le préféré de son cœur. Comme un visionnaire en extase ou un somnambule indiscret, cette âme parle, pense et raconte tout haut, ne croyant être entendue que d’elle-même, ses plus intimes secrets. Elle combine des événemens possibles, et fait le roman de sa vie ; elle se regarde au miroir de l’imagination, et gémit en voyant si peu d’attraits à son enveloppe charnelle. — La beauté qui m’est propre, se dit-elle, ne peut éclater sur ces traits grossiers ; elle est enfermée dans cette lourde enveloppe comme le papillon dans la chrysalide. Oh ! que ne puis-je me montrer telle que je suis, avec ma noble énergie et ma capacité d’aimer ! Cependant, mon âme, tu regardes, malgré ces obstacles vulgaires, à travers les soupiraux des yeux ; tu te glisses dans le flot des paroles qui sortent de ces pâles lèvres, tu agites les muscles de cette face sans attraits ; oui, un observateur exercé pourra te reconnaître telle que tu es, curieuse, enthousiaste, sympathique, et pourquoi désespérerais-tu de rencontrer ce sagace observateur ? Oui, il est possible de le rencontrer ; mais dans quelles conditions ? Qui sera-t-il et quel pourrait bien être son caractère ? Cherchons un peu et imaginons : incontestablement ce ne sera pas un mondain ordinaire, un de ces hommes qui s’arrêtent aux surfaces ; jamais non plus tu ne te révéleras à ces hommes que fascine l’éclat de la beauté charnelle. Les beaux amoureux te seront à jamais interdits, et ce n’est point eux que tu désires, car, grâce à la laideur de ton enveloppe, tu as compris par expérience l’égoïsme propre à la beauté, qui cherche avant tout ce qui lui est semblable. La beauté recherche la beauté ; il ne sera donc pas beau. Il ne peut pas être affairé non plus, car il faut du temps pour te reconnaître ; tu as si peu d’attractions extérieures ! Il devra donc avoir du loisir, et il faut aussi qu’il ait de l’expérience. Il me semble maintenant que je le vois ; c’est cet homme singulier, au visage irrégulier et puissant, qui court au galop de son cheval vers la porte de ce vieux château, tout pareil à un centaure qui marche vers son antre. Il a toutes les qualités requises pour te reconnaître et t’aimer. Oh ! l’aimable monstre ! Comme il est fatigué de la beauté vulgaire ! comme il est las des perfidies féminines et de la plate avidité des hommes ! Il a longtemps parcouru le monde, il a acquis à ses dépens beaucoup d’expérience, il a dépensé son âme en maint endroit, sans parvenir cependant à l’épuiser. Il faut qu’il en soit ainsi. Où serait le bénéfice de l’expérience, si elle ne pouvait s’acheter que par la sécheresse de l’âme ? Non, non, son âme, comme un fécond soleil, a jeté au hasard ses flammes sans se tarir. Un tel homme te reconnaîtra peut-être, si tu te places sur son passage. Oui, à toutes les beautés de la terre, Edouard Rochester préférera l’ardeur de tes accens ; aux plus rians mensonges, il préférera ton humble sincérité, car cet homme, qui n’a plus d’illusions, est dominé encore par l’impérieux besoin d’aimer. Tu es un lieu de repos convenable, ma pauvre âme, pour un noble esprit fatigué et aspirant aux fraîcheurs de la tendresse ! Je vois bien encore une autre nature d’homme qui te reconnaîtra et qui ne se laissera pas abuser par les apparences. Ce jeune clergyman austère et despotique, inquiet et ardent, ce Saint-John Rivers, saura bien reconnaître tes grandes qualités, ta capacité de souffrir, ton énergie, ton humilité ; oui, mais il est à craindre qu’il ne veuille pas apercevoir ta fierté. Prends garde, éloigne-toi de lui ; un pas encore, et tu pourrais tomber en son pouvoir, car tu es dévouée autant qu’ardente, et tu es austère autant que passionnée. Sa volonté intraitable te fascine, et tu vas succomber malgré toi. Puis ce n’est pas toi qu’il aimera, mais le bien que tu pourras faire, le devoir que tu accompliras, le but qu’il te tracera : il insiste trop sur ta malheureuse condition ; il te privera, du bonheur, qu’il t’avertit de ne pas rechercher. Tout bonheur t’est-il donc interdit, et Saint-John Rivers a-t-il raison ? Je te vois, déjà résignée, courir au martyre avec lui. Au secours, Edouard Rochester !

Jane Eyre se rapporte donc à la vie imaginative de Charlotte, et à la vie imaginative seule. Voilà le roman ; la réalité y correspond-elle ? La réalité, Charlotte Brontë la peint dans son roman de Villette. Lucy Snowe est bien toujours Jane Eyre, et cependant elle forme avec elle un parfait contraste. Jane Eyre, c’est la Charlotte idéale et politique ; Lucy Snowe est la Charlotte prosaïque et vivante ; elles sont sœurs, mais il y a entre elles toute la distance qui sépare la réalité de la chimère. Le grand Goethe, qui savait que l’homme ne vit pas seulement de la vie réelle, et que les souvenirs même les plus exacts sont transformés par l’imagination et par la perspective des années, donna à ses ; mémoires ce titre profond : Poésie et vérité. Les deux romans de Charlotte pourraient être considérés comme une autobiographie et porter le même titre ; en tête de Jane Eyre, on lirait Vie chimérique ; en tête, de Villette : Vies réelle de Charlotte Brontë. Cette fois Charlotte ne fait aucun écart d’imagination. Lucy Snowe n’a pas et ne peut avoir de roman. Elle est laide, pauvre, abandonnée. N’espérez pas pour elle d’Edouard Rochester, ni même de Saint-John Rivers. Cependant elle est femme, et dédaignée ou non, elle a un cœur et souffrira. Oui, mais elle souffrira en silence, sans mot dire. Les confidences lui sont interdites ; par respect pour elle-même et par crainte du ridicule, elle doit enfermer en elle ses tourmens. Quel est donc le confident qui, en recevant les confessions de l’institutrice et en regardant sa figure, ne la trouverait pas insensée et monomane ? Renoncez à ces illusions, lui dirait-il, le bonheur et l’amour ne sont pas faits pour vous ; la destinée vous a condamnée à la solitude et à l’abandon ; résignez-vous et ne souffrez plus »

Mais Lucy, la silencieuse Lucy, ne se résigne pas plus que Jane Eyre ; seulement elle n’a pas comme elle la force de lutter. Elle cède, mais par lassitude. Encore une fois cependant Lucy est femme, et par conséquent la nature sera plus forte que la raison. C’est en vain que la raison lui crie : N’aime pas John Bretton Graham ; tu crois avoir le droit de l’aimer parce qu’il est bon et affable pour toi, parce qu’il a surpris et compris ta belle âme. Quelle erreur ! Graham ne sera jamais pour toi qu’un ami. Graham, ne le vois-tu pas ? n’est pas fait pour toi ; il ne te conviendrait pas plus que les beaux atours et les riches diamans. Graham est une proie, marquée pour la belle coquette Ginevra ; il est l’époux désigné par la nature de l’aimable Pauline Home de Bassompierre. Pour toi, veux-tu savoir quel est ton lot ? Regarde du côté de ce petit homme laid, vif et ardent, M. Paul Emmanuel le professeur, le cousin de Mme Beck l’institutrice, le petit despote à l’aiguillon de guêpe, c’est là l’époux, assez romanesque après tout, que la nature t’a destiné. Il te convient, car il a une âme ; il te convient, car il est passionné ; il te convient, car il a deviné que toi aussi tu avais une âme passionnée ; il te convient enfin, car il est comme toi dénué de toute grâce extérieure, de toute fascination, de toute beauté. Sache donc avouer la réalité ; les chimères sont mortelles à l’âme. C’est dans Villette en effet que Charlotte a avoué pleinement la réalité. Villette est un livre remarquable et qui fait éprouver le sentiment tout contraire à celui de Jane Eyre. Dans Jane Eyre, l’imagination triomphe, et il résulte malgré tout de la lecture de ce livre une impression finale de bonheur et de joie. On sort de la lecture de Villette lassé et abattu comme son héroïne, on en rapporte une impression triste, âpre et fiévreuse, et l’on a envie de s’écrier : Oh ! for a little attractiveness ; oh ! par pitié pour Lucy Snowe, accordez-lui, cruel poète, quelques-uns des dons si brillans qui relevaient la piquante, la rebelle, l’éloquente sorcière Jane Eyre. La souffrance, ne le voyez-vous pas, est trop forte, si forte que l’héroïne ne la ressent plus ; mais à cette prière (prière qui, pour le dire en passant, lui fut faite par ses éditeurs) l’impitoyable Charlotte résiste absolument.

Dans Shirley, miss Brontë est sortie entièrement d’elle-même. Cette fois ce n’est plus son roman qu’elle a composé : c’est un roman. Cependant ce roman se rapporte encore à sa vie ; c’est là qu’elle a réuni tout ce qu’elle avait vu de la société du Yorkshire, tout ce qu’elle savait des mœurs du peuple au milieu duquel elle avait passé, sa vie. Tous les personnages sont tirés de la vie réelle, et dans ce roman miss Brontë n’a fait en quelque sorte que relier ses souvenirs. Tout un petit monde singulièrement excentrique s’agite dans ce livre : ce sont des ébauches de fortes natures, des diminutifs de grands caractères, de microscopiques originaux. On croirait voir une succession de tableaux de genre à la Téniers et à la Van Ostade. J’insiste sur ce caractère microscopique des personnages de Shirley ; il semble qu’on les voie s’agiter par le petit bout d’une lorgnette, et que leurs paroles, avant d’arriver à votre oreille, aient passé par un porte-voix. Oui, aucun de ces personnages, pas même miss Shirley Keeldar, n’est de grandeur naturelle. C’est la plus grande preuve de judicieux bon sens artistique que miss Brontë ait donné peut-être dans sa vie. Certaines scènes et certaines classes de la société veulent être peintes dans ce système du tableau de genre, et les scènes, les personnages de Shirley rentrent tous dans cette catégorie. Avec les personnages déclassés, les aventuriers, les hommes d’un caractère rebelle et exceptionnel, les très grands caractères, vous n’avez pas besoin de prendre ces précautions. Les personnages de Jane Eyre peuvent être peints en pied, avec leur entière stature et dans toute leur ampleur, car leur nature est tellement forte qu’on n’a pas à craindre de la dépasser. Les très grands caractères et les très grandes passions ont cet avantage pour l’artiste, qu’on ne peut pas leur assigner de limite précise et qu’on ne peut dire où ils finissent. Les caractères moyens ne donnent pas à l’artiste la même liberté. Si les personnages de Shirley sont peints en demi-grandeur, c’est qu’ils sont eux-mêmes des diminutifs ; ils appartiennent aux classes moyennes. Dans ce milieu, leurs facultés naturelles se sont, non pas étiolées, mais contractées et racornies ; leurs caractères ont tous quelque chose de tordu, crooked. Leur nature a été arrêtée par les circonstances de leur condition moyenne dans son développement ; ils ont des bizarreries plutôt que de l’originalité, des callosités plutôt que de la dureté véritable, des ridicules et des travers plutôt que des vices. Cependant le vent des passions humaines les agite comme le reste des hommes ; oui, mais ils sont plus près de terre et mieux protégés contre les tempêtes que les chênes et les sapins, préférés du tonnerre. Les personnages de Shirley ne sont ni des chênes ni des sapins, ce sont des arbrisseaux sauvages, et miss Brontë a compris avec raison que des arbrisseaux, si intéressans qu’ils fussent, ne pouvaient pas avoir les proportions d’un chêne.

Comme le roman de Shirley est le plus impersonnel des romans de miss Brontë, il est aussi le plus joyeux. C’est une joie encore fort triste, il est vrai ; il nous semble, en le lisant, voir une de ces âpres bruyères qu’aimait tant Emilie, et qu’aime tant Shirley Keeldar (le type même d’Emilie), éclairée par un doux soleil de mai. Les sentimens de ces personnages âpres, durs, armés de piquans comme les bruyères, s’ouvrent tout semblables à ces mêmes bruyères au printemps. Les ronces elles-mêmes fleurissent ; il en est ainsi de ces durs bourgeois du Yorkshire. Le ton général du livre fait donc un parfait contraste avec celui des deux autres romans, où, de la première à la dernière page, l’esprit est obligé de se tendre avec une énergie excessive pour suivre les violentes passions exprimées par l’auteur. De cette tension extrême résulte même une monotonie et une lenteur d’impressions qui brise l’attention du lecteur et empêche l’imagination de prendre son vol. Il ne nous est jamais permis de voyager au-delà de la pensée de l’auteur ; nous sommes toujours ramenés vers un point fixe dont nous ne pouvons détacher nos yeux, et qui nous trouble comme une hallucination. Shirley est en partie exempt de ce défaut ; il y a plus d’air et de lumière, les personnages sont plus nombreux, et l’attention est ainsi mieux partagée. Toutefois, malgré ce mérite particulier, Shirley est loin d’avoir l’importance des deux autres romans. Il ne contient que la vie impersonnelle de Charlotte ; les deux autres racontent sa vie réelle et ses secrets intimes. Comme conception et pensée, Shirley est un livre inférieur aux deux autres, mais il les surpasse tous deux peut-être par l’abondance, la variété et la beauté des détails. Il y a là des pages d’une éloquence amère, des dessins à la plume d’une précision vraiment admirable. Citons particulièrement les portraits des deux vieilles filles miss Mann et miss Aynslie dans le chapitre intitulé : Old Maids. Les cinq ou six pages où l’auteur raconte la visite de Caroline Helstone aux deux vieilles filles, et les réflexions par lesquelles il résume les impressions de la jeune femme ont pu être égalées dans la littérature anglaise ; mais, à mon avis, elles n’ont pas été dépassées. Cela contracte le cœur, le serre douloureusement comme dans un étau glacé, et le pénètre comme le tranchant du froid acier. Ce chapitre est beau comme une pensée de La Rochefoucauld, comme une page amère de Fielding.

Mais de ces trois livres, le plus incontestablement beau est celui qui relève de la seule imagination de l’auteur, c’est Jane Eyre. Malgré le succès immense de ce livre, j’ose dire qu’il n’est pas estimé à sa véritable valeur. Peu m’importent certains détails trop évidemment artificiels, certaines inventions mélodramatiques, certaines combinaisons trop romanesques. Les histoires sentimentales dont Cervantes et Lesage parsèment leurs chefs-d’œuvre, ne sont pas non plus de bien belles inventions ; il y a dans certaines comédies de Molière, du raisonnable Molière, notamment dans l’Avare, certaines péripéties et certains dénoûmens qui dépassent en invraisemblance romanesque les pires invraisemblances que l’on ait reprochées à l’auteur de Jane Eyre. Toute fiction véritable, et Jane Eyre est une fiction, traîne après elle un bagage d’aventures inutiles, de péripéties absurdes, qui sont la défroque, la vieille garde-robe, les scories de l’imagination de l’écrivain. Ces invraisemblances sont d’ailleurs, à mon sens, beaucoup mieux motivées qu’on ne veut bien l’accorder. Ainsi l’incendie du château et la cécité de M. Rochester ont très bien leur raison d’être. Maintenant les effets mélodramatiques abondent, dit-on. Cela est vrai, mais sont-ils puissans, et dénotent-ils une imagination vigoureuse et sensée ? Supposez le mystère de la folle et ses visites nocturnes employées comme moyen dramatique par le premier écrivain venu ; Jane Eyre touchera par un côté aux romans d’Anne Radcliffe. Et qui oserait dire qu’il en est ainsi ? Qui oserait dire qu’il n’a pas ressenti le frisson de Jane Eyre lorsqu’elle entend pour la première fois l’éclat de rire sinistre et mystérieux retentir sous les voûtes du château de Thornfield ? Qui n’a pas prêté comme elle une oreille inquiète, lorsque, dressée sur son lit, elle entend une main inconnue frôler la porte de sa chambre ? Dans une lettre à M. Lewes, qui lui avait reproché de trop employer les moyens mélodramatiques, miss Brontë répondait avec raison, selon nous, que l’imagination avait ses droits aussi bien que l’expérience. Ne disons donc pas trop de mal des moyens violens ; les maîtres les ont employés sans scrupule ; ils savaient qu’ils étaient propres à créer des situations, dramatiques et à montrer dans tout leur jeu les passions humaines. On peut donc employer ces moyens : tout consiste, dans la manière de s’en servir ; or l’un des grands côtés du talent de miss Brontê, c’est précisément l’art de s’en servir.

Elle excelle, à exprimer naturellement, les sentimens nés des terreurs de l’esprit, les superstitions de la solitude, les hallucinations du désespoir ; elle met à rendre ces émotions nerveuses et irrésistibles un art infini. Lentement, graduellement, nous voyons se former la vision et grandir la terreur ; à chaque ligne nouvelle, le cœur bat plus vite, le pouls, est plus fiévreux. Aussi, quand la crise finale arrive, nous ne songeons pas à nous en étonner, car nous sommes déjà familiarisés avec les terreurs du personnage. Lorsque, dans l’épisode de la chambre rouge, la petite Jane Eyre voit un fantôme, nous ne trouvons pas son effroi exagéré, et nous ne doutons pas un instant de la réalité de l’apparition. L’âme est montée à un tel diapason, elle a subi une tension si formidable, qu’elle a besoin, pour ainsi dire, de s’oublier dans le vertige. Un évanouissement lui est salutaire ; sans cela, elle éclaterait dans la mort, ou se précipiterait dans l’abîme de la folie. Il y a dans Villette un admirable chapitre intitulé les grandes Vacances. Harassée par les visions de la fièvre, et les démons de la solitude, Lucy Snowe sort un soir de ce pensionnat désert, hanté seulement des cauchemars qui troublent ses nuits et du hideux spleen qui la suit comme une ombre acharnée tout le long du jour. Elle va sans savoir où, poussée par un mouvement involontaire : elle entre dans une église baignée des ombres du crépuscule, et aperçoit un prêtre assis dans un confessionnal ; elle se dirige vers le confessionnal, et s’agenouille, — elle, protestante et vigoureuse hérétique… Ce qui nous étonne, c’est qu’elle ait le courage de répondre au premier mot du prêtre : Mon père, je suis protestante… Après les émotions diverses que nous avons parcourues avec elle, nous la verrions sans étonnement aller se jeter dans un couvent de carmélites, ou solliciter la sympathie du premier passant venu. Et ce ne sont pas seulement les effets puissans et dramatiques que miss Brontë excelle à reproduire. Toutes les impressions nerveuses, violentes ou délicates, sont de son domaine : les caprices fugitifs d’un tempérament original, les sourires étranges, les magnétismes du regard, l’agitation passionnée des muscles, les frissons subits, messagers d’un bonheur d’une minute ou d’une tristesse passagère… Jane Eyre est plein de ces impressions fines et délicates ; mais le chef-d’œuvre de l’auteur en ce genre, ce sont les cinquante premières pages de Villette, où est décrite l’enfance de Pauline-Marie. Ces pages sont étranges comme certains regards de malade, douloureuses comme les sons de l’harmonica.

Miss Brontë est extrêmement éloquente, et on lui a fait presque un défaut de ce mérite. On lui a reproché la longueur des conversations de Jane Eyre et de Rochester. Ces conversations sont interminables : eh bien ! j’avoue que je n’en voudrais pas retrancher une syllabe. Au moins voilà des duos d’amour qui ont une originalité, des conversations sentimentales qui sont autre chose que des lieux communs. Voilà des amoureux qui sont riches de leur propre fonds, et qui n’ont pas pillé les livres ; ils inventent spontanément l’expression qui convient à leurs sentimens, et leur voix sait trouver subitement, pour accompagner les orages de leur cœur, des paroles retentissantes comme le bruit des grandes cascades. Les conversations de Jane Eyre sont de véritables tempêtes. Les éclats de rire, les colères, les expressions bruyantes d’une, joie insensée, les plaintes amères d’un bonheur retardé, saillies du cœur, boutades de l’imagination, chauds éclairs de la passion qui, se multipliant au milieu de cette atmosphère étouffante, font redouter à chaque instant le coup de foudre décisif, tout cela éclate à la fois et roule comme une avalanche sur l’esprit bouleversé du lecteur. Plus on relit ces singulières conversations, et moins on s’étonne que Jane Eyre ait tant effarouché les pruderies anglaises ; elles sont étouffantes comme une chaude journée d’été, enivrantes comme les exhalaisons de la nature ; elles gagnent l’esprit comme une contagion. Elles ont encore une originalité étrange qui les sépare de toutes les conversations amoureuses que j’aie lues, c’est-à-dire un mélange de l’irrésistible éloquence de la nature et des séductions artificielles de la passion inventive et rusée. Rochester, tout emporté qu’il soit, est en même temps fort astucieux. Jane, toute réservée qu’elle soit, est singulièrement provocante. Les deux amoureux connaissent toutes les manœuvres et toute l’escrime du duel dangereux dans lequel ils sont engagés. Que Rochester soit passé maître dans l’art de simuler la colère ou de placer à point une tirade passionnée, cela se comprend sans peine ; mais Jane ? En vérité, elle devine bien des choses. Cette petite sorcière aux yeux curieux, à l’esprit alerte, au cœur ambitieux, elle sait comment un mot prononcé à propos et avec une certaine inflexion de voix apaise les bouillonnemens des plus furieuses tempêtes ; elle sait comment la main d’une femme se pose sur le front d’un amant pour guérir les blessures faites à l’orgueil. Oh ! les deux fantastiques amoureux ! Jamais homme savant en astuce et protégé par l’amère expérience a-t-il été plus naïf, plus jeune, plus ouvert à la confiance ? Jamais femme ignorante et naïve a-t-elle été plus instinctivement rusée, et a-t-elle marché d’un pied plus sûr et d’un œil plus vigilant à travers les routes dangereuses ?

Mais le grand mérite de Jane Eyre ne consiste pas dans de puissans effets de terreur, ni même dans l’éloquence et l’originalité des passions ; il consiste dans la conception des trois personnages. Ce sont trois créations extraordinaires, trois personnages inventés, trouvés, qui n’ont pas leurs précédens en littérature. Aucun héros de roman ancien ou moderne ne leur ressemble ; ils ont une physionomie qui leur est propre, vigoureusement excentrique, et dont les traits restent ineffaçablement gravés dans le souvenir. Ils sont sortis tout armés du cerveau du romancier, ils sont nés des relations de l’auteur avec la nature, ils n’ont, de près ou de loin, aucune parenté littéraire. La première fois qu’on les voit, ils frappent par leur singularité extérieure. De bizarres et d’amusans héros ! se dit-on en fermant le livre. Cependant on n’est pas satisfait : ces personnages vous tourmentent comme une énigme, ils inquiètent l’imagination, et on se dit qu’ils doivent avoir un sens mystérieux qui échappe. À la seconde lecture, on pénètre mieux le secret de cette impression ; la bizarrerie des personnages commence à disparaître, et on aperçoit leur grandeur réelle. Jane Eyre, Rochester, Saint-John Rivers sont trois personnages pris dans la plus grande nature humaine ; ils appartiennent aux plus intéressantes familles de la large et complexe humanité. Ce ne sont pas de pâles ombres, ne se distinguant les unes des autres que par des nuances imperceptibles ; ce sont trois types tranchés. Edouard Rochester est tout simplement de la grande race orageuse, équivoque, puissante, sympathique des Mirabeau. Il en a tous les troubles et tous les désordres. Sa noble énergie est explosive comme les volcans, ses violentes passions domptent toute résistance autour de lui et provoquent l’épouvante comme une éruption de lave ; mais la main d’un enfant le dirige, et les paroles d’une femme le laissent docile et soumis. Il est de la nature qui a été symbolisée par les Samson et les Hercule, et il a traversé les expériences de ses symboliques ancêtres : les Dalilas et les Omphales ont découvert le secret de sa force, les Philistins l’ont poursuivi de leur haine, et la société lui a attaché au flanc par le mariage la tunique de Déjanire. Ainsi torturé, trahi, exploité, il cherche les solitudes les plus profondes pour exhaler ses rugissemens, et laisse couler ses larmes tout à fait à la manière des héros, antiques lorsqu’ils sont trahis, ou à la manière des bêtes fauves lorsque, se sentant blessées, elles cherchent pour mourir le fourré le plus épais. Du naufrage de la vie il lui reste deux épaves, une folle, sa femme, en qui se personnifie toute la tyrannie sociale qui pèse sur lui, et la fille d’une danseuse française, enfant du diable et de l’amour vénal. Cependant Rochester ne se soumet pas ; il regarde la destinée d’un œil flamboyant de colère et se promet de prendre sa revanche. Il est rusé et astucieux. La tyrannie sociale ne sait pas encore quels tours il tient en réserve pour se débarrasser d’elle, et lorsqu’il sera découvert, il ne se déconcertera pas, il plaidera sa cause d’une voix tonnante et assurée. Quel révolutionnaire eût fait ce noble Edouard Rochester ! Lorsqu’il est surpris en flagrant délit de bigamie, son éloquence est telle qu’on est tenté de lui donner raison, et qu’on croirait entendre un Mirabeau se défendant contre une charge de trahison. Singulier et puissant mélange de force et de douceur, d’astuce et de loyauté, immoral, fidèle, équivoque, ce monstre complexe attire invinciblement le cœur, car le secret de cette nature contradictoire et divisée contre elle-même, c’est le besoin d’aimer et d’être aimé. Dans Jane, il rencontre un caractère capable de l’aimer. Supérieure à sa triste enveloppe charnelle, supérieure à son humiliante situation, supérieure aux coups du sort, Jane est une de ces femmes qui sont égales à toutes les conditions de la vie. Elle n’aime que la force, l’énergie et la liberté. En face de ce monstre redoutable, elle se sent tranquille et en sûreté. Dès le premier instant, elle l’aime et le regarde sans crainte ; dès le premier instant, elle est sûre de lui. L’abîme où il a failli l’entraîner, la trahison involontaire dont elle a failli être victime, ne lui arrachent ni une plainte ni un reproche. M. Rochester, fût-il criminel, ne sortirait plus de son souvenir, car avec lui, coupable ou non, sa vie a commencé et s’est achevée tout entière. Pour se faire aimer, elle n’a qu’une âme, et une âme qu’il faut avoir le courage d’aller chercher sous une laide enveloppe et dans une condition de gouvernante. Une fois cette âme a été surprise, mais le sera-t-elle de nouveau ? D’autres reconnaîtront ses grandes qualités morales, sa dignité, sa fierté ; mais sa grande qualité féminine, sa capacité d’aimer, qui donc s’en souciera ? Et c’est là ce que Rochester chérissait en elle, c’est pourquoi elle l’aimait. Le trait le plus admirable de ce caractère, c’est qu’on sent que dans la poitrine de ce petit sphynx excentrique est renfermé un des plus grands secrets féminins. Jane considère ses qualités morales comme se rapportant exclusivement à elle ; ce n’est point pour ces qualités qu’elle veut être aimée, mais pour la tendresse qu’elle peut donner.

Mais le plus extraordinaire des trois personnages, à mon avis, c’est Saint-John Rivers. Si Edouard Rochester appartient à la race des Mirabeau, Saint-John Rivers appartient à la race des Calvin et des Knox, des hommes austères, durs, sans tendresse, sans dévouement pour les créatures charnelles. Il n’a que des ardeurs d’esprit. Les larmes viennent aux yeux, lorsqu’on le voit promener son regard triste et sec sur la belle jeune fille dont il dédaigne l’amour. Cœur tranquille et âme inquiète, il ne rêve que martyre, but idéal à poursuivre, salut éternel à conquérir. Il est ambitieux de la vérité morale, comme un conquérant est ambitieux de royaumes et d’empires. Ce jeune homme fait frémir, et à juste titre, car il est de la race implacable par excellence, celle des hommes violens et froids, qui, n’ayant que des passions d’esprit, échappent à la nature et ne lui donnent sur eux aucune prise. Il ne réclame de vous ni affection, ni dévouement pour sa personne, mais il exige impérieusement votre soumission aux idées qu’il a conçues et au but qu’il s’est tracé. Obéissez-lui, Jane, ou soyez damnée ! Dans une autre situation, il dirait : Obéissez ou mourez. L’énergique Jane, si paisible et si sûre d’elle-même au milieu des emportemens de Rochester, se détourne avec effroi de ce calme despote, dont tous les gestes sont mesurés, dont la parole est si tranquille. Elle sent que cet homme si vertueux, qui croit n’aimer que la vérité, n’aime dans la vérité que lui-même. « Jane, lui a-t-il dit un jour, que serais-je sans la loi du Christ ? Un ambitieux violent et mondain. »

Tels sont ces trois personnages, pris, je le répète, dans la plus grande nature humaine. Nous sommes tellement déshabitués de ces caractères, qu’ils nous font presque au premier abord l’effet de revenans d’un monde évanoui ; mais ils appartiennent à la famille des âmes originales vraiment dignes d’être représentées, qui ont tenté et qui tenteront éternellement l’ambition des artistes et des poètes dignes de ce nom : ils personnifient quelques-uns des grands côtés de la vie humaine ; le fanatisme, la liberté, le défi jeté au monde et à la destinée. Ajoutez que ces personnages de Jane Eyre sont anglais, exclusivement anglais, et qu’il faut un certain temps pour percer leur dure enveloppe et reconnaître en eux les élémens communs à notre espèce.

J’ai dit que miss Brontê pensait librement sur la société ; il serait plus juste peut-être de dire qu’elle pense librement sur la nature humaine. Sa croyance au bien ne l’abuse pas ; elle a l’œil ferme et perce les apparences. Elle semble convaincue que les traces du péché originel ne sont effacées chez aucun de nous. Tous ses personnages, même les plus vertueux, et les plus élevés, ont une certaine perversité. Et d’abord ils en ont tous une qui leur est commune, ils aspirent violemment au bonheur, sous une forme ou sous une autre, et ils ne se résignent pas à le voir échapper. Ils se soumettent par lassitude plutôt que par un motif moral. Ils supportent la douleur plutôt en stoïciens qu’en chrétiens. Ils sont humbles plutôt par mépris du monde et par fierté d’âme que par charité et par amour. Puis à cette perversité qui leur est commune, ils en joignent de particulières qu’ils doivent à l’originalité de leur tempérament ou à la pression des circonstances ; ils sont despotiques, astucieux, orgueilleux, sauvages. Et cependant, — et c’est là le triomphe de miss Brontë, — tous sont parfaitement acceptables, dignes d’intérêt ou de respect. Ainsi nous surprenons en eux la tache primitive infligée à l’âme humaine et commune à toutes les races, puis nous surprenons les défauts propres à une civilisation morale particulière. Dans la perversité qui leur est commune, nous ne reconnaissons qu’un vice humain ; mais dans les perversités qui leur sont particulières, nous reconnaissons des vices exclusivement anglais et protestans.

Jane Eyre n’est pas seulement le plus beau roman de miss Brontë, c’est peut-être le plus beau roman contemporain. Dans aucun autre roman moderne, on ne rencontre trois caractères aussi dignes d’attention et qui s’emparent aussi puissamment de l’imagination que ceux de cette petite gouvernante, de cet aristocrate dévoyé et de ce despotique clergyman. Le livre restera, et nos successeurs ne s’apercevront pas plus de ses invraisemblances romanesques que nous ne nous apercevons aujourd’hui des grossièretés de Fielding et des longs sermons de Richardson. Nous constatons ces défauts, et cela fait, nous déposons Tom Jones et Clarisse parmi les chefs-d’œuvre de l’imagination.

Je voudrais dire un mot du talent des sœurs de miss Brontë, et en vérité je n’ose. Ces deux remarquables personnes, dont les productions n’ont pas été estimées à leur juste valeur, et ont été comme ensevelies sous le succès de Charlotte, mériteraient une mention plus longue que celle que nous pouvons leur accorder. Cependant un mot est nécessaire pour compléter ce que nous avons à dire du talent de miss Brontë. Celui de ses sœurs est absolument de la même famille. Le livre d’Anne, Agnès Grey, est une lecture navrante et pénible. Dans ce livre, elle a consigné l’éternel thème de la famille, les douleurs de la dépendance, car Agnès Grey est une gouvernante comme Jane Eyre. C’est un roman foncièrement réaliste ; aucun des angles de la réalité n’a été adouci, aucun détail blessant et grossier n’a été omis. On sent dans l’auteur une personne d’une sensibilité trop nerveuse et trop affaiblie pour entreprendre même l’ombre d’une lutte. Une lumière crépusculaire et terne éclaire ces pages, remplies du récit de petits malheurs soufferts sans murmurer, de petits bonheurs acceptés avec une reconnaissance douce qui sait à peine sourire. La résignation est l’âme de ce petit livre. Tout autre est le caractère du roman d’Emilie Brontë, Wuthering Heights. D’un bout à l’autre, la terreur domine, et nous assistons à une succession de scènes toutes éclairées par un reflet pareil à celui de la houille qui brûle, et dont quelques-unes ont l’intensité d’horreur du Majorat d’Hoffmann. La sombre imagination d’Emilie fait défiler devant nous, avec un calme parfait et sans se troubler un instant, des personnages et des scènes d’autant plus effroyables que la terreur qu’ils inspirent est surtout morale. Ils ne vous menacent pas d’apparitions, d’événemens merveilleux, mais de passions féroces et d’instincts criminels. Au premier aspect, on les aborde sans crainte : ils ont l’apparence de braves paysans, un peu rudes et grossiers ; mais bientôt leurs yeux hagards comme ceux des fous, ou cruels comme ceux des tigres, ou railleurs comme ceux d’une sorcière jetant un sort dont elle connaît l’efficacité certaine, se fixent sur vous, vous fascinent et vous troublent. L’effet poétique produit est d’autant plus grand que l’auteur n’apparaît jamais derrière ses personnages. Emilie raconte sobrement, brièvement ; l’énergique fermeté de l’écrivain indique une âme familière avec les émotions terribles, et qui se joue de la peur. Son imagination s’est allumée sur certains souvenirs et certaines chroniques de famille de la localité, et elle a couvé ces souvenirs avec une ardeur frénétique jusqu’au moment où elle en a fait éclore l’essaim des passions criminelles qu’ils contenaient en germe. J’ai parlé du talent qu’avait Charlotte pour surprendre la perversité cachée de l’âme ; mais enfin les perversités qu’elle décrit sont avouables, car ce sont celles que nous portons tous en nous. Emilie va beaucoup plus loin : elle devine les secrets des passions criminelles, elle regarde d’un œil avide le jeu des instincts coupables. La donnée du roman est étrange, et elle a été traitée sans hypocrisie, sans pruderie, sans fausse réticence. Ses personnages sont criminels ; elle le sait, elle le dit, et semble nous défier de ne pas les aimer. Wuthering Heights est l’histoire d’une passion irrésistible et perverse. Catherine Earnshaw, fille d’un riche propriétaire campagnard, s’est éprise d’amour pour Heathcliff, un petit gipsy que son père a trouvé errant dans les rues de Manchester, a recueilli par charité, et fait élever parmi ses enfans. Catherine est une fille volontaire, énergique, pleine d’instincts sauvages et poétiques, une fleur de bruyères armée de piquans. Il serait prudent de ne pas respirer de trop près les parfums de cette fleur ; ils sont dangereux. La loi des attractions mystérieuses a été merveilleusement observée par Emilie. On comprend très bien comment Catherine peut préférer Heathcliff, — ce personnage brutal, farouche, porté à toutes les énergies criminelles, qui à l’occasion ne s’inquiétera pas d’un meurtre, qui ne reculera jamais devant la vengeance, — au bon, dévoué et charmant Edgar Linton. Hélas ! Edgar Linton n’a pas l’âme assez forte pour Catherine, et elle a pour son mari en conséquence une certaine pitié ; en lui, elle n’a rien aimé que la richesse et la beauté. Mais Heathcliff ! avec lui, elle ne fait qu’un pour ainsi dire ; ils forment à eux deux un monstre hybride, à deux sexes et à deux âmes ; il est l’âme mâle du monstre, elle en est l’âme femelle. En lui, Catherine reconnaît ses énergies non comprimées par la réserve imposée à son sexe ; en lui, elle contemple écloses comme de poétiques fleurs empoisonnées toutes ses perversités secrètes. C’est une belle et terrible scène que celle où elle avoue le secret de son amour pour Heathcliff. « Il est tellement moi, dit-elle ; il est plus moi que moi-même ; il est la foudre dont je ne suis que l’éclair. » C’est encore une scène frappante que celle où, Edgar Linton appelant ses valets pour mettre Heathcliff à la porte, Catherine met tranquillement les clés dans sa poche, et regarde son mari avec un calme mépris. Catherine ne veut pas être sauvée, la pensée ne lui en vient pas une fois à l’esprit, et la terrible passion se développe irrésistible, furieuse à travers les plus effroyables péripéties.

Maintenant notre tâche est terminée ; nous quittons à regret cette singulière et originale famille. Toutes ces imaginations sans repos, capables d’enfanter ces singulières histoires, sont éteintes pour toujours. La mort est femme, elle a des caprices ; elle n’est pas brutale, comme on le dit : elle est délicate et sait choisir. Admirablement servie par les anges malfaisans de la maladie, de l’habitude, du désordre, par les génies dangereux des passions fiévreuses et des énervantes rêveries, elle va faisant sa moisson parmi les cœurs les plus aimans et les plus grandes imaginations. Malheur à ceux qui, comme les membres de la famille Brontë, ouvrent trop imprudemment leur porte à ces génies de la rêverie et du sentiment. J’ai longtemps retenu le lecteur dans ce petit coin de terre et dans ce presbytère désolé ; mais j’ai rencontré sur mon chemin une famille qui, possédant le plus bel attribut de la nature, la passion, avait su la soumettre au plus bel attribut de l’âme, la conscience, et j’ai voulu lui donner le plaisir de ce spectacle émouvant, salutaire et fortifiant.


EMILE MONTEGUT.

  1. Voyez cet article dans la Revue du 15 novembre 1849.