Mirifiques Aventures de maître Antifer/Seconde partie/Chapitre XIII

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XIII

À la fin duquel on verra disparaître le troisième rôle, autrement dit le « traître », de cette comico-tragique histoire.

Tant d’émotions, de bouleversements, de transes, de troubles, de secousses, d’alternatives d’espoir et de désespoir, c’était décidément plus que n’en pouvait supporter maître Antifer. Les forces physiques et morales, même celles d’un capitaine au grand cabotage, ont des limites, qui ne sauraient être dépassées. Le trop éprouvé oncle de Juhel dut prendre le lit, dès qu’il eut été reconduit à l’hôtel. La fièvre le saisit, — une fièvre violente avec délire, dont les suites pouvaient être fort graves. Quelles décevantes images obsédaient son cerveau, cette campagne interrompue juste au moment où elle allait aboutir, l’inutilité de nouvelles recherches, cet énorme trésor dont on ne connaîtrait jamais la place, ce troisième îlot perdu en quelques parages ignorés, la seule pièce susceptible d’en donner la situation exacte, détruite, anéantie, brûlée par cet abominable clergyman, cette latitude que même la torture ne lui ferait pas indiquer, puisqu’il l’avait volontairement, criminellement oubliée !… Oui ! Il était à craindre que la raison très ébranlée du Malouin ne résistât pas à ce dernier coup, et le médecin, appelé en toute hâte, ne regarda pas comme impossible qu’il fût bientôt frappé d’aliénation mentale.

Dans tous les cas, les soins lui seraient prodigués. Son ami Gildas Trégomain et son neveu Juhel ne le quitteraient pas d’un instant, et, s’il se rétablissait, ils auraient droit à toute sa reconnaissance.

Dès sa rentrée à l’hôtel, Juhel avait mis Ben-Omar au courant, et, par lui, Saouk n’ignorait rien des refus du révérend Tyrcomel. Il est aisé d’imaginer à quel degré monta la colère du faux Nazim. Mais, cette fois, elle ne se révéla pas par des manifestations extérieures, — nous entendons ces actes de violence qui, invariablement, retombaient sur l’infortuné notaire. Tout se concentra en lui, et peut-être imagina-t-il que ce secret qui échappait à maître Antifer, il saurait l’obtenir et l’utiliser à son seul profit. C’est à ce résultat, d’ailleurs, que tendirent ses efforts, et l’on put observer qu’il ne se montra à l’hôtel ni ce jour-là ni les jours qui suivirent.

Quant au gabarier, après le récit de Juhel relatant la visite au clergyman, il avait dit :

« Je crois bien que l’affaire est enterrée maintenant… N’est-ce pas ton avis, mon garçon ?…

— En effet, monsieur Trégomain, et il me paraît impossible que l’on fasse parler un pareil têtu…

— Drôle, tout de même, ce révérend auquel on vient apporter des millions… et qui les refuse !

— Apporter des millions !… répliqua le jeune capitaine en secouant la tête.

— Tu n’y crois pas, Juhel ?… Tu as peut-être tort !…

— Comme vous avez changé, monsieur Trégomain !

— Dame… depuis la trouvaille des diamants ! Évidemment, je ne dis pas que les millions sont sur le troisième îlot, mais enfin, ils y seraient… Par malheur, puisque ce clergyman ne veut entendre à rien, on n’en connaîtra jamais le gisement !…

— Eh bien, non, monsieur Trégomain, et malgré les deux diamants de Ma-Yumba, rien ne m’ôtera de l’idée que ce pacha nous réservait une énorme mystification…

— Dans tous les cas, cela menace de coûter cher à ton pauvre oncle, Juhel. Le plus pressé, à cette heure, est de le tirer d’affaire ! Pourvu que sa tête y résiste ! Soignons-le comme le feraient des sœurs de charité, et, lorsque nous l’aurons remis sur pied, lorsqu’il aura la force de faire le voyage, je pense qu’il consentira à revenir en France… à reprendre sa tranquille vie d’autrefois…

— Ah ! monsieur Trégomain, que n’est-il dans la maison de la rue des Hautes-Salles ?…

— Et toi, près de notre petite Énogate, mon garçon !… À propos, penses-tu à lui écrire ?…

— Je lui écrirai aujourd’hui même, monsieur Trégomain, et, cette fois, je crois pouvoir lui annoncer notre retour définitif ! »

Quelques jours s’écoulèrent. L’état du malade ne s’était pas aggravé. Après avoir été très forte d’abord, la fièvre tendait à diminuer. Mais le médecin se montrait moins rassuré pour la raison du pauvre homme. Positivement, sa tête déménageait. Cependant il reconnaissait son ami Trégomain, son neveu Juhel, et aussi son futur beau-frère… Beau-frère ?… Entre nous, si une personne du sexe charmant risquait de rester indéfiniment fille, n’était-ce pas Mlle Talisma Zambuco, attardée sur les confins de la cinquantaine, et guettant non sans impatience, dans son gynécée de Malte, l’apparition de l’époux promis ?… Or, pas de trésor, pas de mari, puisque l’un était le complément de l’autre !

Il suit de là que ni le gabarier ni Juhel ne pouvaient quitter l’hôtel. Le malade réclamait sans cesse leur présence. Il exigeait que jour et nuit ils fussent dans sa chambre, écoutant ses doléances, ses récriminations, et surtout les menaces qu’il proférait contre l’horrible clergyman. Il ne parlait de rien moins que de le poursuivre en justice, devant les cours de bourgs, devant les juges de paix ou les shérifs, jusque devant la cour criminelle supérieure, la cour de Justiciary qui siège à Édimbourg… Les juges sauraient bien l’obliger à parler… Il n’est pas permis de se taire, lorsque l’on peut, d’un mot, jeter dans la circulation du pays une somme de cent millions… Il doit y avoir des peines pour ce crime-là, les plus sévères, les plus terribles, et si le gibet de Tyburn ou autres ne sont pas destinés aux malfaiteurs de cette espèce, qui donc mériterait d’y être pendu… etc.

Et, du matin au soir, maître Antifer ne tarissait pas. À tour de rôle, Gildas Trégomain et Juhel se relayaient près de lui, à moins qu’une violente crise ne les obligeât à rester ensemble. Le malade voulait s’élancer hors de son lit, quitter sa chambre, courir chez le révérend Tyrcomel, lui casser la tête à coups de revolver, et il ne fallait rien moins que la vigoureuse poigne du gabarier pour le contenir.

Aussi, bien qu’il eût le plus vif désir de visiter cette superbe cité d’Édimbourg, faite de pierres et de marbre, Gildas Trégomain fut-il contraint d’y renoncer. Plus tard, lorsque son ami serait en voie de guérison, ou tout au moins revenu au calme, il se dédommagerait… Il irait visiter le palais d’Holyrood, l’ancienne résidence des souverains d’Écosse, les appartements royaux, la chambre à coucher de Marie Stuart, telle qu’elle était au temps de l’infortunée reine… Il remonterait la Canongate jusqu’au Castle, si fièrement campé sur son roc de basalte, là où l’on voit encore la petite chambre dans laquelle vint au monde l’enfant qui devait être Jacques VI d’Écosse et Jacques Ier d’Angleterre. Il ferait l’ascension de cet « Arthur seat » qui ressemble à un lion couché, lorsqu’on le regarde du côté de l’ouest, et d’où la vue, à deux cent quarante-sept mètres au-dessus du niveau de la mer, peut embrasser toute la ville, bosselée de collines comme la cité des Césars, jusqu’à Leith, qui est le véritable port d’Édimbourg sur la baie du Forth, jusqu’à la côte de Fife, jusqu’aux pics du Ben Lomond, du Ben Ledi, des Lammermuir-Hills, jusqu’à la mer sans limites…

Que de beautés naturelles, que de merveilles dues à la main de l’homme, dont le gabarier, tout en regrettant ce trésor perdu par l’obstination du clergyman, brûlait de contempler les splendeurs, et qu’il ne pouvait visiter, cloué par le devoir au chevet de son impérieux malade !

C’est pourquoi l’excellent homme en était réduit à regarder par la fenêtre entr’ouverte de l’hôtel, le célèbre monument de Walter Scott, dont les pinacles gothiques s’élancent à près de deux cents pieds dans les airs, en attendant que ses niches soient toutes occupées par les cinquante-six héros nés de l’imagination du grand romancier écossais.

Puis, lorsque les yeux de Gildas Trégomain redescendaient la longue perspective de Prince’s Street vers Calton-Hill, il guettait, un peu avant midi, cette grosse boule dorée, hissée au mât de l’Observatoire, et dont la chute indique le moment précis où le soleil franchit le méridien de la capitale.

Que voulez-vous !… c’était toujours cela !

Cependant un bruit de nature à surchauffer la popularité déjà si considérable du révérend Tyrcomel, s’était répandu dans le quartier de la Canongate d’abord, dans la ville ensuite. On disait que le célèbre prédicateur, en homme qui conforme ses actes à ses doctrines, venait de refuser un legs d’une importance invraisemblable. On parlait de plusieurs millions, même de plusieurs centaines de millions qu’il voulait soustraire à l’avidité humaine. Peut-être le clergyman se prêtait-il à la propagation de ces bruits qui tournaient à son avantage, et dont il entendait bien ne pas garder le secret. Les journaux s’emparèrent du fait, ils le reproduisirent et il ne fut plus question que du trésor de Kamylk-Pacha enterré sous les roches d’un mystérieux îlot. Quant à l’indication de son gisement, à en croire les feuilles publiques que le révérend Tyrcomel ne démentit pas d’ailleurs, cela ne dépendait que de lui, quoique, en réalité, l’intervention des deux autres légataires fût indispensable. Du reste, on ne connaissait pas tous les détails de cette affaire et le nom de maître Antifer n’était pas même prononcé. Il va de soi que, parmi ces journaux, les uns approuvaient la superbe attitude de l’un des docteurs de l’Église libre d’Écosse, tandis que d’autres la blâmaient, car enfin, ces millions mis à la disposition des indigents d’Édimbourg, — et Dieu sait s’ils pullulent ! — auraient soulagé bien des infortunes au lieu de dormir dans leur trou, sans profit pour personne. Mais, du blâme comme de l’éloge, le révérend Tyrcomel n’avait cure, et il était résolu à n’en tenir aucun compte.

Il est facile d’imaginer ce que fut le succès du premier sermon qu’il prononça à Tron Church, au lendemain de ces révélations. Dans la soirée du 30 juin, les fidèles étaient accourus en foule. On s’écrasait littéralement à l’intérieur de cette église, trois fois trop petite, et sur le carrefour dont les rues s’ouvrent devant sa façade. Lorsque le prédicateur parut en chaire, il y eut un tonnerre d’applaudissements. On se serait cru au théâtre, à l’instant où le rideau se relève sur un artiste rappelé par les hurrahs enthousiastes de la salle. Cent millions, deux cents millions, trois cents millions — on finirait par arriver au milliard, — voilà ce que représentait ce phénoménal Tyrcomel et ce dont il faisait fi ! Et il recommença son discours habituel, où l’on remarqua cette phrase, dont l’effet fut prodigieux :

« Un homme est là, qui, d’un seul mot pourrait faire sortir des entrailles du sol des millions par centaines, et, ce mot, il ne le dira pas ! »

Cette fois, et pour cause, maître Antifer et ses compagnons ne se trouvaient point parmi les assistants. Mais, derrière un des piliers de la nef, on aurait pu remarquer un auditeur de type étranger que personne ne connaissait, trente à trente-cinq ans au plus, cheveux et barbe noirs, traits durs, physionomie peu rassurante. Comprenait-il la langue que parlait le révérend Tyrcomel ? nous ne saurions l’affirmer. Quoi qu’il en soit, debout, dissimulé dans la pénombre, il dévisageait le prédicateur. Ses yeux, allumés de flammes, ne le perdaient pas de vue.

Cet homme garda cette attitude jusqu’à la fin du sermon, et, lorsque les dernières paroles eurent soulevé les applaudissements de l’auditoire, il s’ouvrit passage à travers la foule, afin de se rapprocher du clergyman. Voulait-il donc s’attacher à ses pas, l’accompagner hors de l’église, jusqu’à sa maison de la Canongate ? Cela n’est que trop certain, puisqu’il joua des coudes avec une incomparable vigueur sur les marches du porche.

Ce soir-là, le révérend Tyrcomel ne devait pas revenir seul à son domicile. Un millier de personnes lui faisait cortège, prêtes à le porter en triomphe. Le personnage susdit se tenait derrière lui, sans mêler ses cris à ceux de ces enthousiastes.

Lorsque le populaire orateur fut arrivé devant sa maison, il gravit une des marches extérieures, et adressa à ses fidèles quelques paroles qui provoquèrent une nouvelle salve de hurrahs et de hips ! Puis, il s’enfonça sous l’allée obscure, sans s’apercevoir qu’un intrus venait de l’y suivre.

La foule ne se dispersa que lentement en faisant retentir la rue de ses tumultueuses clameurs.

Tandis que le révérend Tyrcomel montait l’étroit escalier qui conduisait à son troisième étage, l’inconnu le montait à pas sourds et si doucement qu’un chat n’eût pas frôlé plus légèrement les marches.

Le clergyman, arrivé au palier, entra dans sa chambre, et referma la porte.

L’autre s’arrêta sur le palier, se tapit dans un angle très obscur et attendit.

Que se passa-t-il ?…

Le lendemain, les locataires de la maison furent surpris de ne point voir le clergyman sortir à son heure habituelle, dès le lever du jour. On ne l’aperçut même pas de toute la matinée. Plusieurs personnes qui venaient lui rendre visite, frappèrent inutilement à sa porte.

Cela parut si suspect que, dans l’après-midi, un des voisins crut devoir faire une démarche au bureau de police. Le constable et ses agents se transportèrent à la maison du clergyman, ils montèrent l’escalier, ils frappèrent à la porte, et, comme on ne leur répondait pas, ils l’enfoncèrent de ce coup d’épaule spécial que possèdent les officiers de la force publique.

Quel spectacle ! On avait évidemment crocheté la porte… on s’était introduit dans la chambre… on l’avait fouillée de fond en comble… L’armoire était ouverte et vidée des quelques vêtements qu’elle contenait et qu’on avait jetés à terre… La table était renversée… La lampe gisait dans un coin… Livres et papiers jonchaient le plancher… Et là, près du lit à demi démantibulé, la couverture écartée, solidement attaché, hermétiquement bâillonné, apparaissait le révérend Tyrcomel…

On se hâta de lui porter secours. À peine respirait-il sous son épais bâillon… Il avait totalement perdu connaissance… Depuis combien de temps ?… Lui seul pourrait le dire, s’il reprenait jamais ses esprits…
la canongate et le château d’édimbourg.

Il fallut le frictionner énergiquement sans que besoin eût été de le déshabiller, puisqu’il était presque nu, sa chemise arrachée, sa poitrine et ses épaules à l’air.

Et, au moment où l’un des agents allait le frotter suivant les règles, le constable ne put retenir un cri de surprise. Ne venait-il pas d’apercevoir des lettres et des chiffres imprimés sur l’épaule gauche du révérend Tyrcomel ?…

En effet, un tatouage, très lisible encore, formait une inscription qui ressortait en couleur brune sur la peau blanche du clergyman… Et cette inscription était ainsi libellée :

77° 19’ N.

On l’a compris, c’était la latitude tant cherchée !… Plus de doute, le père du clergyman, pour être certain de ne pas la perdre, l’avait inscrite sur l’épaule de son fils, jeune alors, comme il l’eût inscrite sur un calepin… Un calepin peut s’égarer, et non une épaule !… Voilà comment, et bien qu’il eût réellement brûlé la lettre de Kamylk-Pacha adressée à son père, le révérend Tyrcomel possédait cette inscription si bizarrement placée, — inscription qu’il n’avait jamais eu, d’ailleurs, la curiosité de lire, en s’aidant d’une glace.

Mais, certainement, il l’avait lue, le malfaiteur qui s’était introduit dans sa chambre pendant le sommeil du clergyman… Celui-ci avait surpris ce misérable, fouillant son armoire, consultant ses papiers… En vain avait-il voulu lutter… Après l’avoir lié et bâillonné, ce coquin s’était enfui, le laissant à demi étouffé…

Tels furent les détails que l’on apprit de la bouche même du révérend Tyrcomel, lorsque les soins qui lui furent donnés par un médecin, requis en toute hâte, l’eurent rappelé au sentiment des choses. Il raconta ce qui s’était passé… À son avis, cette agression n’avait eu pour but que de lui arracher le secret de l’îlot aux millions qu’il se refusait à livrer…

Quant à ce malfaiteur, il avait pu le voir alors qu’il se débattait contre lui. Il était donc à même de donner son signalement très exact. Et, à ce propos, il parla de la visite qu’il avait reçue de deux Français et d’un Maltais, venus à Édimbourg pour le questionner au sujet du legs de Kamylk-Pacha.

C’était une indication pour le constable, qui commença immédiatement son enquête. Deux heures après, la police découvrait que les étrangers en question étaient descendus depuis quelques jours à Gibb’s Royal Hotel.

Et, ma foi, ce fut heureux pour maître Antifer, le banquier Zambuco, Gildas Trégomain, Juhel et Ben-Omar qu’ils pussent exciper d’un incontestable alibi. Le Malouin n’avait point abandonné son lit ; le jeune capitaine et le gabarier n’avaient point quitté sa chambre ; le banquier Zambuco et le notaire n’étaient pas un instant sortis de l’hôtel. Et d’ailleurs, aucun d’eux ne répondait au signalement donné par le clergyman.

Aussi, nos chercheurs de trésor ne furent-ils pas mis en état d’arrestation, et l’on sait si les prisons du Royaume-Uni relâchent volontiers les hôtes auxquels elles fournissent gratis le logement et la nourriture !

Il est vrai, il y avait encore Saouk…

Eh bien, c’était Saouk l’auteur de cet attentat… C’était lui qui avait fait ce coup pour voler son secret au révérend Tyrcomel… Et, maintenant, grâce aux chiffres qu’il avait pu lire sur l’épaule du clergyman, il était le maître de la situation. Connaissant d’autre part la longitude indiquée sur la notice de l’îlot de la baie Ma-Yumba, il possédait les éléments nécessaires pour déterminer le gisement du troisième îlot.

Infortuné Antifer ! Il ne te manquait plus que ce dernier coup pour devenir fou à lier !

En effet, d’après le signalement reproduit par les journaux, maître Antifer, Zambuco, Gildas Trégomain et Juhel ne purent en douter : c’était bien à ce Nazim, à ce clerc de Ben-Omar, que le révérend Tyrcomel avait eu affaire. Aussi, lorsqu’ils apprirent qu’il avait disparu, ils tinrent pour établi : 1° qu’il avait pris connaissance des chiffres du tatouage ; 2° qu’il était parti pour le nouvel îlot afin d’entrer en possession de l’énorme trésor.

Le moins étonné de tous fut Juhel, dont on connaît les soupçons à l’endroit de Nazim, et, après lui, Gildas Trégomain auquel le jeune capitaine les avait fait partager. Quant à la colère de maître Antifer et de Zambuco, poussée aux dernières limites, elle trouva heureusement un exutoire dans la personne du notaire.

Il va de soi que Ben-Omar était plus certain que personne de la culpabilité de Saouk. Et comment aurait-il pu hésiter, étant au courant de ses intentions, le sachant homme à ne reculer devant rien — pas même devant un crime.

Quelle scène, entre toutes celles qu’avait subies le notaire ! Par ordre de maître Antifer, Juhel alla le chercher et l’introduisit dans la chambre du malade ! Malade, est-ce qu’on l’est jamais… est-ce que l’on peut continuer de l’être, en face d’une telle situation ? Et puis, comme l’avait déclaré le médecin, si maître Antifer était atteint d’une fièvre bilieuse, eh bien ! il se présentait là une belle occasion d’épancher sa bile et de guérir à la suite de cet épanchement !

Nous renonçons à décrire la manière dont fut traité le malheureux Ben-Omar. Il dut reconnaître tout d’abord que l’acte attentatoire sur la personne du clergyman, le vol… oui, misérable Omar !… le vol était l’œuvre de Nazim !… Eh quoi !… Voilà comment ce tabellion choisissait les clercs de son étude ?… Voilà l’homme qu’il avait amené pour l’assister dans ses opérations d’exécuteur testamentaire ?… Voilà le coquin, le gueux, le sacripant, dont il n’avait pas craint d’imposer la présence à maître Antifer et à ses compagnons !… Et maintenant, cette canaille… oui ! cette canaille !… s’était enfuie… et elle possédait le gisement de l’îlot numéro trois… et elle s’emparerait des millions de Kamylk-Pacha… et il serait impossible de lui mettre la main dessus !… Allez donc courir après un bandit d’origine égyptienne, qui dispose de sommes folles pour garantir sa sécurité et assurer son impunité !…

« Ah !… Saouk !… Saouk ! »

Ce nom échappa au notaire abasourdi… Tous les soupçons de Juhel furent justifiés… Nazim n’était pas Nazim… C’était Saouk, le fils de Mourad, déshérité par Kamylk-Pacha au profit des colégataires…

« Comment… c’était Saouk ? » s’écria Juhel.

Ben-Omar voulut revenir sur ce nom qui lui était échappé… Sa contenance, sa terreur, son abattement, démontrèrent trop visiblement que Juhel ne se trompait pas.

« Saouk ! » répéta maître Antifer, qui s’élança d’un bond hors de son lit.

Et, dans l’effort que fit sa mâchoire, quand il prononça ce nom abhorré, son caillou, filant comme une balle, vint frapper le notaire en pleine poitrine.

Et, si ce ne fut pas ce projectile qui le renversa sur le plancher, ce fut du moins un maître coup de pied, — un coup de pied tel que jamais notaire d’Égypte ou d’ailleurs, n’en a reçu au bas des reins. Et Ben-Omar resta aussi aplati qu’on peut l’être, lorsque cela ne va pas jusqu’à l’écrasement total.

Ainsi, Nazim, c’était ce Saouk, qui avait juré de s’emparer du trésor par tous les moyens, et dont maître Antifer devait redouter la criminelle intervention !…

Au surplus, après le déversement de cette variété de jurons maritimes que peut fournir le répertoire d’un capitaine au grand cabotage, maître Antifer éprouva un réel soulagement, et, lorsque Ben-Omar, les épaules basses, le ventre rentré, sortit de sa chambre pour s’aller enfermer dans la sienne, il se sentait déjà mieux. Hâtons-nous de dire que ce qui acheva de le remettre sur ses jambes, ce fut la nouvelle rapportée à quelques jours de là par un des journaux de la ville.

On sait de quoi les reporters et interviewers sont capables !… De tout, confessons-le. À cette époque, ils commençaient à intervenir dans les affaires publiques et privées avec un entrain, une perspicacité, une audace qui en ont fait les agents d’un nouveau pouvoir exécutif.

Or, il advint que l’un d’eux fut assez adroit pour obtenir communication du tatouage dont le père du révérend Tyrcomel avait illustré l’épaule gauche de son fils. Il en fit faire un fac-simile, et ce fac-simile fut reproduit dans une feuille quotidienne dont le tirage, ce jour-là, monta de dix à cent mille.

Puis l’Écosse, puis la Grande-Bretagne, puis le Royaume-Uni, puis l’Europe, puis le monde entier, eurent connaissance de la fameuse latitude du troisième îlot : soixante-dix-sept degrés dix-neuf minutes nord.

En réalité, cela n’avançait pas beaucoup les curieux, et ils n’eussent pas été capables de résoudre ce qu’on appelait déjà « le problème du trésor », puisque, sur deux de ses éléments, il leur en manquait un… la longitude.

Mais, il la possédait cette longitude, lui, maître Antifer, — tout comme Saouk du reste, — et, lorsque Juhel lui apporta le journal en question, lorsqu’il eut pris connaissance du fac-simile, il rejeta ses draps, il se précipita hors de son lit… Il était guéri… guéri comme jamais aucun malade ne l’a été par les chirurgiens du Collège Royal, ou les docteurs de l’Université d’Édimbourg !

Le banquier Zambuco, Gildas Trégomain, le jeune capitaine auraient en vain essayé de joindre leurs forces pour contenir maître Antifer. On dit qu’une ardente foi religieuse peut opérer de ces guérisons… Eh bien ! pourquoi la foi au Dieu de l’or ne serait-elle pas capable de pareils miracles ?

« Juhel, as-tu racheté un atlas ?…

— Oui, mon oncle.

— La longitude du troisième îlot donnée par le document de la baie Ma-Yumba est bien quinze degrés onze minutes est ?…

— Oui, mon oncle.

— La latitude tatouée sur l’épaule du clergyman est bien soixante-dix-sept degrés dix-neuf minutes nord ?

— Oui, mon oncle.

— Eh bien… cherche où est situé l’îlot numéro trois ? »

Juhel alla prendre l’atlas, l’ouvrit à la carte des mers septentrionales, releva exactement au compas le point d’intersection du parallèle et du méridien indiqués, et répondit :

« Spitzberg, extrémité sud de la grande île. »

Le Spitzberg ?… Comment… c’était dans les parages de cette terre hyperboréenne que Kamylk-Pacha avait été choisir l’îlot où gisaient ses diamants, ses pierres précieuses, son or… si c’était le dernier…

« En route, s’écria maître Antifer, et dès aujourd’hui, si nous trouvons un navire en partance !

— Mon oncle… s’écria Juhel.

— Il ne faut pas donner à ce misérable Saouk le temps de nous devancer !…

— Tu as raison, mon ami, dit le gabarier.

— En route ! » répéta impérieusement Pierre-Servan-Malo.

Puis il ajouta :

« Qu’on prévienne cet imbécile de notaire, puisque Kamylk-Pacha a voulu qu’il fût présent à la découverte du trésor ! »

Il n’y avait qu’à s’incliner devant la volonté de maître Antifer, appuyée de la volonté du banquier Zambuco.

« Encore est-il heureux, dit le jeune capitaine, que ce farceur de pacha ne nous envoie pas aux antipodes ! »